Le Nouvel Etat roumain, ses ressources et son avenir

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Le Nouvel Etat roumain, ses ressources et son avenir
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 385-433).
LE
NOUVEL ETAT ROUMAIN

La Roumanie, formée des hospodarats de Valachie et de Moldavie, dont l’union, préparée dès 1859, a été consommée en 1866 par l’avènement d’un prince élu à titre héréditaire, est le plus considérable des deux états que l’on désigne sous le nom de Principautés danubiennes. Non-seulement elle surpasse de beaucoup en étendue, en population et en ressources la Serbie, sa sœur, confinée dans le pays de montagnes qui se déploie, en face du Banat, sur la rive droite du Danube et de la Save; mais sa position même entre trois empires tels que l’Autriche, la Russie et la Turquie, sur le Bas-Danube et la Mer-Noire, lui donne dans l’Europe orientale une importance politique, militaire et commerciale incontestable. La Moldavie et la Valachie, formant de ce côté les grandes avenues de la Turquie d’Europe, ont été le théâtre principal des guerres qui se sont succédé, pendant plus d’un siècle et demi, entre la Russie et la Porte. C’est en Roumanie que se trouve encore aujourd’hui le nœud, de la question d’Orient dans le cas de nouveaux conflits comme dans celui d’une solution graduelle et pacifique. En effet, une certaine conformité du vaste bassin fluvial qui s’y termine avec celui des Pays-Bas semble devoir faire un jour de la Roumanie un état neutre et le noyau d’un système fédératif dans l’éventualité d’une reconstitution du monde gréco-slave. Les puissances signataires du traité de Paris, en 1856, n’agirent que d’après ces vues en faisant de l’affranchissement complet de la navigation danubienne un intérêt européen et en instituant la commission chargée d’y pourvoir en leur nom collectif. Sans doute la Mer-Noire, simple golfe de la Méditerranée, n’a pas tous les avantages de la Mer du Nord; mais heureusement on peut compter sur l’exubérance croissante de la production dans les principautés mêmes, comme dans les pays de l’intérieur, tels que la Transylvanie, le Banat, la Hongrie proprement dite et l’Illyrie hongroise, car tous offrent des plaines également fertiles, dont le Danube et les chemins de fer sont appelés à faire valoir les produits. N’y a-t-il pas déjà, sur une des plages autrefois les plus désertes du littoral de la Mer-Noire, le frappant exemple de l’essor merveilleux qu’a pris, dans le cours de ce siècle, le commerce d’Odessa et des autres ports de la Russie méridionale? Témoin de ces métamorphoses, on ne saurait renoncer à l’espoir de voir aussi se relever de leur décadence les rivages et les terres classiques qui ont encore le malheur d’être soumis au régime turc. Le développement des relations, facilité par la navigation maritime et fluviale, avec tous les points abordables du Levant, et l’extension progressive des chemins de fer, qui commencent à s’imposer même à la Turquie, permettent de prédire un tel résultat pour un avenir prochain. La Roumanie de son côté a déjà résolument pris l’avance sur la rive gauche du Danube, où vient d’être achevé un réseau de voies ferrées de la plus haute importance pour le pays qui le possède, ainsi que pour toutes les contrées environnantes. Ce n’est pas le seul progrès dont elle est redevable au règne du prince Charles et à la stabilité de gouvernement que le pays, trop longtemps en proie à de stériles agitations, a recouvrée dans les dernières années, sous un régime éclairé et conciliant; mais avant d’aborder ce sujet il est nécessaire de donner une idée précise de l’ensemble des rapports territoriaux, de la population et de l’organisation du nouvel état roumain.


I. — LE TERRITOIRE ET LA POPULATION.

Sur la carte d’Europe, la Roumanie figure, sous une latitude correspondant à celles de Milan et de Paris, une espèce de fer à cheval dont la partie concave, du côté de l’Autriche, est dominée par les Carpathes, le long des frontières de la Bukovine et de la Transylvanie jusqu’au Banat, où les montagnes joignent et franchissent le Danube. La partie convexe au contraire est baignée, du côté du sud, sur un parcours de 500 kilomètres au moins, par ce fleuve, qui la sépare entièrement de la Serbie et des provinces turques, c’est-à-dire de la Bulgarie et de la Dobroudja, dont la plaine basse finit par se noyer dans les marécages du delta danubien. Le Pruth, qui est son dernier affluent, marquait avant 1856, dans toute la longueur de son propre cours, la frontière orientale de la Moldavie du côté de la Bessarabie, province russe qui n’est, comme la Bukovine, qu’un démembrement de l’ancienne principauté moldave; mais depuis la rétrocession de trois districts de la Bessarabie la Roumanie a repris pied sur la Mer-Noire de Tuzla à Vilcove, soit à l’embouchure du bras de Kilia, le plus septentrional du delta.

Dans ces limites, la superficie de toute la contrée est de plus de 12 millions d’hectares, dont la Valachie peut revendiquer les trois cinquièmes. Elle approche ainsi du quart de celle de la France, tandis que la population, presque de moitié plus faible en densité, n’excède pas 5 millions d’âmes. Ce chiffre ne représente d’ailleurs qu’une évaluation approximative basée sur un recensement très incomplet et très défectueux de l’année 1859, et dans laquelle on a tenu compte de l’accroissement probable déterminé par l’excédant annuel des naissances sur les décès ainsi que d’une très forte immigration d’étrangers, mais surtout de Juifs de la Pologne russe et autrichienne. Cette affluence a été telle que l’on n’a pas cru pouvoir estimer, pour toute la Roumanie, à moins de 400,000 âmes le chiffre actuel de la population Israélite, en partie flottante, qui, échappant ainsi au contrôle, n’avait été portée que pour 134,000 sur le recensement antérieur. Cependant il faut observer aussi que cette ubiquité même des Juifs, en les faisant paraître plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité, pourrait avoir conduit à des exagérations en sens inverse. L’immense majorité de la population appartient au culte grec. On compte en outre dans le pays environ 50,000 catholiques romains, 30,000 protestans, plus de 8,000 Arméniens et autant de lipowans, nom que l’on y donne à des sectaires coutumiers d’une mutilation des plus horribles, qui ont cherché dans ce pays un refuge pour se soustraire à la rigueur des lois édictées contre eux par le gouvernement russe au sujet de cette pratique.

Les indigènes qui ont attaché leur nom au pays, les Roumains, comme ils s’appellent eux-mêmes en souvenir de leur origine première, forment certainement plus des quatre cinquièmes de la population totale. Des noms de Valaques et de Moldaves, ce dernier du moins n’a jamais été pris que dans le sens d’une distinction politique ou provinciale, la langue parlée non-seulement dans les deux principautés, mais aussi dans plusieurs contrées voisines, ayant été, à part quelques légères différences de dialecte, la même de tout temps. La Roumanie actuelle ou proprement dite n’est donc pas la seule patrie des Roumains : il en existe près de 3 millions vivant sous la domination autrichienne, dans le Banat, la Transylvanie et la Bukovine, près de 1 million sur le territoire russe, en Bessarabie, et peut-être 1 million ½ disséminés en Serbie, dans les provinces turques riveraines du Danube, en Macédoine et en Thessalie. Ensemble, ces branches disjointes d’un peuple homogène de race et d’idiome formeraient un total de près de 10 millions de Roumains. Tous ne descendent pas cependant, comme la grande majorité de ceux de la rive gauche du Danube, des colons latins que Trajan, après la conquête de la Dacie, établit dans cette région, où ils se fondirent avec les vaincus; il en est certainement aussi beaucoup dont on peut faire remonter l’origine aux colonies encore plus anciennes que les Romains, bien auparavant déjà maîtres de la Macédoine, de la Thrace et de la Mœsie (Bulgarie et Serbie de nos jours), avaient dès lors multipliées dans ces provinces.

Il est assurément très remarquable que ce peuple, malgré les plus grandes vicissitudes et le contact perpétuel avec des élémens étrangers, slaves et tartares, grecs et turcs, ait pu conserver aussi pleinement l’empreinte de son origine première, même sous le régime avilissant des princes fanariotes et les rigueurs du joug ottoman. Or le témoignage vivant de cette origine ne se trouve pas seulement exprimé dans son idiome à base toute latine par une multitude de noms propres et communs de son vocabulaire, il se retrouve aussi dans certains traits frappans de la physionomie générale, du caractère et des mœurs des Roumains, dans certaines de leurs coutumes nationales et locales, même dans l’attachement des populations rurales à d’anciennes fêtes romaines. A Bucharest, une danse très curieuse, celle des calouschares (petits cavaliers), s’exécute tous les ans à la foire de mosch ou des ancêtres devant le prince et sa cour et tout le peuple. Or la danse, comme la fête elle-même, repose sur une tradition des plus vénérables, s’il est vrai, comme on l’assure, qu’elle est une imitation de celle des anciens prêtres saliens. Ces souvenirs de l’antiquité frappent dès que l’on approche de la Roumanie par le Danube et les fameux rapides dits Portes de Fer, dans le nom des bains d’Hercule à Méhadia, près d’Orsova dans le Banat, où le gouvernement autrichien a remis en vogue un établissement thermal des plus fréquentés du temps des Romains; ils reparaissent un peu plus loin à Turnu-Sévérin avec les vestiges d’un pont jadis construit sur ce fleuve par Trajan. Dans les villages, la charrue romaine est encore l’instrument aratoire du paysan, et le fuseau dont se sert la fileuse nous reporte même, comme en Sicile, jusqu’à l’âge héroïque de la Grèce.

Il n’est pas facile de résumer les traits généraux du caractère national des Roumains. Leur état social n’est comparable à celui d’aucun peuple de l’occident et du centre de l’Europe; il n’offre d’analogie qu’avec ce qui existe en Pologne et surtout en Russie. En Roumanie, la population indigène est séparée en deux parties, très inégales et très dissemblables, formant chacune comme un monde à part. L’une comprend, dans la proportion des neuf dixièmes, les paysans, la grande masse du peuple, inculte et ignorante, n’ayant qu’une notion vague et confuse de la civilisation de l’Occident. L’autre, un dixième de la nation tout au plus, mais qui en forme la couche supérieure et qui, dans l’action politique et sociale, apparaît partout sur le premier plan, compte dans ses rangs toute l’aristocratie terrienne, la grande et moyenne propriété, les anciens seigneurs et maîtres, avec leurs familles et leur entourage de familiers et de protégés, toutes les classes de fonctionnaires et d’employés, ainsi que tous les gens de quelque savoir ou de quelque ambition. Les paysans, malgré l’abolition du servage au XVIIIe siècle, étaient restés corvéables. Le règlement organique de 1831 ne fit que régulariser cette condition. Leur affranchissement véritable, opéré par le rachat des corvées, qui les rendit aussi propriétaires dans une certaine mesure, assez limitée cependant, ne date que de 1864. Quant à une classe moyenne, il n’en existe guère jusqu’à présent en Roumanie, parmi les indigènes du moins, qui, s’ils ont de l’instruction, se portent de préférence vers les professions libérales, la carrière militaire et tous les emplois à traitement fixe; mais ils ont encore de la peine à se départir d’un certain dédain du commerce et de l’industrie, qu’ils abandonnent volontiers aux étrangers.

Les ombres de ce que l’on appelle improprement la boïarie forment un de ces thèmes sur lesquels on s’est trop souvent étendu pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. En général, l’aristocratie roumaine ne manque pas de ressemblance avec la haute société russe, qui lui a communiqué son goût pour la langue, les habitudes et les modes françaises, et dont elle reproduit assez bien l’image, mais avec des formes moins correctes, plus de sans-façon et une certaine pétulance méridionale. Si elle n’est pas moins éprise de la civilisation occidentale, on peut également lui reprocher d’en trop admirer les raffinemens, plutôt que de se mettre en peine d’en bien saisir la substance et le fond, ce qui la fait souvent tomber dans les écarts des esprits superficiels et des natures blasées. Quant à certains défauts communs à toute la race, tels que l’indolence et la sensualité, une mobilité d’esprit et une légèreté extrêmes, on les connaît aussi; ce que l’on ne sait pas assez, c’est combien, dans ce pays, le peuple même, le simple paysan, est naturellement débonnaire, intelligent, docile et maniable, et ce qu’il sera possible d’en faire, si, par l’instruction, dont il est entièrement dépourvu, on parvient à lui rendre sensibles les avantages d’une application constante et de l’esprit de suite. En général, les sentimens chez le Roumain manquent de profondeur; son naturel, prompt à s’exalter, n’est pas soutenu par le ressort de passions fortes et durables; en revanche, il est tout à fait exempt de fanatisme. Comme tous les Orientaux, il n’a pas toujours un sentiment très net de la justice et du droit. L’oppression turque et la fourberie byzantine lui ont fait prendre des habitudes de méfiance, de ruse et de dissimulation qu’il n’a pas entièrement perdues. Avec sa souplesse d’esprit, il plie facilement devant une volonté ferme, sauf à lui opposer ensuite une force d’inertie dont on n’a pas d’idée ailleurs. Le type le plus pur du paysan roumain est celui des montagnards. Moins hâlés par le soleil, plus dégagés, plus robustes et plus laborieux que les habitans de la plaine, ils ont aussi plus d’aisance et prennent plus soin de leurs personnes, de leurs champs et de leurs demeures. Chez les paysans de la plaine, dont les villages ne se composent en partie que de misérables huttes, des altérations notables de la physionomie, des yeux, des cheveux, du teint, accusent souvent une dégénération qu’il faut principalement attribuer au mélange avec les tsiganes. Dans la haute classe aussi, les vicissitudes historiques ont déterminé l’infusion de sang étranger par des alliances nombreuses avec les grandes familles qu’elles ont introduites dans le pays. En effet, beaucoup de ces familles sont d’origine grecque ou albanaise, comme les Ghika, ou même hongroise, comme les Stourdza et les Balsch, et déjà l’ami de Pierre le Grand, le prince Gantémir, se glorifiait d’une souche tartare. Ce sont les terminaisons en esco ou ano qui caractérisent les noms d’origine roumaine pure.

A côté des Roumains, environ 300,000 tsiganes ou Rômes vivent sédentaires ou à l’état nomade dans toutes les parties du pays. Longtemps serfs, ils étaient dans une condition pire que celle des paysans. Beaucoup d’entre eux exercent les métiers de forgerons, de maréchaux-ferrans, de boisseliers, de vanniers, de maçons ou de manœuvres voués aux plus pénibles travaux, pour lesquels leurs femmes et leurs enfans préparent et apportent les matériaux. Ce sont les parias de la tribu. Aussi que l’on ne s’étonne pas trop d’apprendre qu’ils sont parfois voleurs et vindicatifs. Beaucoup moins à plaindre sont ceux que l’on rencontre comme domestiques dans les maisons des particuliers, où ils servaient autrefois à titre d’esclaves, et où l’on fait cas de leur talent de cuisiniers. En Roumanie comme en Hongrie, les tsiganes sont d’ailleurs les musiciens par excellence; nés tels, la plupart d’entre eux jouent de mémoire tout ce qu’ils ont entendu, sans même connaître les notes.

A l’immigration roumaine du dehors, favorisée par les lois de l’état, qui accordent à tous les Roumains indistinctement de grandes facilités pour la naturalisation, les Transylvains fournissent le contingent principal. On compte en outre dans le pays environ 90,000 Bulgares, Serbes et autres Slaves, 10,000 Grecs, indépendamment de ceux qui sont déjà naturalisés roumains, 50,000 Hongrois et Szeklers, enfin une multitude toujours croissante d’étrangers de toutes les nations de l’Occident, dont on ne saurait évaluer le nombre à moins de 50,000. A titre de coreligionnaires, les Bulgares, essentiellement laborieux, et les Serbes, très entendus en affaires, trouvent chez les Roumains un accueil non moins favorable que les Grecs. Ce sont généralement de robustes et bons cultivateurs, des pâtres et des conducteurs de chariots, ou bien aussi des fermiers et traitans. La ville de Ploesti, que les avantages de sa situation sur la route commerciale de Bucharest à Kronstadt font prospérer à vue d’œil, et qui compte aujourd’hui 28,000 habitans, est une colonie bulgare. Une des plus florissantes exploitations rurales de la Valachie est la création d’un Serbe, qui s’est enrichi par le commerce des sels du pays ; mais la figure qui se détache avec le plus d’éclat de tous les autres types orientaux, c’est celle de l’Albanais ou arnaute. Il frappe par son air martial et l’élasticité de son pas et porte fièrement son riche costume.

Quant aux Grecs, ils se sont répandus dans le pays dès avant, mais surtout durant la période du règne de leurs compatriotes du Fanar ; leur langue y était même devenue, sous ces princes, celle de la cour et de toute la haute société ; elle n’y perdit ce privilège qu’avec l’arrivée des Russes, qui introduisirent l’usage du français et déterminèrent ainsi la faveur générale dont il jouit depuis. Actuellement les Grecs, ainsi que les Arméniens vivant en Roumanie, sont principalement gens d’affaires, de négoce et de banque. Le commerce des céréales par exemple, le plus important du pays, est presque entièrement entre leurs mains à Galatz et sur les autres places d’exportation. Les Hongrois sont les uns catholiques romains, comme aussi les Polonais, anciens réfugiés pour la plupart, les autres réformés, de même que les Szeklers, dont il existe plusieurs villages sur le territoire roumain même, à la frontière de Transylvanie. Les Hongrois s’occupent surtout des chevaux et du bétail.

Un certain nombre de Grecs et de Bulgares sont placés en Roumanie sous la protection de la Russie. Cependant on ne voit que peu de Russes proprement dits en Valachie et à Bucharest même, où les représentais de leur race les plus nombreux sont encore les sectaires lipowans, que l’on peut recommander, malgré la bouffissure déplaisante de leurs figures imberbes, comme les meilleurs cochers de ville. Ce sont d’ailleurs, abstraction faite des effets d’une superstition monstrueuse, des gens économes, rangés et de bonne tenue. Les Turcs ne pouvant acquérir aucune propriété foncière sur le territoire roumain, on ne trouve de sujets de la Porte que dans les ports danubiens, où le commerce les attire. Parmi les membres de la colonie formée par les nations occidentales figurent environ 35,000 Allemands, en grande majorité sujets de l’Autriche, 2,000 Français, des Anglais, d s Belges, des Suisses, des Italiens, des Américains même, bref des gens de tous les pays. Cette colonie, fixée en majeure partie dans les villes principales, mais surtout à Bucharest, forme à elle seule presque tout l’élément bourgeois du pays. Elle s’y partage le commerce avec les Grecs, les Arméniens et les Juifs, et suffit par son industrie aux besoins les plus pressans dans la capitale et les autres villes. Les Allemands constituent à Bucharest le noyau d’une petite société à part qui a ses comités, ses journaux, ses fêtes particulières, ses bals et son tir. Ils ont introduit dans le pays, avec beaucoup de succès, la fabrication de la bière, et ouvert dans la capitale, outre les tavernes montées sur le pied viennois, des hôtelleries confortables. Artisans et marchands, ils tiennent des articles de toute espèce, à l’exception toutefois d’une partie du commerce de luxe, particulièrement dévolue à l’industrie française. Si les ouvriers français ne sont pas encore très nombreux en Roumanie, ce n’est point que leur habileté n’y soit pas appréciée de la haute classe, en partie élevée à Paris. En revanche, des entrepreneurs et des ingénieurs français et anglais concourent, dans une mesure de plus en plus large, à l’organisation des diverses industries, ainsi qu’à l’exécution des travaux publics. Il n’y a lieu de mentionner la participation d’un petit contingent de marchands indigènes au trafic de leur pays qu’à Bucharest. En Moldavie, les Juifs polonais se sont répandus dans les villes et les campagnes à tel point qu’ils ont fait de cette contrée une autre Galicie. Non-seulement tout trafic et débit, mais encore toutes les petites industries locales ont passé entre leurs mains, et cet accaparement, facilité par l’indolence de la population roumaine, est devenu odieux à celle-ci, parce qu’elle trouve qu’il l’appauvrit et la ruine. Cette disposition a conduit dans la suite à des violences et rigueurs semblables à celles que les Juifs ont subies à diverses époques en Galicie, en Bohême, à Odessa, en Alsace, ainsi qu’en Algérie. La parcimonie et la saleté extrêmes du prolétariat juif ont contribué à augmenter une aversion dans laquelle l’intolérance religieuse n’entre cependant pour rien, du moins chez les Roumains. Le fait est seulement que ces derniers, considérant les Juifs comme la plaie de la Moldavie, ont parfois trouvé plus commode de les persécuter que de s’appliquer à chercher des moyens plus conformes à la raison et à la justice. Nous comprenons les scrupules du gouvernement roumain quant à une admission générale des Juifs à la jouissance des droits politiques en Moldavie; mais on ne saurait applaudir aux lois d’exception, portant atteinte au droit commun en matière civile et de propriété, établies et maintenues contre eux. On trouverait dans les voies de la législation générale des précautions et des remèdes plus efficaces. Cette question des Juifs est plus délicate et plus compliquée qu’il ne semble de prime abord; elle paraît d’ailleurs marcher, avec l’apaisement et les progrès de sagesse dans l’esprit du pays même, à une solution satisfaisante. Ajoutons qu’il existe à Bucharest même une classe d’Israélites peu nombreuse, mais riche, très honorable, ayant ses traditions particulières et jouissant de l’estime générale, ceux qu’on appelle d’après leur origine les Juifs espagnols, venus en Roumanie de Constantinople, où ils ont depuis plusieurs siècles des maisons non moins importantes, ainsi que sur d’autres places du Levant.

Les 5 millions d’habitans de la Roumanie se répartissent entre 62 communes urbaines et plus de 7,400 villages et hameaux, formant 3,020 communes rurales. La majeure partie des premières ne sont, il est vrai, que de grandes bourgades. Les secondes sont généralement assez éloignées les unes des autres, ce qui ne saurait étonner dans un pays où la densité de la population ne dépasse guère une moyenne de 40 habitans par kilomètre carré. Cela n’empêche pas que la Roumanie, venant, pour l’étendue et la population, immédiatement après l’Espagne et le royaume uni de Suède et de Norvège, ne tienne une des premières places parmi les états de second ordre de l’Europe, car, si elle surpasse de beaucoup chacun de ces derniers en superficie, elle n’est, pour le nombre d’habitans, pas sensiblement inférieure même au royaume de Belgique, le plus peuplé d’entre eux. De même la capitale du nouvel état roumain n’est primée que par Bruxelles, Amsterdam et Lisbonne. En effet, bien que le manque de recensemens officiels ne permette de juger que par approximation de l’accroissement des villes roumaines, on ne saurait évaluer la population de Bucharest à moins de 150,000 ou 200,000 habitans; on estime celle d’Iassy à 90,000, et celle de Galatz, qui s’accroît le plus rapidement, à 80,000; puis on mentionne encore sept villes où le chiffre varie de plus de 20,000 âmes à près de 40,000, et huit autres où l’estimation flotte entre 10,000 et 20,000. L’importance des deux principautés unies serait plus grande encore, si pendant près d’un siècle, du temps de l’hospodarat fanariote, la Porte, foulant aux pieds tous leurs droits, ne les avait pas obligées à payer de leur fonds ses propres revers. Ainsi la paix de Passarowitz, en 1718, entraîna temporairement pour la Valachie la perte de tout le pays de la rive droite de l’Oit ou banat de Craïova, que l’Autriche, il est vrai, restitua vingt et un ans plus tard; mais en 1774 la Moldavie à son tour fut dépossédée de la Bukovine au profit de la même puissance, et en 1812 la paix de Bucharest lui enleva la Bessarabie, cédée aux Russes, qui ne lui en ont rendu qu’une petite partie.


II. — L’ORGANISATION POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE, L’ETAT SOCIAL.

Réduites à subir depuis 1716 un joug odieux, en violation flagrante de tous les droits qui leur étaient garantis par les anciennes capitulations, sur lesquelles les Roumains fondent leur autonomie, les principautés ne commencèrent à respirer un peu que quand la Russie, dans ses traités avec la Porte, prit en main leur cause. Cependant les Turcs ne furent définitivement expulsés des forteresses occupées par eux sur la rive gauche du Danube que dans la guerre de 1829. Le traité d’Andrinople rendit alors aux principautés leur autonomie et investit leurs princes d’un pouvoir viager; mais il établit en même temps le protectorat russe, qui fit passer la suprématie de fait du sultan au tsar. De cette époque date aussi le règlement organique, dont l’élaboration avait été confiée par le gouvernement russe au général Paul de Kisselef, qui s’en acquitta très habilement; mais après l’évacuation des principautés par les Russes il se produisit, par suite du réveil de l’esprit national, aspirant à l’indépendance, une grande fermentation, très favorable au déploiement de l’influence française, qui y gagna du terrain. Après la guerre de Crimée, le traité de Paris, du 30 mars 1856, substitua au protectorat russe la garantie collective des puissances signataires, qui confirmèrent les principautés dans la pleine jouissance de leur autonomie de droit, ne laissant au sultan que la suzeraineté. Celle-ci maintient la Roumanie dans l’obligation de payer chaque année à la Porte un tribut de 1 million de francs environ et lui interdit toute alliance contraire aux intérêts de la Turquie; cependant on peut dire qu’en somme elle se réduit à des prérogatives de pure forme. Par une autre convention, signée également à Paris le 19 août 1858, on crut avoir fixé les bases du régime futur des deux principautés; mais le besoin d’unité poussait tous les esprits à une fusion. L’union douanière, existant entre elles depuis 1847, avait été comme un prélude de ce mouvement, auquel la double élection du prince Couza imprima un caractère plus décisif. La reconnaissance de ce fait accompli détermina, le 24 janvier 1862, la réunion de la Valachie et de la Moldavie en un seul état et l’installation du nouveau gouvernement central, formé d’un ministère unique et d’une représentation commune, à Bucharest, qui devint ainsi la capitale de toute la Roumanie. Après l’abdication forcée d’Alexandre Couza, le suffrage national appela au trône, au mois d’avril 1866, le prince Charles, actuellement régnant, deuxième fils du prince Charles-Antoine, chef de la branche aînée catholique de Hohenzollern. En 1869, Charles Ier de Roumanie a épousé Elisabeth de Wied, nièce du duc de Nassau et de la reine de Suède.

Une nouvelle constitution, modelée sur celle de la Belgique, avait été votée dans l’année même de l’avènement du prince et acceptée par lui. En vertu de cette charte, la Roumanie forme, sous l’égide de sa souveraineté héréditaire, également transmissible à ses collatéraux mâles, un état autonome, un et indivisible. Le corps électoral, divisé en quatre collèges d’après un cens gradué, comprend tous les contribuables payant à l’état un impôt quelconque; la représentation nationale se compose d’une chambre des députés et d’un sénat, tous les deux électifs, mais suivant des modes différens. Le prince a d’ailleurs toutes les prérogatives d’un souverain constitutionnel. La liste civile a été fixée à 100,000 ducats (près de 1,200,000 francs) par an.

L’institution du jury, qui a produit de singuliers verdicts en plusieurs circonstances, peut sembler un peu risquée dans un pays dont l’éducation politique était encore loin d’être faite, et la liberté illimitée de la presse avait conduit à une licence effrénée contre laquelle le gouvernement dut s’armer de lois pénales plus sévères. Cependant, même en ne pensant pas que tout y soit parfait, nous aurions mauvaise grâce de critiquer une constitution qui fonctionne aujourd’hui sans encombre. Une lacune qui toutefois peut frapper dans l’organisation d’un pays aussi neuf et par cela même encore peu riche en capacités spéciales, c’est l’absence d’un conseil d’état pour l’étude et l’élaboration des lois et règlemens projetés, ainsi que pour la formation de bons administrateurs. Si la Roumanie possède un appareil de gouvernement central aussi complet que celui de tout autre état, l’administration proprement dite n’y est encore qu’ébauchée dans plusieurs de ses branches, et laisse beaucoup à désirer dans plus d’un service. Ce n’est pas l’ambition, la brigue des honneurs, des fonctions publiques et des places, qui manque à aucun degré : il n’y avait pas eu moins de huit changemens de ministère complets dans les cinq premières années du règne actuel ; mais depuis 1871 le chef et président du cabinet en fonction, M. Lascar Catargi, a su rallier autour de lui un fort et nombreux parti conservateur, et compris la nécessité de donner plus de stabilité au pouvoir. Dans les candidatures qui s’offrent au choix pour la composition du personnel administratif et judiciaire, ce n’est pas non plus le nombre, mais c’est la qualité qui fait souvent défaut. Ainsi, bien que l’on ne compte en Roumanie pas moins de 23,000 fonctionnaires et employés de l’état, rien ne surprend l’étranger à Bucharest comme de voir revêtus de hautes fonctions et magistratures, auxquelles on n’arrive ailleurs qu’avec le titre de longs ou très éminens services, nombre de jeunes gens à peine revenus de l’étranger avec un diplôme universitaire.

Le ministère comprend en Roumanie sept départemens distincts, ayant exactement les mêmes attributions qu’en France. C’est le ministre de l’intérieur qui préside aujourd’hui le conseil. Il y a de même à Bucharest une cour des comptes et une cour de justice suprême ou de cassation, sous la haute surveillance de laquelle fonctionnent en appel 4 cours et en première instance 48 tribunaux de district et de commerce. Tout le pays est partagé en 33 districts, subdivisés en 164 arrondissemens. En moyenne, le district revient ainsi, pour l’étendue, aux trois cinquièmes environ, mais pour la population seulement à un peu plus du tiers d’un département français. Chaque district est administré par un préfet, assisté de sous-préfets, et Bucharest a en outre sa préfecture de police, comme Paris. Les villes ont chacune leur maire (primar), assisté d’un conseil municipal. En général, l’administration des communes est entre les mains de magistrats librement élus et confirmés par le gouvernement. Les dépenses du ministère de l’intérieur figurent sur le budget annuel pour un peu plus de 8 millions de francs.

La législation civile et criminelle est aussi basée sur les codes français, à quelques exceptions près, concernant des points importais, sur lesquels on s’en est tenu à l’ancienne coutume. Celle-ci a notamment prévalu pour le divorce, dont il se fait un abus aussi préjudiciable aux bonnes mœurs qu’à l’esprit de famille et à l’éducation des enfans. L’église permet en Roumanie à toutes les personnes qui ont légalement divorcé de se remarier deux fois encore, et la loi civile n’y met aucun obstacle. L’usage constant de se marier sous un régime qui rend la dot de la femme inviolable et oblige le mari à la restituer en cas de séparation contribue à multiplier .les divorces. En 1870, d’après M. Emm. Kretzulesco, ancien agent politique de Roumanie à Paris, 5,590 personnes divorcées, dont 3,134 femmes, convolèrent en secondes ou en troisièmes noces.

Antérieurement à 1862, la Valachie et la Moldavie étaient régies séparément par les codes respectifs des princes Caradja et Callimaki, fondés sur les législations encore plus anciennes de Matthieu Bassarab et de Basile Lupo, qui régnèrent tous les deux de 1634 à 1653. On a pu reconnaître depuis qu’il est plus facile de changer les lois que de réformer l’administration de la justice. Si la pratique judiciaire et l’état de la jurisprudence laissent encore à désirer en Roumanie, ce n’est pas faute de juges et d’avocats; le personnel des cours et tribunaux n’y compte pas moins de 1,500 ou 1,600 magistrats et autres officiers de l’ordre judiciaire (non compris 450 avocats), et l’on y dépense annuellement près de 4 millions de francs pour ce département; cela tient parfois à l’insuffisance de lumières, parfois même à l’indignité, à la corruptibilité d’une partie de ce personnel, ainsi qu’à toute sorte d’abus invétérés, dont l’extirpation graduelle forme une tâche de la plus haute importance pour l’honneur ainsi que pour le développement du pays. En effet, rien ne démoralise ou ne décourage comme la mauvaise chance des procès interminables et toujours renaissans, et cependant l’incertitude du droit, résultant d’une interprétation trop arbitraire des lois, entretient en Roumanie l’humeur processive, et en fait une manie très contagieuse dans la classe des propriétaires. Aussi les avocats ne manquent-ils pas en général d’en profiter largement, et le barreau y est-il devenu non pas seulement une des professions les plus lucratives, mais aussi, depuis l’avènement du régime parlementaire, celle qui offre le plus de chance à l’ambition politique. Nombre de personnages des plus influens de l’état sont sortis de ses rangs ou en font encore partie. Aucun peuple n’est peut-être aussi porté que les Roumains à se laisser diriger ou séduire par une parole éloquente ou facile. L’esprit public favorise chez eux les avocats, tandis qu’en Serbie la sobriété d’un peuple de mœurs beaucoup plus simples et plus rustiques a réagi contre eux jusqu’à les exclure systématiquement de l’arène politique.

La constitution en vigueur, qui assure à tous les Roumains une parfaite égalité devant la loi avec la jouissance de toutes les libertés, est certainement une des plus libérales qui existent. On pourrait croire d’après cela qu’elle régit une société essentiellement démocratique. Ce serait une erreur, ou du moins la démocratie n’y est-elle encore que virtuellement fondée; en réalité, les mœurs sont essentiellement aristocratiques. Cette contradiction apparente s’explique par la concentration d’une très grande partie de la propriété foncière en un petit nombre de mains et l’état inculte de la masse du peuple. Les paysans sont retenus par leur profonde ignorance et leur peu d’aisance dans une condition dont les difficultés ne permettent que bien rarement à ceux qui y vivent de s’élever par leurs propres efforts. Le mouvement dans ce sens est si lent qu’il ne peut sensiblement diminuer la grande inégalité de fait entre la masse du peuple et la petite minorité favorisée par le sort. La suppression légale de tout privilège de la naissance et de toute barrière sociale a bien pour objet, mais ne peut à elle seule avoir pour effet de modifier de sitôt l’état de choses actuel. Ce sera l’œuvre du temps, et jusque-là ceux qui ont déjà le dessus n’auront guère de peine à conserver leur influence incontestée sur la direction du pays. Le peuple, cherchant quelqu’un pour lui servir de guide ou défendre ses intérêts, ne le trouverait aussi que dans les rangs de ceux qui constituent seuls encore la nation politique. La minorité dont il s’agit comprend toutefois non pas seulement une classe, mais toute une couche supérieure dont la formation, nullement homogène, rend ici nécessaires quelques nouvelles distinctions. Il n’existe pas légalement, on peut même dire qu’il n’y a jamais eu dans les principautés une noblesse régulière. Les titres de boîars et de grands-boîars ne faisaient dans l’origine qu’indiquer la différence entre les grands offices et les autres fonctions publiques moins élevées de l’ordre supérieur. Comme alors, encore bien plus qu’aujourd’hui, les honneurs et les grands emplois se partageaient toujours entre un certain nombre de familles de même condition, ils y paraissaient en quelque sorte héréditaires, et la boïarie finit en 1736 par devenir, sous le règne de Constantin Maurocordato, le même qui abolit le servage des paysans, un ordre privilégié divisé en classes jouissant de l’immunité d’impôt et pouvant seules acquérir des domaines et exercer des droits politiques dans les élections; mais jamais elle n’a formé une aristocratie comme celle de l’Angleterre, d’autant plus qu’il n’y avait chez elle ni majorats, ni fidéicommis. Si des Roumains portant un nom qui figure sur la liste des hospodars prennent quelquefois à l’étranger le titre de princes, cette fantaisie n’est qu’une spéculation de la vanité personnelle sur notre ignorance, à moins qu’ils ne soient bésadés, c’est-à-dire fils de princes ayant régné, car dans ce cas l’usage du pays leur laisse par courtoisie le titre paternel, ainsi que celui de princesses à leurs sœurs germaines. Il n’en existe pas moins en Roumanie une aristocratie historique, composée de familles rapportant leur origine à des personnages qui ont été investis du pouvoir princier, ou qui ont du moins marqué avec suite dans la grande boïarie. Le plus ancien titre de prince remontant jusqu’à la fondation de la principauté de Valachie est celui de Bassarab. Parmi les familles princières encore existantes, les deux principales et les plus répandues sont les Ghika et les Cantacuzène, ainsi que les Rosetti en Moldavie, toutes les trois de la seconde moitié du XVIIe siècle; puis apparaissent au siècle suivant, dans l’hospodarat fanariote, les Rakowitza, les Maurocordato, les Callimaki, les Ypsilanti, les Morousi, les Caradja, les Soutzo, les Mavrogéni, etc. Les plus récens, puisque leur élévation ne date que de la période 1822-1849, sont les princes Stourdza, Bibesco et Stirbey. Il est facile de reconnaître par les noms que la plupart des familles précédentes sont d’origine grecque. Aussi plusieurs sont-elles maintenant à cheval entre la Roumanie et le royaume hellénique. Viennent ensuite des familles de la grande-boïarie, en partie même les plus anciennes et d’autant plus considérées qu’elles sont purement indigènes : ainsi les Vacaresco, du temps des origines de la principauté valaque, les Golesco, les Philippesco, et tant d’autres non titrées, ou pourvues de titres de princes, comtes ou barons qu’elles tiennent de la faveur de cours étrangères, de celles d’Autriche et de Russie surtout. D’après Neigebauer, la boïarie devait comprendre en 1844 dans les deux principautés environ 4,500 familles, sans compter les paysans libres. Le règlement organique avait laissé subsister ses privilèges. Aussi ce groupe, à l’époque où les fortunes y étaient encore moins ravagées par le jeu, les prodigalités excessives ou d’autres folies, avait-il la richesse et l’influence nécessaires pour former le noyau d’une oligarchie solide et durable; mais il souffrait d’incurables divisions qui avaient déjà au commencement du siècle dernier conduit les deux principautés à leur ruine. Ainsi les nouvelles tentatives faites de notre temps pour rétablir le pouvoir de la boïarie en lui rendant le droit de choisir les princes dans son sein ne réussirent pas mieux, toujours à cause de la persistance de ces rivalités de familles. Avec le maintien de ce régime électif, accompagné de protestations continuelles, elles n’eussent pas manqué d’entraîner les principautés sur la même pente que la Pologne et peut-être à la même destinée, si les Roumains, au moment le plus critique après l’union, n’avaient eu la sagesse de substituer à une combinaison reconnue dangereuse l’établissement dynastique d’un prince étranger, comme le meilleur moyen de sortir d’un cercle vicieux et de couper court à des intrigues sans fin.

Toute cette aristocratie naturelle de grandes familles et de propriétaires terriens forme ce qu’à Bucharest et à Iassy on est convenu d’appeler non plus la noblesse, mais simplement la société, et avec raison, car elle n’est pas exclusive, toutes les notabilités, de fortune ou autres, y étant reçues et traitées sur un certain pied d’égalité. Le terme de boïar est tombé en désuétude; les membres de l’ancienne boïarie évitent eux-mêmes de s’en servir, et le paysan, auquel il rappelle des souvenirs néfastes, l’emploie assez volontiers comme une injure. Il est certain que le souffle des idées qui depuis 1821 ont agité le pays pendant près d’un demi-siècle y a beaucoup modifié la vie sociale, notamment à la surface. Ce travail a opéré entre les divers élémens de la couche supérieure un rapprochement considérable, avec lequel ont disparu les grandes aspérités de la différence de classe et de condition, naturellement déjà beaucoup moindres chez les méridionaux, en Orient surtout, que dans les pays du nord. Cependant la masse du peuple ne peut arriver à profiter dans une plus large mesure de ces dispositions libérales qu’autant que l’on s’appliquera très sérieusement à lui procurer par l’instruction le moyen de se relever de sa torpeur.


III. — L’EGLISE, L’INSTRUCTION PUBLIQUE, LE SYSTEME MILITAIRE.

Le clergé du pays n’a pas été jusqu’à présent en mesure d’aider beaucoup le gouvernement dans cette tâche. L’église roumaine, qui appartient au rite grec ou oriental, est orthodoxe en ce sens qu’elle marche d’accord pour le dogme, les lois religieuses et le culte avec ses sœurs, mais autocéphale en ce qu’elle s’est rendue indépendante de tout pouvoir extérieur, ne relevant ni du tsar et de son synode, ni même du patriarcat de Constantinople. C’est donc une église toute nationale, et, comme elle est sans prétentions ambitieuses et peu gênante sous d’autres rapports, en fait de mariage par exemple, les Roumains y tiennent beaucoup. Ses chefs sont les deux archevêques métropolitains de Bucharest et d’Iassy, dont le premier est primat de Roumanie, avec six évêques diocésains. Tous ces prélats sont aussi de droit membres du sénat; puis viennent les archimandrites avec un clergé séculier de près de 9,800 popes, assez généralement mariés, et environ 8,800 moines et religieuses, que renferment encore les couvens non supprimés lors de la sécularisation générale des biens ecclésiastiques. Depuis la sécularisation, l’état, s’étant adjugé les immenses domaines de l’église et des couvens, a dû prendre à sa charge l’entretien du culte ainsi que la dotation du clergé, dont tous les membres, y compris les religieux, sont aujourd’hui directement rétribués par lui.

La plupart des fêtes de l’église roumaine manquent de pompe et d’éclat. Les pâques cependant sont célébrées avec la solennité qu’elles comportent dans la religion grecque. Toute la population, sortant du grand jeûne à la nuit tombante, afflue dans les églises, qui ne désemplissent pas avant une heure très avancée, à laquelle chacun s’en retourne chez lui, un cierge à la main. Le scintillement de toutes ces lumières circulant par milliers dans les rues est très réjouissant pour l’œil et marque le passage de la dévotion à une allégresse générale. Le jeûne grec oblige aussi à des privations plus dures que celles du jeûne catholique, et la grande majorité des Roumains, hommes et femmes, l’observe avec rigidité. Même parmi les plus voltairiens, tels ne manquent pas de se signer à la vue de chaque église et de baiser révérencieusement la main de chaque prélat, qui affectent d’appeler les popes nos bonzes. C’est qu’en effet le niveau d’instruction de ces desservans, assez braves gens du reste, mais dont toute la théologie se borne ordinairement à savoir lire les prières et chanter sur le ton nasillard que prescrit leur liturgie, aurait grandement besoin d’être élevé davantage. Les moines sont, sous ce rapport, encore au-dessous des popes, mais leur nombre va chaque jour en diminuant avec les extinctions causées par la mort.

Une question d’un intérêt capital pour ce pays, c’est celle de l’instruction publique et de l’éducation populaire en particulier. Dans les classes supérieures, l’habitude des familles est depuis longtemps de faire instruire les enfans à domicile par des précepteurs ou des gouvernantes venant de France, d’Allemagne ou de Suisse, puis de les envoyer, pour finir leur éducation, à l’étranger, depuis une trentaine d’années surtout à Paris; mais en Moldavie l’incurie pour l’organisation de l’enseignement à l’intérieur était telle, il y a vingt ans, qu’il n’y avait, dans toutes les écoles publiques réunies de la principauté, pas plus de 1,400 élèves des deux sexes. Il n’y existait, en dehors de quelques institutions privées très bien entretenues par les Arméniens, 15 écoles publiques élémentaires que dans les villes; encore celles de trois districts et toutes les campagnes en étaient-elles entièrement dépourvues. L’instruction publique avait été moins négligée en Valachie, où, à la même époque, presque chaque commune avait son école primaire, et près de 55,000 élèves participaient au bienfait de l’enseignement collectif. Depuis lors le nombre et la fréquentation des écoles primaires ont certainement augmenté en Moldavie, mais non dans une proportion très sensible en Valachie, puisqu’en 1868 il n’y avait dans les Principautés-Unies qu’un peu plus de 72,000 élèves recevant l’enseignement élémentaire, qui comprenait dans les campagnes 1,867 écoles avec moins de 50,000 élèves, dont 183 seulement du sexe féminin, et dans les villes 141 écoles, dont 65 de filles, du même degré, plus 38 institutions privées et 22 établissemens dépendant des cultes étrangers au pays. Ainsi sur 100 familles il n’y avait tout au plus encore dans les villes que 15 et dans les campagnes que 9 enfans allant à l’école. La loi, partant du principe le plus libéral, a déclaré l’instruction publique obligatoire pour les enfans des deux sexes partout où il y aura moyen d’établir des écoles primaires; mais dans cette réserve gît précisément la difficulté principale, car, outre celle d’envoyer des enfans par des chemins impraticables en des lieux souvent fort éloignés de leur demeure, ce qui manque encore presque partout, ce ne sont pas seulement les bâtimens, ce sont surtout les instituteurs, ainsi que les moyens d’en former de capables en nombre suffisant dans les écoles normales. On ne compte encore aujourd’hui dans tout le pays qu’environ 41,000 professeurs et instituteurs primaires, et dans ce nombre les seconds n’entrent que pour un chiffre tout à fait disproportionné même avec les besoins les plus urgens. En présence de ces difficultés, la meilleure solution du problème se trouverait peut-être dans une combinaison qui tendrait à faire marcher de front, le plus rapidement possible, la diffusion de l’enseignement primaire dans toutes les parties du pays avec la réforme de l’éducation du clergé inférieur. En organisant des séminaires qui fussent en même temps de bonnes écoles normales, ne pourrait-on pas mettre les popes qui en sortiraient, et dont on améliorerait la position, en devoir de remplir dans la commune la double fonction de desservant du culte et d’instituteur primaire? Il semble que dans la situation de l’église vis-à-vis de l’état en Roumanie rien ne s’y opposerait.

Il existe aujourd’hui dans le pays pour l’enseignement secondaire, sans compter les pensionnats français et allemands, sept gymnases, dont trois à Bucharest, les autres à Iassy, Craïova, Ploesti et Berlad, puis, pour le haut enseignement, les deux anciennes académies de Bucharest et d’Iassy. Celles-ci, nouvellement érigées en universités, comprennent des facultés de droit, des lettres et des sciences; Bucharest seul possède aussi maintenant une école de médecine et de pharmacie. Viennent ensuite les écoles spéciales : outre l’école militaire, celles des beaux-arts et des arts et métiers à Iassy, une école des beaux-arts et un conservatoire de musique à Bucharest, une école de commerce à Galatz, et l’institut agricole de Panteleimon. Ces divers établissemens, pour lesquels l’état payait 1,260 professeurs et 2,302 maîtres et maîtresses d’école vers 1868, ne sauraient pourtant être très florissans, s’il est vrai que réunis ils ne comptent guère tous ensemble plus de 3,000 élèves. L’instruction publique et le culte figurent sur le dernier budget annuel pour une dépense de 8,330,000 francs.

Bien que l’état ait certainement plus fait pour l’enseignement supérieur que pour l’instruction populaire, hors des villes, le premier laisse également à désirer; nous doutons même un peu que l’on y soit dans une très bonne voie, attendu qu’en Roumanie comme en Hongrie on a cru devoir, pour mieux affermir la nationalité, s’attacher au principe qu’il ne doit y avoir d’enseignement public que dans l’idiome national. Cette mesure va contre son but dans un pays où l’organisation de l’enseignement supérieur est encore très incomplète dans la plupart de ses branches; en excluant des chaires du pays tout étranger auquel l’idiome n’est point familier, elle en éloigne les hommes d’un mérite éprouvé. Or tout le monde sait que les Roumains ont pour apprendre les langues vivantes non-seulement la même facilité que les Slaves, mais mille occasions dans les familles et l’entourage des classes supérieures, ainsi que dans les pensionnats où elles envoient leurs enfans. Aussi l’usage du français et la connaissance de l’allemand sont-ils aujourd’hui plus répandus que jamais. Ni le roumain, ni le magyar, n’ont retiré un profit de leur condition privilégiée, car les langues ne se forment, grandissent et se perfectionnent qu’avec l’esprit même des nations, non pas à l’ombre d’un régime exclusif, mais en raison de la liberté qu’on y laisse au commerce des idées.

Un des besoins les plus pressans, en vue duquel l’école préparatoire de Bucharest a été érigée en faculté de médecine, est celui de l’organisation du service médical. D’après la statistique, il n’y a pas aujourd’hui 500 médecins et chirurgiens (1 pour 10,000 habitans), ni plus d’une centaine de pharmaciens (1 pour 50,000 âmes) dans tout le pays. Encore les médecins ne sont-ils en général que de simples officiers de santé. Dans quelques villes, il est vrai, notamment à Bucharest, on trouve d’excellens médecins; mais les habitans de la campagne, réduits aux consultations sibyllines des bonnes femmes, doivent manquer presque entièrement de secours dans leurs maladies malgré la grande activité que déploie, depuis des années, pour y suppléer, l’infatigable docteur Davila, inspecteur-général du service sanitaire de l’armée.

Si l’organisation de l’enseignement public eût pu être poursuivie avec plus de vigueur et des vues plus rationnelles et plus pratiques dans le pays même, de manière à éviter que la haute instruction demeure indéfiniment le privilège des jeunes gens qui trouvent les moyens de faire leurs études et de prendre leurs grades au dehors, cela ne nous empêchera pas de reconnaître l’intensité croissante du mouvement intellectuel sous toutes ses faces en Roumanie. Ainsi on y comptait au commencement du règne actuel 27 imprimeries et lithographies, autant de librairies spéciales, et une vingtaine de journaux roumains, outre quelques feuilles allemandes et françaises. Le nombre des livres imprimés en langue roumaine n’était encore que de 6 en 1800 et de 29 en 1830; il s’éleva en 1847 à 109 et en 1864 à 196. Il n’est pas douteux que la progression n’ait été depuis bien plus rapide encore. Toute une littérature nouvelle et une école lyrique qui n’est pas sans mérite viennent de naître; il suffira de citer les noms d’Héliade, de Bolintiniano, et celui d’un poète vivant des plus distingués, M. Basile Alecsandri. Il faut enfin mentionner les travaux de linguistes tels que MM. de Cihac et Hasdeu, les services rendus à l’histoire du pays par M. Cogolnitcheano, qui a recueilli et traduit une partie de ses vieilles chroniques, et par M. Maïoresco, à la connaissance des origines roumaines et de l’archéologie en général par un Transylvain, le professeur Laurian, M. César Bolliac et M. Odobesco. Naturellement ce qui prédomine encore, ce sont les traductions d’auteurs étrangers, au choix desquels ne préside pas toujours l’inspiration la plus heureuse, ni le meilleur discernement, surtout en ce qui concerne les romans et les pièces de théâtre. Le théâtre national est arrivé à se faire, dans la capitale et quelques autres villes, une place à côté de l’opéra italien, qui est en grande faveur. Les opérettes et le vaudeville français sont joués avec un succès marqué. La musique est de tous les arts celui qu’en Roumanie toutes les classes de la population goûtent et protègent le plus, depuis les plaintives mélodies des lautares tsiganes jusqu’aux bruyantes harmonies de l’instrumentation plus riche et plus variée des orchestres viennois, qu’on se plaît à faire jouer alternativement. Même la symphonie grave et la musique de chambre ont commencé à s’introduire, pour un public d’élite, dans les concerts de l’Athénée à Bucharest. On y trouve de très bons exécutans.

Il faut enfin dire un mot de la nouvelle organisation militaire. Le prince Charles avait trouvé l’armée dans un délabrement complet et rongée par l’indiscipline; il prit pour tâche de la relever. Le système militaire du pays fut réorganisé par les lois de 1868 et de 1872. Il se compose d’une armée permanente, de l’armée territoriale et de milices. Les gardes civiques des villes ont été dissoutes par le ministère du 11 mars 1871. Le recrutement se fait, avec l’appel de tous les jeunes gens âgés de vingt et un ans, par le tirage au sort ; ils sont alors incorporés soit à l’armée permanente, soit à l’armée territoriale, ou réservés pour la milice. La première comprend 8 régimens d’infanterie de ligne, 4 bataillons de chasseurs à pied de nouvelle formation, 2 régimens de cavalerie (roschiores) de 4 escadrons chacun, et 2 d’artillerie, soit 12 batteries, 1 compagnie de pontonniers, 1 bataillon du génie, 1 de pompiers, la gendarmerie à pied et à cheval, etc., en totalité environ 20,000 hommes et 3,500 chevaux pour le service actif. Il faut ajouter à cet effectif environ 43,000 hommes et 11,000 chevaux pour l’armée territoriale, dont l’organisation primitive remonte au XVe siècle. Ce sont des troupes localisées comprenant 32,000 fantassins dits dorobanzes, en 8 régimens, soit 45 bataillons, et 11,000 cavaliers (calaraches), aussi en 8 régimens, soit 33 escadrons, plus une batterie d’artillerie sédentaire par district.

Le temps de service dans l’armée territoriale, comme dans l’armée permanente, est de huit ans, dont quatre en service actif pour les fantassins et cinq pour les cavaliers, le surplus dans la réserve. Les hommes de la première, partagés en quatre sections qui se relèvent à tour de rôle, ne servent en temps ordinaire, avec jouissance de leur solde, que pendant une semaine sur quatre. Les dorobanzes font le service de douane et de vigilance à la frontière, où on les appelle granitchéri, du mot allemand graenzer, et ils marchent au son de la cornemuse, comme les montagnards écossais, ainsi que le service de garde, d’escorte et de gendarmerie à l’intérieur. Ils y sont aidés par les calaraches, les cosaques de la Roumanie, montés sur les petits chevaux du pays, qu’ils sont tenus de se procurer à leurs fiais. Les hommes qui ont échappé à la conscription, ou sont libérés du service, forment les trois bans de la milice, que l’on exerce régulièrement, et qui peuvent être aussi mis en réquisition jusqu’à une limite d’âge de trente-huit ans.

L’armement de l’armée active a été renouvelé en entier pour les fusils et le matériel d’artillerie conformément aux meilleurs modèles. Les règlemens sont empruntés en partie à la France et à la Belgique, en partie à la Prusse. L’uniforme de l’infanterie est gris, la couleur qui brave le mieux la poussière et la boue, ces deux grands ennemis du soldat en marche dans ces contrées, ainsi que les Russes l’ont maintes fois, dans leur dernière campagne encore, éprouvé. Les troupes sont depuis quelques années concentrées en automne, sous le commandement du prince, pour de grandes manœuvres, auxquelles ont assisté dernièrement des officiers délégués par les grandes puissances militaires et tous les états voisins. De plus la Roumanie entretient, sur le Danube et dans ses ports, une flottille de trois petits vapeurs et six chaloupes canonnières avec 400 hommes d’équipage. Le budget annuel du département de la guerre a été porté de 14 millions 1/2 à 18 millions 1/4 de francs, représentant le cinquième du total des recettes de 1874.

On voit qu’il ne manque plus à la Roumanie aucun des élémens nécessaires pour constituer un état souverain. Aussi toutes les grandes puissances, presque tous les états secondaires de l’Europe et depuis quelques années même les États-Unis d’Amérique, ont-ils dans le pays des agens politiques et commerciaux à Bucharest, Iassy, Galatz, Braïla et sur d’autres points encore. Leur mission est non pas seulement de protéger les intérêts de leurs nationaux, mais de représenter directement leurs hauts mandataires auprès du prince, de conférer avec son ministère et d’arrêter avec ce dernier le règlement annuel des tarifs et les autres mesures d’intérêt mutuel commandées par les circonstances. Pour les sujets turcs, il n’y a que depuis peu un agent spécial établi à Braïla. Le gouvernement de Bucharest de son côté a, depuis l’union, des agens attitrés à Vienne et à Paris (pour la France et l’Angleterre), comme à Constantinople et à Belgrade, et plus récemment des postes semblables ont été créés à Berlin, à Rome, à Saint-Pétersbourg.

Ce développement d’institutions, d’établissemens et de rapports nouveaux n’est que la conséquence naturelle et normale de l’autonomie intérieure rendue aux deux principautés par le traité de 1856 et l’acte constitutif de 1858. L’usage qu’elles en ont fait, en s’unissant et poursuivant le travail de leur organisation, n’a jamais eu rien de contraire à l’esprit de ces actes, qui ne pouvait avoir en vue, dans le maintien de la suzeraineté ottomane, que la garantie d’un état de paix durable et de bon voisinage entre elles et la Porte. Il est donc regrettable que l’on n’ait pas pris partout, dans la rédaction de ces actes, le soin nécessaire pour prévenir des malentendus et empêcher, dans l’interprétation de la suzeraineté, des contradictions entre la lettre et l’esprit. Ces incertitudes ont permis à la Porte de maintenir ou élever toute sorte de prétentions vaines, chimériques et indifférentes au fond pour ses propres intérêts, mais gênantes et vexatoires pour la Roumanie. On soulève des chicanes de pure forme, des tracasseries toujours renaissantes au sujet de la monnaie de ce pays, du droit de son prince de conférer des décorations, de celui de son gouvernement de signer des conventions et de conclure des traités de commerce internationaux, de certaines compétences de juridiction, bien que l’autonomie d’un pays implique tous ces droits. Pour le monnayage et pour certaines conventions, comme elle en a déjà fait avec la Russie et l’Autriche, la Roumanie a dû passer outre, et pour ce qui concerne la négociation directe d’un nouveau traité de commerce avec l’Autriche, celle-ci a déclaré qu’elle ne tiendrait compte d’aucune opposition de la Porte. Il n’y a donc plus de question sur ce point. Depuis l’entente qui s’est établie entre les deux cabinets de Saint-Pétersbourg et de Vienne sur l’attitude à prendre vis-à-vis de la Porte et de ses anciennes dépendances, on ne voit pas ce qui pourrait dissuader les autres grandes puissances de se montrer également favorables à l’interprétation rationnelle de l’autonomie roumaine selon l’esprit du traité de 1856. Or avec l’autonomie réelle des principautés, comme il la faut, si l’on désire qu’elles prospèrent au sein de la paix, les seuls avantages que la Porte puisse tirer de sa suzeraineté, c’est le tribut et une garantie pour la sécurité de sa frontière du Danube. Maintenant il est clair que ce dernier but serait encore mieux atteint par une neutralisation pure et simple du nouvel état roumain, et tout aussi peu douteux que la capitalisation du tribut, même à 10 pour 100, serait encore une opération avantageuse au trésor ottoman, vu la nature onéreuse des emprunts auxquels la Porte se voit continuellement obligée dans sa détresse financière. Le vague de la situation actuelle, loin d’écarter les chances de conflit, peut en ramener d’un jour à l’autre et entraîner une conflagration générale en Orient.


IV. — LES RESSOURCES DU SOL, L’AGRICULTURE, L’INDUSTRIE.

La Roumanie est des états naissans de l’Europe orientale le plus homogène, le plus capable de se développer et de prospérer rapidement. L’admirable fécondité de son sol et les avantages de sa situation commerciale, rehaussés par l’affranchissement complet de la navigation du Danube, concourent à cet effet. Non-seulement le Danube, depuis les Portes de Fer jusqu’à la mer, mais aussi la ligne de démarcation qui suit la crête des Carpathes et le Pruth, dans la partie supérieure de son cours, peuvent être considérés comme des frontières naturelles. La vaste plaine qui se déploie au sud et à l’est des montagnes présente en longueur un développement d’environ 600 kilomètres sur une largeur de 100 à 150. Presque entièrement unie et découverte en Valachie, elle est beaucoup plus accidentée en Moldavie. Les Carpathes forment entre l’Austro-Hongrie et la Roumanie un gigantesque rempart, tellement massif et compacte qu’il ne laisse en Valachie pour les communications de frontière qu’un très petit nombre de passages[1]. De la rive gauche ou roumaine du Danube, entièrement plate et plus basse que la rive droite ou bulgare, la plaine remonte par une pente très douce jusqu’au pied des montagnes, dont la première ligne, en grande partie couverte de vignobles, se tient presque généralement à des distances à peu près égales du fleuve. Rien de plus régulier que la disposition de toute cette partie de la vaste chaîne des Carpathes, les cours d’eau qui s’en échappent et vont joindre le Danube suivant généralement la direction du nord au sud avec plus ou moins d’inclinaison vers l’est. En examinant les rapports hydrographiques de la Roumanie, on est frappé de la grande similitude du bassin qu’elle occupe avec celui du Pô : c’est le royaume lombard-vénitien sur une plus grande échelle.

Le Danube, resserré dans le Banat entre deux lignes de montagnes et de rochers, souvent presque perpendiculaires, qui bordent en zigzag un lit hérissé de récifs et d’écueils, dont on voit percer de tous côtés les dentelures écumeuses, offrirait d’abord sans cela l’aspect d’un lac alpestre, plutôt que celui d’un fleuve; mais, après avoir franchi tous les obstacles, il s’élargit beaucoup. Cependant la largeur en est encore très variable à cause du grand nombre d’îles qui le divisent du côté de la Roumanie : elle dépasse en certains endroits 4 et 5 kilomètres avec une profondeur de 6 à 20 mètres. Dans la zone d’inondation du fleuve se trouvent nombre de lacs (baltas) très poissonneux. Comme on ne redoute plus les incursions des Turcs, c’est à la crainte des débordemens du Danube qu’il faut attribuer l’état désert d’une grande partie de la rive valaque.

Le delta du Danube se partage entre les trois branches de Kilia, de Sulina et de Saint-George. Le passage de grande communication des ports du fleuve avec la Mer-Noire, c’est le bras du milieu dit de Sulina. La commission européenne du Danube, instituée en 1856, a fait disparaître les ensablemens qui entravaient la navigation, en y faisant exécuter des travaux qui ménagent aux bâtimens de mer une profondeur suffisante jusqu’à son embouchure. Par le traité de Londres du 13 mars 1871, cette commission a été maintenue pour douze années encore, et la neutralité des travaux qu’elle a déjà faits ou dont elle poursuit l’achèvement déclarée permanente. Formant une représentation commune par délégués des sept puissances signataires du traité de Paris, et résidant à Galatz, elle a certains pouvoirs souverains sur tout le delta. Elle y exerce la police, arrête et publie des règlemens, lève des impôts, peut contracter des emprunts et disposer comme elle l’entend de ses ressources pour les travaux qu’elle ordonne.

Parmi les nombreux affluens du Danube, il faut signaler comme les plus importans le Pruth et le Séreth, la rivière de Galatz, en Moldavie, — l’Olt et le Jiul, le plus occidental, en Valachie. Ceux-ci viennent de la Transylvanie, ceux-là de la Bukovine. L’Olt, impétueux et romantique, sépare la Petite-Valachie de la grande. Le Pruth a une longueur de plus de 400 kilomètres; de petits bateaux à vapeur le remontent jusqu’à Sculéni au nord d’Iassy, des barques jusqu’à la frontière septentrionale. Le Séreth et parmi ses tributaires la Bistritza se prêtent au flottage des bois et de radeaux chargés de céréales. Aucune des autres rivières n’est encore utilisée pour le transport, mais presque toutes pourraient être rendues navigables. Le système fluvial de la Roumanie se trouve complété par une multitude de petits cours d’eau qui s’échappent de toutes les vallées. La violence des eaux lors des crues et les débordemens qui s’ensuivent rendent très difficiles l’établissement et la conservation des ponts, que l’on construit aujourd’hui généralement en fer; aussi le plus souvent est-on encore réduit à passer les rivières à gué. La Roumanie n’en est pas moins, pour la distribution parallèle de ses cours d’eau, un des pays les plus favorisés par la nature, car, pour peu qu’on les reliât entre eux par des tranchées facilement praticables, toute la plaine se trouverait, comme le royaume de Valence et la Lombardie, dotée d’un magnifique système d’irrigation et de canaux. Quant à présent, n’étant pas utilisées, les rivières de la Vala- chie n’ont encore pour elles que l’attrait d’une beauté sauvage dans leur cours à travers les montagnes. A cet égard, les Carpathes ne le cèdent aux Alpes que par l’absence des glaciers et des lacs.

Le sol de la Roumanie se partage en trois régions. La première, celle des montagnes, est presque exclusivement occupée par les forêts, outre qu’elle offre des ressources minérales considérables; la seconde, celle des coteaux, est caractérisée par la prédominance des vignobles et des vergers, la troisième enfin, celle des vastes plaines qui s’étendent jusqu’au Danube, par la grande culture et les pâturages secs. C’est dans cette dernière région et dans les vallées d’une certaine largeur que domine la terre noire ou grise, humus profond et très perméable de près d’un mètre d’épaisseur, qui ne se retrouve avec cette abondance que dans la Russie méridionale, et à laquelle les contrées qui en sont recouvertes doivent leur fertilité tout exceptionnelle. Il n’y a d’ailleurs en Roumanie que peu de terres d’une stérilité complète; même les terrains sablonneux y contiennent assez de substances organiques pour produire.

Les montagnes offrent de l’argile, de la marne, du sable, du grès, du gypse, toute espèce de pierres, sur la rive droite de l’Olt même une grande variété de marbres, du soufre, des lignites, du sel à profusion. Parmi les métaux, on a constaté en Roumanie l’existence de l’or, notamment dans l’Olt, l’Argisch et leurs affluens, ainsi que celle de l’argent, du mercure et du cuivre, du fer, du plomb, du cobalt et de l’arsenic. Il y a de la houille et du lignite à fleur de terre dans la vallée du Jiul, le district de Soutchava et celui de la Dembowitza, à Comanesti, dans le district de Bacao, même une houillère que l’on a commencé à exploiter. Malheureusement la difficulté des transports a rendu l’exploitation le plus souvent impossible. Au reste, ce ne sont là que des découvertes du hasard, car il n’a pas encore été fait d’exploration géologique du pays assez complète pour déterminer l’importance réelle de l’ensemble des ressources minérales, encore presque généralement négligées à l’exception du sel gemme, dont le gouvernement s’est réservé le monopole. Les salines de ce pays, exploitées très anciennement déjà, peuvent rivaliser en richesse avec celles de la Galicie. Les mines de sel gemme en plein rapport sont celles d’Okna en Moldavie, de Téléga et de Slanik dans le district de la Prahova, et d’Okna-maré, dans la Petite-Valachie. Quant à l’exploitation du sel marin, l’état, l’ayant trouvée trop dispendieuse, l’a jusqu’à présent laissée aux particuliers. Mentionnons aussi les puits de pétrole, plus ou moins abondans dans tous les districts de montagnes. M. Th. Foucault pense que, si cette exploitation, dont on ne s’est encore occupé que dans la région des salines, recevait tout le développement dont elle est susceptible, la Roumanie pourrait, avec ses sources de pétrole, approvisionner l’Europe entière. Signalons enfin, parmi les produits de la même formation, l’ambre de la vallée de Bucéu, de couleur brune, avec une grande variété de nuances, passant du jaune orange ou rougeâtre au noir, le plus estimé et qui se paie fort cher.

Le climat varie naturellement selon l’altitude et la situation des lieux. Les vallées des Carpathes sont abritées, tandis que rien ne protège la plaine contre les vents froids qui viennent y fondre de l’Oural et des steppes de la Russie, à travers la Bessarabie et la Mer-Noire, et dont l’influence explique la rigueur des hivers sous une latitude aussi méridionale. Les étés au contraire sont chauds et secs. La sécheresse, qui devient funeste à la végétation quand elle se fait sentir dès le mois d’avril et de mai, arrive même quelquefois au point où l’herbe ne pousse plus et les eaux baissent considérablement. Le printemps est précoce, l’automne ordinairement long et beau. Si les pluies de printemps sont favorables à la moisson, celles de septembre et d’octobre ne profitent pas moins aux céréales d’hiver et au regain des pâturages. Les variations de la température, dans le cours de l’année entière, oscillent généralement entre 38 degrés et — 17 degrés du thermomètre centigrade; mais les extrêmes dans les deux sens vont au-delà de ces limites. Les accidens du climat les plus funestes à l’agriculture sont, outre la sécheresse, les froids trop intenses, les inondations, en mars surtout, la grêle et les ouragans. Les chasse-neige aussi ne laissent pas d’être parfois dangereux pour les hommes et les troupeaux. Sans être précisément insalubre, le climat, dans une partie des plaines, se ressent des exhalaisons de marais et des miasmes du delta danubien, dont l’extension ne rencontre pas d’obstacle avant les Carpathes, et qui sont souvent la cause de fièvres malignes. Même les tremblemens de terre sont fréquens, et les effets en ont été maintes fois très destructifs.

Toutes les productions végétales de la zone tempérée de l’Europe, jusqu’à la latitude la plus méridionale correspondant à celle de la Roumanie, se retrouvent dans cette contrée ou s’y acclimatent sans peine. Il y a surtout, quand les pluies ne manquent pas, abondance de céréales de toute espèce et de fourrages. Malgré la rigueur des hivers, le maïs et la vigne prospèrent au bord des Carpathes, celle-ci sur les coteaux, celui-là dans les terrains frais. Dans aucun pays, le maïs ne pousse avec plus de force et ne donne de plus gros épis. Les graines oléagineuses, le tabac, le chanvre, le houblon, la betterave, le mûrier, viennent également. Des essais ont démontré que même le coton annuel, à moins d’un automne très pluvieux, mûrirait aussi bien qu’en Italie. Le figuier et l’amandier croissent en pleine terre et donnent des fruits, quand ils sont abrités. Cependant la flore de Roumanie n’offre guère d’espèces particulières à cette contrée ; mais on y trouve en général toutes les plantes capables de résister au froid, qui atteint 25 degrés dans certains hivers, où les céréales d’automne ne sont préservées de la gelée qu’à la faveur d’une couche de neige. Quant à la vigne, les cultivateurs en étendent les sarmens sur le sol et les recouvrent d’une couche de terre, qu’on laisse jusqu’à ce que le printemps rende à la végétation sa vigueur et ramène les chaleurs de l’été, aussi intenses que celles des pays les plus méridionaux de l’Europe. Le règne animal réunit toutes les espèces communes aux pays d’Occident en fait de bestiaux, gibier, volaille, poisson, etc. Il y a lieu de mentionner en outre, comme particuliers à la Roumanie et en partie même caractéristiques, le buffle, la chèvre noire et le chamois, sur les pics les plus inaccessibles des Carpathes, la fréquence du loup et de l’ours, noir et brun, — l’outarde, qui vit par bandes dans les solitudes du Baragan, et le pélican, dans les îles du Danube, — le coq des bois et la gelinotte, l’aigle et le vautour, ainsi que des nuées de corbeaux et de corneilles, aussi dangereuses pour les semailles que les sauterelles pour les récoltes. Dans le Danube même on trouve le saumon, l’esturgeon, qui donne le caviar, et le délicat sterlet.

D’après les renseignemens officiels publiés en 1868, il y avait alors en Roumanie environ 3,800,000 hectares, c’est-à-dire près du tiers de la superficie totale, de terrains complètement improductifs, 2 millions d’hectares de forêts, 3,850,000 de pâturages et de prés, 2,200,000 de terres labourées, et le reste en vignobles, jardins, potagers et vergers. Avec une pareille surface à cultiver et une population presque aussi nombreuse que celle de la Belgique, mais répandue sur un territoire quadruple, la Roumanie, disposant d’un sol extrêmement fertile, a tout ce qu’il faut pour devenir un des greniers d’abondance de l’Europe. Comme d’ailleurs les intérêts des quatre cinquièmes au moins de la population sont engagés dans l’exploitation de la terre, on peut dire qu’elle est aussi de fait un pays essentiellement agricole. Cependant l’agriculture, malgré d’incontestables progrès, y est encore très arriérée, et la production bien au-dessous de ce qu’elle serait, s’il y avait plus de colons, si les paysans étaient moins ignorans, les rapports agraires plus favorables au développement de l’aisance dans les campagnes, toute l’économie rurale en un mot mieux entendue, et si le pays avait eu plus tôt les facilités de communication dont il commence à jouir. Malgré le soin qu’ont pris les propriétaires les plus éclairés de faire venir des machines et des instrumens aratoires perfectionnés, la charrue romaine, tirée par quatre bœufs, et qui néanmoins effleure à peine le sol, est presque la seule que connaissent les paysans. Jamais la terre ne reçoit d’engrais. Au lieu d’utiliser le fumier des bestiaux, on le jette à la rivière ou au fond de quelque ravin; c’est même une opinion encore assez accréditée qu’il détruit la moisson, et elle est fondée en ce sens que dans des terres aussi grasses le fumier, poussant à la paille, peut étouffer le grain. Les labours profonds, les irrigations, le drainage, sont négligés ou inconnus. A défaut de granges pour mettre les récoltes à couvert, on se borne à les amonceler dans les champs. Le paysan ne sait pas ce que c’est que le fléau à battre; les sabots des chevaux et des bestiaux en tiennent lieu. Chaque récolte est ordinairement suivie de deux années de jachère, et, comme la terre ne manque pas, on n’en cultive que les parties les plus fertiles; les autres servent tout au plus au pacage. Dans les montagnes ainsi que dans une partie de la plaine, le pâturage simple, sans étables ni parcs, domine presque exclusivement.

Le plus grand propriétaire, c’est d’abord l’état lui-même, qui possède en Roumanie d’immenses domaines provenant de la sécularisation des biens des couvens et des églises. Ces domaines présentaient au commencement du règne du prince Charles une superficie totale de 2,670,000 hectares, dont un cinquième en terres labourées, y compris 15,000 hectares de vignobles, près d’un quart en forêts, soit près du tiers de toutes les forêts du pays, et le reste en terres incultes. Or il a été très peu vendu jusqu’à présent de ces propriétés, dont on estimait alors la valeur totale à 370 millions de francs, au taux moyen de 370 francs par hectare pour les terres cultivées et de 74 pour les terres incultes, en ajoutant le prix des forêts, en partie encore inexploitées. Toutes ces terres étant généralement affermées à très bas prix, le maximum que l’état en ait tiré comme produit annuel a été de 19,796,000 francs (en 1872). En outre il doit y avoir maintenant en Roumanie de 650,000 à 700,000 propriétaires fonciers, dont plus de 600,000 paysans. Ces derniers, ne possédant que des lots de 2 à 5 hectares, c’est-à-dire ensemble tout au plus un sixième du territoire, procèdent de deux classes : de celle des cultivateurs, autrefois appelés mochénéni en Valachie et razechi en Moldavie, qui étaient déjà petits propriétaires avant la loi rurale de 1864, et des anciens corvéables (clacachi), alors au nombre de 415,435. Ces derniers obtinrent par cette mesure, moyennant une indemnité dont les termes courent jusqu’à l’année 1880, la propriété des parcelles dont ils n’avaient auparavant que l’usufruit, pour lequel ils devaient au seigneur la prestation d’un nombre déterminé de journées de travail et la dîme en nature.

La petite propriété, quoique très répandue aujourd’hui même en Roumanie, n’y a pourtant encore, on le voit, qu’une médiocre importance. La moyenne propriété, comprenant les biens de 100 à 250 hectares, est assez répandue et prédomine même dans les districts montagneux. Dans la grande propriété, la contenance ordinaire des domaines est de 1,500 à 2,000 hectares ; mais il en est aussi qui embrassent jusqu’à 10,000 et 12,000 hectares appartenant au même particulier. Ainsi la majeure partie du sol est encore le patrimoine des gros propriétaires ou le partage des fermiers du domaine de l’état. Ces rapports agraires, avec la faible densité de la population, imposent naturellement la culture extensive. L’assolement triennal y alterne entre le blé, le maïs et la jachère. Cependant il y a nombre de champs capables de produire la même espèce de grains plusieurs années de suite. Le sol des grands domaines est exploité soit par le propriétaire, soit par des fermiers ; celui des propriétés de moindre étendue est souvent cultivé par un métayer, et le maître de la terre se réserve le prélèvement d’un cinquième ou même d’un tiers des produits. L’aristocratie terrienne n’a pas encore pris assez l’habitude de rester dans ses terres, en Valachie du moins ; elle aime mieux la résidence de Bucharest, quand elle ne préfère pas, dans la belle saison, les voyages et le séjour à Paris, à Vienne, dans les capitales ou les villes d’eau, parmi lesquelles Carlsbad attire en particulier beaucoup de Roumains. Cet absentéisme, outre qu’il entraîne de fortes dépenses, entretient aussi une certaine indifférence pour l’agriculture, bien qu’elle forme l’unique source des revenus de la classe dominante. En Moldavie, il est vrai, la plupart des grands propriétaires, donnant un meilleur exemple, ont depuis longtemps déjà pris le parti de s’établir sur leurs domaines, ce qui avait même contribué à leur faire gagner l’avance sur la Valachie dans la production et l’exportation des céréales. Ajoutons que la Basse-Moldavie en particulier, c’est-à-dire la partie de cette contrée la plus voisine du Danube, est naturellement une des plus favorables à la production du froment. Dans la Haute-Moldavie, on cultivait plus particulièrement le maïs, dont le grain, d’une couleur foncée, y est de qualité supérieure, et l’on y avait aussi largement introduit la pomme de terre. Les chemins de fer, entre autres grands avantages, auront celui d’équilibrer peu à peu les conditions différentes de l’agriculture dans toutes les parties de la Roumanie; mais partout il y a encore beaucoup à faire pour améliorer la qualité de la production, car les blés roumains ne conviennent pas tous indistinctement aux marchés de France et d’Angleterre, et depuis la guerre de Crimée ils rencontrent dans les blés des États-Unis une vive concurrence, qui a forcé, dans les plaines de la Basse-Valachie principalement, les propriétaires d’adjoindre à la culture des céréales celle du colza. On croit cependant qu’il y aurait moyen de produire en Moldavie, par le choix des semences, du froment égalant celui de l’Ukraine et de la Podolie.

Une condition très défavorable à l’amélioration du sol et des cultures en Roumanie, c’est la prédominance des baux de courte durée, de trois à quatre ans au plus, le plus souvent avec l’intermédiaire de régisseurs ou de fermiers principaux, presque tous grecs. La plupart de ces derniers s’enrichissent vite, spéculent sur les terres et deviennent eux-mêmes acquéreurs de domaines sans morcellement. Ils sont arrivés à former ainsi toute une nouvelle classe de propriétaires de plus en plus influente. Souvent aussi des communes entières de paysans se cotisent pour prendre à ferme des terrains d’une étendue considérable; mais, de même que le petit fermier, n’étant assurées que d’une jouissance de trois ans, elles se gardent bien d’entreprendre des travaux dont elles ne recueilleraient pas les fruits : il est également rare que le paysan économise assez pour acheter des terres. De plus les fermiers se trouvent, vis-à-vis des propriétaires et de leurs fondés de pouvoir, dans une dépendance à laquelle il ne leur est pas facile de se soustraire; aussi la grande propriété seule pouvait-elle songer à introduire dans le pays les méthodes d’exploitation rationnelle et des machines, dont les principales, les batteuses à vapeur, y fonctionnent déjà au nombre de plus de 1,200.

Dans l’exploitation telle que l’entend le paysan roumain, la routine règne encore partout ; vingt-quatre jours de travail dans l’année lui suffisent pour assurer sa propre subsistance, ainsi que celle de son bétail en hiver. Vivant presque exclusivement de maïs, les autres récoltes ne l’intéressent que médiocrement. La mamaliga, bouillie de maïs semblable à la polenta italienne, fait le fond de sa nourriture. Il consomme en outre des légumes et du mauvais laitage, ne songe, avec l’abstinence commandée pour les cent quatre-vingt-quatorze jours de jeûne de l’année, que rarement à manger de la viande, et ne boit que du moût de vin et de l’eau-de-vie très légère. Un régime alimentaire aussi peu fortifiant n’est guère favorable au développement de la vigueur du corps et de l’esprit. Près de la moitié des terres labourées sont affectées à la culture du maïs, plus du tiers à celle du froment, et plus d’un dixième à celle de l’orge. Le reste est semé ou planté en millet, seigle et avoine, haricots, pois et lentilles, pommes de terre, graines oléagineuses, tabac, chanvre et lin. Le colza est, comme on vient de le voir, une culture nouvelle. La récolte de cette graine, après avoir beaucoup fourni à l’exportation pour l’Angleterre en 1873, a manqué l’année suivante. La betterave est entièrement négligée.

La production moyenne d’un hectare serait, d’après M. Emm. Kretzulesco, pour le blé de 14 à 16 hectolitres, dans les meilleures années de 20 à 22, pour le maïs de 22 à 25 et même jusqu’à 30 hectolitres. C’est la culture des paysans qui, faute de soin, est la moins productive. Les blés durs sont les plus recherchés, comme les plus lourds et les plus farineux. L’orge est en partie employée dans les brasseries du pays ou exportée pour la préparation de malt, en partie aussi donnée comme fourrage avec le millet et l’avoine. Le seigle sert principalement à fabriquer de l’eau-de-vie.

Le tabac roumain ne le cède guère, pour la qualité, au tabac turc ordinaire. Il y avait dans les progrès de cette culture une ressource d’une importance croissante pour l’économie nationale, quand le gouvernement s’est déterminé en 1872, sur l’offre d’une somme annuelle de 8 millions de francs, à concéder le monopole des tabacs à une compagnie, ce qui a entraîné la mise en régie et un contrôle avec des restrictions gênantes pour la culture indigène. Le bon marché des cotonnades anglaises et suisses tend à restreindre également celle du chanvre et du lin, dont l’industrie domestique tisse et confectionne les vêtemens ordinaires des paysans, mais surtout leur habillement d’été, la blouse blanche et la ceinture.

La viticulture au contraire, qui s’étend déjà sur 100,000 hectares environ, et prospère le mieux sur les coteaux bordant les Carpathes, augmente d’année en année. La Roumanie produit surtout d’excellens vins blancs dans le genre du Graves, depuis peu toutefois aussi des vins rouges. Les principaux crus sont en Valachie le Dragaschan et en Moldavie le Kotnar, puis le Déalu-maré et l’Odobesti. Il y a aussi des muscats peu sucrés, mais d’un goût très agréable. La production annuelle est de 800,000 à 900,000 hectolitres: en 1862, année de grande abondance, la récolte s’était même élevée à près de 1,300,000 hectolitres; mais jusqu’à présent un petit nombre de propriétaires seulement se sont appliqués à traiter ces vins comme il convient, et il ne s’en exporte qu’une très petite quantité. Cependant il n’y a pas à douter qu’avec de bonnes méthodes et du soin l’industrie vinicole ne puisse devenir pour la Roumanie, comme pour la Hongrie, un élément de richesse véritable.

Pour les céréales, l’inégalité des récoltes est bien plus sensible encore par suite de la sécheresse et des autres accidens physiques. Il faut y ajouter de fréquens incendies. Dans aucun pays, il n’y a de tels écarts entre les résultats des bonnes et des mauvaises années, ce qui rend l’agriculture en Roumanie plus aléatoire qu’ailleurs, et pourrait bien, avec l’incertitude que cette circonstance entretient dans les esprits, être aussi pour quelque chose dans certaines dispositions du caractère national, la passion des Roumains pour le jeu et l’aventure. Par une supputation très large, on a cru pouvoir cependant évaluer la production moyenne annuelle du pays en grains à environ 15 millions d’hectolitres pour le blé, 20 millions pour le maïs et 8 millions pour les orges.

La maraîcherie et l’horticulture n’ont encore qu’une très faible importance en Roumanie ; autour de Bucharest même, il y a beaucoup de terrains marécageux entièrement négligés, dont le dessèchement devrait être ordonné dans l’intérêt de la salubrité publique, et qu’il serait facile de convertir en potagers. Cependant on rencontre, dans la région des collines, des plantations considérables d’arbres fruitiers, de pruniers surtout. C’est sans doute au manque des soins indispensables pour ces cultures, mais surtout d’une fumure et d’une préparation convenables du sol, qu’il faut attribuer la saveur médiocre des légumes et des fruits dans cette contrée. La rareté des jardins, l’absence d’arbres dans les champs et au bord des chemins, comptent pour beaucoup dans l’air de désolation des campagnes d’un pays où il n’y a d’ailleurs que des clôtures de clayonnage, où il n’y a ni bornage, ni cadastre.

En général, le pâturage, comme on l’a vu, l’emporte en Roumanie, pour l’espace, sur la culture des champs; mais il est resté dans un état encore plus barbare, car, si l’on excepte les prairies riveraines des cours d’eau et celles des ramifications les plus basses des montagnes, il ne comprend dans la plaine que des herbages secs promptement jaunis et ternis en été par le soleil et la poussière. Aussi les pâtres roumains conduisent-ils chaque année, du printemps à l’automne, de cette plaine, ainsi que de la Transylvanie, de nombreux troupeaux de bœufs et surtout de moutons dans les pâturages des montagnes, où il ne reste en hiver que les chèvres se nourrissant de bourgeons. Les étables sont presque inconnues dans le pays, et l’on n’enferme pas le bétail, même dans la saison rigoureuse.

La race des chevaux moldaves, célèbre autrefois et très recherchée pour les remontes de cavalerie, est en pleine décadence. Ses représentans véritables sont devenus presqu’un mythe, comme les chevaux andalous; on n’en trouve plus, en Moldavie même, que dans les haras de quelques grands propriétaires. Quant aux chevaux valaques, ils sont petits et d’apparence assez chétive, mais néanmoins robustes, très agiles, durs à la fatigue et très sûrs dans la montagne. Rien n’égale la vélocité des attelages valaques, dans lesquels, il est vrai, on met parfois jusqu’à huit et douze chevaux à une voiture sous la conduite de deux postillons ou souroutchous en costume bariolé. Rien de plus fantastique que ces équipages, emportés avec la rapidité du vent, et leurs guides, qui ne cessent de pousser des cris sauvages assez semblables à des vagissemens. Un cheval tombe-t-il dans ces courses effrénées, on le laisse étendu sur la route, où il devient bientôt la pâture des corbeaux et des oiseaux de proie.

Les bœufs sont d’une grande utilité non-seulement pour les travaux des champs, mais pour les transports; si on finit par les envoyer à l’abattoir pour la consommation, c’est sans se mettre en peine de les engraisser beaucoup. N’ayant d’ailleurs le plus souvent que des herbes sèches à manger, ils ne peuvent donner que de la mauvaise viande. Les vaches par la même raison ont peu de lait; le beurre du pays est détestable. On s’est donné plus de peine pour améliorer les fromageries. La femelle du buffle, trop coriace pour la boucherie, donne un lait beaucoup plus gras que celui de la vache, en quantité double. Quelque arriérée que soit encore l’élève du bétail en Roumanie, les produits de cette industrie forment l’objet d’un commerce considérable avec l’Autriche. Les plus importans troupeaux de moutons sont ceux des grands propriétaires de Moldavie. Les bêtes sont grandes, mais les toisons très grossières. On envoie chaque année une bonne partie de ces laines en Transylvanie et en Bukovine, d’où elles reviennent manufacturées, à l’état d’étoffes et de feutres; d’autres sortes sont exportées en suint ou lavées à destination de la France surtout. L’amélioration de la race ovine ne manquerait pas d’ajouter à l’importance de ce commerce. C’est en Valachie qu’à l’imitation des Serbes on s’est mis à élever le plus de porcs; la chair de ces animaux est la plus savoureuse du payé; seulement avec le climat elle n’est pas très hygiénique. Pour les basses-cours, l’abondance du maïs serait d’une immense ressource. Comme les mûriers ne manquent pas, la sériciculture peut retrouver des chances de succès. Elle a déjà été pratiquée avec profit, et s’est trouvée un moment très florissante, mais a de plus en plus baissé depuis par suite de la maladie des vers à soie.

On a vu combien la Roumanie est riche en forêts : elles y couvrent un sixième du territoire. Les plus belles sont situées dans les Carpathes, où l’on rencontre encore de véritables forêts vierges, et dans le voisinage des montagnes. On y trouve d’excellens bois de construction, notamment du chêne et du sapin; mais le défaut de tout aménagement y a conduit à un déplorable gaspillage, et, comme la plupart sont, faute de chemins, difficilement accessibles, on n’a encore que très faiblement tiré parti des ressources qu’elles offrent. Peu de contrées possèdent des forêts de chênes aussi importantes. A côté de cette essence dominante, que l’on rencontre jusqu’à une hauteur de près de 1,100 mètres au-dessus du niveau de la Mer-Noire, les arbres principaux des Carpathes sont le hêtre, le sapin et le pin sauvage jusqu’à la limite extrême de 2,000 mètres, au-delà de laquelle on ne voit plus que des plantes alpines. Dans la plaine croissent surtout l’orme, le frêne et l’érable.

La difficulté d’accès des hautes forêts de montagne est la cause d’un renchérissement des bois qui a permis à la Bukovine d’en importer elle-même en Roumanie de plus en plus par les voies fluviales. En revanche, l’exportation des douves de chêne roumaines, que leur qualité supérieure fait distinguer, a pris un grand essor. Ajoutons que, les ménages ruraux se servant encore presque exclusivement de vases et d’ustensiles en bois, celui-ci trouve aussi un large emploi dans la boissellerie commune, dont s’occupent spécialement les tsiganes.

Les bords et les îles du Danube ne manquent pas non plus de bois. Le défaut d’arbres ne commence à frapper que dans les plaines de la Grande-Valachie. Là il y a des districts où l’on n’en découvre pas un à plusieurs kilomètres de distance. Tel est surtout le Baragan, qui s’étend à l’est de Bucharest jusqu’au Danube. L’aridité de cette steppe vient surtout du manque d’eau; on a pensé y remédier par des puits artésiens, qui ont toutefois jusqu’à présent peu réussi en Roumanie. D’innombrables troupeaux de moutons et de bœufs paissent durant tout l’été dans ces plaines immenses, où l’œil n’aperçoit de tous côtés que des herbes épaisses parcourues par des bandes de vautours, de grues, d’outardes, de cailles et d’autres oiseaux. Pendant l’hiver, on est menacé de grands dangers dans cette vaste solitude, la violence des vents y emportant parfois des troupeaux entiers pour les ensevelir sous les neiges, ou les jeter dans les lacs du canal de Bortcha, à l’est du Baragan.

En Roumanie comme partout, le revenu foncier varie naturellement d’année en année et suivant les localités ; il augmente à mesure que l’on approche des ports et des grandes villes. En général il a une tendance constante à monter, et le fait est que la valeur foncière et locative des biens a depuis trente ans pour le moins décuplé dans cette contrée. Si la rente de la terre n’y ressort généralement pas à moins de 10 pour 100 du prix d’achat des domaines, tandis qu’elle n’est pas de la moitié chez nous, cela s’explique par le taux encore plus élevé de l’intérêt des capitaux mobiliers en Roumanie et dans tout l’Orient, où, ne se débattant guère au-dessous de 12 pour 100, il monte parfois même aux chiffres les plus usuraires. C’est en général aussi par le manque de capitaux que l’on y est arrêté dans l’entreprise des grandes améliorations agricoles. Il en est ainsi pour l’aménagement des forêts et le reboisement, les endiguemens et les desséchemens dans certains districts, l’établissement de canaux d’irrigation et de rigoles, le forage de puits, dans d’autres. Or l’exécution de travaux pareils et la création de prairies artificielles sont des conditions sans lesquelles on entreprendrait vainement l’amélioration générale du bétail, même dans un pays aussi riche en pâturages naturels. Aussi le besoin d’un bon régime hypothécaire et de bonnes institutions de crédit agricole se fait-il vivement sentir. Il est vrai que depuis peu une société nationale de crédit foncier, organisée sur le modèle des établissemens de même nature qui fonctionnent depuis longtemps en Prusse, s’est formée et a commencé ses opérations avec succès. Seulement il est douteux qu’elle ait le pouvoir et les moyens d’attirer de l’étranger assez de capitaux pour se mettre complètement à la hauteur de son rôle.

Ce qui ne fait pas moins défaut que l’argent, c’est l’influence salutaire de l’exemple, la présence de colons plus instruits et plus avancés. A cet égard, les Roumains se-méprennent sur leur intérêt véritable. L’aspect séduisant des villages encore aujourd’hui si florissans du voisinage de Kronstadt, en Transylvanie, qui peuvent soutenir la comparaison avec les plus beaux de l’Europe occidentale, ne les a pas tentés. Ils sont restés sous l’impression des vues étroites d’un esprit national trop exclusif qui proteste contre toute immigration de colons étrangers. L’article 3 de la constitution en vigueur dit formellement : « Le territoire de la Roumanie ne peut être colonisé par des populations de race étrangère. » Dans la pratique, il est vrai, l’établissement de coreligionnaires tels que les Bulgares et les Serbes dans les campagnes roumaines est moins entravé. L’application rigoureuse de la loi ne barre le chemin qu’aux colons de race et de religion différentes ; mais cela équivaut à l’exclusion des émigrans qui pourraient se rendre le plus utiles à l’agriculture roumaine, des Allemands, des Suisses et des Italiens, le paysan français n’émigrant pas. Cette législation est précisément le contre-pied de celle à laquelle les États-Unis doivent leur merveilleuse prospérité et le rapide accroissement de leur puissance. On a peur en Roumanie d’être inondé et submergé, oubliant que le pays, avec l’extension et l’amélioration de ses cultures, nourrirait aisément le double et même le triple de la population actuelle. Cette crainte est chimérique. Le mouvement d’émigration agricole du continent européen n’a, par le fait, que trop abandonné la direction de l’Orient depuis que l’Amérique et les pays d’outre-mer lui ont ouvert les bras; il faudrait, pour qu’il la reprît, des encouragemens très positifs. Une petite colonie souabe, qui s’était formée, antérieurement à l’interdiction, près de Giurgévo, et que la fabrication du beurre avait rendue assez prospère, fut amenée par les tracasseries des communes environnantes à passer dans la Dobroudja, sur le territoire ottoman, et depuis lors l’immigration de l’Occident en Roumanie a un caractère exclusivement industriel et marchand. Il faut le dire, rien ne menace plus de retarder les progrès de la véritable civilisation sur le Bas-Danube, en Hongrie comme dans les autres pays riverains, que les méfiances exagérées causées par la surexcitation de l’esprit national, qui tend à diviser de plus en plus des races différentes, il est vrai, mais qui vivent côte à côte sur le même sol depuis des siècles. On a donc eu parfaitement raison de dire que, si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer, en la regardant comme le noyau pacifique d’une grande confédération de toutes les petites nationalités de l’Europe orientale.

L’industrie ne joue encore qu’un rôle secondaire dans l’économie nationale de la Roumanie, si l’on excepte l’exploitation des mines de sel gemme, monopole de l’état. Plus du quart des ouvriers qu’il y emploie sont des condamnés. Les travaux se poursuivent aujourd’hui méthodiquement. Le sel le plus blanc et le plus pur est celui de Slanik. On estimait dès avant 1868 à plus de 70,000 tonnes de 1,000 kilogrammes le total de la production annuelle. Une partie est consommée dans le pays, une autre exportée en Turquie et en Serbie. Il en passe aussi par contrebande en Transylvanie et en Bessarabie. On peut fonder en outre sur la richesse des mines qui le fournissent de belles espérances pour l’avenir, au point de vue de la création d’industries accessoires, telles que la fabrication de produits chimiques. Le plus grand obstacle à surmonter pour en tirer davantage, c’est la difficulté du transport sur des chars à bœuf, mode auquel on fera bien, si ce n’est déjà fait, de substituer, dans le fond pierreux des vallées, des convois roulant sur des rails en bois, ou en fer. L’exploitation des sources de pétrole est encore moins développée.

L’industrie manufacturière ne compte qu’un très petit nombre d’établissemens isolés. La petite industrie, comprenant les métiers des villes, est plus répandue et beaucoup plus importante en somme, mais dans les campagnes presque toute domestique. Le paysan construit lui-même sa maison et façonne la plupart des outils et des ustensiles dont il se sert, fabrique des tapis en poil de chèvre en hiver, et tresse des nattes en jonc ainsi que des paniers. Les femmes filent et tissent, confectionnent les vêtemens pour l’usage de la famille et élèvent des vers à soie. Le seul artisan de profession dans les villages est le maréchal-ferrant. On fait aussi, dans beaucoup de cantons ruraux, de la poterie ordinaire et émaillée, dont les ornemens rappellent souvent les vases étrusques, dans quelques districts, des vases et des poêles de faïence ou de la verrerie commune.

Les moulins à farine, de même que les scieries et la tonnellerie, sont très primitifs; cependant il existe aussi quelques minoteries à vapeur, dont la principale est à Braïla. Dans le plat pays, ainsi que dans la Haute-Moldavie, on fait de l’eau-de-vie avec toutes les espèces de grains autres que le froment, même pour l’exportation; cependant l’eau-de-vie de prunes des montagnes est préférable. Les brasseries allemandes se sont multipliées dans les grandes villes, mais le paysan ne connaît pas encore la bière. La boulangerie et la boucherie laissent plus à désirer. Pour la parure et le luxe au contraire, dans toutes les branches de la confection proprement dite, la chapellerie, l’orfèvrerie et la bijouterie, la confiserie, etc., Bucharest offre les mêmes ressources que les autres grandes villes de l’Europe; seulement le travail comme la marchandise s’y paie beaucoup plus cher.

Quant à la tentative d’introduire dans le pays la fabrication du sucre de betterave, pour laquelle il ne conviendrait pas moins que la Hongrie, quiconque n’apporte pas lui-même des capitaux suffisans y échouera toujours, car il est difficile d’en trouver pour des entreprises industrielles à créer dans un milieu où l’intérêt de l’argent est si élevé. Pour fonder en Roumanie de grands établissemens de ce genre, il faut avoir réuni d’avance tous les fonds et moyens d’organisation nécessaires. Cependant toutes les industries qui se rattachent à l’économie rurale ou au bâtiment auraient beaucoup de chance de prospérer dans ce pays, en même temps que, pour celui-ci, l’avantage d’aider à remplir les vides que de mauvaises années laissent parfois dans son commerce d’exportation. On n’oserait en dire autant de la grande industrie manufacturière proprement dite, dont le manque de combustible et de fer, ainsi que la nécessité de faire venir à grands frais de loin les appareils, les machines et même les ouvriers, rendrait la condition très mauvaise pour soutenir la concurrence du dehors. L’heure de ces enreprises ne paraît pas encore venue.


V. — LES CHEMINS DE FER.

De bonnes voies de communication vivifient un pays par le mouvement et l’échange; quand elles sont défectueuses, quelles que soient d’ailleurs les ressources naturelles et les forces productives, il languit toujours plus ou moins, comme le corps arrêté dans sa croissance par la lenteur de la circulation. C’est ce qu’a longtemps éprouvé la Roumanie. La viabilité y était dans les plus tristes conditions. Avant l’union des principautés et le règne du prince Charles, sous lequel s’est développé le réseau de chemins de fer, il n’y avait guère, dans l’intérieur du pays, de routes commerciales, à l’exception de celles de Bucharest à Giurgévo au sud et à Kronstadt au nord, assez mal entretenues l’une et l’autre, en tout d’abord 700 kilomètres, puis, avec ce qu’y ajoutèrent quelques travaux, tout au plus 1,500 kilomètres de routes carrossables à la rigueur, presque généralement très mauvaises et en partie seulement reliées entre elles. Des milliers de chariots attelés de bœufs, de buffles ou de chevaux offraient, avec les radeaux du Séreth et les barques du Pruth, les seuls moyens de répandre dans la circulation à travers champs, et de diriger sur le Danube, par des chemins souvent impraticables, les produits des salines, des carrières, des forêts et de l’agriculture, moyens lents et dispendieux, qui dérobent aux travaux des champs une multitude d’hommes et d’animaux. On peut juger des anomalies résultant de la difficulté des transports par ce fait que l’on trouva plus économique et moins incommode, lors du pavage de Podo-Mogoschoï, la rue principale de Bucharest, de faire venir les pavés de la Haute-Ecosse par mer que d’aller en prendre dans les carrières des Carpathes.

Tout le grand trafic était ainsi attiré vers le Danube. Ce fleuve, qui au sud décrit autour de la contrée un arc immense, est naturellement la plus large voie navigable, et partant la grande artère commerciale de tous les pays qu’il parcourt. Il était, avant les chemins de fer, la seule grande route offerte au commerce de la Roumanie. Cependant la difficulté des arrivages de terre limitait à un certain rayon la sphère de son trafic, et en hiver celui-ci souffre, par suite de l’invasion des brouillards et des frimas, une interruption naturelle. Le Danube n’en a pas moins attiré de tout temps sur ses bords la majeure partie du commerce extérieur des principautés, de même qu’il sert au trafic des ports roumains entre eux et avec la Bulgarie, notamment à l’envoi des céréales et autres produits du pays riverain à Ibraïla et à Galatz, les deux ports jusqu’où remontent les bâtimens de mer, et qui sont ainsi devenus les entrepôts maritimes du pays. Outre ces places, la Roumanie possède encore sur le Danube seize ports moindres, dont les principaux sont, en Valachie, Turnu-Sévérin et Giurgévo, celui de la capitale, et en Moldavie, au-dessous de Galatz, Réni et Ismaïl, ce dernier sur le bras de Kilia.

Il ne faut pas oublier que le Danube est en outre une des principales voies de transit de notre continent, et, pour les touristes, le plus court et le plus agréable des itinéraires entre l’Occident et l’Orient. Le transport des voyageurs et des marchandises y est opéré en majeure partie par une compagnie autrichienne de navigation à vapeur, qui a son siège à Vienne et ses principaux chantiers de construction au Vieux-Bude, près de Pesth. Cette compagnie a une très forte organisation, reposant sur des avantages naturels qui bravent toute concurrence. Aussi ses nombreux paquebots, pyroscaphes et remorqueurs, avec leurs chalands, desservent-ils, depuis quarante années déjà, le cours de ce fleuve et ses principaux affluens. Leurs voyages s’étendent de la capitale de l’Autriche, à travers la Hongrie, par les grandes stations roumaines intermédiaires de Turnu-Sévérin et de Giurgévo jusqu’à Galatz, et de Basiasch, dans le Banat, ils entretiennent des communications avec toute la Serbie.

Le gouvernement autrichien a depuis longtemps fait sauter les rochers qui formaient les écueils les plus dangereux du passage des Portes de Fer, que des bateaux à vapeur de petites dimensions franchissent aisément, même par les plus basses eaux; mais pour les gros bateaux à forte charge la difficulté subsiste toujours. Entraînant la nécessité de transbordemens, elle entrave surtout les transports des matières lourdes et encombrantes, telles que les houilles du Banat, encore tenues en échec par la concurrence anglaise. Cette difficulté ne pourra être levée qu’au moyen de travaux plus étendus qui exigeraient de grandes dépenses, devant lesquelles on a reculé jusqu’à présent. Il y aurait lieu de même en Roumanie de pourvoir à la construction de magasins d’entrepôt et à l’établissement de bons quais, tant à Galatz et à Braïla qu’à Giurgévo, où il ne serait pas moins urgent de rendre plus de profondeur au port, que le manque d’eau oblige de transférer en partie à Smourda, un peu au-dessous de la ville.

A l’intérieur, les travaux des routes ordinaires n’ont pas été négligés dans les derniers temps. Malgré la mollesse de beaucoup de terrains et la difficulté venant de ce que l’on n’a pas toujours sous la main les matériaux nécessaires pour les consolider, cette branche de la viabilité a presque triplé en étendue depuis 1861; la Roumanie compte aujourd’hui 4,266 kilomètres de chemins, dont 2,045 consistent en routes empierrées et macadamisées, qui joignent entre elles les villes principales et touchent aux points les plus importans de la frontière. Il y a en outre la perspective d’environ 5,000 kilomètres de chaussées et de chemins vicinaux en projet ou même déjà en construction. On ne connaissait que les ponts en bois, fréquemment emportés par la violence des eaux : en 1865, un emprunt de 23 millions, contracté par l’état, fut spécialement affecté à la construction de ponts en fer, dont vingt-quatre sont achevés maintenant ; mais le progrès le plus important dans la viabilité du pays, dont il est destiné à changer la face, c’est l’établissement d’un réseau de chemins de fer, qui vient d’être achevé et s’étend sur toute la Roumanie.

La construction de ce réseau a été le plus grand souci du prince Charles, comme il est la plus belle création de son règne. L’exécution d’un réseau complet de chemins de fer reliant entre elles toutes les parties de la contrée ne devait pas rencontrer d’obstacles sérieux dans les plaines, tellement unies qu’elle s’y réduit souvent à la pose des rails, sans nécessité de remblais ; elle n’exigeait de grands travaux d’art que dans les Carpathes. Malgré les facilités naturelles que procure l’abondance de la pierre et du bois, les chambres auraient voulu s’en tenir d’abord à deux lignes en construction, celle de Giurgévo à Bucharest, à laquelle on travaillait très mollement pour le compte de l’état, et celle d’Itzkani (près de Soutchava) à Roman, avec un embranchement de Pascani à Iassy, continuation du chemin de fer autrichien de Lemberg à Czernowitz, concédée aux entrepreneurs de ce dernier et n’intéressant qu’une moitié de la Moldavie. Toute la Valachie, de sa capitale au Banat d’une part et à Ibraïla de l’autre, ainsi qu’en Moldavie tout l’espace entre Galatz et Roman, offrait une immense lacune. Le docteur Strousberg offrit de la combler. Le prince eut beaucoup de peine à faire adopter une aussi vaste combinaison. La moitié du réseau, comprenant les grandes sections de Roman à Galatz et de Braïla à Bucharest, était à peu près terminée à la fin de 1870; mais alors de graves démêlés avec l’entrepreneur, peu scrupuleux à remplir ses engagemens, amenèrent une interruption des travaux, la résiliation du contrat primitif et de nouveaux arrangemens. La compagnie dite des chemins de fer roumains, reconstituée par actions, délégua toute l’exploitation, ainsi que l’achèvement de la ligne, à la compagnie de chemins de fer franco-autrichienne, qui termina la section de Bucharest à Pitesti vers la fin de 1872 et tout le réseau jusqu’au point extrême de Verciorova, sur la frontière du Banat, à la fin de 1874. Enfin la jonction avec la Russie, par un tronçon d’Iassy au Pruth vers la ligne de Kischenef-Odessa, s’est faite dans le cours de la même année, pour le compte de l’état comme la petite ligne de Bucharest à Giurgévo. La Roumanie possède ainsi dès à présent 1,235 kilomètres de chemins de fer en exploitation.

La jonction du réseau moldo-valaque avec l’Autriche par la Bukovine et la Galicie existant depuis 1871, on peut faire le trajet de Paris à Bucharest en quatre jours et de Vienne en deux jours et demi, quoique par un immense détour. Avec le réseau austro-hongrois, la jonction doit avoir lieu, aux termes d’une convention ratifiée de part et d’autre, pour la Transylvanie dans la direction de Ploesti à Kronstadt, et pour le Banat dans celle de Verciorova à Témeswar, au moyen de chemins de fer à construire dans un délai de quatre ans.

Dans son vaste parcours, des confins de la Bukovine à ceux du Banat hongrois, la nouvelle artère roumaine forme une ligne brisée qui touche à trois extrémités du pays[2]. Divers projets nouveaux s’y rattachent; cependant il manque encore, dans le système des communications établies et des voies concédées, l’élément très important d’une ligne carbonifère, celle du Banat hongrois n’étant pas encore terminée. Or il est un autre projet dont l’exécution comblerait largement cette lacune, réaliserait en outre une quatrième jonction avec le réseau austro-hongrois et rapprocherait de Vienne plus que les trois autres. Nous voulons parler d’un chemin de fer de montagne qui remonterait, dans la Petite-Valachie, le cours de la rivière de Jiul, de Filiasch et Tirgujiul au passage de Vulcain, où il atteindrait la frontière à l’ouest de l’Oit et de Hermannstadt. Là il trouverait à Petrocéni d’inépuisables mines de lignite, déjà largement exploitées, ainsi que le raccordement avec les chemins de fer du sud de la Transylvanie, tant pour se diriger sur Pesth, par la voie la plus courte, celle d’Arad, que pour revenir à Bucharest même par Kronstadt. La concurrence qui en résulterait, pour les charbons du Banat comme pour les houilles anglaises, ne pourrait être que très favorable aux intérêts du pays, au point de vue de l’exploitation des chemins de fer, du développement industriel et de la consommation domestique. Le trajet de la poste de Bucharest à Vienne pourrait sans doute en même temps être réduit à une trentaine d’heures. Seulement la nécessité de grands travaux d’art dans les Carpathes peut rendre la construction de la ligne proposée très dispendieuse.

Dès à présent, les facilités nouvelles procurées par l’extension des chemins de fer pour les voyages en Roumanie ont déterminé des changemens notables dans l’organisation des services et les itinéraires. Ainsi la compagnie autrichienne de navigation à vapeur, dont les paquebots faisaient autrefois le service de poste jusqu’à Galatz, où ils allaient prendre les voyageurs d’Odessa, en a maintenant limité les voyages accélérés à Roustchouk et à Giurgévo pour l’entretien de ses communications avec Constantinople et Bucharest. Avec l’ouverture des gares de Verciorova et de Turnu-Sévérin, il est probable même qu’elle ne conservera sur le parcours déjà réduit de son service de grande vitesse que les voyageurs de la ligne turque.

Si la jonction des chemins de fer roumains est assurée d’avance avec l’Autriche et la Russie, elle dépend encore, avec la Turquie, de l’établissement d’un pont fixe sur le Danube de Giurgévo à Roustchouk. La réalisation de ce projet, avec la construction du chemin de fer de Ploesti à Kronstadt, paraît de nature à devoir modifier aussi la marche du transit et en ramener une partie du Danube, qu’il suit encore de préférence, à la voie de terre, c’est-à-dire aux chemins de fer hongrois et roumains, ce qui serait très avantageux non-seulement pour la Valachie, mais pour la Transylvanie, qui verrait ainsi la fin de l’isolement commercial dans lequel elle a toujours vécu. Kronstadt et Bucharest se trouveront alors sur la voie la plus directe de l’occident et du centre de l’Europe à Constantinople, puisque de Roustchouk part, comme on sait, le chemin de fer construit par des Anglais qui conduit au port de Varna, sur la Mer-Noire, où les passagers des paquebots du Danube vont s’embarquer pour le Bosphore. Un chemin de fer de la capitale de l’empire ottoman à Andrinople et à Philippople existant déjà, ainsi qu’un embranchement de celui de Roustchouk-Varna sur Schoumla, il ne reste plus qu’à relier cette dernière ville à Andrinople à travers le Balkan, pour compléter la voie ferrée de Bucharest à Constantinople. Il est probable qu’il serait même assez facile d’établir sur le chemin de fer turc d’Andrinople, en suivant le cours de la Maritza, une bifurcation vers le golfe d’Enos, où se jette cette rivière, et dans ce cas s’ouvrirait même, pour les produits des fertiles plaines du Bas-Danube, la perspective d’un écoulement direct vers la Méditerranée, en avant de la Mer-Noire et même de tout le bassin des détroits, avec une économie considérable de temps et peut-être même de frais.

Il est maintenant facile avec les chemins de fer de visiter la capitale, les principales villes et même une grande partie des campagnes de la Roumanie. Le voyage d’Iassy à Bucharest n’est plus, comme il y a quatre ans encore, une odyssée pleine de tribulations et de fatigues ; il se fait aussi facilement que celui de Paris à Lyon. La ville de Bucharest occupe, avec ses nombreux mahalas ou faubourgs, un très grand espace, beaucoup trop vaste même, qui fait le désespoir de son édilité. Vue de la gare du chemin de fer de Giurgévo, elle emprunte aux coupoles argentées de ses innombrables églises un aspect fort imposant, auquel ne répond que médiocrement l’intérieur. La ville européenne et marchande, formée de la rue principale où se trouvent le palais du prince, le grand théâtre, et de quelques quartiers adjacens, en constitue la partie animée, constamment parcourue par une multitude de voitures et d’équipages, car le peuple presque seul y sort à pied. Le principal divertissement de chaque jour est le rendez-vous que tous ces équipages se donnent à la chaussée, la promenade principale, où le beau monde a l’habitude de faire corso comme en Italie. Toutefois la majeure partie de Bucharest n’est qu’un immense enchevêtrement de rues non encore pavées, remplies de chiens, très boueuses et très tortueuses. C’est, comme on l’a dit avec raison, la ville des contrastes. Cependant l’influence de la civilisation de l’Occident y acquiert un empire de jour en jour plus incontestable, tout en laissant subsister une foule de particularités frappantes et curieuses dans la physionomie semi-orientale de la ville. Le progrès se manifeste sous des formes diverses dans certaines habitudes, les constructions, les boutiques, les hôtelleries. Non-seulement le pavé fait des conquêtes et les rues principales se bordent de trottoirs, mais on a construit deux halles ou marchés couverts, planté un grand boulevard devant le bâtiment de l’université, et fait plusieurs squares. L’éclairage au gaz fonctionne depuis quelques années, des Anglais ont organisé un service intérieur de tramways, etc. Il y a en Roumanie une tendance très marquée à la centralisation dont la nouvelle capitale profite largement. Avec la politique, la banque et le mouvement financier s’y concentrent de plus en plus à côté de l’industrie et du commerce de luxe. C’est qu’en effet les grandes familles et les riches propriétaires de la Petite-Valachie et de la Moldavie même que Craïova et Iassy ne retiennent pas vont de préférence établir leurs quartiers d’hiver à Bucharest.

Iassy, sans être une aussi grande ville, a l’avantage d’une situation plus pittoresque. La déchéance de son rang de capitale depuis qu’il n’y a plus de gouvernement distinct en Moldavie lui a naturellement fait perdre de son importance, et le départ de beaucoup de familles s’y trahit par un certain délabrement, sans compter que le désastre du grand incendie de 1822 n’y a jamais été complètement réparé. Il y a lieu d’espérer cependant que. sa position commerciale l’en dédommagera, et qu’étape nécessaire entre Odessa, la Bukovine et la Galicie, elle ne manquera pas d’en tirer parti avec l’achèvement de la ligne russe. Il est aussi question d’un projet de l’ingénieur anglais Hartley, de la commission danubienne, tendant à relier Iassy doublement à la Mer-Noire au moyen d’un chemin de fer parallèle au Pruth dont l’exécution est regardée comme très facile.

Galatz et Braïla sont essentiellement des places de commerce, ayant une population très mélangée, la première surtout, et le cachet des ports levantins. Les villes les plus importantes pour le commerce intérieur, après les deux capitales, sont Craïova, Ploesti, et, pour le nord de la Moldavie, Botoschan. En outre il se tient plusieurs foires annuelles très considérables, comme en juillet celle de Foltitchéni, où l’on trafique aussi avec la Bukovine.

L’établissement des chemins de fer a été accompagné et même précédé en Roumanie d’autres améliorations. Ainsi l’état y a pris à sa charge et complètement réorganisé depuis 1869 le service des postes, dont la partie internationale était restée jusque-là commise aux soins de la poste autrichienne. Aux 220 bureaux actuellement existant de la poste roumaine sont venus se joindre 73 bureaux de dépêches avec 3,420 kilomètres de lignes télégraphiques, et la Roumanie, pour simplifier ses rapports avec l’Europe centrale et les rendre moins dispendieux, a également accédé à l’union postale et télégraphique austro-allemande. Les dépenses dépassant les recettes, le gouvernement, dans la création de ces deux branches, n’a pas reculé devant les sacrifices nécessaires. De 1870 à 1873, le nombre des lettres expédiées par ses bureaux s’est élevé progressivement de 1,840,000 à 3,030,000, celui des dépêches privées dans le service intérieur de moins de 350,000 à 525,000, dans le service international de 73,000 à 94,000, plus dans le transit à 15,000 environ. Il est assez remarquable qu’il s’expédie annuellement par tête en Roumanie onze fois moins de lettres, mais tout autant de dépêches télégraphiques qu’en France, c’est-à-dire 17 par 100 habitans. Il est vrai que la France est aujourd’hui inférieure, pour la circulation de ces dépêches et même pour celle des lettres, à la plupart des autres pays de l’Europe, ce qui devrait donner à réfléchir sur les effets de l’élévation des taxes.

Une réforme non moins importante pour le commerce est celle du système des monnaies, poids et mesures. Il ne circulait autrefois dans les deux principautés que des monnaies étrangères, autrichiennes, turques et russes, sujettes à des variations continuelles, à côté de la vieille piastre (d’environ 37 centimes), l’ancienne monnaie de compte du pays. Depuis 1868, le gouvernement a pris pour base de son système monétaire une nouvelle piastre de 100 bani, égale au franc, et fait frapper pour 25 millions de francs de monnaie divisionnaire au titre conventionnel de 865 millièmes. Les poids et mesures usités dans le pays depuis un temps immémorial vont aussi prochainement céder la place au système métrique, déjà adopté par le ministère des travaux publics.


VI. — LE COMMERCE ET LES FINANCES.

L’importance du mouvement commercial se règle naturellement sur le plus ou moins d’abondance des récoltes, qui sont très inégales. Le commerce extérieur de la Roumanie ne saurait encore être qu’un échange de produits agricoles, de céréales principalement et de graines oléagineuses, auxquels vient s’ajouter le sel de l’état, contre des articles de manufacture de toute sorte et des denrées coloniales ou de luxe. Le transit n’est encore qu’à l’état naissant. Dans le cours de la période triennale 1870-1872, les exportations ont varié entre près de 159 et 172 millions 1/2 de francs, les importations entre 72 1/2 et 90. Les maxima appartiennent à l’année 1871. Nous ne répondrions pas cependant de la parfaite exactitude de ces chiffres, les déclarations de valeur pour la perception des droits étant le plus souvent trop basses. Il faut dire toutefois qu’en dehors de la douane les municipalités aussi frappent les marchandises dans les ports roumains de taxes dont le prélèvement a souvent donné lieu à des contestations avec les négocians et consulats étrangers.

Les principaux débouchés de la Roumanie à l’étranger sont, par ordre d’importance, la Turquie, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Italie et la Russie, les principaux pays importateurs l’Autriche d’abord, puis la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, seulement ensuite la Turquie, la Russie, l’Italie, etc. En 1872, il est sorti de la bouche de Sulina environ 3,720,000 quarters de céréales, dont 1,003,300 en froment, 1,071,500 en maïs et 1,247,500 en orge, le reste en seigle, farine, etc. Le quarter répond à près de trois hectolitres, et la totalité de ces envois représentait une valeur de 125 à 135 millions de francs. De plus l’Autriche seule avait reçu la même année de la Roumanie pour une trentaine de millions de francs de grains. Les objets secondaires de l’exportation sont, après le colza, le sel, les laines, les bois et les douves, le tabac en feuilles, l’huile et l’eau-de-vie, le bétail, les porcs et les chevaux, les peaux brutes et tannées, le suif et la graisse, les soies de porc, la cire et le goudron, les conserves et viandes salées (pour l’Angleterre, la Turquie et la Hongrie), le pétrole (aussi pour la Turquie comme le sel), de la graine de ver à soie et de la soie grège.

Le commerce avec l’Autriche est le plus important. Il se fait en majeure partie par la frontière de terre ou par le Danube, comme aussi le trafic avec les provinces turques, et représentait dans l’ensemble en 1872 une valeur de 72 millions de francs, dans lesquels ses achats l’emportent de 5 millions 1/2 sur ses envois, ce qui peut faire juger du grand intérêt de l’Autriche à mettre et entretenir sur un bon pied, par des négociations directes, ses rapports d’échange avec l’état voisin. De la Turquie, à laquelle les ports roumains ont envoyé pour plus de 58 millions de francs de produits, ils n’en ont reçu que pour 5 millions. Les échanges avec la Grande-Bretagne d’une quarantaine, et avec la France d’une trentaine de millions, où la Roumanie figure également comme exportant plus qu’elle n’importe, représentent surtout un commerce maritime, quoique de France il ne vienne par la voie de mer que des denrées coloniales et des vins. Or presque tous les articles manufacturés de l’Europe continentale importés en Roumanie empruntent le territoire austro-hongrois, les plus estimés, ceux de Paris et de Lyon, comme ceux de Vienne et de l’Allemagne. Pour Bucharest et la Valachie, on les remet à Vienne ou à Pesth aux bateaux de la compagnie danubienne, et en hiver aux chemins de fer hongrois qui les portent à Kronstadt, d’où on les réexpédie par le roulage jusqu’à Ploesti, où ils retrouvent le chemin de fer. Les colis qui ont Iassy et la Moldavie pour destination y arrivent en suivant les chemins de fer par Cracovie, Lemberg et Czernowitz. Malheureusement les frais de transport et la commission des intermédiaires y grèvent encore trop fortement les marchandises, ce qui rend la vie à l’européenne très dispendieuse en Roumanie. L’établissement des chemins de fer de Témeswar à Orsova et de Kronstadt à Ploesti ne manquera pas sans doute d’opérer un changement favorable dans ces conditions, et d’élargir ainsi que de faciliter dans le pays le débit des articles de France et d’Europe. Ce serait donc le moment de songer à établir en Roumanie des maisons de commission d’achat et de vente largement et solidement organisées pour l’exportation comme pour l’importation.

Voici pour le moment la participation des divers pays à l’approvisionnement de la Roumanie. La France y envoie la plus grande variété d’articles de luxe et de prix, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche, des lainages et des cotonnades, de la quincaillerie, de la bijouterie, de la parfumerie, des machines, des carrosses, des meubles, des tapis et d’autres articles de Vienne. Les Anglais y apportent surtout des lainages, des fers, de la houille, des denrées coloniales, les Hollandais du sucre et du poisson salé, les Grecs et autres Levantins les oranges, olives et fruits secs. L’importation des tabacs en cigares s’est élevée exceptionnellement en 1872, année de l’introduction du monopole de la régie, à 8 millions 1/2 de francs, en majeure partie de provenance turque. La Russie fournit des cuirs, du thé, des ouvrages en métaux. Si son commerce, dont les opérations consistent principalement en échanges avec les ports de la Bessarabie, est loin d’être aussi développé qu’on pourrait le croire, cela tient à la rigueur de son tarif et aussi à la grande similitude des produits de la Russie méridionale et de la Roumanie.

Le commerce de mer se partage presque tout entier entre Galatz en Moldavie, le port maritime par excellence, de tout temps favorisé par les arrivages du Séreth du côté de l’intérieur, ainsi que par la proximité de l’embouchure du Danube, et le port voisin d’Ibraïla en Valachie. La somme totale des échanges du premier avec l’étranger, dans laquelle les importations prédominent aujourd’hui, s’est élevée de 27 millions 1/2 de francs en 1853, à 97 en 1871, puis est redescendue l’année suivante à 80 millions. Un accroissement très considérable aussi a été constaté dans le second, qui exporte toutefois beaucoup plus qu’il n’importe directement. Le mouvement de navigation le plus fort est celui d’Ibraïla, le trafic d’escale du fleuve y contribuant plus largement qu’à Galatz; cependant il s’est un peu réduit dans ces deux ports de 1872 à 1873, tandis qu’il va toujours en augmentant dans les échelles supérieures, notamment à Giurgévo et à Turnu-Sévérin, comme plus bas dans le port d’Ismaïl, malgré le désavantage naturel de la situation particulière de ce dernier. Le mouvement général de la navigation des ports roumains du Danube a présenté en 1873 un chiffre de près de 25,800 navires et 3,600,000 tonneaux, entrées et sorties réunies. Les pavillons qui dominent à la passe de Sulina, après celui de la Grande-Bretagne, qui opère à lui seul pour le moins les deux cinquièmes des transports maritimes, sont le grec, l’italien, l’autrichien et le turc. Il n’y vient que rarement des navires à voiles français, et parmi les bâtimens à vapeur autres que les paquebots faisant un service régulier, on n’en a compté la même année, à la sortie du Danube, que 42 appartenant à la France, pour 85 autrichiens et 300 anglais.

Les finances de la Roumanie ne redoutent pas l’examen. Avant l’union, la Valachie avait même dans les caisses publiques une réserve considérable, provenant d’un excédant de recettes, et la Moldavie n’était grevée que d’une dette insignifiante; mais en 1865, sous l’administration du prince Couza, moins économe que son prédécesseur Stirbey, un large déficit apparut, et l’année suivante le prince Charles, à son avènement, trouva le trésor vide. Il est vrai que ce vide s’expliquait en partie par la nécessité de pourvoir à des travaux publics qu’il n’était plus possible d’ajourner, et de faire face à d’autres besoins pressans, nécessité qui avait déjà mis le gouvernement sur la voie des emprunts; mais d’autre part l’état possède dans les immenses domaines qui sont devenus sa propriété un large fonds de garantie et une grande ressource, dont il ne s’agit que d’user habilement. Les ressorts de la fiscalité aussi, à l’égard de certains impôts du moins, sont encore en Roumanie moins tendus que dans la plupart des autres pays.

Dans le budget de 1874, le plus fort du nouvel état jusqu’à présent, la somme des recettes se trouve portée à 91 millions 1/2 de francs, et n’en présente pas moins un déficit de 5,708,000 francs. En comparant le budget de cette année avec celui de 1868, nous voyons que le produit des contributions directes s’est élevé de 17 millions de francs à 29, et celui des contributions indirectes de 15 à plus de 32. Le revenu des domaines a été porté de moins de 16 millions 1/2 à plus de 19; celui des chemins de fer, postes et télégraphes, dont l’exploitation rapporte en partie moins qu’elle ne coûte, est évalué à 3 millions 1/2 en bloc.

Les contributions directes sont, par ordre d’importance des produits, la contribution personnelle, l’impôt foncier, celui des ponts et chaussées, les patentes et les droits de mutation. L’exiguïté relative du produit de l’impôt foncier, qui ne figure même que pour 5,600,000 francs sur le budget de 1872, frappe comme une anomalie dans un pays où la terre constitue presque la seule richesse et où la grande propriété prédomine. Elle étonne même, si l’on tient compte de la difficulté d’arriver, en l’absence de tout cadastre, à une bonne assiette et une juste répartition de cet impôt, dont les cotes doivent nécessairement beaucoup varier, mais qu’il est fortement question d’élever graduellement, ce que l’on a déjà commencé à faire. Par impôt des ponts et chaussées, nous entendons la contribution en argent par laquelle les habitans des villes se libèrent de la part qui leur incombe dans les prestations pour la construction et l’entretien des routes, dont les paysans s’acquittent en général sur réquisition par des services en nature. Les contributions indirectes comprennent aujourd’hui les produits de la douane, des tabacs et du monopole du sel, des impôts sur les boissons et sur les transactions commerciales, des taxes et amendes judiciaires, des passeports, etc. L’impôt du timbre, décrété en 1872, et la mise en régie du tabac ont surtout contribué à l’élévation du produit total des impôts de cette catégorie.

Le besoin d’argent et les difficultés de l’administration des domaines ont déterminé le gouvernement à en mettre en vente, d’année en année, jusqu’à concurrence d’une valeur de 2 millions 1/2 de francs, et il parait qu’actuellement il en offre même pour 10 millions. Cependant la possession et les revenus des nombreuses et vastes terres encore disponibles constituent une précieuse ressource et lui permettraient même d’influer directement et largement sur les progrès de l’agriculture en favorisant de grandes entreprises de colonisation, s’il n’avait pas les mains liées par le fameux article 3 de la constitution.

Plus de 7 millions 1/2 de francs, qui figurent sur l’état de 1874 à titre de recettes diverses ou extraordinaires et d’avances sur le produit de la vente de domaines, avec près de 17 millions de frais de perception et d’administration du ministère des finances à défalquer également, réduisent à 67 millions de francs le revenu net ordinaire de l’état roumain dans le dernier budget. Près de la moitié de cette somme est absorbée par le service des intérêts courans et annuités du remboursement de la dette publique. Les dépenses courantes du ministère des travaux publics sont évaluées, pour le même exercice, à 5,100,000 fr., les dépenses extraordinaires à 1 million seulement. Nous avons déjà fait connaître la dotation des autres départemens. Le déficit de près de 6 millions prévu pour cette année porte, conjointement avec une somme de 17 millions en bons du trésor, bénéficiant d’un intérêt de 10 pour 100, qui circulaient au 1er juillet 1874, à environ 23 millions de francs la dette flottante, pour le règlement de laquelle la chambre vient d’autoriser l’émission d’une somme de 29 millions en nouveaux titres de rente. La dette consolidée antérieure comprend l’emprunt Stern et l’emprunt pour la construction de ponts en fer de 1864, celui de 1865 affecté à la construction du chemin de fer de Giurgévo, l’emprunt Oppenheim de 1866, l’émission d’obligations domaniales de 1871 et le petit emprunt fait en 1872 pour le chemin de fer de Iassy à Umghéni. Le premier et le troisième ont été contractés à 7, le deuxième à 9, les trois autres à 8 pour 100. Le capital dû pour les six emprunts réunis, de 159,273,000 francs (valeur nominale), se trouve réduit à moins de 130 millions par l’amortissement partiel. Toute la dette publique de l’état roumain, y compris la dette flottante, n’est ainsi que de 160 millions de francs au plus, à côté d’un gage de plus de 300 millions de francs en terres dans le présent, sans compter la propriété des chemins de fer, réversible à l’expiration des concessions. Dès 1891 toutefois, dernier terme fixé pour le retrait des obligations domaniales, toutes les dettes actuellement existantes seront complètement éteintes. Une grande partie des sommes empruntées à l’étranger ont d’ailleurs été, comme on vient de le voir, dès l’origine spécialement affectées à certains travaux publics. L’emprunt des obligations domaniales au contraire, émises jusqu’à concurrence d’une valeur nominale de 78 millions de francs, et ainsi nommées parce qu’elles sont formellement hypothéquées sur les domaines de l’état, a été entièrement couvert dans le pays même en 1871 et principalement employé à consolider, par un échange de titres, une dette flottante alors très considérable.

Il ne faut pas confondre avec ces obligations d’autres plus anciennes, les obligations rurales, portant un intérêt de 10 pour 100, créées en 1865 pour une somme de 106,300,000 vieilles piastres, afin d’indemniser les propriétaires des lots de terre qu’ils durent céder aux paysans à cette époque. Le règlement, le service des intérêts et le remboursement de cette dette, qui ne grève en rien le budget, le paiement des annuités incombant aux paysans débiteurs, sont confiés à une commission spéciale, indépendante du ministre des finances. Les tirages annuels l’ont réduite à un solde de 23 millions 1/2 de francs, et elle s’éteindra complètement aussi en 1880.

Cette situation financière, avec un gouvernement stable et ménager des deniers publics, n’a rien d’inquiétant. L’ordre et l’économie peuvent même la rendre excellente. Aussi le pays s’est-il rassuré. Les obligations rurales par exemple, qui en 1865, sous la pression de l’atmosphère orageuse du temps, ne pouvaient s’escompter qu’avec une perte de 50 pour 100, sont aujourd’hui au-dessus du pair, et les obligations domaniales, émises au cours d’environ 75, ont également dépassé le pair en 1874, bien que cette valeur, constituant avec la précédente toute la dette intérieure, ne rapporte plus effectivement ainsi que 8 pour 100. L’émission du nouvel emprunt se fera à 5 pour 100. Jamais en Roumanie le cours de la rente n’a été plus élevé, et il pourra s’élever encore, si l’on prend pour règle la stricte observance de tous les engagemens contractés et pour maxime de ne recourir à de nouveaux emprunts que pour l’exécution de travaux d’utilité publique indispensables ou véritablement productifs.

L’avenir de la Roumanie est surtout dans ces progrès moraux et matériels auxquels il faut tendre, et que l’on arrive à réaliser par une application calme, réfléchie et soutenue. C’est en persistant dans cette voie qu’elle s’assurera le mieux l’appui et les sympathies que lui promet tout raffermissement de la solidarité des intérêts européens. Que son gouvernement termine donc ce qui reste à faire pour couronner l’œuvre des entreprises fécondes dont l’ère a commencé pour le pays avec l’avènement du prince Charles; mais aussi qu’il ne se laisse pas détourner de la poursuite des améliorations non moins désirables dans l’instruction publique, dans la législation, l’administration intérieure et l’organisation judiciaire. Dans l’ordre matériel, de bonnes voies de communication et de transport, un système de canalisation et d’irrigation bien entendu, un régime plus favorable à la colonisation, plus d’aisance et de besoins avec plus d’instruction et de lumières dans la masse du peuple, des établissemens de crédit assez largement pourvus de capitaux pour donner un puissant appui à l’agriculture, à l’élevage du bétail et à l’industrie, voilà ce qui suffirait à ce pays, richement doté par la nature, pour devenir un des plus florissans de l’Europe.


CH. VOGEL.

  1. Les principaux sont en Valachie, vers le Banat, la brèche de Verciorova, près d’Orsova sur le Danube, vers la Transylvanie le passage de Vulcain, dans le haut de la vallée du Jiul, celui de la Tour Rouge dans la direction de Hermannstadt, capitale de la Transylvanie, et celui du Prédial ou de Timesch, sur la route de Bucharest, par Ploesti et la vallée de la Prahova, à Kronstadt, la ville la plus commerçante de la même contrée, — puis en Moldavie, à l’ouest, ceux d’Oituz, de Ghimesch et de Tulgesch, au nord-ouest enfin, vers la Bukovine, celui de Cornu Luntchi et les ouvertures par lesquelles entrent les rivières de Sutchava et du Séreth. La plupart des autres ne sont que d’âpres sentiers presque impraticables.
  2. Elle se dirige d’abord, du nord au sud, d’Itzkani à Roman, en projetant à l’est deux embranchemens de Véreschti vers Botoschan et de Pascani vers Iassy et le Pruth, puis de Roman à Galatz par Bacao, Adjud et Técutch, d’où part un troisième embranchement de gauche sur Berlad, mais en laissant de côté à droite l’importante ville de Fokschan. Joignant ensuite Ibraïla, où elle passe en Valachie, elle se dirige vers l’ouest, par Buccu et Ploesti, sur Bucharest, où elle communique avec la ligne de Giurgévo (72 kilomètres), enfin de la capitale, par Pitesti, Slatina, Craïova, Filiasch et Turnu-Sévérin, sur le point extrême, Verciorova. Un embranchement de Périsch sur Tergovist est concédé, et la ligne à construire de Ploesti à Kronstadt promet un chemin de fer de montagne non moins pittoresque peut-être que celui du Soemmering.