Le Père De Smet/Chapitre 06

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H. Dessain (p. 127-159).


CHAPITRE VI

LES TÊTES-PLATES.
PREMIER VOYAGE AUX MONTAGNES-ROCHEUSES


1840


Depuis qu’ils s’étaient séparés de l’Angleterre, les États-Unis avaient joui d’une prospérité croissante. Il avait suffi d’un demi-siècle pour que « cet enfant au maillot », comme l’appelait Joseph de Maistre, atteignît un développement égal à celui des plus importants pays d’Europe. Sa population qui, en 1780, ne montait pas à 3 millions d’habitants, dépassait, en 1840, le chiffre de 17 millions. Chaque année voyait surgir de nouvelles villes et naître de nouveaux États.

Sans cesse, le pionnier avançait vers l’ouest, s’ouvrant, par la hache et par le feu, une route à travers la forêt vierge ou les hautes herbes de la Prairie, se fixant là où il trouvait un terrain propre à la culture. Devant ses conquêtes incessantes, le désert reculait. La colonisation marchait à la vitesse de huit et dix lieues par an.

Que devenaient les Indiens, premiers possesseurs du sol américain ?

Chaque jour voyait rétrécir leur domaine. De nombreuses tribus, obligées de quitter les provinces de l’Est, avaient dû se réfugier de l’autre côté du Missouri. Dans le Territoire Indien, qui venait de leur être concédé, les Cherokees, les Creeks, les Chickasaws, les Seminoles, les Kickapoos, etc., s’essayaient, sous la surveillance du gouvernement, à la vie et aux habitudes des Blancs.

D’autres sauvages avaient, comme les Potowatomies de Council Bluffs, presque totalement abandonné leurs terres aux Américains. Ils gardaient seulement une enclave indépendante, appelée réserve, où le gouvernement s’engageait à pourvoir à leur subsistance, au moins pendant un nombre d’années déterminé.

Toutefois, la plupart des Peaux-Rouges continuaient à mener la vie nomade dans les déserts où n’avaient pas encore pénétré les « Visages-Pâles ».

Sur les rives du Haut-Missouri, dans les territoires actuels de Nebraska, de Wyoming, de Dakota et de Montana, vivait, partagée en plusieurs tribus, la puissante nation des Sioux.[1]

Plus au nord, sur la frontière des possessions britanniques, erraient les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Assiniboins, les Gros-Ventres.

Enfin, au cœur même des Montagnes-Rocheuses, dans les fertiles vallées qu’arrosent les affluents du Columbia, habitaient un grand nombre de petites tribus, étrangères aux familles du Missouri, souvent même victimes de leurs incursions. C’étaient les Têtes-Plates, les Pends-d’Oreilles ou Kalispels, les Cœurs-d’Alène, les Chaudières, les Spokanes, les Kootenais, les Nez-Percés.

C’est à ce dernier groupe de peuplades que le P. De Smet consacrera désormais l’ardeur de son zèle et les ressources de son rare talent.

De toutes les tribus des Montagnes, la plus intéressante était celle des Têtes-Plates.[2]

Les premiers Blancs qui pénétrèrent chez eux furent les explorateurs Lewis et Clarke, chargés, en 1804, de reconnaître les sources du Missouri.[3]

Les Têtes-Plates, alors, comptaient à peine 2 000 âmes ; mais, s’ils étaient inférieurs en nombre à la plupart des peuplades voisines, aucune ne les surpassait en audace et en bravoure.

Un membre de la célèbre expédition, après avoir parlé de l’abjection morale où croupissaient les diverses tribus qu’il avait rencontrées, ajoute : « À l’honneur des Têtes-Plates, qui vivent sur le versant occidental des Montagnes-Rocheuses, nous devons les citer comme une exception. C’est la seule nation qui semble avoir quelque idée de la chasteté ».[4]

Au témoignage de M. Cox qui, de 1812 à 1814, fit avec eux le commerce des pelleteries, les Têtes-Plates avaient plus de qualités qu’aucune autre tribu de l’Ouest. Ils sont, dit-il, honnêtes dans leurs affaires, braves dans le combat, obéissants à leurs chefs, propres dans leurs loges et leurs habits, ennemis déclarés du mensonge. La polygamie semble avoir été chez eux une rare exception. Les femmes sont d’excellentes épouses et d’excellentes mères. Leur renom de fidélité est si bien établi, qu’à peine peut-on citer un seul exemple contraire.[5]

Une telle race était préparée à recevoir l’Évangile.

Lorsque, au XVIIe siècle, les Jésuites français tombaient sous la hache des Iroquois, ils étaient loin de prévoir que la foi, qu’ils avaient prêchée et qu’ils scellaient de leur sang, serait un jour portée au delà du Mississipi, dans les Montagnes-Rocheuses, et jusqu’à la côte du Pacifique, par les descendants de ces mêmes sauvages, qui les traitaient avec tant de barbarie.

Rappelons les origines de cette surprenante évangélisation.

Entre les années 1812 et 1820, une bande d’Iroquois catholiques quittait la mission de Caughnawaga, près de Montréal, et, traversant la vallée du Mississipi, se dirigeait vers les régions inconnues de l’Ouest. Quel était le but de leur voyage ? Peut-être faisaient-ils partie d’une compagnie de trappeurs canadiens, à la recherche des fourrures. Ce qui est certain, c’est qu’à leur insu ils servaient les desseins de la Providence, en faveur de ceux qui allaient devenir leurs frères d’adoption. Le chef du groupe s’appelait Ignace La Mousse. Jadis il avait été baptisé et marié par les Jésuites, et même était resté quelque temps attaché à leur service.[6] Les Indiens devaient lui donner le nom de Vieil Ignace, pour le distinguer d’un autre Iroquois, le Jeune Ignace, dont nous aurons à parler plus loin.

Les voyageurs reçurent chez les Têtes-Plates un accueil si engageant, qu’ils résolurent de se fixer au milieu d’eux. Les liens du mariage ne tardèrent pas à resserrer encore ceux de l’amitié, et les nouveaux-venus devinrent membres de la nation.

Sous sa rudesse native, le Vieil Ignace cachait une remarquable intelligence et une âme d’apôtre. Son courage, sa loyauté, lui acquirent une influence qu’il sut faire servir au bien de la tribu. Souvent il parlait aux Têtes-Plates de la religion catholique, de ses croyances, de ses prières, de ses cérémonies. La conclusion de ses discours était toujours la même : ils devaient faire venir au milieu d’eux des robes-noires, pour les instruire et leur apprendre le chemin du ciel.

On l’écoutait avec attention. Les sauvages apprirent ainsi les principaux mystères de la foi, les grands préceptes du christianisme, l’oraison dominicale, le signe de la croix et d’autres pratiques religieuses.

Leur vie se régla sur cet enseignement. Ils priaient matin et soir, sanctifiaient le dimanche, baptisaient les moribonds, et plantaient la croix sur la tombe de leurs défunts.

Chez les Pends-d’Oreilles et les Nez-Percés, tribus amies des Têtes-Plates, même empressement à s’instruire de la religion. Tous désiraient ardemment des robes-noires. Mais comment en obtenir ? Pour atteindre les missions de Québec ou de Montréal, il eût fallu faire près de 1 500 lieues.

Cependant des prêtres catholiques venaient d’arriver au Missouri. La nouvelle en parvint jusqu’aux Montagnes, portée sans doute par les marchands qui, chaque année, remontaient le fleuve.

Aussitôt, le Vieil Ignace rassemble le conseil de la tribu, et propose d’aller à Saint-Louis chercher des missionnaires. Le projet est accueilli avec enthousiasme ; quatre Indiens s’offrent à partir immédiatement.

L’entreprise était hardie. Comment franchir une distance de 1 000 lieues à travers de hautes montagnes, de larges fleuves, des plaines arides, des déserts de sable ? Comment éviter la rencontre des Corbeaux et des Pieds-Noirs, ennemis mortels des Têtes-Plates ?

Prêts à tout affronter pour obtenir un prêtre, les quatre voyageurs quittèrent leur pays au printemps de 1831.[7] Peut-être eurent-ils l’occasion de se joindre à une caravane de marchands descendant des Montagnes. Au commencement d’octobre, ils arrivent à Saint-Louis. Ils visitent l’église catholique, et se prosternent devant Celui qu’Ignace leur a appris à adorer. Dans une ardente prière, ils le conjurent de leur accorder ce qu’ils sont venus chercher si loin. La décence de leur maintien, l’expression de leur piété, impressionnent vivement ceux qui en sont témoins. Personne, malheureusement, ne peut comprendre leur langue.

Une autre épreuve les attendait. Épuisés par un voyage de plusieurs mois, deux d’entre eux tombent malades et meurent après quelques jours.[8]

Les deux survivants reprirent la route des Montagnes, mais ne revirent jamais leur tribu. Personne ne put dire s’ils avaient, à leur tour, succombé à la fatigue, ou s’ils avaient été massacrés.

Cette expédition avait eu, au moins, pour résultat de faire connaître les Têtes-Plates, et de leur gagner des sympathies.

Les prêtres catholiques étaient alors trop peu nombreux pour accepter une nouvelle mission. Les protestants crurent pouvoir en profiter, et, à deux reprises différentes, tentèrent de s’introduire chez les sauvages. En 1834, ceux-ci apprirent qu’un groupe de missionnaires était en route vers la tribu. Sans doute, c’étaient les robes-noires, avec les messagers envoyés à leur recherche.

Grand fut leur désappointement en voyant arriver la caravane. Aucun des leurs n’en faisait partie. De plus, les missionnaires qu’ils avaient sous les yeux ne ressemblaient en rien à ceux dont leur avaient parlé les Iroquois. Ils étaient mariés, n’avaient pas de robes noires, ne portaient pas de crucifix, et ne récitaient pas la grande prière (la messe). Ce n’étaient pas les maîtres qu’ils attendaient.

Comprenant qu’il était inutile de s’attarder, les méthodistes allèrent s’établir dans l’Orégon. Une autre tentative faite, l’année suivante, par l’Association Américaine des Missions Étrangères, ne fut pas plus heureuse.

Cependant les Têtes-Plates, n’espérant plus revoir leurs frères partis depuis quatre ans, résolurent d’envoyer à Saint-Louis une seconde députation. Cette fois, c’était Ignace lui-même qui s’offrait.

Prenant avec lui ses deux fils, qu’il désirait faire baptiser, il quitta les Montagnes pendant l’été de 1835, et, au prix d’incroyables fatigues, atteignit Saint-Louis au commencement de décembre.

Ayant, dans son enfance, appris le français, il put facilement exposer le but de son voyage. Un jésuite belge, le P. Hélias d’Huddeghem, entendit sa confession, et prépara ses fils au baptême.

Depuis longtemps, les Pères de Saint-Louis songeaient à établir une mission de l’autre côté des Montagnes ; mais ils suffisaient à peine aux besoins du collège, et le P. Général n’osait permettre une nouvelle fondation.

Cependant Ignace ne cessait de demander un prêtre, au nom des tribus dont il était le délégué. « Je le consolai de mon mieux, écrit le P. Hélias, l’assurant que « notre chef noir » de Rome pourvoirait le plus tôt possible aux besoins de sa peuplade, et que, si j’en obtenais la permission, je m’empresserais de me rendre aux Montagnes ».[9] De son côté, Mgr Rosati promit d’envoyer des missionnaires, et Ignace, tout réconforté par cet espoir, regagna son pays.

Dix-huit mois s’écoulèrent ; rien n’annonçait encore l’arrivée des robes-noires.

Pendant l’été de 1837, une troisième députation prit la route de Saint-Louis. Elle comprenait trois Têtes-Plates, un Nez-Percé, et avait toujours pour chef le Vieil Ignace.

Comme ils traversaient le pays des Sioux, ils rencontrèrent un corps de guerriers, fort d’environ 300 hommes. Ignace portant l’habit des Européens, les ennemis crurent qu’il faisait partie d’une caravane de Blancs qui retournait à Saint-Louis. Ils voulaient l’épargner ; mais l’héroïque vieillard refusa d’être séparé de ses compagnons.

Se sentant perdus, les Têtes-Plates voulurent du moins sauver l’honneur de leur tribu. Quinze Sioux restèrent sur le terrain. Enfin, écrasés par le nombre, les voyageurs tombèrent, offrant à Dieu leur vie pour le salut de leurs frères.

À cette accablante nouvelle, les pauvres Indiens purent se demander s’ils obtiendraient jamais un prêtre catholique. Ils décidèrent néanmoins d’envoyer à Saint-Louis une quatrième députation. Deux Iroquois, parlant le français, se présentèrent. L’un s’appelait Pierre Gaucher, l’autre, le Jeune Ignace.

Ils partirent en 1839, et se joignirent à un groupe de marchands qui faisaient le même voyage. Vers la mi-septembre, ils arrivèrent à Council Bluffs, et allèrent visiter les missionnaires établis depuis un an chez les Potowatomies. C’est alors que le P. De Smet vit, pour la première fois, ceux dont il allait bientôt devenir l’apôtre. « Les larmes aux yeux, dit-il, ils me priaient de les accompagner. Ah ! si ma santé était un peu meilleure, j’aurais grande chance, cette fois, de remonter plus haut le Missouri. Il me semble que, si Dieu m’en jugeait digne, je donnerais volontiers ma vie pour voler au secours de ces Indiens».[10]

Quelques semaines plus tard, nos deux voyageurs sont à Saint-Louis. Ils se confessent à un Père du collège, puis vont à la cathédrale entendre la messe et recevoir la sainte communion. Mgr Rosati leur administre le sacrement de confirmation.

Après s’être longuement entretenu avec eux, le pieux évêque écrit au général de la Compagnie de Jésus. Il fait valoir les qualités des Indiens, et rappelle les démarches faites par eux, depuis huit ans, pour obtenir un prêtre. Sa lettre se termine par ces mots : « Pour l’amour de Dieu, mon Très Révérend Père, n’abandonnez pas ces âmes ».[11]

Ému d’un si pressant appel, le P. Général adresse au prélat une réponse favorable.

Enfin les Têtes-Plates touchent au terme de leurs vœux. Pierre Gaucher s’empresse de porter aux siens l’heureuse nouvelle, tandis que le Jeune Ignace reste au Missouri, pour servir de guide au missionnaire qui doit partir au printemps.

Dès qu’il apprit la promesse faite aux Têtes-Plates, le P. De Smet s’offrit pour aller aux Montagnes. Les supérieurs, le voyant à peine remis des suites de son récent voyage, hésitèrent quelque temps, puis, finalement, cédèrent à ses instances.[12]

Il ne s’agissait point encore de se fixer définitivement chez la tribu, mais simplement d’étudier le pays en vue d’une fondation. Toutefois, le missionnaire ne se faisait pas illusion sur les difficultés de l’entreprise. « C’est un voyage plein de dangers, écrivait-il à son frère ; mais j’espère que le Seigneur, en qui je mets toute ma confiance, me guidera. C’est pour sa plus grande gloire que je l’entreprends. Il s’agit du salut de toute une nation. Priez pour moi ; mais surtout, faites dire chaque jour quelque prière au petit Charles : talium est regnum cœlorum, leur innocence les rend amis de Dieu ».[13]

Les supérieurs avaient l’intention de lui donner un compagnon, mais on ne parvint pas à réunir la somme nécessaire. Il fut décidé qu’il partirait seul avec le Jeune Ignace.

Il quitta Saint-Louis le 27 mars 1840.

Quelques jours plus tard, il était à Westport,[14] ville frontière du Missouri, et rendez-vous des marchands partant pour les Montagnes. C’est là qu’il se procura les chevaux nécessaires pour le voyage. Il en acheta sept : deux de monture, pour lui et pour son guide, et cinq de charge, pour porter les vivres et les bagages.

Il devait se joindre à une caravane, forte de trente hommes environ, appartenant à la Compagnie Américaine des Fourrures.

Au moment de s’engager dans l’immense désert, il implore sur son voyage la protection de la Reine du ciel. Une dernière fois, il se recommande au souvenir de ses frères et aux prières de ses amis. Sûr de répondre à un appel de Dieu, il part avec confiance et allégresse : « Sans doute, le Seigneur a de grands desseins sur ces pauvres tribus. Je lui rends grâce, dans la sincérité de mon âme, d’avoir été choisi pour cette mission. Je ne crains rien. Jamais de ma vie je n’ai été ni plus tranquille ni plus heureux ».[15]

Le départ eut lieu le 30 avril.

On se dirigea vers l’ouest, à travers des plaines immenses et arides, coupées de gorges profondes.

Bientôt les chaleurs commencèrent à sévir. « Je n’étais en route que depuis six jours, écrit le missionnaire, lorsque je me sentis pris d’une fièvre intermittente, avec les frissons qui précèdent d’ordinaire les accès de chaleur. Mes amis me conseillaient de revenir sur mes pas, mais mon désir de voir les tribus des Montagnes l’emporta sur toutes les raisons qu’ils purent me donner. Je suivis donc la caravane de mon mieux, me tenant à cheval aussi longtemps que j’en avais la force. J’allais ensuite me coucher dans un chariot, sur des caisses, où j’étais ballotté comme un colis. Souvent il nous fallut traverser des ravins profonds et à pic, ce qui me mettait dans les positions les plus singulières. Tantôt j’avais les pieds en l’air, tantôt je disparaissais entre les ballots et les caisses. Parfois, je me sentais froid comme un glaçon ; bientôt après, je suais à grosses gouttes, et j’étais rouge comme un poêle ardent. De plus, pendant trois jours — et c’étaient ceux de ma plus forte fièvre — je n’eus, pour me désaltérer, que des eaux sales et stagnantes ».[16]

Le 18 mai, on arriva sur les bords de la Platte ou Nebraska, « la plus merveilleuse et la plus inutile des rivières ». Large de deux kilomètres, elle n’a souvent qu’un mètre ou deux de profondeur, ce qui la rend impropre à la navigation. Force fut donc de garder la route de terre.

Sensible aux beautés grandioses ou charmantes du paysage, le P. De Smet admire, au milieu du fleuve, « ces groupes d’îles que, de loin, on prendrait pour des flottilles, mêlant à leurs voiles déployées des guirlandes de verdure et des festons de fleurs ».[17]

Les buffles qui, par milliers, errent dans la Prairie lui rappellent les troupeaux des patriarches, qui couvraient jadis les montagnes de l’Orient.

Bientôt, c’est le désert, avec ses plaines désolées, arides et solitaires. L’herbe, brûlée, dépérit ; les ruisseaux, les rivières sont à sec ; le buffle, le cerf, le chevreuil, se réfugient dans les rares oasis d’où la vie ne s’est pas retirée. Çà et là, des amas de pierres, des pics escarpés, de profonds ravins ; puis des bancs de rocher, qui se dressent devant le voyageur comme d’infranchissables barrières. Le P. De Smet observe, avec un particulier intérêt, des groupes de sauvages de diverses tribus, jadis paisibles possesseurs des prairies, maintenant refoulés dans les gorges et les forêts.

« Peut-être ce pays sera-t-il un jour le berceau d’un nouveau peuple, composé des anciennes races sauvages et de cette classe d’aventuriers, de fugitifs et de bannis, que la société rejette de son sein : population hétérogène et menaçante, que l’Union Américaine amoncelle comme un sinistre nuage sur ses frontières, et dont elle accroît sans cesse l’irritation et les forces, en transportant des tribus entières d’Indiens, de l’est du Mississipi, dans les solitudes de l’Ouest. Ces sauvages emportent avec eux une haine implacable contre les Blancs qui les ont, disent-ils, injustement chassés loin des tombeaux de leurs pères et dépossédés de leur héritage… N’est-il pas à craindre qu’avec le temps, ces tribus ne s’organisent en bandes de pillards et d’assassins, qui auront pour coursiers les chevaux légers de la Prairie, le désert pour théâtre de leurs brigandages, et des rochers inaccessibles comme asile de leur vie et de leur butin » ?[18]

L’avenir ne doit, hélas ! que trop justifier ces sombres prévisions.

Depuis un mois, on longeait la rive droite de la Nebraska. Vers la mi-juin, on atteignit les Montagnes-Rocheuses. « Ce ne sont que rochers entassés sur rochers. On dirait les ruines de tout un monde, recouvertes, comme d’un linceul, par des neiges éternelles ».[19]

La caravane devait s’arrêter à la Rivière-Verte, une des branches du Colorado. C’est là que les sauvages et les Canadiens, chasseurs de castors, venaient tous les ans vendre leurs fourrures, ou les échanger contre les articles que leur fournissaient les Blancs.

On y arriva le 30 juin.

Quelle ne fut pas la joie du P. De Smet, en voyant venir à lui un groupe de Têtes-Plates !

Pierre Gaucher avait rapporté de Saint-Louis la nouvelle qu’une robe-noire arriverait bientôt, accompagnée du Jeune Ignace. Aussitôt, le grand chef avait envoyé au-devant du missionnaire dix de ses guerriers, pour lui faire escorte jusqu’au camp. Lui-même devait suivre, avec toute la tribu.

« Notre rencontre, dit le P. De Smet, ne fut pas celle d’étrangers, mais d’amis. C’étaient comme des enfants qui, après une longue absence, accourent au-devant de leur père. Je pleurais de joie en les embrassant. Eux aussi, les larmes aux yeux, m’accueillaient avec les expressions les plus tendres. Naïvement, ils me racontaient les nouvelles de la tribu, en particulier leur préservation presque miraculeuse dans un combat que soixante des leurs venaient de soutenir contre deux cents Pieds-Noirs, combat qui avait duré cinq jours, et dans lequel ils avaient tué environ cinquante de leurs ennemis, sans perdre un seul homme.

— Nous nous sommes battus en braves, me disaient-ils, soutenus par le désir de vous voir. Le Grand-Esprit a eu pitié de nous ; il nous a aidés à écarter les dangers sur la route qui doit vous conduire à notre camp. Les Pieds-Noirs se sont retirés en pleurant ; d’ici à longtemps, il ne nous molesteront plus. » Ensemble, nous remerciâmes le Seigneur de sa protection, et lui demandâmes de nous assister jusqu’au bout ».[20]

Restait à franchir la partie la plus rude et la plus périlleuse de la route. Pendant que ses chevaux se reposaient, le P. De Smet passa quelques jours à s’entretenir avec les sauvages réunis sur les bords de la Rivière-Verte. C’est alors qu’il vit pour la première fois les Serpents, réduits à fouiller la terre pour se nourrir de racines, et les Ampayoos, plus misérables encore. « Le pays qu’ils habitent est une véritable bruyère. Ils logent dans les crevasses des rochers ou dans des trous creusés en terre. Ils n’ont pas d’habits. Pour toute arme, un arc, des flèches et un bâton pointu. Ils parcourent les plaines incultes à la recherche des fourmis et des sauterelles dont ils se nourrissent, et croient faire un festin quand ils rencontrent quelques racines insipides ou quelques baies nauséabondes. Des personnes dignes de foi m’ont assuré qu’ils se repaissent des cadavres de leurs proches, et parfois même mangent leurs propres enfants ».[21]

Cette affreuse misère émeut à tel point le missionnaire, qu’il voudrait pouvoir s’arrêter chez ces peuples dégradés et leur consacrer sa vie. Il a du moins la consolation de baptiser plusieurs Indiens, et de leur faire entrevoir les joies de l’éternité.

Les Nez-Percés, les Spokanes, les Cœurs-d’Alène ont des mœurs plus humaines. Ils habitent un pays fertile. Leur richesse consiste surtout en chevaux ; certains sauvages en possèdent jusqu’à cinq et six cents. Tous manifestent un vif désir de voir chez eux des robes-noires.

Les Kalispels ou Pends-d’Oreilles ont même caractère, même langue, mêmes habitudes que les Têtes-Plates. Ils ne forment avec eux qu’un seul peuple. Comme eux, ils ont, jusqu’à présent, mené la vie nomade, mais n’attendent que l’arrivée du missionnaire pour commencer la culture des terres, et vivre selon les préceptes de l’Évangile.

Tout en s’entretenant avec les Indiens, le P. De Smet donne de salutaires avis aux chasseurs canadiens qui, dit-il, « paraissent en avoir grand besoin ».

Quel n’est pas son étonnement de découvrir parmi eux un compatriote, un Flamand de Gand ! Il s’appelle Jean-Baptiste De Velder. Ancien grenadier de Napoléon, fait prisonnier en Espagne, il s’est échappé des colonies anglaises sur un navire américain, et, depuis quatorze ans, fait la chasse au castor dans les Montagnes-Rocheuses.

Enchanté de retrouver un Belge à trois mille lieues de son pays, il s’offre généreusement à accompagner le missionnaire et à le servir dans son voyage. Il est résolu, dit-il, à passer le reste de ses jours dans la pratique de la religion. Il a presque oublié la langue flamande ; il ne se rappelle que ses prières, avec un cantique en l’honneur de la Vierge, qu’il a appris, enfant, sur les genoux de sa mère, et récite tous les jours.

Le 3 juillet était un dimanche. Le P. De Smet voulut célébrer la messe. C’était la première fois que le saint sacrifice était offert dans ces montagnes.

L’autel, dressé sur une éminence, était orné de fleurs sauvages. « Je prêchai en français et en anglais, écrit le missionnaire, aux chasseurs américains et canadiens ; puis je m’adressai par interprète aux Têtes-Plates et aux Serpents. C’était un spectacle consolant que cette foule, composée des nations les plus diverses, suivant avec recueillement nos saints mystères. Les Canadiens entonnèrent quelques cantiques en français et en latin, tandis que les sauvages chantaient dans la langue de leur pays. L’office était vraiment catholique. L’endroit où il se célébra a été depuis appelé par les chasseurs « la plaine du saint sacrifice ».[22]

Le lendemain, on se sépara. Accompagné de son fidèle Flamand et des délégués des Têtes-Plates, le P. De Smet se remit en marche.

Après avoir franchi, huit jours durant, montagnes, rivières et précipices, il atteignit le camp des Indiens.[23] Têtes-Plates, Pends-d’Oreilles, Nez-Percés, étaient venus à sa rencontre à une distance de 800 milles. C’est au milieu d’eux qu’il allait goûter les meilleures joies de sa vie apostolique. Lui-même va nous les raconter.

« Déjà les perches étaient dressées pour étendre ma loge. À mon arrivée, hommes, femmes et enfants vinrent me donner la main et me souhaiter la bienvenue. Ils étaient au nombre d’environ 1 600. Les plus âgés pleuraient de joie, tandis que les enfants exprimaient leur contentement par des gambades et des cris d’allégresse. » Ces bons sauvages me conduisirent à la loge du grand chef, un vrai patriarche, appelé Grand-Visage. Celui-ci me reçut au milieu de son conseil avec la plus parfaite cordialité.

— Robe-Noire, dit-il, soyez le bienvenu dans ma nation. Nos cœurs sont joyeux. C’est aujourd’hui que le Grand-Esprit a accompli nos vœux. Vous êtes au milieu d’un peuple grossier et pauvre, plongé dans les ténèbres de l’ignorance. J’ai toujours exhorté mes enfants à aimer le Grand-Esprit. Nous n’ignorons pas que tout ce qui existe est à lui, et que nous recevons tout de sa main libérale. Parfois, de bons Blancs nous ont donné de sages avis, et nous les avons suivis. Dans l’ardeur de notre cœur, pour nous faire instruire de ce qui concerne le salut, nous avons, à différentes reprises, député de nos gens à la grande robe-noire (l’évêque) de Saint-Louis, afin qu’elle envoie un Père pour nous parler. Robe-Noire, parlez ; nous sommes tous vos enfants. Montrez-nous la route que nous devons suivre, pour arriver là où réside le Grand-Esprit. Nos oreilles sont ouvertes ; nos cœurs recevront toutes vos paroles. Parlez, Robe-Noire, nous suivrons les paroles de votre bouche.

» J’eus alors avec ces braves gens un long entretien sur la religion. Je leur exposai l’objet de ma mission, et les invitai à quitter la vie nomade pour se fixer dans un endroit fertile. Tous se déclarèrent prêts à échanger l’arc et le carquois contre la bêche et la charrue.

» Je leur fixai un règlement pour les exercices de piété. Aussitôt, un des chefs m’apporta une cloche pour donner les signaux, et, dès le premier soir, je rassemblai tout le monde autour de ma loge… Après avoir fait une instruction, je récitai les prières du soir. Avant de se séparer, les sauvages chantèrent, avec un ensemble admirable, trois cantiques de leur composition, à la louange du Grand-Esprit. Il me serait impossible de dire les émotions que j’éprouvais alors…

» Tous les matins, au point de jour, le grand chef se levait le premier, puis, montant à cheval, faisait le tour du camp pour haranguer son peuple :

— Allons, disait-il, courage, mes enfants ! ouvrez les yeux. Adressez au Grand-Esprit vos premières pensées et vos premières paroles. Dites-lui que vous l’aimez, qu’il vous fasse la charité. Courage ! le soleil va paraître ; il est temps d’aller vous laver à la rivière. Soyez prompts à vous rendre à la loge de notre Père au premier son de la cloche. Tenez-vous y tranquilles ; ouvrez vos oreilles pour entendre, et votre cœur pour retenir toutes les paroles qu’il vous dira.

» Quand tous étaient prêts, je sonnais la cloche pour la prière et l’instruction. Depuis mon arrivée jusqu’à mon départ, leur avidité d’entendre la parole de Dieu ne fit que s’accroître. Je leur prêchais régulièrement quatre fois par jour. L’empressement était si grand, qu’ils couraient pour avoir une bonne place. Les malades même se faisaient porter…

» Je m’étais empressé, le lendemain de mon arrivée, de traduire les prières à l’aide d’un interprète. Quinze jours après, je promis une médaille de la Sainte Vierge à celui qui, le premier, pourrait réciter sans faute le Pater, l’Ave, le Credo, les dix commandements et les quatre actes. Un chef se leva :

— Mon Père, dit-il, votre médaille m’appartient. » Et, à ma grande surprise, il récita toutes ces prières sans manquer un mot. Je l’embrassai et le fis mon catéchiste. Il mit tant de zèle à remplir cette fonction, qu’en moins de dix jours toute la tribu sut les prières. » J’eus le bonheur de régénérer près de 300 Indiens dans les eaux du baptême. Tous désiraient vivement obtenir la même grâce, et leurs dispositions, sans doute, étaient excellentes ; mais, comme l’absence de missionnaire ne devait être que temporaire, je crus prudent de remettre les autres à l’année suivante, tant pour leur faire concevoir une haute idée du sacrement, que pour les éprouver en ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, chose inconnue parmi les nations indiennes de l’Amérique.

» Parmi les adultes baptisés, se trouvaient les deux grands chefs, celui des Têtes-Plates et celui des Pends-d’Oreilles, tous deux octogénaires. Comme je les excitais à renouveler la contrition de leurs péchés, l’Ours-Ambulant (c’est le nom du second) me répondit :

— Pendant ma jeunesse, et même jusqu’à un âge avancé, j’ai vécu dans une profonde ignorance du bien et du mal, et, pendant ce temps, j’ai dû souvent déplaire au Grand-Esprit. J’implore sincèrement mon pardon. Mais toutes les fois que j’ai reconnu qu’une chose était mauvaise, je l’ai aussitôt bannie de mon cœur. Je ne me souviens pas que, de ma vie, j’aie offensé le Grand-Esprit de propos délibéré.

» Je n’ai pu découvrir parmi ces Indiens le moindre vice, si ce n’est les jeux de hasard, dans lesquels ils risquent souvent tout ce qu’ils possèdent. Ces jeux ont été abolis à l’unanimité dès qu’ils ont su qu’ils étaient contraires au commandement qui dit : « Vous ne désirerez rien de ce qui appartient à votre prochain ». Ils sont scrupuleusement honnêtes dans leurs ventes et leurs achats. Jamais personne n’a été accusé de vol. Tout ce qu’on trouve est porté à la loge du chef, qui proclame les objets et les remet au propriétaire. La médisance est inconnue, même chez les femmes ; le mensonge, surtout, leur est odieux.

— Nous craignons, disent-ils, d’offenser le Grand-Esprit, et c’est pourquoi nous avons horreur des langues fourchues (des menteurs).

» Toute querelle, tout emportement, serait sévèrement puni. Nul ne souffre sans que ses frères s’intéressent à son malheur, et viennent au secours de sa détresse ; aussi n’y a-t-il point d’orphelins parmi eux. Ils sont polis, d’humeur joviale et très hospitaliers. Leurs loges sont ouvertes à tout le monde ; ils ne connaissent pas même l’usage des clefs et des serrures. Un seul homme, grâce à l’influence qu’il a acquise par sa valeur dans les combats et sa sagesse dans les conseils, gouverne la peuplade entière : il n’a besoin ni de gardes, ni de verrous, ni de barreaux de fer, ni de prisons d’État.

» Souvent je me suis répété : Sont-ce là les peuples que les gens civilisés osent appeler du nom de barbares ?… Trop longtemps on s’est accoutumé à juger les sauvages de l’intérieur par ceux des frontières. Ces derniers ont appris les vices des Blancs qui, guidés par la soif insatiable d’un gain sordide, travaillent à les corrompre et les encouragent par leur exemple »[24].

Le P. De Smet avait rejoint les Têtes-Plates dans le Vallon de Pierre, au pied des Trois-Tetons. Quelques jours après, on leva le camp pour remonter, à petites étapes, vers le nord.

Le 22 juillet, la caravane atteignit la ligne de faîte qui sépare le versant du Missouri de celui du Columbia. « Je me dirigeai, écrit le missionnaire, vers le sommet d’une haute montagne, pour mieux mesurer la distance des cours d’eau qui donnent naissance à ces deux fleuves. Je les vis descendre en cascades d’une hauteur énorme, se précipitant de roc en roc, avec fracas. À leur source, ils formaient déjà deux gros torrents, qui n’étaient guère qu’à une centaine de pas l’un de l’autre.

» Je voulais absolument atteindre la cime. Après six heures de marche, je me sentis épuisé. Je crois être monté à la hauteur de 5 000 pieds. J’avais traversé des neiges amoncelées à plus de vingt pieds de profondeur, et cependant j’étais loin de toucher au sommet de la montagne.

» Contraint d’abandonner mon projet, je m’assis. Je pensais aux Pères de la Compagnie qui desservent les missions sur les bords du Mississipi et de ses tributaires, depuis Council Bluffs jusqu’au golfe du Mexique. Je pleurais de joie aux heureux souvenirs qui s’éveillaient dans mon cœur. Je remerciais le Seigneur d’avoir daigné favoriser les travaux de ses serviteurs, dispersés dans cette vaste vigne. En même temps, j’implorais sa grâce sur toutes les nations de l’Orégon, et en particulier sur les Têtes-Plates et les Pends-d’Oreilles, qui venaient de se ranger sous l’étendard de Jésus-Christ. Je gravai en gros caractères, sur la surface molle d’un rocher, cette inscription : Sanctus Ignatius patronus Montium. Die 23 julii anni 1840.

» Je dis la messe en action de grâces au pied de cette montagne, entouré de mes sauvages qui chantaient des cantiques à la louange de Dieu, et je pris possession du pays au nom de notre saint fondateur ».[25] Les jours suivants, la marche continue sur l’autre versant des Montagnes. C’est une succession de riantes vallées et de plateaux arides, de côtes abruptes et d’étroits défilés.

À la fin de juillet, on campe près de la jonction des trois sources du Missouri. D’immenses troupeaux de buffles errent dans la plaine. Les Têtes-Plates en profitent pour renouveler leurs provisions.

Le P. De Smet partage en tout l’existence nomade des sauvages. Il vit de chasse et de racines, n’a pour lit qu’une peau de buffle et une couverture de laine, passe les nuits à la belle étoile, ou brave, sous une petite tente, orages et tempêtes. Depuis quatre mois, il souffre de la fièvre. « Elle semblait, dit-il, s’obstiner à ne pas me quitter. En bien ! la vie dure que je menais m’en a enfin débarrassé, et je me porte à merveille depuis le mois de septembre ».[26]

Cependant, la saison s’avançait. Il était temps que le missionnaire se mît en route pour regagner Saint-Louis avant l’hiver.

« J’avais fixé, dit-il, mon départ au 27 août. De grand matin, vingt guerriers, l’élite des deux peuplades, avec trois chefs, se trouvaient à l’entrée de ma loge. Le conseil des anciens les avait désignés pour me servir d’escorte, aussi longtemps que je me trouverais dans le pays des Pieds-Noirs et des Corbeaux, les deux tribus les plus ennemies des Blancs…

» Bien avant le lever du soleil, tous les Têtes-Plates étaient réunis pour les adieux. Personne ne parlait, mais la douleur était peinte sur les visages. La seule chose qui parut les consoler fut la promesse formelle que je reviendrais au printemps suivant, avec un renfort de plusieurs missionnaires.

» Je fis les prières du matin au milieu des pleurs et des sanglots de ces bons sauvages. Ils m’arrachaient malgré moi des larmes que j’aurais voulu réprimer à un pareil moment. Je leur fis comprendre la nécessité de mon départ ; je les excitai à servir toujours le Grand-Esprit avec ferveur, et à éloigner d’eux tout sujet de scandale ; je leur rappelai les principales vérités de notre sainte religion. Je leur donnai ensuite pour chef spirituel un Indien fort intelligent, que j’avais eu soin d’instruire moi-même d’une manière particulière. Il devait me remplacer pendant mon absence, les réunir soir et matin, ainsi que les dimanches, réciter avec eux les prières, les exhorter à la vertu, ondoyer les moribonds, et, en cas de besoin, les petits enfants. Il n’y eut qu’une seule voix pour promettre d’observer tout ce que je leur recommandais.

» Tous, les larmes aux yeux, me souhaitaient un heureux voyage. Le vieux Grand-Visage se leva et dit :

— Robe-Noire, que le Grand-Esprit vous accompagne dans votre long et dangereux voyage. Soir et matin, nous formerons des vœux, afin que vous arriviez sain et sauf parmi vos frères à Saint-Louis. Nous continuerons à former ces vœux jusqu’à votre retour parmi vos enfants des Montagnes. Lorsque, après l’hiver, les neiges disparaîtront des vallées, lorsque la verdure commencera à renaître, nos cœurs, en ce moment si tristes, commenceront à se réjouir. À mesure que croîtra le gazon, notre joie deviendra plus grande. Et lorsque les plantes fleuriront, nous nous remettrons en route pour aller à votre rencontre. Adieu ! Robe-Noire, adieu » ![27]

Tandis que les Têtes-Plates regagnent leur pays, sur les bords de la Clarke, le P. De Smet, escorté de vingt sauvages et de son dévoué compatriote, se dirige vers le Yellowstone. Il se propose de suivre cette rivière jusqu’à sa jonction avec le Missouri, et de revenir à Saint-Louis en visitant les forts établis le long du fleuve. Sans doute il y trouvera bon nombre d’enfants métis, qu’il pourra baptiser.

Ce sont, plusieurs jours durant, des plaines à perte de vue, des terres arides, coupées de profondes ravines, où, à chaque pas, l’ennemi peut être aux aguets. Des vedettes, envoyées dans toutes les directions, reconnaissent le pays. Le soir, on choisit pour camper un des emplacements les moins dangereux. Un petit fort, construit à la hâte avec des troncs d’arbres, met à l’abri d’une attaque nocturne.

Bientôt, la caravane rencontre un camp de Corbeaux. Ceux-ci étant, pour le moment, alliés des Têtes-Plates, l’accueil est plein de cordialité.

La tribu se trouvait dans l’abondance. Par suite, le temps se passait en réjouissances et en festins. Le missionnaire avoue que, dans une seule après-midi, il a dû assister à vingt banquets successifs. « À peine étais-je assis dans une loge, qu’on venait m’inviter dans une autre. Mon estomac n’étant pas aussi complaisant que celui des Indiens, je me contentais de goûter de leurs ragoûts, et, pour un morceau de tabac, des mangeurs, dont j’avais pris la précaution de me faire accompagner, vidaient le plat pour moi »[28].

Au moment d’entrer dans le pays des Pieds-Noirs, le P. De Smet, n’osant davantage exposer les Têtes-Plates qui l’ont protégé, se décide à renvoyer son escorte.

Seul désormais, avec son fidèle Flamand, il poursuit, pendant plusieurs centaines de milles, un des plus périlleux voyages qu’explorateur ait jamais entrepris. Pas de chemin tracé, pas d’autre guide que la boussole. À chaque pas, les traces récentes de l’ours gris, l’animal le plus terrible du désert. En maint endroit, des forts construits par des tribus en guerre, derrière lesquels, peut-être, l’ennemi est embusqué.

« Un matin, écrit le missionnaire, j’aperçus en m’éveillant, à la distance d’un quart de mille, la fumée d’un grand feu. C’était un détachement sauvage. Nous n’en étions séparés que par une pointe de rocher. Sans perdre de temps, nous sellâmes nos chevaux et partîmes au grand galop… Nous fîmes, ce jour-là, de quarante à cinquante milles sans nous arrêter, et nous ne campâmes que deux heures après le coucher du soleil, de crainte que les sauvages, ayant rencontré nos traces, ne nous poursuivissent. N’osant allumer du feu, il fallut se passer de souper. Je me roulai dans ma couverture et m’étendis sur le gazon, en me recommandant à Dieu. Mon grenadier, plus brave que moi, ronfla bientôt comme une machine à vapeur en plein mouvement, passant par toutes les notes d’une gamme chromatique, et terminant par un profond soupir, en guise d’accord, chacun des tons sur lesquels il préludait. Quant à moi, j’eus beau me tourner de droite à gauche, je passai ce qu’on appelle une nuit blanche. » Le lendemain, dès le point du jour, nous étions en route. Vers midi, nouvelle alerte. Un buffle venait d’être tué, il y avait à peine deux heures, à l’endroit où nous passions. On lui avait enlevé la langue, les os à moelle, et quelques autres morceaux friands. La Providence l’avait ainsi voulu pour nous procurer à souper. Nous nous dirigeâmes du côté opposé aux pistes des sauvages, et, la nuit suivante, nous campâmes au milieu de rochers qui avaient dû servir de repaire aux tigres et aux ours. J’y fis un bon somme. Cette fois, la musique assommante de mon compagnon ne me troubla pas ».[29]

Chaque jour, chaque heure, révèle le voisinage des redoutables Pieds-Noirs. « Pareille solitude, avec ses horreurs et ses dangers, a cependant un sérieux avantage, c’est que l’on y voit constamment la mort en face. On sent mieux qu’on est tout entier dans la main de Dieu. Il est facile alors de lui faire le sacrifice d’une vie qui est bien moins à vous qu’au premier sauvage qui voudra la prendre. On prie avec plus de ferveur ; on forme les meilleures résolutions pour le cas où on sortira sain et sauf du danger. C’est dans ce désert que j’ai fait la meilleure retraite de ma vie ».[30] Enfin, nos voyageurs rejoignent le Missouri à l’endroit où, une heure auparavant, l’ennemi vient de le traverser. Le P. De Smet parlait un jour avec un chef indien des dangers qu’il avait courus sur le Yellowstone.

— Le Grand-Esprit a ses manitous, dit le sauvage ; il les a envoyés sur vos pas, pour étourdir et mettre en fuite les ennemis qui auraient pu vous nuire. Un chrétien aurait-il mieux traduit le verset du psaume : Angélus suis mandavit de te, ut custodiant te in omnibus viis tuis ?[31]

On s’arrêta quelques jours au fort Union, situé à l’embouchure du Yellowstone. C’était le plus important des postes que possédât sur le Missouri la Compagnie des Fourrures. Le P. De Smet y baptisa quelques enfants métis, et, le 23 septembre, se remit en route, accompagné de trois marchands qui se rendaient chez les Aricaras. À la vue des étrangers, les Mandans, les Gros-Ventres, se préparaient à leur faire un mauvais parti. À peine eurent-ils reconnu un ministre du Grand-Esprit que les démonstrations d’amitié succédèrent aux menaces de mort. Dans toutes les loges, les marmites se remplirent pour fêter son arrivée. Ce fut, comme chez les Corbeaux, une série d’invitations à dîner, qui se prolongèrent jusqu’à minuit.

Les trois marchands s’arrêtèrent au fort Clarke. Pour atteindre le fort Pierre, situé à dix jours de marche, le P. De Smet se trouvait de nouveau sans guide, accompagné seulement de Jean-Baptiste De Velder, et d’un Canadien faisant le même voyage. « Mais, dit-il, on s’accoutume peu à peu à braver le danger. Pleins de confiance dans la protection de Dieu, nous nous remîmes en route, guidés par la boussole à travers ces plages désertes, comme le nautonier sur le vaste Océan…

» Le cinquième jour, nous nous trouvâmes dans le voisinage des Sioux-Pieds-Noirs, tribu détachée des Pieds-Noirs des Montagnes. Leur nom seul nous faisait trembler. Nous marchions autant que possible dans les ravins, pour nous dérober à l’œil perçant des sauvages qui rôdaient dans la plaine. » Vers midi, nous nous arrêtâmes près d’une fontaine pour dîner et prendre un peu de repos. Déjà nous nous félicitions de n’avoir pas encore rencontré ces redoutables ennemis, lorsque tout à coup le cri de guerre, accompagné d’un bruit épouvantable, se fit entendre sur la côte qui dominait l’endroit où nous étions arrêtés. Une bande de Pieds-Noirs qui, depuis plusieurs heures, suivaient nos traces, fondit sur nous au grand galop. Ils étaient armés de fusils, d’arcs et de flèches, presque nus, barbouillés de la façon la plus bizarre.

» Aussitôt, je me levai, et présentai la main à celui qui me parut être le chef de la bande. — Pourquoi te caches-tu dans ce ravin ? me dit-il froidement. As-tu peur de nous ?

— Nous avions faim, lui répondis-je ; la fontaine nous a invités à prendre un moment de repos.

» Il me toisa des pieds à la tête. Ma soutane, et la croix de missionnaire que je portais sur la poitrine, excitaient sa curiosité. » S’adressant alors au Canadien qui parlait un peu la langue siouse : — Jamais de ma vie, dit-il, je n’ai vu un homme de cette espèce. Qui est-il ? D’où vient-il ? » En pareille circonstance, le Canadien ne ménageait pas les titres.

— C’est, répondit-il au chef, l’homme qui parle au Grand-Esprit, la Robe-Noire des Français[32]. Il vient visiter les diverses tribus indiennes. » À ces mots, le regard farouche du sauvage se radoucit. Il ordonna à ses guerriers de mettre bas les armes, et chacun me donna la main. Je leur fis présent d’un gros paquet de tabac ; on s’assit en cercle, et on fuma le calumet de paix et d’amitié.

» Le chef me pria alors de l’accompagner et de passer la nuit dans son village… Douze guerriers étendirent devant moi une grande et belle peau de buffle. Le chef me prit par le bras, et, m’ayant conduit sur la peau, me fit signe de m’asseoir. Je m’assis, ne comprenant rien à cette cérémonie. Qu’on juge de ma surprise, lorsque je vis les douze guerriers saisir cette espèce de tapis par les extrémités, me soulever de terre, et, précédés du grand chef, me porter en triomphe jusqu’au village.

» En un instant, tout le monde fut sur pied pour voir la robe-noire. On m’assigna, dans la loge du chef, la place la plus honorable, et celui-ci, entouré de quarante de ses principaux guerriers, me harangua en ces termes :

— Robe-Noire, voici le jour le plus heureux de notre vie. C’est aujourd’hui que, pour la première fois, nous contemplons au milieu de nous un homme qui approche de si près le Grand-Esprit. Voici les principaux braves de ma tribu ; je les ai invités au festin que je vous ai fait préparer, afin qu’ils ne perdent jamais la mémoire d’un si beau jour »[33].

Chose singulière, la qualité de prêtre catholique qui, chez les barbares, valait des triomphes à l’humble missionnaire, l’eût, en d’autres temps, rendu suspect à des hommes fiers de leur civilisation. Durant le repas, le grand chef se montra plein d’attentions pour son hôte, allant, par un raffinement en usage dans la tribu, jusqu’à lui présenter ses bouchées. La nuit venue, le Père se retira. Il allait s’endormir, lorsqu’il vit entrer dans sa tente celui qui lui avait fait si bon accueil. À la lueur d’une torche, le sauvage fait briller devant ses yeux la lame d’un poignard.

— Robe-Noire, dit-il, n’avez-vous pas peur ? Le missionnaire, alors, prend la main du chef, et la met sur sa poitrine.

— Voyez si mon cœur bat plus fort que d’ordinaire. Pourquoi donc aurais-je peur ? Vous m’avez nourri de votre main. Je suis en sécurité dans votre camp, aussi bien que dans la demeure de mon frère.

Flatté de cette réponse, le Pied-Noir renouvelle ses protestations d’amitié. Il avait seulement voulu mettre à l’épreuve la confiance de son hôte. Le lendemain, le P. De Smet continua son voyage. Le grand chef lui donnait comme compagnons, jusqu’au fort Pierre, trois jeunes gens, parmi lesquels son propre fils, le priant de les instruire.

— Je tiens absolument, disait-il, à connaître les paroles que vous avez à nous communiquer de la part du Grand-Esprit.

Du fort Pierre, le missionnaire descendit au fort Vermillon. Une amère douleur l’y attendait.

Les Sioux avaient violé la paix conclue l’année précédente avec les Potowatomies. Un parti de guerre venait de rentrer au camp, rapportant une chevelure.

Aussitôt, P. De Smet réunit le conseil de la tribu, reproche aux chefs leur infidélité à la parole donnée, les menace de terribles représailles, s’ils ne s’empressent de réparer leur faute.

Effrayés, les Sioux le conjurent de leur servir encore une fois d’interprète, et d’assurer les Potowatomies qu’ils sont résolus à enterrer pour toujours la hache de guerre. Heureux de pouvoir porter à ses néophytes un message de paix, le P. De Smet veut partir sans tarder. Son cheval est épuisé de fatigue ; il s’embarque sur un canot en compagnie d’un métis iroquois.

On était à la mi-novembre. Bientôt, le Missouri se couvrit de glaçons qui, à chaque instant, jetaient le frêle esquif contre les chicots. Cinq fois, les voyageurs furent sur le point de périr. Ils passaient la nuit sur des bancs de sable, et n’avaient pour nourriture que des patates gelées et un peu de viande fraîche.

Enfin, après dix jours de navigation, on atteignit Council Bluffs. La nuit suivante, le fleuve se ferma.

Les PP. Verreydt et Hoecken étaient les deux premiers prêtres que rencontrait le P. De Smet depuis son départ de Saint-Louis. « Vous concevrez sans peine, écrit-il, la joie que j’éprouvai, en me retrouvant sain et sauf au milieu de mes frères, après un voyage de 2 000 lieues, à travers les plus grands dangers et parmi les nations les plus barbares ».

Au nom des Sioux, il assura une paix nouvelle à ses chers Potowatomies. Il ne pouvait se séparer d’eux. Ce fut seulement au bout de trois semaines qu’il continua sa route, pour arriver à Saint-Louis la veille du nouvel an. Son voyage avait duré neuf mois.[34]

  1. Voir le tableau complet des tribus siouses dressé par le P. De Smet. Lettres choisies, 1re série, p. 146.
  2. L’origine de ce nom est inconnue. De même que le nom de Nez-Percés, il n’est justifié, ni par la conformation physique, ni par aucune pratique en usage chez ces tribus.
  3. Cf. Travels to the Source of the Missouri River, by captains Lewis and Clarke, London, 1814.
  4. Journal du sergent Patrice Gass, cité par le P. Palladino, Indian and White in the Northwest, p. 4.
  5. Cf. Palladino, Op. cit., p. 4-8. — On trouvera d’autres témoignages dans l’ouvrage de Helen Jackson, A Century of dishonor, p. 377 et suiv.
  6. Nous empruntons ces détails à une lettre du P. Hélias d’Huddeghem (4 juillet 1836). Nous verrons que ce religieux eut l’occasion de converser longuement, à Saint-Louis, avec Ignace et ses enfants.
  7. D’après le P. Hélias d’Huddeghem (lettre citée), le chef de la députation s’appelait Martin. Il était l’oncle d’Ignace, et devait mourir peu après son arrivée à Saint-Louis. Ses compagnons appartenaient à la nation des Têtes-Plates et à celle des Nez-Percés.
  8. « J’étais alors absent de Saint-Louis, écrit Mgr Rosati. Deux de nos prêtres allèrent les voir, et les pauvres Indiens parurent enchantés de cette visite. Ils firent des signes de croix et d’autres signes qui paraissaient avoir rapport au baptême. On leur administra ce sacrement, et ils donnèrent des marques de satisfaction. On leur présenta un crucifix. Ils le saisirent avec empressement, le baisèrent plusieurs fois, et on ne put le leur reprendre qu’après leur mort. Leurs corps furent portés à l’église, et on les enterra avec toutes les cérémonies catholiques ». (Annales de la Propagation de la Foi, 31 déc. 1831).
  9. À Mme Hélias d’Huddeghem, 4 juillet 1836.
  10. Lettre à François De Smet. — Council Bluf f s, 29 oct. 1839.
  11. Saint-Louis, 20 octobre 1839.
  12. « Il a manifesté, écrivait le P. Verhaegen, un si vif empressement et un zèle si ardent pour cette œuvre ; il possède d’ailleurs des qualités si remarquables, qu’il nous était presque impossible de faire un autre choix… Sa prudence et son habileté ne nous laissent aucun doute sur l’heureux succès de son voyage ». (À Fr. De Smet. — Saint-Louis, 24 avril 1840).
  13. À Fr. De Smet. — Saint-Louis, 16 mars 1840.
  14. Aujourd’hui Kansas City.
  15. À François De Smet. — Westport, 24 avril 1840.
  16. Relation adressée à Fr. De Smet. — Saint-Louis, 25 janv.  1841.
  17. Ibid.
  18. Relation citée. — Cf. W. Irving, Astoria, XXII.
  19. Ibid.
  20. Relation citée.
  21. Ibid.
  22. Relation adressée aux Carmélites de Termonde. — ler mars 1841.
  23. Le P. De Smet passa alors tout près de la « Terre des Merveilles », devenue le Parc National des Américains. Toutefois, il ne connut ce pays que plus tard, et sur le rapport d’un autre voyageur. — Voir Lettres choisies, 1re série, p. 97.
  24. Relation adressée à Fr. De Smet.
  25. Relation citée.
  26. Relation citée.
  27. Relation citée.
  28. Relation citée.
    « La loi du festin ordonnait à chacun de manger tout ce qui lui était servi ; toutefois, on pouvait se débarrasser de son plat en l’avançant à un autre convive, avec un présent de tabac ». (Ibid.)
  29. Relation citée.
  30. Ibid.
  31. Ps. xc, 11.
  32. Les missionnaires qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, évangélisèrent le nord de l’Amérique étaient presque tous français ; d’où le nom de « robes-noires des Français » que leur avaient donné les Indiens.
  33. Relation citée.
  34. Il est probable que Jean-Baptiste de Velder accompagna jusqu’à Saint-Louis le P. De Smet. Dès lors, son nom ne paraît plus dans les relations du missionnaire.