Le Père De Smet/Chapitre 03

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H. Dessain (p. 53-73).


CHAPITRE III

LE SCOLASTICAT. — LA PRÊTRISE.
LES PREMIERS TRAVAUX


1823-1830


Deux jours après avoir prononcé leurs vœux, les jeunes religieux commençaient les études préparatoires au sacerdoce.

Presque tous avaient achevé leurs humanités avant de quitter la Belgique ; on aborda immédiatement la philosophie.

Les livres faisaient défaut ; Pierre De Smet pria son père d’en envoyer. De maître des novices, le P. Van Quickenborne devint professeur. Il eut pour auxiliaire Pierre Verhaegen, qui avait commencé à Malines ses études ecclésiastiques.

Nécessairement, le cours serait sommaire. Il s’agissait moins d’initier les futurs missionnaires à la connaissance détaillée des systèmes, que de les préparer à la théologie, en achevant de mûrir leur esprit.

Les circonstances rendaient urgente la création de nouveaux prêtres.

Le 31 mai 1824, le P. Timmermans succombait « à la suite de fatigues éprouvées dans les missions, à travers des pays inondés ou arides, où il devait loger dans de mauvaises cabanes, n’ayant que de l’eau pour breuvage, du salé pour nourriture, et la terre plate pour lit ».[1] C’était le premier jésuite mort au Missouri. Il n’avait que trente-cinq ans.

Deux mois plus tard, les missionnaires pleuraient M. Nerinckx.

Il venait d’arriver au Missouri, pour consacrer ses derniers jours au salut des pauvres et des sauvages. Il sollicitait de Mgr Rosati, coadjuteur de Mgr Dubourg, la mission la plus abandonnée du diocèse. Après avoir visité l’établissement des Sœurs de Lorette, fondé au Barrens l’année précédente, il était allé se reposer auprès de ses amis de Florissant. Cette visite devait être un adieu. Quelques jours après, à soixante-trois ans, l’intrépide missionnaire s’éteignait à Sainte-Geneviève, miné par les fatigues d’un écrasant ministère.

Le P. Van Quickenborne restait le seul prêtre de la mission. Il était à la fois supérieur, professeur, curé et aumônier du Sacré-Cœur. « Quoique très faible de santé, écrivait Mme Duchesne, il a quatre paroisses et d’autres missions éloignées, coupées par des rivières. Le dimanche, il dit deux messes, prêche trois fois le matin, préside le catéchisme, et confesse dans l’intervalle de ces exercices ».[2] Impossible de résister longtemps à pareille vie. D’ailleurs, la formation des scolastiques exigeait la présence habituelle d’un maître qui dirigeât leurs études. Le P. Van Quickenborne pria ses supérieurs de lui envoyer un aide.

Le 20 août 1824, Pierre De Smet écrivait à son père : « J’ai fini mon cours de philosophie. J’espère, après les vacances, commencer la théologie. Nous attendons tous les jours des professeurs de Rome.

Les professeurs attendus ne vinrent pas. La Providence destinait à la mission naissante un autre Belge, d’un remarquable talent, d’une expérience déjà mûre, et qui devait laisser la réputation d’un saint.

Théodore de Theux de Meylandt était né à Liège le 24 janvier 1789. Après de brillantes études au séminaire de Namur, il devenait, en 1812, vicaire à Saint-Nicolas, dans sa ville natale.

Les hôpitaux de Liège regorgeaient alors de prisonniers espagnols, déportés par ordre de Napoléon. Une fièvre maligne faisait parmi eux d’affreux ravages. L’abbé de Theux s’empresse d’apprendre leur langue et d’aller entendre leurs confessions. Atteint lui-même par le fléau, il doit se retirer dans sa famille. Le mal est si contagieux, qu’en quelques semaines, deux de ses frères et quatre domestiques sont emportés. On croit le jeune prêtre perdu ; mais Dieu le réservait pour d’autres travaux.

Nommé, en 1815, professeur de dogme et d’Écriture-Sainte, il préside à Liège l’ouverture du nouveau séminaire. C’est là qu’à la voix de l’abbé Nerinckx, il se sent appelé aux missions d’Amérique.

Au mois d’avril 1816, il quitte la Belgique, sans avoir revu ses parents. Admis au noviciat de la Compagnie de Jésus par le P. Grassi, supérieur du Maryland, il est presque immédiatement chargé, à l’université de Georgetown, du cours de philosophie et de la prédication aux étudiants. Ses premiers vœux à peine prononcés, il prend la direction de la paroisse et de la mission de Georgetown. « Telle est, écrit Mgr Maréchal, la ferveur de sa piété, l’immensité de son zèle et sa grande charité, qu’une multitude de protestants se rendent à ses instructions et rentrent dans le sein de l’Église »,[3] À ceux qui lui reprochent de se dépenser sans mesure : « C’est pour cela, répond-il, que je suis prêtre et jésuite ».

Le P. de Theux était depuis huit ans au Maryland, lorsque le P. Dzierozynski, son supérieur, l’envoya rejoindre au Missouri le P. Van Quickenborne.

Arrivé à Florissant au mois d’octobre 1825, il eut vite mesuré les besoins de la mission, mais n’en fut point effrayé. « Les Apôtres, disait-il, n’étaient que douze, lorsqu’ils entreprirent la conversion de l’univers ; nos successeurs achèveront ce que nous n’aurons pu faire ».[4]

Pendant que le P. Van Quickenborne, nommé vicaire général de la Louisiane supérieure,[5] continuait son ministère à Florissant et aux environs, le P. de Theux fut chargé de la formation théologique des jeunes religieux.

Ses études, sa pratique du ministère, lui facilitaient ce travail. Le temps lui manquait pour donner à son cours le développement qu’il eût souhaité ; il voulut au moins, par un enseignement solide et pratique, assurer à ses élèves un apostolat fécond, non seulement auprès des Indiens, mais encore auprès des protestants. Ayant déjà fait un an de théologie sous la direction du P. Van Quickenborne, Pierre De Smet ne suivit que deux ans les leçons du P. de Theux. À Florissant, comme à Malines, il se fit remarquer par la solidité de son esprit et la sûreté de son jugement.

De là, sans doute, la confiance que lui témoigna son maître. « Pendant plusieurs années, écrira-t-il plus tard, j’ai eu le bonheur de vivre avec le P. de Theux dans une pauvre petite cabane en bois. À sa demande expresse, je lui servais d’« admoniteur ». Il fut convenu qu’il se présenterait à moi deux fois la semaine, pour s’enquérir des fautes et des défauts que j’aurais pu observer en lui. Il me priait de ne point l’épargner, de n’user envers lui d’aucune considération. Il me promettait la plus vive reconnaissance et m’assurait qu’il prierait souvent pour moi. J’eus beau l’observer de près dans l’accomplissement de ses devoirs spirituels, dans sa classe de théologie, à table, en récréation : je ne découvris rien. Comme il semblait parfois un peu triste de ce que je ne le corrigeais pas, j’eus l’idée, pour le tranquilliser, de relever de pures bagatelles, des riens. Plus j’en avais à lui dire, plus il me remerciait, et plus aussi, sans doute, il priait Dieu pour moi ».[6]

Mille désagréments concouraient à rendre l’étude pénible aux scolastiques. Pierre De Smet en prend gaîment son parti. « Grâce à Dieu, écrit-il, je me porte à merveille. J’ai eu à souffrir de la chaleur, il est vrai ; mais nous avons d’autres avantages dont, j’en suis sûr, vous ne jouissez pas. En Flandre, on a dû me saigner plusieurs fois ; dans ce pays-ci, cela se fait plus naturellement. L’opération que les médecins pratiquent chez vous, les cousins, les maringouins, les punaises, les puces, les tiques, les moucherons, la font gratis ; et ils sont si obligeants, qu’il est plus facile de les tuer que de les décider à ne pas nous rendre ce service ».[7]

Pendant les vacances, il fait collection de minéraux, de plantes et d’insectes du pays. Il acquiert dans les sciences naturelles une compétence qui lui créera bientôt des relations avec des savants distingués. Mais il collectionne moins par curiosité personnelle, que par intérêt pour sa famille ou pour les bienfaiteurs de la mission.

« J’ai lu avec plaisir, écrit-il à son frère Charles, que vous étiez grand amateur de plantes et d’arbres étrangers. Je n’attendais que de connaître vos goûts pour les satisfaire. J’ai recueilli dans nos environs tout ce qui m’a paru intéressant, et que je croyais ne pas exister en Flandre. Je vous l’enverrai à la première occasion… J’ai fait connaissance avec plusieurs voyageurs qui parcourent souvent les pays indiens ; vous aurez votre part de tout ce qu’ils m’apporteront ».[8]

Il annonce, en outre, l’envoi d’une collection d’insectes, d’oiseaux et de serpents. En fait de reptiles, il a pu réunir « toutes les espèces différentes du Missouri. «  Mme de Theux, la mère du missionnaire, reçoit une collection de deux cents insectes, ainsi que des semences du pays. Une autre collection est destinée aux Jésuites de Rome.

Toutefois, le sort des âmes reste la grande préoccupation du religieux : « Une mission qui a plus de 3 000 lieues de tour, et est entièrement dépourvue de ministres de l’Évangile, a été commise à notre charge. Priez, faites prier et dire des messes pour nous, ainsi que pour ces pauvres gens, qui vivent çà et là dans les forêts, et qui désirent tant nous recevoir ».[9]

Le malheur de tant de gens que je vois privés des lumières et des consolations de la vraie religion me touche au cœur ; et, comme je ne puis encore leur consacrer les travaux de la mission, la considération de leur misère est un puissant aiguillon pour me faire adresser au Très-Haut des prières en leur faveur. Je vous exhorte, cher père, chers frères et sœurs, à nous seconder. Nos prières réunies obtiendront plus efficacement ce qui doit être l’objet des vœux de tout bon catholique : la conversion des pécheurs, et le retour à la véritable Église de nos frères errants ».[10]

Cependant l’époque de l’ordination approchait. Déjà, à la fin de sa philosophie, Pierre De Smet avait reçu, des mains de Mgr Rosati, la tonsure et les ordres mineurs. Le 7 mai 1827, il écrivait à son père : « Dans le mois de juillet, nous avons à passer notre examen sur la logique, la métaphysique, la philosophie naturelle et la théologie ; après quoi, il est probable que nous serons admis aux saints ordres. Priez pour moi ».

Le 23 septembre, dans l’église paroissiale de Florissant, Mgr Rosati lui conféra le sacerdoce, ainsi qu’à trois de ses confrères : Jean Elet, Josse Van Assche et Félix Verreydt.[11] Le lendemain, fête de Notre-Dame de la Merci, il célébrait sa première messe. Son père ne devait pas goûter ici-bas la joie de le savoir prêtre. Il venait de mourir, dans sa quatre-vingt-onzième année, entouré du respect et de l’affection des siens.[12]

Pierre-Jean craignait toujours que le vieillard n’eût gardé quelque ressentiment au sujet de son départ. « Quand je relis les lettres que vous m’avez écrites il y a trois ou quatre ans, je ressens une joie inexprimable, à cause de votre grande résignation à la volonté de Dieu et de vos bons sentiments à mon égard. Mais quand je considère que ce sont les seules que j’aie reçues, et que vous me laissez depuis ce temps-là dans une parfaite ignorance de ce qui vous touche, je me sens pris d’une tristesse profonde ».[13]

L’irrégularité, alors très commune, du transport des lettres suffirait à tout expliquer. Il existe d’ailleurs un touchant témoignage de l’affection que Josse De Smet gardait à son fils. Lorsque, peu de temps avant sa mort, il consentit à laisser peindre son portrait, l’armateur voulut être représenté tenant en main une lettre de Pierre-Jean. Au cours de ses voyages en Belgique, le missionnaire s’arrêta souvent devant l’image vénérée, et put y lire l’assurance de son pardon.

Les jeunes religieux ayant achevé leurs études, le scolasticat redevint maison de probation. Quels que fussent les besoins de la mission, le P. Van Quickenborne ne crut pas pouvoir omettre le « troisième an » exigé par saint Ignace, et se chargea lui-même du rôle d’instructeur.

Avec une singulière éloquence, il prêchait à ses disciples l’abnégation religieuse et l’amour de Notre-Seigneur. Les exhortait-il au zèle apostolique, c’était avec un accent que, trente ans plus tard, le P. De Smet n’avait pas oublié. « Le salut des âmes était chez cet homme une pensée, un désir, un besoin de tous les instants… Il savait, par ses conversations et ses récits, communiquer aux autres le zèle qui le dévorait. On était entraîné par sa parole, et ceux qui ne pouvaient l’aider de leurs travaux s’engageaient du moins à le seconder de leurs prières ».[14]

Aux exhortations du P. Supérieur s’ajoutait la pratique du ministère. Les jeunes missionnaires visitaient fréquemment les catholiques disséminés autour de Florissant.

Le P. De Smet rend compte de ses débuts à sa sœur Rosalie :

« Nombreuses sont les difficultés que nous rencontrons dans l’évangélisation du pays. Dans cette partie de l’Amérique, il y a peu d’églises. Par suite, nous sommes souvent obligés de rassembler les gens dans une cabane à peine couverte, où l’on est exposé à la chaleur, au froid, à toutes les intempéries. Pendant l’hiver, l’autel lui-même est souvent couvert de neige ; pendant l’été, il est couvert de cire, car la chaleur fait fondre les cierges.

» Une autre difficulté vient de la dispersion des catholiques. Il y en a peu qui vivent dans les villages. Ils sont répandus dans les bois, à une distance de quinze à vingt milles les uns des autres. Nous devons les chercher comme des brebis égarées, souvent au péril de notre vie. Nous passons la nuit, tantôt dans les bois, exposés à la visite des ours et des loups, qui sont ici très nombreux, tantôt dans une hutte, avec notre feu pour éclairage, et nos habits pour lit et pour couverture. Nous traversons les rivières, soit à cheval, soit sur un arbre, soit sur un canot d’écorce. Parfois nous prenons notre dîner vers six heures du soir, parfois nous le remettons au jour suivant. Croyez-moi, cela réduit l’embonpoint. Cependant, nous sommes tous bien portants, ce qui étonne fort les Américains. Nous leur donnons comme explication que nous avons du sang belge dans les veines. Ils parlent de fièvre noire, jaune, chaude et froide ; quant à moi, grâce à Dieu, je n’ai encore rien éprouvé de semblable ; je suis presque toujours le même Pierre ».

La lettre se termine par un appel à la générosité du clergé et des catholiques de Termonde. « Je sais, chère sœur, que vous aimez à jouer une partie de loto avec Mlle S… Versez l’enjeu en faveur de nos pauvres missions ».[15]

Les exercices du troisième an prirent fin le 31 juillet 1828. Dès lors, il fut plus facile de pourvoir aux besoins de la mission.

Avant d’entreprendre la conversion des Indiens, il fallait assister les catholiques, et les soustraire à l’influence des protestants. Les ministres s’efforçaient, par mille moyens, d’entraver l’action des Jésuites. Ils présentaient le catholicisme comme un fatras de doctrines absurdes, et dirigeaient contre les religieux d’atroces calomnies. Avaient-ils affaire à des ignorants, ils allaient jusqu’à dépeindre le missionnaire comme un monstre armé de griffes, avec des pieds de bouc et des cornes sur la tête. La première fois qu’un Père paraissait devant ces pauvres gens, ils l’examinaient avec curiosité. Bientôt rassurés, ils écoutaient sa parole, et se convertissaient sans résistance. Avant de s’établir à Saint-Louis, les Jésuites eurent au Missouri deux centres d’action principaux : Florissant et Saint-Charles.

En arrivant à Florissant, ils avaient trouvé le village desservi par un prêtre belge, M. Charles de la Croix. Son zèle et sa piété avaient fait de lui le principal auxiliaire de Mgr Dubourg, qui aimait à l’appeler « son ange ». L’épuisement de ses forces l’obligeant à quitter son poste, il avait, dès 1823, remis le soin de sa paroisse au P. Van Quickenborne[16].

À partir de 1828, celui-ci devait être secondé par le P. de Theux et le P. Elet.

Par la force de leur parole, l’ardeur de leur charité et de leur zèle, les missionnaires touchaient au vif catholiques et protestants. L’élan devint général. Des retraites amenèrent au pied de la chaire, puis à la table sainte, la bourgade presque entière. Témoin de ces succès, Mme Duchesne était ravie. « Ces Pères, disait-elle, seraient capables de convertir un royaume ».

Saint-Charles, situé sur la rive gauche du Missouri, à dix milles de Florissant, comptait alors environ cent familles catholiques, presque toutes fort pauvres. Les aumônes recueillies par le P. Van Quickenborne permirent de remplacer l’église primitive, « une vraie grange », par une église en pierre, alors la plus belle de la région.

Le P. Verhaegen d’abord, puis les PP. Smedts et Verreydt, réalisèrent à Saint-Charles ce que leurs confrères accomplissaient à Florissant.

De ces deux postes principaux, les missionnaires faisaient de fréquentes sorties apostoliques sur les terres d’alentour. « De l’église de Saint-Charles, écrivait en 1829 le P. Van Quickenborne, en dépendent trois autres, où les Pères vont, une fois par mois, célébrer les saints mystères[17], et six endroits de réunion, dont quelques-uns sont à une distance de cent-quarante milles. Ces six derniers postes ont été récemment établis. Il y a deux ans j’y fis une première visite, et n’y pus découvrir que sept personnes de notre religion. Dans la dernière visite, le Père missionnaire a eu trente-deux communions et plusieurs protestants convertis. Il y compte maintenant plus de cent quatre-vingts catholiques »[18].

Bien que dès lors chargé de la direction du « collège indien », dont nous parlerons bientôt, le P. De Smet allait souvent — lui-même nous l’apprend[19] — aider ses confrères dans les différents postes.

Nul ne se réjouissait plus que lui des progrès du catholicisme.

« Il paraît, écrivait-il, que la panique s’est emparée des ministres protestants, à cause du synode national des évêques des États-Unis, qui a eu lieu au mois d’octobre dernier.[20] Avant cette époque, les progrès de notre religion les alarmaient sans doute ; mais aujourd’hui, ils ne gardent plus de mesure. Dans leur épouvante, ils vomissent tout leur fiel, et leur haine se trahit dans les calomnies atroces qu’ils débitent contre tout ce qui est catholique.

» On ne peut s’empêcher de rire en lisant leurs journaux. C’est l’affreuse Inquisition qui va renaître dans ce beau pays, la terre de la liberté. Les potences et les instruments de torture seront bientôt dressés sur les ruines du protestantisme. Despotisme, jésuitisme, tels sont les noms qu’ils donnent au gouvernement de l’Église… Le synode national est l’assemblée de Satan et tout ce que vous pouvez imaginer de plus funeste… L’étendard de la Bête à dix cornes (c’est ainsi qu’ils appellent le Souverain Pontife) a été levé d’un bout à l’autre de la République : bientôt, des flots de sang inonderont le pays.

» C’est ainsi qu’ayant recours aux plus basses calomnies, les protestants essaient de terrifier les honnêtes gens. Mais, grâce à Dieu, le peuple commence à se défier de ces prophètes ; il examine lui-même les choses, il ne croit plus aux vieilles histoires de nos ennemis, et nous avons la joie de voir chaque jour les préjugés disparaître et la vérité triompher »[21].

On se rappelle les services rendus aux Pères, lors de leur arrivée à Florissant, par les Dames du Sacré-Cœur. La reconnaissance leur faisait un devoir de prêter aux religieuses le secours de leur ministère. Le P. Van Quickenborne accepta la direction spirituelle de la communauté.

C’était un homme rude. Ses entretiens étaient brefs ; il ne connaissait qu’une voie : celle du renoncement et de l’humilité. La supérieure n’était, pas plus que les autres, conduite par un chemin semé de roses. Un jour, touchée de l’indigence des Pères, elle leur avait fait passer un repas mieux préparé. Le P. Supérieur le lui renvoya, faisant dire sèchement « qu’il n’avait que faire des aumônes de Mme Duchesne ».

Cette rigueur, qui n’est applicable qu’aux âmes fortes, était du goût de la supérieure et de ses héroïques compagnes. « Vraiment, écrivait-elle à Mme Barat, j’aurais mauvaise grâce de faire l’affligée, me voyant favorisée et soutenue par tant d’amis de Dieu. Le voisinage des saints, et leur direction, ont un tel attrait que, pour cette raison, je goûte davantage notre pauvre campagne qu’un riche établissement dans une ville ».

L’estime que Mme Duchesne faisait des Pères Jésuites se traduisait mieux encore par la part qu’elle prenait à leurs œuvres. Les voyait-elle partir pour leurs « congrégations », aussitôt elle leur abandonnait, sans compter, les ornements de la chapelle, les linges, les vases sacrés, l’argent, les ustensiles, le cheval de la maison. S’indignant de la concurrence que faisait au dévouement des Pères l’argent des protestants, elle jetait ce cri sublime : « Si ma chair pouvait devenir monnaie, je la livrerais volontiers pour soutenir nos missions ».[22]

De cette époque date la religieuse amitié dont Mme Duchesne devait honorer le P. De Smet. Ayant pu apprécier son zèle et son initiative, elle ne cessera de soutenir, de ses vœux et de ses prières, les travaux du missionnaire. Celui-ci, de son côté, lui gardera jusqu’à la fin une vénération pleine de reconnaissance.

Cependant les missionnaires n’oubliaient pas les Indiens qui, dépossédés de leurs terres, refoulés vers l’ouest par les Blancs, avaient droit à trouver dans l’Église catholique un refuge et un appui.

Nombre de sauvages, dont les pères avaient jadis été instruits et baptisés par les Jésuites, montraient des dispositions favorables.

À maintes reprises, les ministres protestants avaient essayé de pénétrer chez eux [23] Les Indiens leur avaient fait un accueil peu empressé. Ils n’avaient que faire, disaient-ils, de prédicateurs mariés, qui ne portaient point la croix et ne récitaient point le chapelet. Il leur fallait des « robes-noires » pour leur apprendre à servir Dieu. Ils allaient jusqu’à s’adresser au président de la République, le priant de rappeler les ministres mariés, et de leur envoyer des prêtres catholiques[24].

En 1823, une députation d’Indiens du Missouri vient à Saint-Louis voir le gouverneur. Conduits chez le curé de la cathédrale, ils lui expriment le vif désir d’avoir des missionnaires, et promettent de les bien traiter. L’année suivante, c’est une famille d’Iroquois ou d’Algonquins qui descend à Florissant pour y faire baptiser ses enfants. Une autre fois, c’est un père qui apporte au prêtre les cadavres de ses fils, enfermés dans des peaux de buffle, pour qu’ils reçoivent la sépulture en terre chrétienne.

Les missionnaires n’avaient qu’un désir : se rendre au plus tôt chez les Indiens. Le manque de prêtres ne permettant pas de fonder de nouvelles missions, il fut décidé, dès 1824, qu’on ouvrirait à Florissant une école, où les enfants des diverses tribus seraient instruits, baptisés et élevés dans la religion catholique.

Outre que le gouvernement des États-Unis accordait un subside, cette école offrait aux missionnaires d’appréciables avantages. En attendant leur ordination, les jeunes religieux se familiariseraient avec les mœurs et la langue des sauvages, et leurs élèves pourraient plus tard leur servir d’interprètes et de catéchistes. Les Dames du Sacré-Cœur ne devaient pas tarder à ouvrir un établissement semblable, en faveur des jeunes filles indiennes.

Le P. Van Quickenborne fit élever, à côté de la maison des missionnaires, une nouvelle construction en bois, large de trente à quarante pieds, et surmontée d’un étage.

Bientôt, nombre d’enfants se présentèrent, envoyés, les uns par des familles catholiques de Saint-Louis, les autres par le surintendant des tribus du Missouri, Quelques-uns étaient amenés par leurs propres parents.

Deux mois à peine après l’ouverture de l’école, Pierre De Smet écrivait : « Déjà deux chefs indiens, de la nation des Oyonais, nous ont donné leurs enfants à instruire. L’un de ces chefs dit en les présentant au P. Supérieur :

— Robe-Noire, voici un garçon qui est orphelin ; les autres ont perdu une mère qu’ils aimaient tendrement ; mais ils retrouveront en vous un père et une mère. En leur apprenant à connaître et à servir le Maître de la vie, vous leur procurerez tous les biens ».

Suit le portrait du personnage : « Il avait la taille d’un géant, le teint basané, les cheveux et le visage barbouillés de vermillon, à la manière des sauvages.[25] Ses oreilles étaient criblées de trous. De sa tête pendaient deux tuyaux de fer blanc, en forme de croix, remplis de plumes de différentes couleurs. Il avait une chemise verte, des culottes de peau de cerf, et, à ses genoux, des queues de chat sauvage qui, lorsqu’il marchait, s’enroulaient autour de ses jambes ».

La même lettre ajoute : « Les enfants paraissent très attentifs aux instructions qu’on leur donne. On les prépare déjà à recevoir le baptême, et il est à espérer qu’ils seront un jour les apôtres de leurs tribus. Plusieurs autres enfants sont en route pour venir à notre école. Si nous pouvons trouver des ressources, nous en recevrons plus de quatre-vingts »[26].

Bientôt se trouvèrent réunis à Florissant des enfants de sept ou huit peuplades. Outre la religion, on leur apprenait l’anglais et l’écriture. Les plus âgés étaient initiés à la culture des champs. Pour leur faire accepter un travail que les sauvages regardaient comme déshonorant, les missionnaires ne dédaignaient pas de manier eux-mêmes la pioche et la charrue[27].

Le jour viendra où des familles catholiques, ne possédant pas de collège à Saint-Louis, n’hésiteront pas à envoyer leurs propres enfants à l’école des missionnaires.

Les scolastiques de Florissant se partagèrent d’abord l’éducation des jeunes Indiens, mais le P. De Smet ne tarda pas à avoir la part principale dans la direction de l’établissement ; il semble même en avoir été seul chargé après la troisième année de probation.

Nul motif humain ne pouvait, certes, lui faire rechercher ce ministère. Pour qui connaît la paresse, l’inconstance et la hideuse malpropreté des sauvages, il y a, dans le continuel contact avec ces grossières natures, un héroïsme de charité dont Dieu seul sait le prix.[28] Mais rien ne devait arrêter celui qui, à peine arrivé au Missouri, écrivait à son père : « Souffrir et mourir pour le salut des âmes, c’est toute l’ambition d’un vrai missionnaire ».[29]

Les enfants, confiés par les Indiens, grandissaient. Le séjour à Florissant leur avait fait contracter l’amour du travail et l’habitude de la piété. Leur première éducation achevée, les renverrait-on dans leurs tribus, privés des secours de la religion, exposés, dans leurs propres familles, à une superstition grossière et à une révoltante immoralité ?

Les missionnaires ne pouvaient s’y résoudre. On eut vite dressé un plan d’action.

Au lieu de retourner chez eux, les jeunes gens, au sortir de l’école, épouseraient des chrétiennes de leurs tribus, élevées par les religieuses du Sacré-Cœur. Chaque famille recevrait, pour s’établir, quelques acres de terre. Ainsi les nouveaux baptisés formeraient, sous l’œil vigilant des missionnaires, un village chrétien. La première fondation pourrait servir de modèle à plusieurs autres.[30]

Ce plan reçut l’approbation du président Jackson et du T. R. P. Roothaan, général de la Compagnie.[31] Deux obstacles, néanmoins, devaient l’empêcher d’aboutir.

Les ressources qui, en 1827, suffisaient à peine à nourrir trente élèves, ne permirent jamais l’achat des 6 000 acres de terre jugés nécessaires à l’exécution du projet.[32]

L’autre difficulté venait du caractère inconstant des Indiens, et plus encore de la politique envahissante des États-Unis. Lorsque les Osages eurent consenti à céder au gouvernement leurs possessions du Missouri pour se retirer sur le Territoire Indien, ils reprirent la plupart des enfants confiés par eux aux missionnaires. Dès lors, le nombre des élèves, qui n’avait jamais dépassé quarante, tomba à quelques unités.

Ces circonstances devaient amener, en 1830, la fermeture de l’école. La Providence appelait sur un autre terrain l’effort des missionnaires.

Toutefois, les Jésuites ne cesseront de poursuivre, par tous les moyens restés en leur pouvoir, l’évangélisation des sauvages. Ceux-ci s’éloignant de plus en plus vers l’ouest, le P. Van Quickenborne, au prix de difficultés et de fatigues inouïes, ira les visiter et créer chez eux de nouveaux postes.

Quant au P. De Smet, il ne quittera que le dernier sa chère école. Jusqu’à la fin, il aura la joie de voir ses enfants dociles à sa direction et attentifs à ses leçons. Il aura acquis la pratique de leur langue et de leurs mœurs. Lorsque, plus tard, aux Montagnes-Rocheuses et dans l’Orégon, il devra de nouveau se faire instituteur de petits Indiens, il n’aura qu’à se rappeler les usages et l’organisation de Florissant.



  1. Lettre de Mme Duchesne. — Baunard, op. cit., p. 311.
  2. Florissant, 10 juin 1824.
  3. Lettre à M. de Theux. — 22 nov. 1821.
  4. Lettre à sa mère. — 3 février 1826.
  5. La lettre de Mgr Dubourg, qui l’accrédite en cette qualité, est datée du 28 décembre 1824. Cf. History of the Society of Jésus in North America, by Thomas Hughes, S. J., London, 1910, p. 1027.
  6. Lettres choisies, 3e série, p. 191.
  7. À son père. — Saint-Ferdinand, 20 août 1824.
  8. 10 février 1828.
  9. À son père. — 8 décembre 1823.
  10. 29 avril 1824.
  11. Jean-Baptiste Smedts et Pierre Verhaegen avaient été ordonnés l’année précédente.
  12. Le 15 février 1827.
  13. À son père. — 7 mai 1827.
  14. Lettres choisies, 3e série, p. 178.
  15. Florissant, 16 février 1828. (Traduit du flamand).
  16. Né en 1792 à Hoorebeke-Saint-Corneille, dans la Flandre orientale, Ch. de la Croix était du nombre de ces vaillants séminaristes de Gand, que Napoléon avait violemment incorporés dans son armée. Ordonné prêtre en 1817 par Mgr Dubourg, il avait suivi en Amérique l’évêque missionnaire. Nommé curé au Barrens, puis à Florissant, il avait commencé à évangéliser la tribu indienne des Osages, lorsque la maladie le terrassa. Après un séjour en Belgique, il devint, en 1829, curé de Saint-Michel, dans la Louisiane. Cinq ans plus tard, il quittait définitivement l’Amérique. Nommé chanoine de la cathédrale de Gand et secrétaire général de la Propagation de la Foi, il ne cessa jusqu’à sa mort, en 1869, de servir la cause des missions.
  17. C’étaient les villages de Dardenne, Hancok Prairie et Portage des Sioux.
  18. Lettre à M. De Nef. — 30 mai 1829.
  19. « De 1827 à 1833, je fus employé dans les missions de Saint-Charles, Portage, Dardenne, Saint-Ferdinand, etc. » (Itinéraire manuscrit).
  20. Il s’agit du premier concile de Baltimore, tenu en 1829, sous la présidence de Mgr Whitfield. Les évêques réunis concertèrent les moyens d’arriver à une plus large diffusion de la foi et de combattre « l’esprit d’indifférence qui, sous le nom spécieux de libéralisme, ne tend à rien moins qu’à confondre la vérité avec l’erreur, en représentant toutes les religions comme bonnes » >. — Voir la lettre pastorale de Mgr l’archevêque de Baltimore dans L’Ami de la Religion, 16 déc.  1829.
  21. À sa sœur Rosalie. — ler février 1830.
  22. Cf. Baunard, Histoire de Mme Duchesne, p. 306 et suiv.
  23. « Chaque secte veut que la conversion des Indiens, opérée par ses ministres, soit une preuve de la divinité de sa religion ». (Lettre du P. Van Quickenborne à M. de Nef. — 30 mai 1829).
  24. Lettre du P. De Smet à son père. — 20 août 1824.
  25. C’est par un abus de mots que l’on parle des « Peaux-Rouges » d’Amérique. « Aucune des peuplades du Nouveau-Monde n’a la peau de couleur rouge, à moins qu’elle ne soit peinte, ce qui arrive souvent. Même le teint rougeâtre de la peau, semblable, par exemple, à celui des Éthiopiens, ne se rencontre que chez les métis. Toutes les populations de l’Amérique offrent des nuances diverses de coloration jaune : ces nuances peuvent varier du jaune brunâtre au jaune olivâtre ou pâle ». Deniker, Les races et les peuples de la terre. Paris, 1900, p. 593.
  26. À son père. — 20 août 1824.
  27. La présence des enfants à l’école permettait, dans une certaine mesure, d’atteindre les parents. « Il y a quelque temps, raconte Josse Van Assche, une troupe d’environ trente Indiens est venue nous rendre visite. Un d’entre eux, voyant son fils porter un seau d’eau, lui demanda s’il était esclave. (Ils appellent esclaves ceux qui travaillent). Mais étant restés trois jours chez nous, ces gens purent se rendre compte que leurs enfants étaient bien traités, et changèrent d’idée et de langage. Pendant ces trois jours, ils firent disparaître un de nos plus gros bœufs, et épuisèrent, à peu de chose près, toute notre provision de pommes de terre. » Le jour où arriva cette caravane, un autre Indien déclara qu’il voulait emmener son fils, et celui-ci se montra prêt à obéir. Mais au moment du départ, le père lui ayant fait réciter ses prières, ses lettres, et autres choses que l’enfant savait déjà, lui dit en ma présence : « Mon fils, vous ne partirez pas avec moi. "Vous avez ici tout ce qu’il vous faut ; vous priez matin et soir le Maître de la vie ; et nous, nous courons dans les bois comme des bêtes sauvages. Vous resterez ici, et, dans quelque temps, je reviendrai vous voir ». (Lettre à M. De Nef. — 4 déc. 1825).
  28. « Nous prions beaucoup pour la conversion des Indiens et pour obtenir promptement des ouvriers, écrivait Mme Duchesne. Mais combien faut-il que ceux-ci soient morts à tout ! car rien dans ce ministère ne contente la nature. La foi seule, et l’amour de Jésus souffrant, trouvent ici leur solide entretien ». (10 juin 1824).
  29. 26 août 1823.
  30. Dans une lettre à M. De Nef (30 mai 1829), le P. Van Quickenborne développe ce projet, et en fait ressortir les avantages. — Cette lettre se trouve reproduite, presque en entier, dans les Annales de la Propagation de la Foi, t. IV, p. 583.
  31. Cf. The Woodstock Letters, t. XXV, p. 354.
  32. Le gouvernement, qui avait approuvé l’œuvre, ne devait-il pas la soutenir ? Le P. Van Quickenborne lui-même n’osait pas l’espérer : « Les dépenses de l’année passée sont allées à 1600 livres, et le gouvernement ne paie plus que 400 livres par an… Pour plusieurs raisons, je crois qu’il n’est pas de notre intérêt de demander sa coopération ». (Lettre citée).