Le Nouveau Wallenstein

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Le Nouveau Wallenstein
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 200-211).
LE
NOUVEAU WALLENSTEIN

Quand on veut penser à un grand personnage de l’histoire, qui, après avoir rendu d’éclatans services à un souverain, lui donne des ombrages, encourt la disgrâce de son maître et jure de venger son affront, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de l’un des héros de la guerre de trente ans, de ce seigneur bohémien devenu généralissime des armées impériales et qui réunissait dans ses armoiries l’ange de Friedland, l’aigle des Sagan, le taureau de Mecklembourg et le griffon de Rostock. Il est peu d’hommes sur lesquels on ait porté des jugemens plus contradictoires. Lorsqu’il eut péri à Egra, victime d’un complot militaire ourdi par des Irlandais et des Écossais qui avaient deviné les secrets désirs de la cour de Vienne, beaucoup de bons Autrichiens déplorèrent cet assassinat comme un malheur public. On rappelait tous les titres qu’avait Wallenstein à la reconnaissance de Ferdinand II, les situations désespérées d’où il l’avait tiré. On traitait d’odieuses calomnies les accusations de ses ennemis. « Quelle apparence, disait-on, qu’un homme vieilli avant l’âge, tourmenté par la goutte, auquel les médecins ne promettaient plus que deux ans de vie, rêvât de s’approprier le bien de son maître en mettant sur sa tête la couronne de Bohême ?» D’autres, au contraire, le traitaient de félon, de traître, et prétendaient que si on l’avait laissé faire, cet homme superbe et vindicatif eût chassé l’empereur de Vienne, détruit la maison d’Autriche, et bouleversé l’Europe pour s’y tailler un royaume. Apologistes et accusateurs, tout le monde exagérait : on ne peut douter que Wallenstein, s’il avait vécu, ne se fût vengé des ingratitudes de Ferdinand II, on n’a jamais réussi à prouver qu’il eût voulu le détrôner.

Wallenstein était un homme de guerre doublé d’un diplomate de premier ordre et d’un grand politique. On a loué avec raison les campagnes de ce général infiniment avisé, aussi redoutable dans la défensive que dans l’attaque, aussi habile à cacher ses projets qu’à les exécuter, étonnant tour à tour ses adversaires par son apparente inaction et par ses coups d’audace, et qui avait pour principe « de faire toujours le contraire de ce qu’on attendait de lui. » On a admiré l’autorité singulière qu’il exerçait sur ses troupes. Ce qu’il faut ajouter, c’est que, comme l’a dit le plus illustre de ses biographes, Léopold de Ranke, cette armée dont il disposait à sa guise était, dans sa pensée, non-seulement l’instrument de sa grandeur, mais l’outil d’une politique, et malgré la différence des époques, on peut dire que cette politique offre plus d’une ressemblance avec celle qu’on a pratiquée dans ce siècle à Berlin.

Jusqu’au temps de ses premiers démêlés avec Ferdinand II, Wallenstein a toujours été le plus déterminé, le plus fougueux des impérialistes. Il aurait voulu changer l’oligarchie allemande en monarchie absolue, détruire au profit de la maison d’Autriche les privilèges, les prérogatives des princes-électeurs. Il allait jusqu’à soutenir que l’empereur avait sur l’Allemagne les mêmes droits que les rois d’Espagne et de France sur leurs royaumes, jusqu’à désirer que la puissance impériale cessât d’être élective, que les pères la transmissent à leurs fils sans que personne eût besoin de s’en mêler.

Pour que, du Danube à la Baltique, Ferdinand II fût vraiment le maître, il fallait lui donner une armée, et il fallait aussi que cette armée, répandue sur toute l’Allemagne, fût commandée par Wallenstein. Mais bien qu’il dût trouver son compte dans l’agrandissement de la maison d’Autriche, son impérialisme n’était pas seulement un calcul, c’était une foi. Nous sommes toujours sincèrement attachés à nos principes quand ils sont d’accord avec notre tempérament. Wallenstein était né autoritaire, et s’il méprisait les républiques, si la Hollande n’était à ses yeux qu’une maison mal tenue et mal famée, une pétaudière, il n’avait pas moins d’antipathie pour les monarchies mixtes, pour les pays où le gouvernement dépend des discussions et des intrigues d’une assemblée. Il aurait pu dire, lui aussi, qu’il voulait faire de la souveraineté de son empereur « un rocher de bronze ; » mais quoiqu’il ne craignît pas le style figuré, il a laissé à un homme d’État de notre temps le soin de trouver cette image, et il s’est contenté de déclarer que les vrais souverains ne sont pas des idoles muettes, qu’ils sont nés pour donner des ordres et pour être obéis.

Les vrais impérialistes regardent du haut de leur grandeur tous les partis et surtout les partis confessionnels ; ils n’admettent pas qu’on oppose une raison d’église, ragione di chiesa, à la raison d’État, qui est leur seule loi. Wallenstein ne prenait aucun intérêt aux querelles théologiques qui passionnaient alors l’Allemagne et y faisaient couler tant de sang. Tandis que la ligue catholique avait résolu de ne souffrir aucun hérétique dans son armée, il recrutait la sienne dans toutes les confessions, quelques-uns de ses meilleurs généraux étaient luthériens ou calvinistes, et il n’a jamais demandé à ses officiers s’ils étaient orthodoxes ou mécréans.

Il avait peu de goût pour les moines, il en avait moins encore pour les jésuites, qu’il chassait de son camp et qu’il aurait voulu voir expulser de l’Empire. Il se raillait des prélats qui vivaient en grands seigneurs, et les félicitait ironiquement « d’avoir trouvé le secret de réconcilier la chair et l’esprit, qui sont toujours en guerre chez les autres hommes. » Il avait un profond mépris pour les laïques qui se mettaient à leur service, et comme il avait l’amour du mot cru et le don des paroles ailées qui font le tour du monde, il affirmait que « de toutes les créatures à deux ou à quatre pattes, ils étaient les plus viles. » Il disait aussi que la liberté de conscience était le glorieux privilège de la nation allemande et qu’on ne lui rendrait la paix et le repos que le jour où l’on aurait décapité quelques évêques intolérans. Aussi eut-il d’incessantes querelles avec les princes qui faisaient partie de la ligue et qu’il accusait de sacrifier les intérêts nationaux aux intérêts religieux. S’il avait vécu de notre temps, il aurait sûrement engagé Agamemnon à se défier de Calchas, et il aurait peu goûté le parti du centre catholique. Il aurait dit, comme quelqu’un le disait dernièrement à Iéna : « Ces gens-là sont les plus dangereux adversaires de l’Empire ; ils démolissent peu à peu tout ce que nous avions construit, et c’est un malheur que le gouvernement écoute leurs conseils et s’efforce de leur plaire. »

Si Wallenstein détestait les partis confessionnels et les disputes de théologiens, c’était moins par humanité que par politique, et si la liberté de conscience lui était chère, c’est qu’il voyait dans la paix religieuse le seul moyen de rendre son pays puissant et redoutable. Il voulait que l’Allemagne pacifiée n’appartînt qu’aux Allemands, qu’elle unît toutes ses forces pour faire tête à tous ses ennemis, qu’elle chassât l’étranger et quiconque se mêlait de ses affaires, qu’elle renvoyât chez eux non-seulement les Suédois, mais encore les Espagnols, qui prétendaient l’asservir à leurs intérêts et l’avoir pour alliée dans leurs démêlés avec la France. Lui aussi rêvait de faire la guerre à la France, et dès 1630, il se vantait qu’avant peu il prendrait ses quartiers d’hiver à Paris. Mais il n’entendait pas que ses victoires profitassent à l’Espagne. Il pensait que l’Empire serait définitivement fondé quand les protestans et les catholiques auraient accompli en commun quelque grande entreprise au dehors, que l’Allemagne serait vraiment une nation « quand tous les marteaux allemands auraient frappé de concert sur l’enclume française. » Si le mot n’est pas de lui, il exprime bien son idée. Heureusement pour nous, la France s’appelait alors Richelieu, et l’enclume s’est moquée des marteaux.

Il est à remarquer que ce grand impérialiste n’avait qu’un médiocre attachement à la dynastie pour laquelle il travaillait, qu’il ne ressentait aucune affection personnelle pour l’empereur qu’il a si bien servi. À la vérité, Ferdinand II n’était pas un de ces souverains auxquels on se donne tout entier. Dans le fond, il n’aimait personne, à l’exception peut-être de ses piqueurs, et le seul de ses plaisirs où il mît un peu de son âme était la chasse. Fermement convaincu que les grandes dévotions procurent à un souverain toutes les félicités temporelles et la graisse de la terre comme les rosées du ciel, il entendait chaque matin plus d’une messe. Un jour qu’il avait suivi une procession par une pluie battante qui obligeait tous les bourgeois de Vienne à se renfermer chez eux, il eut la joie d’apprendre, en rentrant dans son palais, qu’à la même heure, par la grâce de Dieu, un de ses ennemis les plus dangereux était parti pour l’autre monde. Il considérait la piété comme un engin de guerre, il assurait qu’il n’y a pas de meilleur bastion pour une forteresse qu’une église de Notre-Dame, que c’est la reine du ciel qui décide du sort des batailles.

Assurément, il s’occupait beaucoup de ses affaires ; il se flattait même d’en tenir tous les fils dans ses mains, d’avoir en toute rencontre sa volonté propre, mais cette volonté variait au gré des circonstances et des influences. Comme ses prédécesseurs, Maximilien II et Rodolphe, il avait tenté de secouer le joug de la branche espagnole de sa maison, et il s’était laissé convertir quelque temps à cette politique nationale que lui prêchait Wallenstein. Mais plus tard les diplomates espagnols et l’or d’Amérique qu’ils faisaient pleuvoir sur sa cour le ramenèrent à d’autres sentimens. Dorénavant, il ne pouvait plus conserver le prince de Friedland pour son généralissime ; il savait que les Wallenstein ne servent jamais une politique qu’ils n’approuvent pas, qu’il n’y a aucune complaisance à attendre de ces hommes de fer. Et puis il lui avait trop d’obligations ; certains services, qu’on ne peut payer, rendent le bienfaiteur odieux et suspect et font de la reconnaissance un fardeau qui pèse trop aux épaules d’un souverain. Cette épée qui l’avait deux fois sauvé commençait à lui faire peur ; qui pouvait lui répondre qu’elle ne se retournerait pas un jour contre lui ?

Cependant il hésita longtemps. Il y avait, disait-il, une pensée qui se levait, se couchait avec lui et l’empêchait de dormir. Il fit réciter des prières dans toutes les églises de Vienne pour que Dieu l’éclairât. Enfin la diplomatie de l’Espagne et son or l’emportèrent et, pour la seconde fois, Wallenstein fut destitué. Qu’allait-il faire ? Qu’il se résignât à sa disgrâce, qu’il s’inclinât humblement sous la main qui le frappait, qu’il rendît ses pouvoirs et son épée, et qu’après avoir baisé l’étrier du jeune roi de Hongrie, désigné pour le remplacer, il se retirât paisiblement dans ses terres de Bohême, aucun de ceux qui l’avaient approché et pratiqué ne pouvait l’admettre ; ses amis comme ses ennemis étaient convaincus qu’il relèverait le gant. Mais quelle serait sa vengeance ? Tournerait-il ses armes contre son souverain ? Marcherait-il sur Vienne ?

Après sa première destitution, il avait ouvert de secrètes négociations avec Gustave-Adolphe ; prévoyant la seconde, il en avait ouvert avec la France. Toutefois, tout porte à penser que c’étaient là de ces négociations illusoires et insidieuses que celui qui les conduit ne se soucie pas de voir aboutir. Ce qui semble le prouver, c’est le soin qu’il avait de les traîner en longueur, c’est aussi l’extrême défiance que lui témoignaient le chancelier Oxenstiern et le cardinal de Richelieu, les précautions infinies qu’ils prenaient en traitant avec ses émissaires. Ils le soupçonnaient visiblement de vouloir mettre des atouts dans son jeu pour obliger Ferdinand II de compter avec lui. Comme l’a dit Ranke, en dépit des apparences, ce rebelle n’était pas un félon, et ce serait lui faire tort que de croire qu’il fut prêt à se jeter dans les bras des Suédois et des Français. Il ne projetait point de renverser son empereur par la force, il voulait se mettre en mesure de lui imposer ses conditions et ses volontés, ou pour mieux dire, il entendait le contraindre à se démettre ou à se soumettre.

Supposez qu’un grand homme né en 1583, mort en 1634 et doué du don de seconde vie, ressuscite au XIXe siècle dans la même situation morale et avec le même caractère, la face du monde ayant changé, il sera tenu de renouveler ses procédés et ses méthodes. Le nouveau Wallenstein, celui qui est né en 1815, n’a jamais eu à sa solde une armée recrutée aux quatre coins de l’Europe ; il n’a jamais conduit sur les champs de bataille des bandes composées d’Allemands mêlés à des Espagnols, à des Italiens, à des Wallons, à des Bohémiens, à des Croates, à des Dalmates, à des Roumains, à des Polonais, et quand il a prévu que son souverain, fatigué de sa prépotence, ne tarderait pas à le remercier, il n’a pu rassembler autour de lui ses colonels pour leur faire jurer de lui demeurer fidèles et de le défendre contre toute insulte. L’empire allemand, qu’il a fondé, n’a plus d’autre armée que celle que commande un roi de Prusse, dont il a fait un empereur d’Allemagne.

S’il ne peut se résigner à sa destitution et digérer son injure, quelle sera sa vengeance ? Vivant dans un siècle où l’opinion publique est la vraie souveraine et se fait obéir tôt ou tard des souverains eux-mêmes, c’est à l’opinion qu’il s’adressera. On agit sur elle par la plume et par la parole ; il écrira, il parlera, et grâce à son prestige, aux grandes choses qu’il a faites, à l’autorité de son génie et de son nom, à sa prodigieuse popularité, à la reconnaissance orgueilleuse d’une nation à qui tout rappelle ce qu’elle lui doit, ses épigrammes et ses réquisitoires auront un immense retentissement. Les conseillers privés qui ont travaillé à le perdre en se faisant passer pour des interprètes des ordres divins se sentiront inquiets. Ses successeurs en seront réduits à se défendre péniblement contre ses impétueuses attaques. Quelques-uns songeront à le poursuivre en justice, mais ils savent bien que tout procès qu’on pourrait lui faire serait perdu d’avance, qu’il dirait à ses juges : « Montons au Capitole ! » Assurément, son souverain ne se démettra pas ; mais s’il se voyait contraint de se soumettre, quelle humiliation ! Celui qui a dit que la volonté des princes est la loi suprême ne serait plus qu’une ombre d’empereur, et son maire du palais serait le véritable souverain.

Il y a certes plus d’une différence entre M. de Bismarck et Wallenstein. Ce Nemrod, ce puissant chasseur devant l’Éternel, n’est pas un homme maigre, au teint pâle, blême, aux petits yeux clairs et rusés. Quoiqu’il ait peut-être ses superstitions et que, selon M. Busch, il se défie de la lune et du nombre treize, il ne croit pas à l’astrologie. Il ne s’est jamais plu à louer publiquement ses serviteurs et ses aides, il n’a jamais dit : « Celui-ci nous a donné un bon coup d’épaule dans telle conjoncture, celui-là dans telle autre. » S’il fut toujours avare de ses éloges, il ne fut jamais prodigue de ses récompenses. Il ne s’est pas piqué d’étonner la Prusse et l’Allemagne par sa magnificence et son faste. On ne dit pas qu’il ait voulu faire de Varzin ou de Friedrichsruhe la huitième merveille du monde, ni qu’il s’entoure de pages triés sur le volet dans les plus grandes familles, vêtus de velours bleu ou chamarrés d’or et d’écarlate. Il n’a pas bâti des palais splendides, ornés de portiques, décorés de tableaux et de statues. Jamais dans ses écuries trois cents étalons de choix n’ont mangé dans des crèches de marbre, jamais on ne l’a vu escorté dans ses promenades et dans ses voyages d’une longue suite de carrosses attelés de six chevaux ; jamais non plus il ne s’est fait peindre en triomphateur sur un char traîné par les coursiers du soleil. Ajoutons que jusqu’ici aucun poète digne de ce nom n’a célébré sa gloire. Il n’a pas encore trouvé son Schiller, et il l’attendra longtemps : si éclatantes qu’elles soient, toutes les gloires ne font pas chanter les oiseaux.

Mais que de ressemblances aussi ! Wallenstein aimait à parler presque autant qu’à agir. Il recherchait l’excitation des entretiens, il y donnait libre carrière à sa verve enjouée ou caustique et s’exprimait sur les gens et les choses avec une suprême désinvolture ; on appelait cela ses boutades, et ses boutades n’épargnaient personne, pas même ses amis. Aux épigrammes, aux sarcasmes, il mêlait dans l’occasion les forfanteries, les propos de matamore : « J’aurai bientôt sur les bras, disait-il, Bethlen, Mansfeld et le Grand-Turc ; mais je n’ai pas peur d’eux tous. » Il se plaignait souvent de sa santé, et il avait sujet de s’en plaindre ; il répétait sans cesse qu’il se sentait vieillir, et qu’il était à l’âge où l’on se dégoûte et où l’on se retire, qu’il n’aspirait plus qu’à reposer ses vieux os usés par cent batailles, et en dépit de ses infirmités, également incapable de se donner du repos et d’en laisser aux autres, il conserva jusqu’à sa mort l’amour du mouvement, la passion des entreprises.

Il était dur à ceux qui travaillaient sous ses ordres ; il les harassait par ses exigences, les consternait par ses hauteurs, les épouvantait par ses colères. Infiniment ombrageux, les gens avec qui il avait à traiter disaient de lui ce que l’empereur Guillaume Ier a dit plus d’une fois de M. de Bismarck : « Il est susceptible, il faut le ménager. » Je ne sais s’il parlait souvent de ses nerfs, on en parlait moins en ce temps-là, mais il en souffrait beaucoup et se vengeait de sa souffrance sur autrui. Dans les jours où ils le tourmentaient, tout l’agaçait, tout l’irritait. Il défendait à ses officiers de se présenter devant lui avec leurs éperons et il interdisait à leurs chevaux de hennir. Tout bruit lui devenait insupportable ; il n’était plus permis de sonner les cloches, il fallait chasser des rues tous les chiens, leurs aboiemens l’auraient mis en fureur. L’accès passé, il invitait ses colonels à venir trinquer avec lui et il les enchantait par sa belle humeur, par les grâces de son esprit naturel et facile. Cet homme orageux, violent, était dans l’occasion le plus séduisant des enjôleurs. Dans la conférence qu’il eut à Francfort-sur-l’Oder avec le comte Adam de Schwarzenberg, il se comporta le premier jour comme un vrai sauvage. Le lendemain, il lui envoya de bon matin une de ses voitures, le reçut au haut de son escalier, le retint à dîner, lui rendit dès le soir sa visite, et le jour suivant se promena deux heures avec lui. Le comte l’avait trouvé délicieux ; il l’était toutes les fois qu’il le voulait bien et que cela pouvait lui servir à quelque chose.

Mais c’est surtout par son tempérament autoritaire que le prince de Bismarck ressemble à Wallenstein ; l’un et l’autre ne se sont jamais sentis libres que lorsqu’ils étaient omnipotens. Dans quelque siècle qu’ils vivent, les Wallenstein sont des hommes nés pour s’asseoir sur un trône et pour donner à leurs peuples des lois qu’il n’est permis ni de discuter ni d’amender. S’ils avaient rempli leur vraie destinée, ils seraient des monarques absolus ; mais, n’ayant pas trouvé de couronne dans leur berceau, ils sont condamnés à servir un maître, et leur condition leur paraîtrait insupportable, leur malheur leur semblerait sans mesure, si ce maître ne consentait à se laisser gouverner absolument par eux, s’il ne les consolait de leur vocation manquée et de leur incurable inquiétude par un entier abandonnement à leurs volontés. Toute gêne qu’on leur impose les irrite comme une atteinte portée à leur dignité, toute objection qu’on leur fait les blesse comme une offense : ne représentent-ils pas dans ce monde la majesté du génie, plus respectable que celle des rois ?

On avait dit de Tilly, général de la ligue catholique allemande, qu’il ne voulait être que général et que dans toutes les affaires qui n’étaient pas de son métier, il n’avait point de volonté propre, qu’il se conformait avec une parfaite docilité aux instructions qu’on lui donnait. Après les premiers succès de Gustave-Adolphe, Ferdinand II, menacé dans ses états héréditaires, en fut réduit à rappeler Wallenstein, et Wallenstein n’exigea pas seulement qu’on lui accordât un pouvoir illimité sur son armée, il se fit autoriser à décider lui seul de la direction de la guerre, à faire de ses conquêtes l’usage qu’il lui plairait, à confisquer, selon son bon plaisir, les biens des vaincus, et surtout à négocier et à dicter à sa guise les conditions de la paix, sans avoir à se concerter au préalable avec son maître. Il correspondait avec lui, mais il ne lui disait que ce qu’il jugeait bon de lui faire savoir. Lui envoyait-on des ordres déguisés en conseils, il les jetait au panier ; avait-on l’audace d’insister, il offrait incontinent sa démission, et c’est alors qu’on disait, comme l’a dit plus tard l’empereur Guillaume Ier ; «Il est susceptible ; ménageons ses nerfs. » Lorsque, en 1633, Ferdinand voulut confier la conduite d’une armée à son fils, le roi de Hongrie, et en écrivit à Wallenstein, celui-ci répondit que le fils de son empereur était son maître et seigneur, qu’il était prêt à lui céder le commandement, mais qu’il ne consentirait à aucun prix à le partager avec lui. N’est-ce pas là une réponse vraiment bismarckienne ? Est-ce le prince de Bismarck ou le prince de Friedland qui a dit un jour qu’il avait dû tous ses succès à ses propres inspirations et qu’il lui était impossible de se contraindre à obéir aux ordres de qui que ce fût ?

Ces souverains sans couronne, qui gouvernent et ne règnent pas, entendent donner à leur gouvernement le caractère d’une souveraineté. Se souvenant sans cesse des services qu’ils ont rendus, ils en viennent à dire : l’État, c’est moi, — et leur intérêt particulier se confond dans leur esprit avec l’intérêt commun. Quiconque touche à leurs prérogatives commet un crime de lèse-majesté ; quiconque, fût-ce leur roi, se permet de conspirer contre eux, conspire contre le bien public. Ils regardent les hautes fonctions qu’ils se sont fait attribuer, comme une propriété personnelle, aussi sacrée qu’un patrimoine, et, pour que personne ne soit tenté de les en déposséder, ils les marquent à leur chiffre. Quand le prince de Friedland se fit nommer généralissime des armées impériales, chargé à la fois de la conduite de la guerre et de celle des négociations de paix, il sentait bien qu’il venait d’instituer à son profit une charge de vice-empereur, et que les vice-empereurs sont tout-puissans lorsqu’ils s’appellent Wallenstein. Quand M. de Bismarck créa de toutes pièces la constitution de la confédération de l’Allemagne du Nord, qui est devenue celle de l’empire allemand, il s’arrangea pour concentrer tous les pouvoirs dans les mains d’un chancelier, qui répondait de tout et ne laissait à son souverain que le département militaire. Les fonctions de ce chancelier étaient telles que lui seul pouvait porter ce glorieux fardeau sans plier sous le faix, et on a pu dire que la constitution allemande avait été faite par un homme et pour un homme.

Malheureusement les droits qui ne sont que des prétentions ne tardent pas à être contestés ; on peut toujours dire : « Il n’y a rien d’écrit, » — Et M. de Bismarck n’avait pas osé écrire dans sa charte qu’il resterait chancelier jusqu’à sa mort. S’il a pensé que c’était inutile, que la chose allait de soi, il s’est trompé. Les droits que donne la naissance sont évidens, ceux du génie le sont moins, et les grandes situations attirent fatalement d’innombrables ennemis à ceux qui entendent les garder pour eux. Il y avait à la cour de Vienne de petits hommes qui soutenaient qu’après tout Wallenstein avait eu plus de bonheur que de génie, des jaloux qui l’accusaient d’avoir fait des fautes et manqué plus d’une occasion de rosser les Suédois, des vaniteux qui affirmaient en se rengorgeant qu’à sa place ils se seraient tirés d’affaire aussi bien ou mieux que lui. Il y avait aussi des hommes qui, sans aspirer à sa succession, estimaient qu’un empereur a grand tort de laisser un de ses sujets parvenir à ce degré de grandeur et de puissance où l’imagination s’exalte et où tout paraît possible.

Quand le comte Schlick, président du collège aulique de guerre, rendit visite à Wallenstein dans son camp de Silésie, il se plut à le faire causer, et peut-être le surprit-il dans un de ces momens de belle humeur où le généralissime mêlait les rodomontades aux épigrammes. En revenant à Vienne, il dit à l’empereur qu’il n’avait garde de douter de la fidélité du général, mais que les hommes de ce caractère n’ont pas besoin d’être déloyaux pour devenir dangereux. Des propos semblables ont été tenus sur le prince de Bismarck à la cour de Berlin, et à force d’être répétés, ils ont fait impression. Il est facile de persuader à un souverain que son autorité est méconnue, qu’on porte atteinte à son honneur, qu’un ministre trop puissant le met dans l’ombre et le diminue dans l’estime de son peuple, que les renoncemens qu’on exige de lui sont indignes d’un roi, que l’art de régner n’est pas l’art de s’annuler. Avant de prendre sa résolution, l’empereur Guillaume II n’a pas ordonné des prières dans les églises de Berlin ; mais sans doute il a longuement causé soit avec ses conseillers-privés, soit avec son Dieu, qui est le Dieu de Rosbach et qui aime les poings solides et les grands coups. Il a frappé, et M. de Bismarck, brusquement arraché de ses grandeurs, a regardé les successeurs qu’on lui donnait comme des larrons, qui le dépouillaient de son bien personnel, qui violaient le droit de propriété en s’impatronisant dans une maison bâtie par lui et pour lui. Tout grand homme a ses Schlick, qui s’appellent quelquefois Bœtticher, et il les étranglerait volontiers.

La destinée des Wallenstein est de finir par les contradictions et de défaire dans leur vieillesse ce qu’ils avaient fait dans leur jeune âge. Tant qu’ils peuvent compter sur les complaisances de leur souverain et qu’il leur permet d’user et d’abuser de son autorité pour consolider leur puissance, ils font respecter ses droits des grands et du peuple, ils en sont des gardiens plus jaloux que leur maître lui-même. Mais du jour où ils ont perdu sa faveur, il a perdu tous ses titres à leur respect, et ils travaillent avec acharnement à renverser leur idole. Dans son beau temps, Wallenstein, ce grand impérialiste qui voulait convertir l’oligarchie allemande en monarchie absolue, déclarait qu’il n’y avait pas d’autre loi respectable que la volonté de son empereur. À peine Ferdinand parut-il se refroidir pour lui, il n’eut plus d’autre pensée que de se prémunir contre son inconstance. Le rêve qu’il caressa avec le plus d’amour fut de se faire donner un duché composé du Bas-Palatinat, de Baden-Durlach et du Wurtemberg, auquel serait attaché le titre d’électeur. Il se flattait que les princes s’accorderaient à le lui octroyer, et dès lors leurs droits lui parurent fort respectables. Dans ses négociations avec les électeurs de Saxe et de Brandebourg, il s’engageait à combattre les desseins secrets de la cour de Vienne, les changemens qu’elle voulait apporter dans la constitution de l’empire, ses entreprises sur les libertés publiques, ogni mutazione que potesse fare la corte, et il leur promettait que cette même épée, qui avait défendu l’empereur contre les princes, s’emploierait à défendre les princes contre l’empereur.

Faut-il parler des contradictions du prince de Bismarck ? Depuis longtemps elles n’étonnent plus personne. Si elles ne lui coûtaient guère lorsqu’il était au pouvoir, elles lui coûtent moins encore depuis que sa grande, sa seule affaire est de se venger d’un ingrat et de lui faire passer des nuits sans sommeil. Celui qui parlait avec tant de mépris « du vil bétail de la presse allemande » s’est fait journaliste, et personne n’en a été surpris. Celui qui traitait les progressistes les plus modérés d’ennemis de l’empire vient de prouver, dans sa tournée triomphale à travers l’Allemagne, qu’il peut être, quand il lui plaît, un tribun sans scrupules, le plus redoutable des agitateurs. Quel étrange discours ne prononçait-il pas naguère à Iéna ! Il a déclaré « qu’il fallait substituer la politique nationale à la politique dynastique ; » il avait toujours dit que ces deux politiques n’en faisaient qu’une. Ce grand défenseur du trône, ce grand contempteur des parlemens a déclaré aussi « qu’il serait dangereux de laisser se créer au centre de l’Europe un pouvoir absolu. » Il a passé condamnation, il a battu sa coulpe, il s’est accusé lui-même « d’avoir fortifié les prérogatives de la couronne contre les empiétemens de la représentation nationale ; » il s’est plaint d’avoir trop réussi. Tous ceux qui l’ont entendu ont pu croire qu’il s’appliquerait désormais à détruire son ouvrage, qu’après avoir défendu l’empereur contre les assemblées, il emploierait sa parole, qui est une épée, à défendre les assemblées contre l’empereur. Si, l’hiver prochain, l’homme qui a toujours revendiqué pour son souverain le droit de choisir librement ses ministres, et qui s’est imposé aux chambres des années durant comme l’élu de la couronne, venait siéger au Reichstag et, groupant autour de lui une majorité d’opposition, obligeait le gouvernement à capituler devant les élus du peuple, qui pourrait douter que tout arrive ?

Au fond, le véritable ingrat est M. de Bismarck. Il commençait à se lasser du pouvoir ; il se plaignait du moins que de jour en jour sa tâche lui semblait plus ingrate, plus insipide. En le destituant, l’empereur Guillaume II lui a procuré des émotions toutes nouvelles, et lui a rendu la santé, la jeunesse, toute sa verdeur d’autrefois. Comme Wallenstein, causant avec ses colonels, il eut toujours le goût des épanchemens intimes, et il y a dix ans déjà, il disait à quelques députés : « Je m’ennuie. Les grandes choses sont faites, l’empire allemand est organisé, il est reconnu, respecté de toutes les nations. D’habitude, il se forme des coalitions contre un État qui a obtenu de grands succès ; elles seront faciles à prévenir. Si la France nourrissait des pensées de revanche, elle ne trouverait pas d’alliés et, sans alliés, elle n’osera rien. En de telles circonstances, que me reste-t-il à faire ? Je n’ai aucune envie de me mettre à chasser quelque méchant lièvre ; je suis trop las pour cela. Ah ! s’il s’agissait de tuer quelque gros et puissant sanglier, un vrai sanglier d’Érymanthe, cela serait mon affaire, et je m’en chargerais volontiers. » N’a-t-il pas été servi à souhait ? Quel gibier ! quel coup de fusil ! s’il ne s’est pas mis en campagne dès le lendemain de sa destitution, c’est qu’il attendait que ses successeurs eussent donné prise sur eux par leurs imprudences ou leurs incertitudes. « Je n’étais encore qu’un enfant, a-t-il dit, et déjà j’allais à la chasse et à la pêche, j’y ai appris à attendre le bon moment. C’est ce procédé que j’ai transporté dans la politique. »

Si les Wallenstein, dans leurs vengeances, renient leur passé et leurs principes, on ne peut leur reprocher de démentir jamais leur caractère. Dans le temps même où ils étaient encore des sujets dévoués et fidèles, il y avait de l’irrévérence dans leurs respects, et leur obéissance était impérieuse et hautaine. — « Compère, je vous conseille de ne pas me faire peindre un ange d’or sur votre enseigne, mais bien plutôt un lion rouge ; j’y suis habitué, et vous verrez que si je vous peins un ange d’or, il aura l’air d’un lion rouge. » — Quelque sincère que fût son loyalisme, M. de Bismarck en prenait à son aise avec son maître, et ses anges d’or ont toujours ressemblé à un lion rouge. S’il avait accepté philosophiquement sa disgrâce, l’Europe l’aurait admiré ; mais son admiration aurait-elle égalé son étonnement ?

La pièce qu’on représente devant elle l’intéresse et l’amuse beaucoup. Il est agréable pour les petites gens de découvrir tout ce qu’il y a de petitesses cachées dans les plus grands personnages, combien leurs intérêts leur sont chers, combien ils sont peu maîtres de leurs passions. Supprimez l’éclat des titres, la grandeur des intérêts en jeu, oubliez que l’un de ces hommes est le premier politique de son temps, que l’autre gouverne un royaume et un empire, et leur querelle vous paraîtra une aventure très humaine et très bourgeoise. Un habile ouvrier avait fait la fortune de son patron en lui révélant certains secrets de fabrication. Fier de son génie inventif, il s’était rendu insupportable par son caractère difficile, par ses prétentions et ses exigences toujours croissantes. Son ombrageux patron, qu’il traitait d’égal à égal, le mit à la porte. Il jura de discréditer l’ingrat et sa fabrique ; il allait partout répétant que, depuis qu’il n’était plus là, la maison était une baraque, et comme il parlait avec autorité, on finit par l’en croire.

Kepler, pour qui l’astrologie n’était pas seulement un métier lucratif, mais qui croyait sérieusement à l’action des astres sur nos penchans et nos destinées, avait tiré l’horoscope de Wallenstein. Cet horoscope portait qu’étant ne le 14 septembre 1583 à quatre heures de l’après-midi, sous la conjonction de Saturne et de Jupiter, ce jeune seigneur bohémien devait avoir un tempérament mélancolique et bilieux ; que son esprit serait toujours inquiet, qu’à une ambition démesurée il joindrait le mépris des lois humaines et divines, et qu’il n’aurait pas le cœur tendre, mais que, dans son âge mûr, l’influence heureuse de Jupiter convertirait quelques-uns de ces défauts en vertus, qu’avide d’honneurs et de puissance, son éternelle inquiétude le pousserait à faire de grandes choses par des moyens nouveaux, qu’il aurait raison de ses envieux et laisserait un grand nom. Je ne sais sous quelle conjonction d’astres a pu naître le prince de Bismarck. Il s’est tiré à sa gloire, lui aussi, des plus périlleuses entreprises, il a porté sans fléchir des responsabilités qui auraient écrasé le plus vaillant de ses contemporains ; mais, en tout temps, il y eut quelque chose de saturnien dans sa conduite envers ses ennemis, comme dans certains procédés de sa diplomatie qui auraient répugné à un esprit plus généreux. Ainsi que Wallenstein, il est un de ces grands hommes qui se sont trop aimés eux-mêmes, et quoi qu’en puissent dire les astrologues, il me paraît certain que Jupiter et Saturne, la planète qui dilate les âmes et celle qui les resserre ou les durcit, se sont partagé le gouvernement de sa vie.


G. VALBERT.