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Le Père Brafort/1/3

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Le Siècle (série 45p. 233-238).
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III

DEVOT ET CARBONARO.

La ville est pour le paysan la grande attraction, l’ensemble indéterminé des choses supérieures qui peuvent ravir les sens et l’esprit, le centre en un mot de cet idéal que toute créature cherche ailleurs qu’en sa demeure. Mais l’acclimatation de l’homme des champs à la ville n’en est pas moins difficile et douloureuse. Plus de cet air vif, embaumé des senteurs des prés, de la vigne ou du colza, qui a balancé l’épi, qui frémi dans les peupliers ou gémi l’hiver dans les rameaux en froissant la feuille sèche des chênes ; cet air si pur qu’il défie l’immondice, le roule et le lave dans ses flots. Plus de cet espace où l’on va, vient, du dehors au dedans, sans cesse, espace riant ou sévère, blanc de givre ou lumineux de soleil, mais élastique et sans bornes, si familier, là-bas plein de rêves et de mirages, pétri de liberté ! Puis les commensaux de la cour et de la prairie, bonnes bêtes dont chacune a son nom ; peuple facile qui donne, comme tous les autres, à son souverain, nourriture et vêtement, outre les plaisirs de l’empire ; et sur la bonne terre, dont le sein a toujours, abondant ou non, quelques gouttes de lait, cette sécurité relative dont jouit l’enfant le plus pauvre dans le giron paternel.

Au lieu de tout cela, une chambre étroite, où l’on ne peut pas faire trois pas sans se heurter aux murs ou aux meubles, des meubles qu’on ne connaît pas ; l’air de la rue, falsification odieuse faite de gaz, d’haleines et des miasmes du ruisseau. Autour de soi, en haut, en bas, derrière chacune des trop minces cloisons, des voisins inconnus, dont les voix, les chants parfois obscènes, et les criailleries troublent vos jours et vos nuits. De l’humanité, le bruit, la gêne, le tapage, ses coudes dans vos flancs, ses exhalaisons dans votre nez, ses cris dans vos oreilles, ses pieds sur vos pieds ; mais de sourire, de parole amie, d’âme, point. Tous ces visages, fermés à votre aspect, ne vous disent qu’une chose : « Je ne vous connais point, je ne vous vois pas ; il y a un mur infranchissable entre vous et moi. » Dans cette foule qui vous écrase, vous êtes seul pourtant et n’avez d’autre ami, d’autre recours, d’autre Providence que les pièces de votre bourse. À la vérité, elles vous suffisent ; vous n’avez besoin d’autre nationalité, elles vous composent un droit que nul ne contestera ; grâce à elles, vous êtes citoyen de ce lieu. Même, si elles abondent, elles vous en font roi ; mais, baissent-elles, en revanche, vous diminuez avec elles ; si elles deviennent rares, vous agonisez. Si elles manquent, il vous faut mourir. Il n’y a point ici d’autre titre, d’autre mot de passe. N’invoquez pas l’humanité, la pitié ; dans le fracas de ce lieu, elles ne vous entendraient point. Elles y sont pourtant, comme y est toute chose ; mais, poussées au hasard, comme des feuilles par un torrent, elles vous frôlent sans vous voir. Votre titre, votre humanité, c’était l’argent. Où est-il ? Vous n’en avez plus ? Soit. Le cas est prévu : on jouit ici d’un ordre admirable, la Morgue vous inscrira.

Les Brafort louèrent, dans la traditionnelle rue Saint-Jacques, deux chambres donnant sur un de ces puits sans eau qu’on appelle des cours. La mère était éperdue, abêtie, privée de sens. Quand, levant la tête, elle apercevait au haut de son puits un nuage bleu, elle se mettait à pleurer. Quand il s’agissait d’acheter les provisions, elle revenait éplorée, disant qu’on la volait, quelquefois ne rapportant rien. Jean-Baptiste essayait de la réconforter avec des périodes, Jacques l’accompagnait et l’aidait. Elle finit par se relever un peu ; son chagrin se changea en une mélancolie muette, et ses fils crurent qu’elle s’habituait.

La demi-bourse de Jean-Baptiste n’arrivait point. Fatigué d’attente et de démarches, il entra comme externe au collège Henri IV ; mais une rude épreuve l’y attendait. Il croyait avoir fait sa seconde, on le mit en quatrième ; encore se trouva-t-il dans les derniers rangs, et parmi des condisciples plus jeunes que lui.

Depuis que la guerre avait cessé, les écoles s’étaient remplies ; on avait devant soi maintenant les carrières paisibles qui exigent l’étude et le savoir, et les fils de familles nobles ou bourgeoises affluaient dans les colléges et y dominaient, car la plupart des petits boutiquiers dans ce temps-là se contentaient encore de l’école primaire.

Avec ses dix-huit ans passés, sa bonne grosse figure et sa gaucherie, Jean-Baptiste fit merveille… comme plastron, dans ce monde-là. Il s’y trouvait bien aussi quelques humbles, avec lesquels il eût pu faire cause commune ; mais, selon les principes invariables de l’humaine nature, ces gens-là se fuyaient les uns les autres, et eussent rougi de leur mutuelle compagnie, préférant grossir la cour de tel ou tel petit personnage, qui les admettait à son service en qualité de souffre-douleur. Jean-Baptiste fit comme eux.

Il avait décidé son jeune frère à entrer dans une étude d’avoué pour les écritures, l’assurant qu’avec ses connaissances littéraires et un peu d’application, il trouverait là un avenir, — moins brillant sans doute que celui qui l’attendait, lui, Jean-Baptiste, mais encore fort avantageux. Jacques s’était laissé persuader, non sans craindre que le but fût trop éloigné pour son impatience ; car il ne songeait qu’à épouser Noelly dès ses vingt ans révolus, et plus tôt s’il était possible. Il ne resta pas plus de trois mois dans l’étude. Le ton du lieu, l’ennui et la fatigue d’une immobilité forcée, le dégoût enfin de ce travail, le chassèrent, et il annonça un jour à son frère qu’il allait entrer comme apprenti dans un atelier d’imprimerie.

Jean-Baptiste accueillit cette nouvelle avec une stupéfaction mêlée de colère.

— Et quoi ! s’écria-t-il, quand tu pourrais t’élever, tu ne songes qu’à descendre ! De bourgeois, devenir ouvrier ! quelle bassesse de goûts !

— Si c’est une question d’orgueil, répliqua Jacques, je te dirai précisément que le mien ne s’arrange pas de cette chicane, et qu’une profession qui sert à répandre la pensée me parait beaucoup plus noble. Depuis que je suis dans cette étude, j’ai reconnu que lorsqu’on n’a pas de fortune, ce n’est qu’à force de temps, de patients services, et, qui pis est, le plus souvent, de servilités et de flatteries, qu’on peut arriver à la place de premier clerc, c’est-à-dire toujours dépendant, toujours pauvre, et par conséquent toujours méprisé par les gens de ce milieu, qui n’estiment que le luxe et la richesse. Et enfin, comme il faut, pour vivre avec eux, endosser certains habits, habiter certains logements, afficher certaines habitudes, il en résulte que le bourgeois de cette sorte est en réalité aussi pauvre et encore plus esclave que l’ouvrier. Je préfère vivre avec mes égaux et être libre.

— Nos égaux ! répéta Jean-Baptiste avec une souffrance évidente ; nous sommes tous égaux. Est-ce que je m’estime moins que le fils d’un duc et pair, moi, par exemple ? Pas du tout.

— Ce serait se faire leur inférieur que de les vouloir imiter.

— Je ne les imite pas, dit Jean-Baptiste ; seulement… je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à me procurer les avantages qu’ils possèdent.

— Moi, j’aime mieux y renoncer.

— Pourquoi ?

— Je ne puis pas bien te l’expliquer ; mais je sens que je fais mieux. Si la fortune était pour tout le monde, à la bonne heure ; mais, ma foi, comme sont les choses, j’aime autant être ouvrier.

— C’est un entêtement ridicule. Tu perds ton avenir.

— Je ne perds tout au plus que la place de premier clerc.

— Mon pauvre garçon !… Et en disant cela, Jean-Baptiste, si nouvel émancipé qu’il fût, eut trente ans de majesté. Mon pauvre garçon ! Mais tu ne comprendras rien aux choses de la vie. Premier clerc à trente ans, tu te maries et tu achètes une étude avec la dot de la femme.

— À trente ans ! Merci !…

— Un homme sage, dit Jean-Baptiste avec aplomb, ne doit pas se marier avant cet âge.

Et, avec un sourire fin, il ajouta : N’y a-t-il pas des moyens d’attendre ?

— C’est infâme ce que tu dis là !

Mais Jean-Baptiste haussa les épaules et reprit avec un aplomb nouveau :

— Avec la dot de ta femme…

— Sais-tu d’abord si ma femme a une dot ? cria Jacques exaspéré.

— Eh bien ! vous fâchez-vous là dedans ? demanda la mère, de la chambre à côté.

— Il est fou à lier, répondit Jean-Baptiste en haussant les épaules.

Et, suivant son frère, qui, sans plus l’écouter, passait dans la cambre voisine, il continua d’expliquer les avantages du plan bien connu qu’il avait adopté.

— Avec de l’instruction, un homme peut arriver à tout. L’instruction, c’est sa dot, avec laquelle il épouse une femme qui a de l’argent. Et c’est ainsi qu’un homme peut prétendre à tout.

Il en était si persuadé, ce bon Jean-Baptiste, et si content qu’il en fût ainsi !

— Qu’est-ce donc que tu appelles tout ? s’écria Jacques. Moi, je veux aimer et être libre.

— Ah ! si tu fais du roman…

— Enfin ne vous disputez pas, dit la mère, chacun son idée.

— Je suis le chef de famille, reprit Jean-Baptiste, et j’ai le devoir…

Jacques se mit à rire impertinemment.

— Il n’y a ici de chef de famille que notre mère, et tu n’es le chef que de ta propre personne, mon cher.

Ceci froissa Jean-Baptiste dans ses prétentions ; il répondit en ricanant :

— Bon aux têtes fêlées d’accepter la suprématie des femmes ; quant à moi…

— Quant à toi, s’écria Jacques, ton sot orgueil te rend capable d’insulter la mère…

Ils faillirent se battre ; la mère éperdue les sépara. Pendant quelque temps, ils cessèrent de se parler ; madame Brafort les réconcilia : mais cette fraternité d’occasion que leur avait faite la nature, si bizarre souvent à cet égard, avait besoin pour se maintenir d’un effort mutuel incessant. Nous n’avons rapporté la conversation précédente que pour mieux marquer la différence fondamentale de leurs caractères et de leurs idées. Jean-Baptiste, qui rêvait la fortune, et même la gloire volontiers, en voulait amèrement à son frère de goûts populaires qu’il trouvait absurdes et humiliants. Dirons-nous sa secrète pensée ? Il allait jusqu’à s’inquiéter du tort que telle parenté pourrait lui faire un jour pour son établissement, et plus tard enfin comment recevoir dans ses salons son frère et la femme et les enfants de son frère ?… C’est un des tours de la vanité que de causer aux hommes de réelles souffrances pour des chimères. On le voit, Jean-Baptiste visait très-haut… Mais qui ne fait ainsi ? La première place n’est-elle pas le rêve de tous dans cette civilisation monarchico-égalitaire, bâclée par l’empire avec les débris de la République et du droit divin ? N’est-ce pas là le grand stimulant de l’éducation ? Et si tous les pères et tous les instituteurs l’acceptent et le pratiquent, peut-on exiger d’un garçon de dix-neuf ans qu’il soit supérieur au milieu dans lequel il vit, et qui lui crie par toutes ses voix et lui démontre par tous ses faits que telle n’est pas la loi ? Jacques n’était pas ainsi, non ; mais Jacques n’était qu’un rêveur, et la fortune le lui fit bien voir.

Depuis l’arrivée de Noelly à Paris, à la suite de la famille de Labroie, les deux amants avaient repris leurs entrevues, mais moins libres et moins fréquentes. Cependant les fonctions de femme de chambre de mademoiselle de Labroie donnaient à Noelly des occasions de sortir dont elle profitait. Mademoiselle de Labroie, qui, pour rien au monde, ne fût sortie seule, envoyait chaque jour cette enfant, plus jeune et plus jolie qu’elle, faire ses commissions. C’était le matin, chez une fruitière du quartier, qu’ils se rencontraient, et le dimanche à l’église. Ce n’était plus si beau que dans les grands hêtres, mais toujours très-doux ! Jacques avait consulté Noelly sur son changement de carrière, et elle l’avait approuvé. Il est vrai qu’elle approuvait toutes les décisions de Jacques. L’état de compositeur, comme le disait Jean-Baptiste, manquait d’avenir ; mais ce qu’il leur fallait, à eux, c’était un présent le plus tôt possible. En deux ans, travaillant avec rage comme il le faisait, Jacques pouvait arriver au maximum des journées. Ils se mariaient alors. D’autres vivent ainsi, disaient-ils ; nous vivrons de même. L’essentiel pour eux était de se réunir.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste arrivait à une conviction fâcheuse, qui bouleversa tous ses plans : c’est qu’il lui faudrait piocher pendant trois ou quatre ans encore, tout au moins, pour arriver à un diplôme de bachelier, grâce auquel (après l’avoir payé de tout son capital), il se trouverait propre… seulement à faire de nouvelles études. Il reconnut, — les conseils du professeur auquel l’avait recommandé le magister de Laforgue l’y aidèrent, que, faute des dispositions spéciales et supérieures qui forcent la fortune quelquefois, faute d’un capital suffisant pour acheter une charge vénale, faute de protection pour suppléer à ces deux infériorités, il ne pouvait raisonnablement prétendre, en fait de professions libérales, qu’à celles de sous-maître dans un collége ou dans une pension. Ce n’était pas là son rêve. Il replia donc tristement ses pavillons de conquête, se disant en manière de consolation, qu’après tout il n’avait pas perdu son temps, puisqu’il avait acquis une certaine culture des belles-lettres et savait par cœur une bonne quantité de vers latins. Il est vrai qu’il mettait mal l’orthographe et continuait de parler le berrichon ; mais en tenait encore moins à ces choses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Pourvu qu’on sût le latin, étudier la langue maternelle paraissait tout à fait oiseux ; c’était affaire, non du professeur, mais de la nourrice, et les exemples éclatants donnés par les maréchaux de l’empire avaient montré jusqu’à quel point il était facile de s’en passer.

Il faut bien le dire, une fois que ce parti douloureux eût été pris, Jean-Baptiste, débarrassé du thème et de la version, éprouva un soulagement consolateur. En somme, il n’était pas né pour les efforts de l’esprit. Il avait de la mémoire, de la bonne volonté ; mais sa nature s’appliquait bien plus volontiers aux faits qu’aux abstractions. Cependant, à aucun prix, il ne fût rentré dans les rangs du peuple en acceptant comme son frère le travail manuel. Une carrière qui, tout en excitant l’espérance d’une grande fortune, n’exige ni efforts d’esprit ni fatigues de corps, et qui, pour ces excellentes raisons, est si encombrée, le commerce, s’offrait naturellement à son choix.

Il découvrit un petit commerçant quincaillier, marié, mais sans enfants, et qui, pour pouvoir céder son fonds plus tard avec plus de sécurité, cherchait un associé muni de quelques billets de banque. C’était l’affaire de Jean-Baptiste. Mettant de côté l’ambition d’égaler les ducs et pairs, il se livra résolument à cette nouvelle carrière, passa toutes ses journées au magasin, prit le soir des leçons de comptabilité et s’initia aux affaires. Après tout, ce qu’il voulait obtenir par l’instruction, c’est-à-dire le succès, qu’était-ce au fond, sinon la grande, l’éternelle poursuite des hommes, la fortune et les honneurs ? Ce qui revient à un seul terme, les honneurs suivant toujours la fortune. El bien ! par le commerce, Jean-Baptiste pouvait arriver à la richesse plus largement que par tout autre moyen ; les honneurs viendraient ensuite. Il reprit donc ses rêves, légèrement modifiés, et se sentit plus heureux, plus à sa place, plus maître de sa situation qu’il n’avait jamais été.

Il avait alors dix-neuf ans passés. La conscription l’attendait à vingt ; mais, comme fils aîné de femme veuve, il n’avait point à s’en occuper.

Jean-Baptiste se livra donc tout entier aux affaires, et gagna promptement l’estime et l’amitié de son patron-associé, qui se plut à l’initier, par mille remarques et confidences, aux secrets et aux finesses du métier. Ce patron était un vieux petit homme à nez pointu, le chef couvert en tout temps d’un bonnet de laine gris à houppe, et dont la boutique, pour n’avoir qu’un vitrage étroit et fort simple, rue Saint-Dominique, n’était pas moins bien achalandée. Les magasins alors avaient peu de luxe extérieur ; on ne recherchait pas encore les belles filles pour le comptoir, et l’on trouvait assez naturel que la quincaillière fût édentée, puisque apparemment elle n’avait pu conserver ses dents.

Un dimanche matin, comme le patron fermait les volets de sa boutique, aidé de son associé et du petit saute-ruisseau, Jean-Baptiste, dans l’ardeur de son zèle pour la vente, exprima le regret que l’ordonnance de police empêchât ainsi le commerçant de réaliser un septième de bénéfice.

— Bah ! répondit le patron, ça ne gêne que le public, et ceux qui ont besoin de nos ustensiles ne s’en priveront pas pour cela. N’avez-vous pas remarqué déjà que le lundi est le meilleur jour de vente ? — Voyez-vous, ajouta-t-il en élevant la voix pour se faire entendre du petit garçon, on ne perd jamais à faire son devoir vis-à-vis de la religion, surtout en ce temps-ci.

Ce dernier membre de phrase fut prononcé à demi-voix et accompagné d’un coup d’œil expressif. Un instant après, quand ils furent seuls, le vieux quincaillier demanda à Jean-Baptiste s’il n’allait point à la messe.

— Quelquefois, répondit l’ancien enfant de chœur de Laforgue, dont le collége et quelques chansons de Bérenger avaient ébranlé la dévotion.

— Vous avez tort. Le vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin et plusieurs membres de la fabrique viennent acheter chez nous ; nous avons également une communauté. Venez avec moi. Nous avons deux chaises près du chœur. Il faut que l’on vous y voie et même que vous soyez assidu.

La droiture de Jean-Baptiste hésita.

— Je ne voudrais pas cependant faire de l’hypocrisie, dit-il.

— Ce n’est pas de l’hypocrisie, répliqua le patron. Je ne suis pas dévot ; mais j’aime l’ordre, parce que, pendant les agitations politiques, le commerce va toujours mal. J’ai vu bien des révolutions différentes, mais elles se ressemblent toutes en ceci : qu’on ne vend pas. Je ne vois donc pas à quoi elles servent. Or, pour quelle raison, je ne sais ; mais l’Église est du même avis que moi. Elle est le parti conservateur par excellence ; son idée et sans doute son intérêt est que rien ne bouge et ne change. On la voit toujours faire cause commune avec les rois et les princes, et par conséquent les gens d’ordre, qui veulent conserver leur bien, doivent la soutenir.

Ce raisonnement frappa beaucoup Jean-Baptiste. Il respectait, il vénérait l’ordre ; aussi, à partir de ce jour, se rendit-il à l’église tous les dimanches avec son associé. La bonne tenue de ce jeune homme et son assiduité firent merveille. La jeunesse alors donnait peu dans les églises, hors les fils de nobles, bien entendu. Le vicaire vint à la boutique et s’y arrêta pour causer ; il vint aussi quelques dévotes d’autour du chœur, et l’une d’elles fit entendre à Jean-Baptiste qu’elle se chargerait de lui trouver un bon parti, quelque perle d’innocence et de dévotion, embellie d’un bon sac d’écus. Un jour, à la procession, on lui mit un cierge dans la main. Des gens qu’il ne connaissait pas le saluaient, avec des regards tout humectés d’eau bénite ; une de ses clientes enfin n’eut point de paix qu’elle ne l’eût enrôlé dans la confrérie de Saint-Joseph.

Tout cela creusait de plus en plus la séparation entre les deux frères et désolait Jacques, lui qui détestait de si bon cœur ceux qu’on appelait alors les calotins, la prétraille, et qui portait dans sa poche, en guise de psautier, les chansons de Béranger.

La France aime les Frondes. Cette guerre d’escarmouches, irritante pour l’ennemi, brillante pour le soldat, ce tournoi de propos où l’avantage est si aisément pour l’opprimé, ce jeu d’écoliers triomphant du maître par la toute-puissance de l’esprit contre la force, la ravit au point qu’il lui fait oublier l’orgueil de se posséder elle-même, et qu’elle semble pardonner au despotisme en raison des plaisirs qu’il lui fournit. Jamais à aucune époque plus que sous la Restauration, cet esprit ne se montra mieux et ne sut mieux se satisfaire. Un roi impotent et gourmand ; des ridicules nobiliaires et cléricaux à pouffer de rire ; les voltigeurs de Louis XIV promenant les défroques en lambeaux de l’ancien régime ; une charte boiteuse, mais qui gênait tant le pouvoir qu’on feignait de l’adorer ; assez de persécutions pour que la passe d’armes fût vive, animée, sans trop de danger ; un divertissement général enfin, où tout le monde se fit acteur ; un entrain de conspiration à remplir les places publiques de gens échangeant mystérieusement un mot d’ordre connu de tous ; la chanson devenue la consolation d’un peuple et les tables de sa foi politique, si le mot foi peut convenir à ce vague ensemble de regrets fourvoyés et d’aspirations confuses, où les noms tenaient la place des principes, où la liberté chantait Austerlitz et déifiait l’empereur. — À force de chanter toutefois, à force de jouer à la conspiration, le jeu devint tragique, et le sang de Berton, de Caron, des quatre sergents, rendit la lutte irréconciliable, au moins pour les combattants sérieux.

Jacques était de ceux-ci. Sa nature ardente s’était promptement enflammée au contact d’esprits révolutionnaires, vers lesquels des affinités puissantes l’avaient porté. Il avait aussi converti Noelly à la foi républicaine, et ces deux jeunes âmes vivaient maintenant d’un double enthousiasme, s’adorant jusqu’à sacrifier leur amour à la patrie, enivrée d’une double ivresse, plus qu’heureux.

Pour Jean-Baptiste, il se confessait et communiait, non vraiment par hypocrisie, mais sous l’influence doucement accaparante du milieu où il se trouvait. Si ce n’est certaines intolérances qu’il avait entendu blâmer, il n’avait point de sérieuses objections contre le catholicisme, foi de son enfance. Il n’était pas, il est vrai, de nature à goûter ces « ravissements divins » dont on s’entretenait sans cesse autour de lui ; mais il n’était point insensible à d’autres douceurs, peut-être après tout les mêmes : regards onctueux, religieux soupirs, jolis doigts trempés d’eau bénite et câlineries pieuses ; tout cela, peu à peu, l’avait emmiellé à ne s’en plus pouvoir dépêtrer, et, sans trop de résistance, il s’y enfonçait de plus en plus. Tout cela charmait l’associé philosophe de Jean-Baptiste, car la boutique n’en allait que mieux.

Ce fut alors que le vicaire mit le comble à ses bontés en procurant une commande superbe : l’entreprise de toutes les ferrures d’une chapelle en construction, y compris des grilles en fer. Les deux associés y révèrent là un gros bénéfice, et monsieur le vicaire, avec un sourire paternel, assurait que c’était une affaire d’or, et qu’il n’avait pas eu peu de peine à ménager cette affaire pour ses amis.

Cependant une avance, promise verbalement, ne fut point donnée, tandis qu’au contraire les clauses écrites concernant les obligations des soumissionnaires durent être exécutées avec la dernière rigueur. Tout compte fait, après beaucoup de pourparlers, de chicanes, d’expertises, de voyages et de temps perdu, les deux commerçants constatèrent que, — sans doute très-dévotement et pour les seuls intérêts de l’Église, — ils avaient été induits en plus de mille de francs de perte. Encore se trouvaient-ils accusés de tiédeur religieuse et de trop d’attachement aux intérêts temporels, et, au lieu des sourires accoutumés ou des tendres : Cher monsieur Bavel ou cher monsieur Brafort, que leur dispensaient d’ordinaire leurs dévotes clientes, elles ne leur apportaient plus que des mines composées… de glace pilée dans une dose de formalisme.

Ce fait éclaira subitement la religion de Jean-Baptiste. Les arguments de Jacques ni ses railleries jusque-là ne l’avaient point ébranlé, mais des torts du vicaire et de ses paroissiennes, il résulta pour lui clairement que la religion était une absurdité et une jonglerie, démonstration peu logique, mais si victorieuse pour la plupart des esprits, qu’il faut admettre sa valeur de fait. Chacun a ses voies, et, comme dit l’Église, la grâce opère par tous les moyens. Presque en même temps, certaine aventure galante de sacristie, qui, bien qu’étouffée, se chuchotta dans le quartier, acheva la conversion de Jean-Baptiste. Il jura que les gens d’église étaient les plus insidieux de tous les fourbes, qu’il ne croyait pas un mot de tout ce qu’ils débitaient, qu’il rompait avec cette boutique. Il renchérit enfin sur tout ce que disait Jacques, cela pourtant à huis clos.

De ce changement d’humeur, il résulta un rapprochement entre les deux frères, et comme il faut bien s’unir à quelque groupe et s’attacher à quelque chose, peu à peu Jean-Baptiste fit la connaissance de plusieurs amis de Jacques, carbonari discrets et mystérieux, qui lui inspirèrent une haute considération. On lui prêta Voltaire, qu’il lut derrière son comptoir, en cachette, et qui aiguisa son indignation anticléricale. Peu à peu, il s’apprivoisa dans ce milieu, surtout lorsque, initié davantage au mouvement politique, il vit que toute la France en était. Un jour, il s’émerveilla d’apprendre que son frère voyait Manuel, un député, un homme connu, et même Lafayette. Ce dernier nom toutefois sonnait assez mal aux oreilles du commerçant ; mais, quand il apprit qu’on pouvait dire le marquis de Lafayette, il fut très-surpris d’abord, puis touche.

— Je vois, dit-il à son frère, que votre parti compte des hommes marquants et qu’il pourrait bien réussir.

— Nous serons vainqueurs demain, la France ne veut plus de ses oppresseurs !

Jacques disait cela tous les jours, et, bien que cette prophétie éprouvât quelque retard, Jean-Baptiste consentit enfin à se faire recevoir carbonaro. Il faut bien être jeune une fois dans sa vie.

Oui, Jean-Baptiste Brafort était lancé ; lancé, ma foi, dans les conspirations, dans les ventes, dans de gros petits mystères, où, justifiant le proverbe relatif aux poltrons, il se délecta. Jugez donc : on lui confiait à l’oreille des secrets ou quelque chose de semblable, qu’il devait confier à d’autres à son tour. On se rendait le soir, par des chemins détournés, avec l’illusion de croire qu’on était suivi par la police, en des lieux cachés, où l’on ne pénétrait que sur mot de passe, où l’on pesait les destinées de l’État, où se communiquaient les ordres et les avis de hauts personnages, et l’on échangeait entre affidés des signes mystérieux. N’y avait-il pas là de quoi ravir un homme dont rien encore n’avait affirmé l’importance ? Tous ces enfantillages, dont les chefs du parti amusaient leur vulgaire et le tenaient en haleine, grandissaient Brafort à ses propres yeux et lui procurèrent peut-être les plus vives émotions de sa vie. Les natures les plus prudentes ont encore le goût du danger, de l’aventure, et l’émotion pour elles n’en est que plus vive. On eût vu dans ce temps-là notre héros prendre des airs sombres et mystérieux, marcher avec précaution en regardant furtivement derrière lui, affecter vis-à-vis des profanes un silence profond, d’où tombaient çà et là des paroles énigmatiques, et promener son regard de haut sur les gens. Il était, sans s’en douter, de ceux qui marquaient la piste aux mouchards, et servit à l’un d’eux longtemps de proie facile. Plus d’une fois, la nuit, il rêva qu’on l’arrêtait et eut Marchangy pour cauchemar. Avec tout cela, il veillait soigneusement à ne pas se compromettre ; il voyait bien au fond qu’à force d’être partagé, le danger n’était pas grand ; mais il lui restait assez de peur pour qu’il pût se croire très-brave, et il se donnait le luxe innocent de rêver le martyre, bien sûr qu’il n’aurait pas lieu.

Cependant, au milieu de l’été de 1820, pendant l’orageuse discussion des chambres, au sujet de la loi du double vote, les choses devinrent plus graves, et des rixes auxquelles prirent part les jeunes gens des écoles et des ouvriers, Jacques en tête, ensanglantèrent Paris. Ce fut par hasard que Jean-Baptiste se trouva sur le chemin de l’émeute. Il vit le quartier désert, les maisons fermées ; il entendit le roulement sourd de l’artillerie sur les pavés, les coups de fusil, les cris révolutionnaires entrecoupés de cris de mort. Dans cette sinistre atmosphère, il se sentit, des pieds à la tête, étreint d’horreur ; il heurta du pied un cadavre aux joues blafardes, aux yeux sans regards, et rentra chez lui terrifié, malade, éperdu.

« Quoi ! c’était ainsi… Ah ! c’était cela !… On l’avait fait tremper dans de semblables choses, lui ! Mais il allait être arrêté, emprisonné, jugé, guillotiné peut-être. Grand Dieu ! Et son commerce ? Perdu !… Mais c’était une chose odieuse, cela. Il n’avait consenti à rien de pareil, il était innocent de tout ; il avait juré sur le poignard, c’est vrai, haine aux rois… Oui, mais qu’est-ce que cela prouve ? peut haïr sans tuer ; les mots ne sont rien. Eh ! mon Dieu ! de haine, il n’en avait même pas. Au fond, qu’est-ce qu’il savait ? Rien du tout. Le roi ne lui avait jamais paru un méchant homme. Ah ! maudits ceux qui l’avaient jeté dans ces complots ! Fous ! insensés ! barbares ! Il les reniait ; il ne les verrait jamais ; il le promettait à ses juges, en pleurant ; il se mit à construire laborieusement sa défense… Les coups du fusil se rapprochaient.

» Des coups de fusil ! Ah çà ! mais ils ne finiront donc pas, ces gredins ! Ils veulent apparemment compromettre tout le monde. Faire de pareilles choses ! Brrr ! Comme si la parole se suffisait pas pour s’entendre. Non, jamais il n’aurait cru… il n’avait pas compris cela du tout… mais du tout… Ah ! s’il avait su !… »

La fusillade se rapprochant encore, il pensa qu’après tout peut-être l’insurrection pourrait triompher, et alors, ma foi ! c’est nous qui serions les maîtres ! Eh ! eh ! c’est nous qui nous ferions faire place alors par ces maréchaux, ces ducs, ces pairs ! Ôtez-vous de là, qu’on s’y mette. Lafayette serait au gouvernement, et ceux qui auraient travaillé à la délivrance de la patrie auraient droit à sa reconnaissance, parbleu !…

En apprenant que l’émeute était réprimée, il retomba dans toutes ses terreurs. Il ne put alors s’empêcher d’exprimer hautement son indignation, et certainement elle était sincère. Il en voulait vivement à ces maladroits, à ces furieux qui se soucient bien de compromettre les autres et de verser du sang. Le soir, tandis que sa mère inquiète attendait son second fils, un mystérieux émissaire vint avertir que Jacques était caché dans telle maison, où il attendait son frère.

— Blessé ! ajouta-t-il à l’oreille de Jean-Baptiste.

Celui-ci oublia ses craintes personnelles à cette confidence et courut au lieu fixé. La blessure de Jacques heureusement n’avait rien de sérieux. Quand Jean-Baptiste en fut convaincu, il éclata en reproches. Jacques le traita de renégat. Ils se séparèrent fort irrités. Le lendemain, ce fut bien autre chose. En entrant dans la boutique, Jean-Baptiste trouva son associé tout bouleversé d’inquiétude et de soupçons. On était venu faire chez lui une perquisition, et l’on s’était enquis des faits et gestes de Jean-Baptiste.

— Si je croyais que vous vous mêlez de complots contre l’État, je vous dénoncerais moi-même, s’écria monsieur Bavel, en homme qui ne plaisante pas avec la faillite.

Ce fut alors qu’abîmé de terreurs et de remords, Jean-Baptiste se fit à lui-même le serment de rester toujours inébranlablement fidèle à la cause de l’ordre, représentée, sous quelque nom que ce fût, à quelque titre et de n’importe quelle manière, par le gouvernement établi. Serment qui, pour être moins héroïque que celui d’Annibal, n’en fut pas moins scrupuleusement tenu.

Comme pour rendre l’impression plus ineffaçable, pendant quelque temps, autour de la boutique du quincaillier, on vit roder, — malice peut-être du mouchard, ami de Jean-Baptiste, des agents de police au regard soupçonneux. Scandale de quartier, que la paroisse, ennemie désormais des deux associés, ne manqua pas d’exploiter. Aucune dévote ne mit plus le pied dans la boutique. Monsieur Bavel, qui depuis longtemps n’allait plus à la messe qu’avec sa femme, était mécontent. Les choses allaient mal.

Il existait alors un telle confraternité entre les conspirateurs, qu’ils se protégeaient par la discrétion la plus inviolable, aussi bien que par le dévouement le plus actif. Sauf le cas d’arrestation en flagrant délit ou les trahisons de la police, on pouvait, après avoir pris les armes, reparaitre chez soi tranquillement. Jacques, guéri au bout de dix jours, rentra à l’atelier en donnant une maladie pour motif de son absence. Il avait un certificat de médecin. On l’arrêta ; vingt témoignages prouvèrent son alibi ; il dut être relâché.

Il vint embrasser son frère, oubliant leur fâcherie, et il fut bien reçu, mais ne retrouva plus son complice. Avec tout le calme d’une résolution inébranlable, Jean-Baptiste lui déclara que ses goûts, ses intérêts, son respect de l’ordre, l’éloignaient désormais de complots qui avaient pour but de fomenter des révoltes et de mettre en danger la fortune et la vie des citoyens, que désormais il ne remettrait plus les pieds dans une vente. Le jeune républicain épuisa vainement les arguments, l’emportement, les prières.

— Mais, malheureux ! s’écria-t-il enfin, si tu abandonnes notre cause, je ne puis répondre de la vie !

Jean-Baptiste n’avait pas encore pensé à cela ; il frémit. Bien qu’exagérée, la chose ne manquait pas de fondement. On en était encore aux souvenirs antiques ; Harmodius et Aristogiton, Brutus et Cassius, figuraient fréquemment dans les discours ; mort aux traîtres ! était un des mots qui revenaient le plus fréquemment sur les lèvres des conjurés, et, comme toujours, le soupçon était une preuve de patriotisme dont on abusait. Heureusement, ainsi que l’avait si bien senti Jean-Baptiste pendant l’émeute, il y a encore plus loin des paroles à l’acte que de la coupe aux lèvres, et les mœurs de l’époque atténuaient grandement ces anachronismes. Jean-Baptiste toutefois était trop intéressé dans la question pour ne pas croire au danger. Ses tourments en furent au comble ; mais, s’il avait la prudence peu héroïque, cependant il n’était point lâche ; il n’essaya pas de louvoyer. Il avait fait son serment à l’ordre ; il résolut de le tenir.

Au milieu de ces perplexités, un autre coup vint l’accabler doublement : il perdit sa mère.

La pauvre femme n’avait jamais pu s’acclimater à Paris. Plus paisible dans son intérieur qu’elle n’avait jamais été, heureuse par l’affection de Jacques, par la confidence de ses amours, les rêves qu’ils faisaient ensemble et les tendres attentions de ce cher fils, elle n’avait pu dominer cependant le malaise que lui causait le milieu nouveau où elle se trouvait transplantée. Les bruits de la rue l’étourdissaient, la terrifiaient même. Elle avait mille saisissements sans cause raisonnable, ses habitudes rompues lui manquaient à un point que peuvent seuls connaître ces êtres peu cultivés dont les habitudes sont la vie ; elle ne put s’en refaire d’autres ; tout ce peuple de fournisseurs, âpre, gouailleur, trompeur et souvent brutal, contre lequel elle avait à défendre son petit pécule, lui causait une aversion et une crainte extrêmes ; elle avait peur des voitures dans la rue et des gamins qui la raillaient, à cause de sa coiffure berrichonne, que jamais elle n’avait voulu quitter. L’air enfin manquait à son sang de paysanne. Elle souffrit sans se plaindre et mourut presque subitement.

Cette mort livrait Jean-Baptiste à la conscription deux mois avant le tirage. La mauvaise chance depuis quelque temps le poursuivait. Il amena le numéro 3. Qu’allait il faire ? Se racheter. Mais c’était retirer une forte somme — relativement — du petit apport fait à son associé, qui réclamait et menaçait de rompre le contrat. C’était rester, pour avoir à recommencer péniblement une autre carrière, avec un capital trop faible pour suffire à rien de sérieux. Mal vu de l’Église, soupçonné par les carborani, surveillé par le gouvernement, en mauvais termes avec son patron-associé, Jean-Baptiste préféra rompre avec tant d’ennuis et d’inquiétude, que son imagination d’ailleurs exagérait. Laissant aux soins de son associé la petite somme sept mille francs, qu’il avait engagée dans leur commerce, il résolut de « servir la patrie. » N’était-ce pas la carrière que son père avait autrefois désirée pour lui, et sur laquelle ils avaient bâti ensemble tant de rêves ? Il est vrai que les temps avaient fort changé. Le métier n’offrait plus de dangers, mais encore moins d’avancement, surtout pour un roturier. Malgré cela, Jean-Baptiste fonda sur son instruction de grandes espérances ; il était impossible qu’il restât longtemps simple soldat ; son mérite et sa bonne tenue le feraient assurément distinguer ; la guerre enfin pouvait se déclarer. Il y avait sur ce point dans l’esprit de notre héros, une certaine confusion qu’il ne cherchait pas à éclaircir. Au fond, l’idée que les boucheries de l’empire n’étaient plus à craindre et qu’il ne s’agissait que de mener la vie de garnison, n’avait pas peu contribué à le décider au service ; et cependant il n’en faisait pas moins entrer dans ses plans, pour les poétiser sans doute, les hasards et les bénéfices de la gloire. Il partit donc, réchauffant son courage à celui de toutes les épopées grecques, latines et françaises dont il avait été nourri, soutenu par la pensée qu’il ne pouvait guère agir autrement, et par cet esprit de la jeunesse qui rend légers tous les pas vers l’inconnu.