Aller au contenu

Le Père Brafort/1/1

La bibliothèque libre.
Le Siècle (série 45p. 223-228).
Chapitre 2  ►

PREMIÈRE PARTIE.

I

JEAN-BAPTISTE BRAFORT.

En essayant de reproduire ici la vie du digne concitoyen, qu’il y a peu de jours nous conduisions à sa dernière demeure, nous comprenons toutes les difficultés de notre tâche. Jean-Baptiste Brafort est le type le plus familier de cette génération d’hommes nés avec le siècle, qui ont participé à ses luttes et à ses épreuves. Si la plupart de ses contemporains l’ont déjà précédé dans la tombe, beaucoup lui survivent. Quoique son action dans la vie publique n’ait jamais été bien éclatante, il a laissé dans tous les partis quelques souvenirs. Impressionné diversement par les opinions de son époque, bien que toujours fidèle à son caractère ; honoré des suffrages de ses concitoyens, distingué par le pouvoir, tantôt favorisé par la fortune et tantôt trahi par elle, sa vie, soit privée, soit publique, offre un résumé des instincts, des idées et des passions de la période de temps où il vécut, et peut-être sert-elle pour une part à l’expliquer.

Jean-Baptiste Brafort naquit en 1800, dans un village du Berry, où son père exerçait les fonctions de garde champêtre. L’héritage du sang et des traditions n’étant point indifférent, il sera bon de rappeler en quelques mots le passé de cette famille.

Ses souvenirs remontaient au bisaïeul de Jean-Baptiste, pauvre serf du comte de Vaux, qui le fit pendre pour avoir pris un lièvre au lacet. La veuve et les orphelins, réduits à la plus profonde misère, durent s’expatrier, le comte de Vaux naturellement leur en voulant fort de cette pendaison. Ils se réfugièrent sur les terres d’un autre seigneur, où ils périrent successivement, à différents âges, sans progéniture, sauf l’un d’eux, Jacques Brafort, qui vécut assez pour laisser un héritier de sa destinée.

Celui-ci fut recueilli par une vieille et pieuse châtelaine, qui s’était donné la tâche de gagner le ciel pour elle et les siens en palliant les misères qu’ils contribuaient à créer en ce bas monde. Elle l’éleva dans sa basse-cour, et quand il eut seize ans, elle lui donna la charge de hallebardier de monsieur le marquis de Labroie, son fils.

Jean Brafort se distingua dans cette fonction par les qualités qu’aiment les grands : l’empressement servile et l’obéissance passive. Fier de sa hallebarde, pour rien au monde il ne se fût exposé à la perdre, surtout quand, buvant et mangeant si bien au château, il voyait autour de lui, dans les années de famine qui précédèrent la Révolution, les paysans, ses frères, se tordre dans les convulsions de la faim sur l’herbe dont ils essayaient de se nourrir. C’est pourquoi il maudit de tout son cœur les insolentes prétentions de ce tiers-état qui menaçait la fortune de ses dignes maîtres. Une famille si bienfaisante ? Et qui donc ferait l’aumône désormais ?

Puis Jean avait l’âme honnête et tenait la propriété pour sacrée. Or, les chartes n’étaient-elles pas là, bien et dûment authentiques, et consacrant les droits qu’on disputait à ces bons seigneurs ? N’avaient-elles pas été faites librement et signées des deux parties ? Et tous ces droits, terres et priviléges, qu’ils résultassent de dons ou d’acquêts ou d’héritages, n’étaient-ils pas le fruit de la conquête, du travail, de l’habileté ou du bon ménagement des membres de cette famille, et pouvait-on y porter la main, sans violer toutes les lois divines et humaines ? Qu’on rendît aux serfs quelques libertés… cela se pouvait, puisque monsieur de Voltaire avait tant crié pour ces misères et que le roi le voulait bien. Ainsi, par exemple, la liberté de conscience et celle d’aller et venir, de se marier, de penser comme ils voudraient, et autres pareilles qui ne dérangent pas trop les choses établies ; encore il restait à savoir s’ils en feraient bon usage, car c’étaient des gens si pauvres et si idiots, qu’ils avaient besoin d’être conduits et ne pouvaient se passer de maîtres. Mais enfin, puisqu’ils en voulaient tant de la liberté, qu’on leur en donnât un peu, à condition qu’ils restassent respectueux et fissent leurs corvées. Mais toucher aux droits acquis !… jamais ! Pour cela, c’était une infamie, un pillage, une œuvre de gueux et de scélérats !

Plus tard cependant, quand les bons seigneurs eurent pris la fuite, que les décrets se rendirent au nom de la nation, que la force fut bien décidément du côté révolutionnaire, et qu’on mit en vente les biens des émigrés, Jean se dit que puisque c’était ainsi, apparemment l’on avait raison. La maigre chère faite au château, dans les derniers mois, avait fort diminué d’ailleurs son respect pour l’antique famille des Labroie. Il acheta donc avec ses gages une dizaine d’hectares du domaine seigneurial, autour d’une maison de garde, et cela fait, il devint un des plus fougueux républicains de la commune, applaudit aux mesures les plus violentes, ne jura que par la Montagne, parla familièrement de couper la tête à tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et désormais dit autant de mal des nobles et des prêtres qu’il en avait dit du tiers-état.

Il baissa le ton sous le Directoire, et ses inquiétudes furent vives sur le sort de nos armées, en présence des victoires de la coalition. Aussi acclama-t-il avec enthousiasme le vainqueur d’Italie, ce grand capitaine, qui le confirmait dans son petit bien.

Dans tout cela, avait-il changé ? Non ; il était toujours du côté des droits acquis. Du moment que Bonaparte les respectait, Jean pouvait consentir à tout le reste ; il vit donc sans répugnance les églises se rouvrir. Pour le consulat à vie, comme pour l’empire, il courut au vote avec enthousiasme ; car l’homme du 18 brumaire et de Marengo personnifiait pour lui la grandeur, c’est-à-dire la force. Il fut au comble de ses vœux quand, au nom de l’empereur, on le nomma garde champêtre. Son petit bien, tout en prairie, ne l’occupait guère et ne pouvait le nourrir suffisamment, lui et les siens : et puis il représentait le pouvoir ; il était une des fibrilles de ce savant appareil musculaire qui étreint la France de la tête aux pieds, œuvre du grand homme, profonde application de la mécanique à l’ordre social.

Jean Brafort eut deux fils : Jean-Baptiste et Jacques, Sa femme… elle s’appelait de son nom à lui, madame Brafort ; elle était sa ménagère et la mère de ses enfants. On n’en pouvait dire autre chose, sinon que nul n’avait à s’en plaindre, quelques-uns peut-être à s’en louer ; mais la reconnaissance est moins bruyante que la haine, puis la pauvre femme ne possédant rien qui fût à elle et dont elle ne dût répondre, y compris son temps et ses pas, ne pouvait guère obliger. Elle était habituellement silencieuse. On prenait peu garde à elle, et son fils Jacques, seul, peut-être, la connaissait bien.

Cet enfant, le plus jeune, aimait sa mère à ne pouvoir la quitter, et on les trouvait toujours ensemble, l’un suivant l’autre, même à l’âge où depuis longtemps les garçons en général ne songent qu’à se soustraire à la surveillance maternelle. Jacques était cependant assez turbulent ; il faisait nombre de sottises avant même d’y avoir pensé ; mais une gronderie de sa mère le mettait en larmes, et jamais il n’oubliait, malgré son étourderie, ce qui pouvait plaire à cette mère chérie et la soulager de son travail rude et incessant. Car elle avait non-seulement tout à faire dans la maison, mais bien souvent, son seigneur et maître la chargeait encore de quelque ouvrage du dehors, qui lui incombait à lui, d’après les lois ordinaires de la distribution du travail. Il arrivait même que cet admirateur du grand homme ne comptait pas toujours avec l’impossible. Quoi qu’il ordonnât cependant, il ne fallait pas répliquer. Pouvait-il se tromper, lui, chef de famille et garde champêtre ? Il s’en fût aperçu d’ailleurs, que sa dignité ne lui eût pas permis d’en convenir, et qu’en tout état de cause, pour l’ordre, il fallait que sa femme fût battue. Le petit Jacques était malade à la suite de ces choses-là, heureusement peu fréquentes.

Jean Brafort ne pouvait assez regretter d’avoir un garçon de ce caractère câlin et pleurard. Il l’appelait fille d’un ton de mépris et reprochait très-durement à sa femme de l’avoir fait comme cela. Il disait encore que c’était une chose honteuse pour un homme que de s’attacher ainsi à un cotillon, et cent propos de ce genre, qui inspiraient à Jean-Baptiste assez de mépris pour son frère et pour sa mère encore plus logiquement.

Lui, Jean-Baptiste, l’aîné, il était compagnon assidu de son père et son factotum ; ils causaient ensemble et Jean Brafort riait d’un rire à la fois satisfait et goguenard, lorsque parcourant sa commune avec son fils, il voyait « le petit drôle » régler le pas de ses petites jambes sur celles de son père, et, malgré sa fatigue, se redresser, fier et la tête haute, devant les maisons où ils passaient.

— C’est moi tout craché, disait-il quelquefois en contemplant Jean-Baptiste. Avec cette facilité d’imitation qu’ont presque tous les enfants, Jean-Baptiste en effet reproduisait à plaisir la démarche, les intonations, les expressions de son père, et parfois même, ce qui faisait rire, le même ton sentencieux et digne vis-à-vis des administrés. Comme Jean Brafort admirait l’empereur, Jean-Baptiste admirait son père, et dans ce temps-là, le sabre et la plaque de garde champêtre étaient à ses yeux le dernier terme des honneurs et de l’ambition.

Ces courses journalières, l’hiver, dans les bois, l’été, le long des prairies ou parmi les blés, et les courtes soirées dans la maisonnette, d’abord autour de la table où la mère posait le souper fumant ; puis, dans un demi-rêve, près du feu, tandis que l’image du père, fumant sa pipe (une supériorité de plus aux yeux de son fils), et de temps en temps, la retirant majestueusement pour gourmander de sa grosse voix sa femme ou le petit Jacques, et la mère allant et venant, lavant, rangeant sans relâche, puis s’asseyant enfin près de la lampe pour raccommoder, et la tête blonde et douce de Jacques, se penchant sur sa poitrine et parfois tressaillant aux éclats de voix du père. — Toutes ces images devenaient de plus en plus troubles et confuses, jusqu’au moment où le père disait :

— Allons, Jean-Baptiste, allons, tu dors ! Va te coucher, mon garçon ; tu as bien travaillé, toi. Nous recommencerons demain.

Tel fut, jour à jour, toute entière pour notre héros, cette vie des premières années, si profonde dans ses impressions et toujours si douce au souvenir, quelque insuffisante ou triste qu’en ait pu être la réalité.

Bien souvent depuis, lorsqu’il eut fait ses classes, Jean-Baptiste s’attendrit à ces souvenirs d’enfance et revit la petite maison, humble, mais jolie construction, où le château avait déposé l’empreinte de la civilisation : l’intérieur propre et clair, le buffet aux assiettes bleues et aux tasses à fleurs ; les deux lits à la duchesse, dans l’un desquels il dormait près de son frère ; dehors, le grand marronnier qui à l’automne leur pleuvait des jouets : les beaux marrons luisants, enfermés dans leur coque verte et piquante, d’où on les tirait avec précaution et ravissement comme un trésor.

Pour les premières notions morales, Jean-Baptiste les reçut, comme tout enfant nourri au giron familial de ses parents. Sa mère, qui parlait peu et qu’il écoutait encore moins, ne lui apprit guère que quelques prières. Elle était dévote, la pauvre femme ; pourquoi ne l’eût-elle pas été ? C’était, comme elle disait, une consolation, et avec Jacques cela lui en faisait deux, qui n’étaient de trop. Quant au garde champêtre, il se moquait de « ces marmoteries, » mais il allait à la messe « pour le bon exemple. » Ce fut à peu près de son père seul que Jean-Baptiste reçut sa première éducation : tantôt par l’exemple du devoir, lorsqu’en qualité de représentant de la loi, Jean Brafort se montrait inflexible pour les délinquants ; tantôt par l’aimable gaieté qu’il montrait, le verre en main, et les plaisanteries un peu salées qu’il se plaisait à adresser aux fillettes, ou enfin par les aphorismes qu’il émettait souvent sur les choses de ce monde, en parcourant sa commune avec Jean-Baptiste, disciple attentif.

Il faut pourtant que tu saches lire et écrire, dit-il un jour à l’enfant, quand celui-ci eut neuf ans. Notre glorieux empereur a dit : « Tout soldat qui sait lire et écrire a dans son sac un bâton de maréchal. » Ça n’est pas à dédaigner, hein ! qu’en dis-tu ? Si ça continue du même train, comme il nous reste encore à prendre l’Angleterre et la Russie, il est clair que tu partiras comme les autres. Hum !… Enfin, c’est beau de servir la gloire et l’empereur. Eh bien ! faut que tu ailles à l’école. Je vas parler de toi au magister, et je ne serai pas fâché que tu reçoives des leçons d’un ancien noble ; car j’espère que tu vas bien étudier pour leur prouver qu’on peut s’appeler Brafort et être aussi savant qu’eux.

— Et Jacques ? dit la mère, quand elle entendit parler de ce projet.

— Jacques ? répliqua le père d’une voix dure. Bah ! une fille n’a pas besoin d’apprendre. Tu lui enseigneras la couture, ça sera bien assez bon pour lui, et, quand il ira à l’armée, on le mettra dans les tailleurs. Pour Jean-Baptiste, c’est un vrai gars, celui-là ; il deviendra maréchal.

— Jacques n’est pas une fille, reprit la mère un peu tremblante du courage qu’elle déployait en moment par son insistance ; il aura besoin, comme son frère, de savoir lire. En les envoyant tous deux, le maître nous fera une diminution.

Ce dernier argument toucha Jean Brafort, mais il affecta de ne pas s’y rendre. Cependant, huit jours après, il annonça que les deux frères iraient à l’école, parce que le maître l’avait demandé, et que ça ferait perdre à Jacques l’habitude de se pendre aux jupes de sa mère.

Le maître d’école était effectivement un ancien noble, déjà ruiné avant la Révolution, mais qui avait eu dans sa jeunesse ure éducation assez complète et libérale, ses parents étant du parti des philosophes et de l’Encyclopédie. Il n’avait donc point émigré, s’était fait républicain et maître d’école, tenait comme son père, quoique plus faiblement, pour d’Alembert, Voltaire et Montesquieu, et possédait une bibliothèque remplie des ouvrages des xviie et xviiie siècles. Le village de Laforgue et quelques hameaux voisins lui envoyaient, sur une centaine d’enfants de huit à quinze ans, une douzaine d’élèves. C’était bien loin du plan républicain ; mais l’empire avait coupé court à ces fantaisies, n’ayant pas besoin d’idéologues, mais de soldats. Puis, lorsqu’on avait au moins une chance sur deux d’être emporté par un boulet, cela ne valait vraiment pas la peine d’apprendre à lire. Ces douze élèves qui payaient, selon leur force, dix sous, vingt sous ou trente sous par mois, composaient le plus clair du revenu du maître d’école, à qui la commune fournissait à peine le logement. Les deux élèves de plus qu’offrait Jean Brafort furent donc très-bien venus, et l’ancien gentilhomme s’en chargea pour toute l’année, sauf le temps des foins, pour vingt sous par mois.

À l’école, Jean-Baptiste justifia les espérances et même la prédilection de son père. Les commencements toutefois furent difficiles ; à ce petit garçon élevé jusque-là en plein air et dont l’attention ne s’était jamais dirigés que du côté où le désir l’appelait, ces caractères noirs à déchiffrer parurent autant d’instruments de torture ; mais, excité par l’amour propre, par les ordres de son père et par un sentiment du devoir qui lui était naturel, il s’appliqua de toutes ses forces, et se signala du moins, dès le premier jour, par sa ponctualité, sa bonne tenue et son obéissance. Le maître tout d’abord le classa parmi les bons. Ce parti composait une minorité plus recommandable par la valeur que par le nombre. Ils étaient deux.

Le second n’était pas Jacques. Il avait pleuré d’aller à l’école, soit par ennui de quitter sa mère, soit par effroi de l’inconnu. Cette répugnance, qui n’était d’abord qu’un préjugé, devint, dès les premières leçons, une antipathie convaincue. Jacques, forcé de subir le joug prit le parti que tous les enfants prennent en pareil cas ; il protesta par la force d’inertie. Sous l’empire de la terreur que lui inspirait la planchette, autrement dit férule, moyen suprême d’inculquer la science, qui se pratiquait encore sous l’empire, et plus tard, il répétait d’une voix lamentable le b, a, ba, tout en songeant à sa maisonnette, à sa mère, à son oiseau, aux incidents du chemin, à tout ce qui riait ou chantait dans les haies, dans les bois et dans les prés ; si bien que la chose se bornait à un exercice de larynx et n’avançait nullement son érudition. Un jour que le maître lui faisait dire e, o, u, cou, il répéta fort innocemment coucou, ce qui fit éclater de rire toute la classe et servit longtemps après de stimulant à des rires nouveaux. Ce fut alors que Jacques et la planchette firent connaissance l’un de l’autre, et que, retirant sa main, rouge et gonflée du coup, les yeux pleins de larmes, le cœur révolté, l’enfant sortit résolument de l’école, et alla dire à sa mère qu’il n’y voulait plus retourner. C’est alors qu’il fallut voir se déployer la haute énergie du père Brafort. Il reconduisit le délinquant par l’oreille, de la prairie à l’école, pendant une demie-lieue de chemin, le jeta dans un coin, tout épuisé de sanglots et de colère, et s’en alla en disant au maître d’école : « Il faut enchainer ce déserteur ! » Et, malgré les larmes de sa mère, Jacques fut mis au pain et à l’eau pendant trois jours.

Tout cela rehaussait par comparaison les mérites de Jean Baptiste qui, bien que plaignant son frère, car il n’était pas méchant, ne pouvait s’empêcher de savourer les triomphes de ce rôle d’enfant sage et plein d’espérance, dont il tenait l’emploi. Il lut ses lettres, et les syllabes de deux et trois lettres, au bout d’un mois.

C’était beau. Le système produit souvent des résultats beaucoup moindres. Dès la première année, Jean-Baptiste eu la croix de mérite, et le jour où l’instituteur, devant toute la classe, la lui attacha sur la poitrine, fut, — il nous l’a dit souvent, le plus heureux de sa vie. Il revint chez lui le soir en traversant le village, les yeux baissés, mais le buste fièrement cambré sous sa croix, le cœur palpitant du bonheur de la montrer à son père. Même, il nous avouait plus tard avoir pris le plus long chemin, qui était la rue principale du village, et pendant ce récit, qu’il faisait en souriant, à chaque fois, les yeux du vieillard devenaient humides.

Jacques faisait l’école buissonnière. Il y avait longtemps que sa pauvre mère était venue en cachette prier le maître d’école de n’avertir qu’elle de ses méfaits. Le brave homme, qui avait lu d’Holbach et Rousseau, et qui n’avait pas la conscience bien tranquille sur ses procédés, lui accorda volontiers cette grâce.

— Laissons, dit-il, agir la nature. Six heures d’étude par jour pour un garçon de sept ans, c’est peut-être un peu trop. Il deviendra sage en grandissant.

Jean-Baptiste eut à ce propos son premier cas de conscience. La faiblesse de sa mère à l’égard de Jacques et cette dissimulation à l’égard du chef de famille lui paraissaient fort coupables. Devait-il avertir son père Il soumit la chose à son confesseur, qui lui conseilla l’abstention et semonça lui-même madame Brafort. Jacques vit un jour pleurer sa mère, et apprit qu’il était la cause de son chagrin. Alors il se pendit à son cou, sanglota, promit… et deux mois après eut le deuxième prix de lecture de la troisième classe.

— Eh bien ! est-ce qu’il fera quelque chose, celui-là ? dit le père tout étonné.

Jean-Baptiste avait le premier prix de lecture et celui de bonne conduite. Il conservait sa suprématie ; mais, à partir de ce jour, l’inquiétude d’être dépassé par son frère lui fut un stimulant de plus. Ce n’était guère la peine avec un irrégulier tel que Jacques. Dès qu’il sut lire, la lecture devint ses délices et la passion pour laquelle il négligea tout le reste. Il emprunta des livres à son maître, qui les lui laissa prendre sans trop de choix. Tragédies, histoires, épopées, Jacques dévorait tout, et son bonheur, le dimanche, était d’en lire à sa mère de longs passages, assis près d’elle dans un coin de la prairie, ou l’hiver près du feu, quand ils étaient seuls.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste acquérait une bonne écriture, se cassait héroïquement la tête sur la grammaire, faisait ses quatre règles, tenait ses cahiers bien propres, était moniteur, et partageait régulièrement la croix de mérite avec son camarade de la minorité. Pourtant, comme la perfection n’est pas de ce monde, il faut avouer que hors de l’école, grâce à la mauvaise compagnie qui l’entourait, notre héros courait plus d’une escapade. Dans les champs ou dans les vergers voisins parfois, la rencontre de poires plus ou moins mûres ou d’un pommier rougissant, le rangèrent au nombre des coupables que leur père avait charge de punir. Heureusement le hasard, la prudence humaine ou la Providence, épargnèrent à Jean Brafort l’épreuve de Brutus, et à son fils une honte, un désespoir qu’il aurait eu peine à supporter. Ce ne furent là d’ailleurs que de passagères faiblesses, et qui étaient si peu dans les habitudes de ce caractère que, plus tard, à l’âge d’homme, au lieu d’en plaisanter comme d’autres, Brafort souffrait de se les entendre rappeler. Nous l’avons vu rougir et perdre contenance des plaisanteries d’un vieux camarade à ce sujet, tant il avait de respect ou pour mieux dire, de susceptibilité à l’égard de ce qui concerne la probité. Il n’admettait point en ceci de petits côtés ni de petites infractions, et s’y montrait d’un rigorisme absolu.

Mais quant aux rixes et querelles entre camarades, ou même à l’égard de certaines gens mal vus des autorités ou du public, Jean-Baptiste ne s’en faisait faute. Il n’était pas précisément courageux, mais il voulait l’être. Il n’eût pas été de son temps si le point d’honneur n’avait eu sur lui beaucoup d’empire. À cette époque, dans toute la France, on entendait parler que de batailles. Être le plus fort et le plus vaillant constituait le mérite suprême. La population qui grandissait se modelait sur son aînée, et tout le monde se laissait griser par les bulletins au style héroïque qui apprenaient à la France ses victoires, en lui taisant de combien de sang elle avait diminué sa vie, de combien de vaincus s’était accru le nombre de ses ennemis. Bon gré, mal gré, moins assurément pour le plaisir que pour absolument comme l’autre, la petite humanité guerroyait, s’assommait et se criblait de horions. Plus d’une fois, Jean-Baptiste rentra au logis avec des bosses à la tête ou les oreilles déchirées. La mère ne grondait bien fort que si les vêtements étaient en lambeaux. Le père se faisait raconter la lutte, épousait la querelle de son fils et disait :

— Une autre fois, tu t’arrangeras pour être le plus fort. Il ne faut jamais souffrir d’avoir le dessous. Tu dois te venger.

Jacques aussi se battait. Dans les guerres civiles, il est malaisé de rester neutre. Mais il s’attira quelquefois de véhéments reproches de son frère, pour n’avoir pas combattu dans les mêmes rangs.

— Tu avais tort, alléguait Jacques.

Sur cette réponse, Jean Brafort déclara que son fils cadet avait décidément le cœur mal placé et ne ferait jamais un bon patriote.

— Les siens avant tout, le reste après. On n’a pas besoin de te dire cela à toi, ajouta-t-il en tirant paternellement les cheveux de son favori.

Lors de sa première communion, Jean-Baptiste fut exemplaire. D’abord il savait sur le bout du doigt son catéchisme ; dès que le curé appelait son nom, et il l’appelait le premier, Jean-Baptiste se levait d’un air docte, le buste et la tête en arrière, récitait de voix haute et ferme sans manquer d’un iota, et se rasseyait noblement au milieu du silence admiratif de ses condisciples. Il servait aussi la messe comme les enfants de chœur. Mais, pour Jacques, le catéchisme l’ennuyait, et il le laissait bien voir, oubliant toujours de l’apprendre. Un jour néfaste, dans un accès de franchise, il mit le comble à la mauvaise réputation dont il jouissait déjà, en déclarant qu’il n’aimait pas le bon Dieu.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est méchant.

Sur cet horrible propos, Jacques fut déclaré indigne de la sainte table et renvoyé à l’année suivante pour sa conversion.

Beaucoup pensèrent qu’un exorcisme au préalable serait nécessaire. La pauvre mère elle-même ne sut que penser de son cher enfant, par la bouche duquel évidemment le diable avait parlé.

Vingt ans après, quand il était question de Jacques au pays, les dévotes de Laforgue rappelaient encore, en se signant, ce souvenir.

Et pourtant, disons-le tout de suite, si la première communion de Jean-Baptiste fut correcte, celle de Jacques, l’année d’après, fut des plus édifiantes. Par le fait seul de la grâce et des instructions du curé, l’exorcisme avait eu lieu. Ce fut avec une ferveur passionnée, timorée de scrupules, le visage couvert de larmes, et tout tremblant, que Jacques, l’ancien possédé, reçut a son Dieu. » Fière de son ange aux cheveux blonds, madame Brafort pleurait en l’embrassant.

— Drôle de garçon ! disait le père, tantôt le pis et tantôt le mieux, toujours blanc ou noir. Jean-Baptiste a plus de tenue ; il est né tout fait celui-là ; c’est déjà un homme.

Parmi la jeunesse de Laforgue, en effet, Jean-Baptiste comptait comme un personnage. À la distribution des prix, jour enivrant, point radieux vers lequel gravitaient ses efforts de toute l’année, il remportait régulièrement les prix d’écriture, de récitation, d’orthographe et de bonne conduite. Jacques eut une fois le prix d’histoire, une autre fois celui de géographie ; et c’était sa faute, s’il n’en avait pas davantage, car son intelligence était prompte et vive, tandis que son frère aîné rachetait un peu de lenteur d’esprit par une application soutenue et, il faut le dire aussi, par une excellente mémoire.

À douze ans, Jean-Baptiste était un gros garçon, brun, yeux gris saillants, front rond, nez aquilin, bouche moyenne, l’air bon enfant, quoique un peu chargé de suffisance ; mais, quand l’homme se prend au sérieux, qui ne pardonnerait à l’enfant cette naïveté ? Né parmi les tuteurs de la société, moniteur de sa classe, pénétré des grands principes que lui avaient inculqués, au double point de vue spirituel et temporel, son père, d’un côté, son curé, de l’autre, sans compter le respect de la tradition classique puisé chez le maître d’école, Jean-Baptiste ne possédait-il pas déjà, par voie d’héritage, toutes les certitudes nécessaires, tout le principe du savoir ? On serait satisfait à moins ; Jean-Baptiste l’était. Son aptitude en ce monde était non pas de douter, mais de croire, et, — sauf quelques velléités passagères, plus tard, à l’époque où la fougue de la jeunesse défie toute stabilité, il y resta fidèle.

Sa faconde ne cédait que devant un seul personnage, outre ses supérieurs, bien entendu, à l’égard desquels il fut toujours obéissant et respectueux. C’était Maximilien Renoux, le fils du notaire, qui pourtant avait deux ans de moins que Jean-Baptiste ; mais ces deux années étaient rachetées par bien des considérations : la belle maison du notaire, sur la grande place de Laforgue ; les lunettes d’or du même monsieur Renoux, et la robe de soie de sa femme, et tout ce qu’il y avait dans cette maison de luxe prestigieux pour le fils du garde champêtre ; et les terres qui en dépendaient, et la collerette plissée de Maximilien, et son teint blanc, ses cheveux bouclés, et son regard fier, et ses manières distinguées, et son babil amusant et spirituel ! Et même sa malignité, cette malignité qui faisait que Jean-Baptiste le quittait parfois en pleurant, mais revenait toujours le lendemain pour triompher, à force de soumission, de la rancune du coupable. Sans doute il y avait dans cet attachement quelque alliage. Il y avait le sentiment du garde champêtre, disant à monsieur Renoux : — Monsieur, mon fils est trop honoré d’être le camarade de monsieur Maximilien. Il y avait le bonheur de s’asseoir quelque-fois le dimanche à la table fort bien servie des Renoux. Mais aussi quelque chose de l’attachement du chien pour le maître qui le rudoie et qu’il refuse pourtant d’abandonner en faveur d’un maître plus doux. Maximilien, qui abusait en tout temps de cette amitié, souvent la raillait, devant Jean-Baptiste lui-même, jusqu’aux limites de l’outrage. Il ne pouvait, lorsqu’il était seul, se passer de Jean-Baptiste ; mais il le plantait là cyniquement, quand des amis de meilleur monde lui venaient du voisinage. Tout cela faisait souffrir le pauvre garçon, mais sans le rebuter jamais entièrement. Quand Maximilien partit pour le collége, Jean-Baptiste en fut malade, et, malgré la morgue et les airs du collégien de plus en plus accentués à chaque retour des vacances, le fils du garde champêtre le voyait toujours arriver avec bonheur et ne cessait point de l’idolâtrer. Vers ce temps, c’est-à-dire quand Jean-Baptiste eut douze ans, le garde champêtre commença vaguement à penser qu’il pourrait bien avoir produit un grand homme, et qu’il fallait pousser un garçon si bien doué. Le sabre et la plaque dont il comptait un jour se défaire en faveur de son héritier ne lui semblèrent plus assez brillants, et, après avoir confié ses idées à sa femme, — pour le seul plaisir d’en parler tout haut, il alla en entretenir le maître d’école. Celui-ci ne demandait pas mieux que de garder son élève ; il affirma que Jean-Baptiste pourrait arriver à tout, et que pour cela il fallait seulement qu’il apprit le latin, le grec et la rhétorique.

Lorsque Jean-Baptiste fut informé de cette décision, il éprouva un tremblement religieux. Ses rêves jusqu’alors étaient restés doux et paisibles ; l’imagination le tourmentait peu. L’idée de devenir, maréchal de France lui avait bien passé par la tête comme à tout le monde, mais si tempérée par la chance beaucoup plus certaine de se faire casser la tête, qu’elle ne l’avait point enivré. Mais étudier le latin !!! c’était pénétrer dans le sanctuaire des choses supérieures, dans les rangs privilégiés.

Depuis ce jour, il cessa presque de jouer et devint le compagnon inséparable de son maître, dont il écoutait les dissertations un peu longues avec la même dévotion qu’autrefois les aphorismes paternels. À l’étude, les deux coudes appuyés sur la table, les deux mains dans ses cheveux, rouge à force d’attention, les yeux attachés sur sa grammaire, étudiant ses déclinaisons, son bonheur n’avait d’égal… que son supplice. Pauvre chère humanité : si profondément sincère dans les mystifications qu’elle s’impose, éternellement naïve ; toujours prête à se brûler, à se massacrer, à s’abêtir même pour l’idéal ; chez qui la candeur est de même ordre que la bêtise, et dont l’enthousiasme confine à la duperie ! Dans cet ensemble fluctuant d’extrêmes qui se touchent et de vérités qui se heurtent, la vérité vraie, la seule, n’est-elle pas la bonne foi des bonnes intentions ?

Il faut rendre cette justice à Jean-Baptiste, qu’il faisait en tout ceci héroïquement violence à sa nature. Ce bon gros garçon était né surtout pour l’action matérielle. L’étude assidue ne lui offrait en elle-même aucun attrait ; physiquement, elle le fatiguait par défaut d’exercice ; intellectuellement, elle l’obligeait à de grands efforts peu fructueux. Mais l’ambition, aiguillon impitoyable, faisait taire l’instinct. Sa grande mémoire l’aida puissamment d’ailleurs à vaincre les difficultés et lui donna confiance en lui-même. S’il ne comprenait pas toujours, du moins il savait par cœur. C’est tout ce qu’il fallait au maître d’école et à l’Université.

Cependant l’empire baissait comme, au bout d’un temps, baissent tous les empires. Il en était précisément à cette période où, après l’enthousiasme, l’autre face de la chose, — la duperie, — se laisse voir. Dans toutes les opérations de l’esprit, les Grecs et les Romains dominaient encore ; Tyrtée, Achille et Mars n’avaient guère moins aidé à nos guerres qu’à celles de Messène ou d’Illion. Mais dans les opérations sociales, il en était autrement : on s’apercevait enfin que la gloire n’est pas la prospérité ; que les hommes partaient tous et ne revenaient pas, que la charrue manquait de conducteurs ; que la France, maîtresse de l’Europe, était appauvrie et dépeuplée. Il était grand temps que cela finit, et voilà pourtant que c’était à recommencer. L’Europe acculée revenait sur nous. On s’aperçut en même temps que l’on étouffait sous la pression impériale, et les mères enfin se refusèrent à élever des fils pour la boucherie. On accuse la France d’inconstance… Amère ironie ! Patiente à l’excès, au contraire, elle ne se révolte jamais que trop tard, lorsqu’un système a abusé d’elle jusqu’à l’insulte et jusqu’à l’épuisement.

Il n’y avait pas jusqu’à Jean Brafort qui ne se dit in petto qu’un peu de paix eût été bien nécessaire ; mais il n’allait pas moins répétant qu’il fallait avoir confiance dans l’empereur, qui seul pouvait sauver la nation. Pourtant, — Jean-Baptiste venait de commencer le grec, les alliés entrèrent en France. À cette nouvelle, bien qu’il n’eût alors que douze ans, Jacques s’éveilla de ses chères lectures et voulut courir aux frontières. On l’en empêcha. Jean-Baptiste lui démontra qu’il fallait céder au destin, et madame Brafort, qui n’était pas patriote, — on lui avait enseigné qu’une femme ne naît en ce monde que pour adorer Dieu, son mari et ses enfants, et pour ne s’occuper que du bien de son ménage, — madame Brafort serra ses fils dans ses bras en s’écriant : Ils ont un bon numéro !

C’était le sentiment général, justifié par tant de deuils. Napoléon tombait sous la haine des mères bien plus que sous l’effort des alliés. Concours fâcheux et dépourvu de patriotisme. Sans doute, il eût été plus noble à la France de se délivrer tout ensemble de ses ennemis et de son maître ; mais, quand le citoyen est sans droit, où le patriotisme prendrait-il son point d’appui ? Dans une république, la patrie se confond avec la famille, avec le foyer, avec tous les biens et bonheurs que l’on a reçus des siens ou que l’on s’est fait à soi-même ; l’amour de la patrie est presque l’amour de soi. Dans la monarchie, au contraire, où la vie sociale n’est point l’œuvre du citoyen, mais d’une volonté lointaine, étrangère, la haine de l’étranger n’a plus que le sens d’une phrase officielle, et le patriotisme n’est qu’un point d’honneur. Ressort trop faible, qui ne peut suffire ; puis la France était exsangue. Le petit Jacques lui-même, tout en soupirant, se résigna.

Ce fut difficile pour Jean Brafort. Perdre l’empereur, ce maître, ce fort, cet invincible, qui représentait si bien l’idéal de la force souveraine ! Toutefois la défaite avait déjà fort diminué son prestige, puis on venait de subir son règne ; le travail de déification auquel on se livra depuis, n’était pas encore fait ; les Bourbons et l’éloignement n’avaient pas encore opéré la réaction qui se fit vers lui ; la France d’alors, enfin, n’était pas la France lyrique, qui plus tard s’en affola. Jean Brafort n’eut donc pas été inconsolable, même de ce chagrin-là. Mais il y avait bien autre chose : il y avait la maison et les dix hectares achetés sur le domaine des Labroie ; il y avait la place de garde champêtre, le droit acquis en un mot qui se trouvait menacé. Les Labroie allaient revenir avec les vieux rois et, qui sait ? le vieux régime ? Ils rentreraient dans leur château, lequel, vu les malheurs des temps, n’avait pas été vendu, non plus que le pare et une bonne partie des terres. Mais celles qui l’avaient été ? Mais la prairie surtout, cette prairie déjà si chère à son nouveau possesseur, la prairie attenante au parc, une enclave, un fleuron ! Jean Brafort en perdait la tête ; il se voyait ruiné, humilié, perdu. De quel œil les Labroie verraient-ils leur ancien valet en possession de leur bien ? Que faire ? Il fit comme tant d’autres ont fait depuis. Il se mit à fourbir sa plaque et la poignée de son sabre, pour aller trouver le nouveau maire, un vieux royaliste, qu’il avait offensé jadis.

— Voyez-vous, dit-il aux siens, d’un ton moins dogmatique pourtant qu’à l’ordinaire, il faut s’accommoder aux temps. Les choses sont ainsi, qu’y faire ? Je me ferais casser, que cela ne ferait de bien à personne, excepté à mon successeur. Or, charité bien ordonnée… Et même, sans vanité, je puis croire que mon devoir est de conserver à mon pays un bon serviteur.

Jean-Baptiste trouva tout cela fort juste, et, comme précisément il étudiait Horace, il se mit à réciter à son père le Justum ac tenacem propositi virum, qu’il expliqua.

— Comment donc, s’écria Jacques ; cela semble dire, au contraire, de ne pas céder.

Il s’agissait bien de parler français ? Jean Brafort fit sentir à son fils cadet le bout de sa semelle et serra l’aîné dans ses bras.

On conserva l’ancien garde champêtre, — provisoirement, peut-être pour le plaisir de lui verser à petits coups le fiel amassé par une longue haine. Il faut dire aussi que les postulants manquaient. Le marquis de Labroie revint dans ses terres, et reçut les respects et les protestations de fidélité de l’ancien hallebardier de son père. Jean Brafort osa toucher quelques mots de la prairie que d’autres, allégua-t-il, convoitaient et auraient achetée sans lui. Le marquis de Labroie revenait de l’émigration sans un ducat et n’avait pas encore sa part du milliard ; aussi ne parla-t-il que vaguement de traiter. Sous ces deux glaives de la destitution et de l’expropriation suspendus sur sa tête, Jean Brafort demeura inquiet, respirant à peine, demi-mort. À partir de ce moment, quoique jeune encore, il baissa très-sensiblement.