Le Père De Smet/Chapitre 15

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H. Dessain (p. 333-351).


CHAPITRE XV

LES ANNÉES D’ÉPREUVE


1848-1855


Pendant son voyage au fort Laramie, P. De Smet avait été remplacé par le P. Verhaegen comme socius et procureur de la vice-province. Peut-être avait-il espéré ne jamais reprendre ses fonctions. Elles ne lui avaient été imposées, on s’en souvient, qu’à titre provisoire, et il avait maintes fois exprimé le désir de retourner aux missions.

Le 2 février 1850, il écrivait au P. Général : « Votre Paternité, dans sa lettre du 29 août dernier, daignait s’enquérir de l’état de ma santé. Grâce à Dieu, je vais bien. Je ne souffre plus guère de mon rhumatisme[1]. Je me sens prêt à affronter et à endurer de nouveau les privations inséparables des lointains voyages. Un signe de Votre Paternité me fera immédiatement prendre la route des plaines de l’Ouest, où tant de milliers d’âmes gémissent sous l’empire de Satan. L’espoir de baptiser ces petits enfants, de préparer à la mort ces pauvres vieillards, dont les dispositions sont généralement admirables, m’inspire le courage nécessaire pour retourner à un poste que j’ai toujours regretté ».

De leur côté, les Indiens attendaient impatiemment le retour de la robe-noire.

Depuis 1847, les Pieds-Noirs étaient sans missionnaire. Appelé au Canada par les supérieurs, le P. Point avait dû abandonner ses onze cents néophytes, que guettait de nouveau la barbarie.[2] Les Corbeaux rappelaient au P. De Smet ses promesses, et le pressaient d’y donner au moins un commencement d’exécution. « Souvenez-vous, disaient les Sioux, que l’eau sainte du baptême a coulé sur le front de nos enfants ». Le grand chef des Assiniboins envoyait une longue lettre pour réclamer des missionnaires, promettant de consacrer à leur entretien une partie des annuités dues à sa tribu par le gouvernement. « Je me fais vieux, disait-il en finissant. Puissé-je voir mon vœu se réaliser ! Après, je mourrai volontiers ».

Le P. De Smet jugeait d’autant plus urgent de répondre à ces appels, qu’il voulait prévenir l’arrivée des protestants, et les empêcher de semer l’erreur dans une terre si bien préparée.

Il avait cru tenir l’occasion au printemps de 1851. Mgr Miège l’invitait à lui servir d’introducteur chez les tribus indiennes récemment soumises à sa juridiction. « J’espère, écrivait-il, voir bientôt, à l’est des Monts Rocheux, s’ouvrir de nouvelles missions pour la conversion et la civilisation des sauvages ».[3]

Ses lettres d’alors trahissent la joie de voir enfin réalisé son rêve le plus cher. Il fait connaître ses projets ; il se recommande aux prières de ses amis : « Mes courses vont être longues, les dangers n’y manqueront pas : obtenez-moi du ciel le courage et la force de bien remplir ma tâche ».[4]

Tout était prêt pour le départ, lorsqu’arriva de Rome une lettre désapprouvant son projet de retourner aux missions. S’il avait assisté au conseil des Indiens, c’est que ses supérieurs locaux, n’osant revenir sur la promesse faite au gouvernement, avaient pris sur eux toute responsabilité.

Que s’était-il donc passé ?

Nous touchons à l’époque douloureuse de la vie du P. De Smet. Desservi par des hommes mal éclairés, il sentira que ses supérieurs doutent de sa prudence, sinon de sa vertu. L’épreuve prendra diverses formes ; le religieux connaîtra des heures de découragement ; il s’écoulera des années avant qu’il retrouve la paix, avec la confiance de ceux qu’il vénère et qu’il aime.

Cette sorte de crise, hâtons-nous de le dire, s’explique aisément. L’excessive sensibilité du P. De Smet devait lui rendre singulièrement pénible l’exagération ou l’inexactitude de certains rapports. Les supérieurs étaient trop éloignés pour se rendre compte, par eux-mêmes, de la situation. L’ardeur même avec laquelle le vaillant apôtre poursuivait son œuvre l’exposait à plus d’un mécompte.

Les premières difficultés remontent au temps où notre missionnaire travaillait dans l’Orégon. Parmi ses auxiliaires, quelques-uns avaient peine à se plier à sa direction ; ils adressèrent des plaintes à Rome. Le P. De Smet avait conscience de ne point mériter leurs reproches ; toujours il avait montré un esprit conciliant, et fait tous les sacrifices possibles au maintien de la paix. Il n’eut pas de peine à faire comprendre au P. Général de quel côté étaient les torts. Au printemps de 1848, le P. Roothaan chargeait le P. Elet d’assurer l’ancien supérieur de l’Orégon a qu’il lui rendait toute sa confiance ».

Ce n’était qu’un court répit. Dans une lettre du 17 février 1849, le P. Roothaan fit part au P. De Smet du reproche qu’on lui adressait d’avoir eu peu de souci de la pauvreté religieuse, agissant comme si le maniement de l’argent eût été laissé à sa fantaisie.

Ne croyant plus, dès lors, pouvoir exercer la charge de procureur général, le P. De Smet va trouver le P. Elet. Il le conjure, les larmes aux yeux, de lui ôter une intendance dont il est jugé indigne, et dont le fardeau, désormais, lui semblera plus que doublé.

Toutefois il croit aussi devoir répondre aux imputations qui atteignent son honneur de religieux. Il envoie au P. Général le compte-rendu de son administration depuis 1840, époque où lui fut confié l’argent des missions. Ce compte, il l’a plusieurs fois soumis au contrôle du P. Van de Velde et du P. Elet. S’il y a eu de folles dépenses, voire des dettes contractées, c’est que « l’on n’a tenu compte ni de ses avis, ni de ses ordres ».

« Pour ce qui regarde ma personne, dit-il, à part le modique salaire payé à mon guide, j’ai fait trois fois le voyage des Montagnes-Rocheuses jusqu’à Saint-Louis sans dépenser une seule piastre. L’année dernière, dans ma visite aux sauvages, j’ai parcouru plus de 3 000 milles, j’ai été absent quatre mois, et toutes mes dépenses ne montaient pas à 50 piastres ».

Même lorsqu’il voyage en Europe, il est loin de vivre en seigneur : « Me trouvant, à Paris, trop éloigné de la maison de nos Pères, je me suis plus d’une fois contenté, en guise de dîner, d’acheter pour deux ou trois sous de châtaignes… J’ai fait, aller et retour, le voyage de Marseille à Rome, sur le tillac du bateau à vapeur, avec un pain et un morceau de viande que j’avais achetés avant de m’embarquer, par pure économie.

» Je regrette de devoir entrer dans ces détails, pour détruire ce qui me semble une fausse impression donnée sur mon compte. Si j’ai tort, j’en demande pardon à Votre Paternité ».[5]

Il y a dans cette réponse une force de raison, un accent de sincérité, qui ne trompent pas. Le P. Roothaan avait trop de clairvoyance et de loyauté pour ne pas accepter ces explications. Le P. De Smet fut maintenu dans sa charge de procureur et d’assistant du P. Provincial. Entre son supérieur et lui les relations redevinrent cordiales, si bien qu’il pouvait espérer l’autorisation d’aller bientôt ouvrir de nouvelles missions.

Les choses en étaient là, lorsque surgirent de nouveaux griefs. Ils devaient produire, sur l’esprit du P. Général, une impression profonde, et lui inspirer des craintes touchant l’avenir de l’Orégon.

Le 1er mai 1852, le P. De Smet écrit à Mgr Van de Velde : « Lorsque vous étiez mon supérieur, vous me reprochiez souvent d’être trop vite affecté et découragé, si l’on avait fait quelque rapport contre moi, et je reconnais que vous aviez raison. Il est de nouveau arrivé quelque chose de semblable, et cela auprès de la plus haute autorité. J’en ai été réellement bouleversé, d’autant que — c’est ma ferme conviction — les accusations portées contre moi sont fausses, et peuvent avoir comme conséquence l’abandon d’une grande partie des Indiens, pour lesquels j’aurais joyeusement sacrifié ce qui me reste de vie ».

Quelles étaient ces accusations ? Nous les trouvons formulées dans la lettre du P. Général, qui avait failli empêcher le départ du P. De Smet pour le fort Laramie.

Elles portaient spécialement sur deux points : 1o Les relations publiées par le missionnaire contenaient une large part de fantaisie, et causaient une amère déception à celui qui arrivait sur les lieux. — 2o Le P. De Smet avait compromis l’avenir des missions, en faisant aux sauvages d’excessives largesses, et des promesses qu’il avait été impossible de tenir.[6] En réponse au premier grief, le P. De Smet envoie immédiatement à Rome le témoignage des principaux missionnaires de l’Orégon, notamment des PP. Accolti, Ravalli, Mengarini, Joset et De Vos. Nous n’en citerons que deux passages.

Le 1er juin 1847, un an après que le P. De Smet avait quitté les Montagnes, le P. Accolti, supérieur du Willamette, écrivait au P. Provincial :

« Peut-être trouverez-vous des hommes qui, amis de la critique, verront de l’exagération dans les rapports que nous faisons des missions. Ne les écoutez pas. Je puis vous assurer que, lorsque ces missions sont vues de près et sans préjugé, la réalité surpasse toutes les relations qui en ont été faites jusqu’à présent… Je parle sincèrement, je n’exagère rien ; j’exprime l’opinion générale des étrangers, des protestants même, qui sont forcés de rendre témoignage à l’évidence des faits ».[7]

Dans une lettre adressée, la même année, au P. Van de Velde, le P. Ravalli écrivait : « Je dois avouer, dans toute la sincérité de mon cœur, que, parmi ces bons Têtes-Plates, je me trouve comme dans un paradis terrestre… Dans les lettres du P. De Smet que j’ai lues à Rome, dans les diverses relations qu’il a écrites lorsque je me trouvais au Willamette, je croyais voir quelque exagération, quelques ornements de rhétorique, destinés à charmer le lecteur ; mais lorsque la Providence eut comblé mon désir en m’envoyant aux Montagnes, je constatai que, si l’on pouvait reprocher quelque chose à ces lettres, c’était de ne pas approcher de la réalité, en ce qui concerne les bonnes dispositions des sauvages ».

En même temps que ces témoignages, le P. De Smet envoie au P. Général une lettre de Mgr Blanchet, lui exprimant sa reconnaissance pour les merveilleux résultats obtenus dans l’Orégon.

Comment, dès lors, avait-on pu ne voir que fantaisie dans les récits du P. De Smet ?

Nous citons la réponse qu’a bien voulu nous fournir le P. Cataldo, l’homme le mieux qualifié pour juger les faits et les personnes de cette époque lointaine.[8] « Certains, dit-il, n’ayant vu qu’un petit nombre de stations, et n’y trouvant pas ce que le P. De Smet trouvait autre part, ont pensé et écrit que c’était un exagéré et un Imaginatif. J’ai appris à juger le P. De Smet en voyant les Indiens eux-mêmes. Maintes fois j’ai eu l’occasion de dire mon sentiment à ceux qui me semblaient mal apprécier l’auteur des Lettres, et j’ai toujours combattu leur erreur »[9]

Quant à la seconde imputation, celle d’avoir compromis, par ses libéralités et ses promesses, l’avenir des missions, le P. De Smet en appelle encore au témoignage de ses confrères : « Je pourrais, dit-il, remplir plusieurs pages d’extraits de lettres des Pères de l’Orégon, qui me font l’éloge des Indiens, et cela, des années après que je les ai quittés ».[10]

Il cite, en particulier, une lettre écrite par le P. Joset, le ler novembre 1851. « Vous apprendrez avec plaisir, dit celui-ci, que les Pends-d’Oreilles, les Cœurs-d’Alêne, les Chaudières et les tribus des lacs du Columbia donnent à leurs missionnaires la plus entière satisfaction, et, je puis le dire, ne se sont jamais mieux comportés ».

L’avenir des missions était loin d’être compromis. Toutefois, un événement, survenu à la fin de 1850, avait pu causer au P. Général de légitimes appréhensions. La mission Sainte-Marie, le premier établissement des Montagnes, avait dû être abandonnée.

Située dans une gracieuse et fertile vallée, abondamment pourvue de vivres, la réduction offrait aux voyageurs d’inappréciables facilités. Chaque hiver s’y retiraient des chasseurs et des trappeurs américains, voulant, disaient-ils, remplir leurs devoirs religieux. En réalité, plusieurs n’avaient en vue que de se faire héberger à la mission. Quelques-uns même se livraient, sous les yeux des nouveaux chrétiens, à de honteux désordres. Les Pères leur reprochaient-ils leur vie licencieuse, ils se vengeaient en excitant contre eux les Indiens. Les missionnaires n’étaient que des ambitieux, venus de l’autre côté de l’Océan pour s’emparer de leurs terres et les opprimer.

Ces calomnies, jointes aux intrigues d’un sauvage qui voulait se faire nommer chef, ne devaient que trop réussir. Si sincère que fût leur conversion, les Têtes-Plates n’avaient point encore dépouillé leur mobilité native. Jusque là si dociles et si attachés aux robes-noires, ils s’éloignèrent peu à peu de leurs bienfaiteurs. En même temps, ils oubliaient les promesses de leur baptême. La passion du jeu se réveillait ; l’eau-de-vie, introduite par les Blancs, commençait ses ravages.

La chasse d’été de 1849 donna lieu aux pires excès. Honteux de leur conduite, les néophytes osaient à peine rentrer à Sainte-Marie. En vain le P. Mengarini les reçoit-il avec bonté, il leur semble qu’autour d’eux tout leur reproche leurs désordres. Un matin, tous ceux qui ont pris part à la chasse enfourchent leurs chevaux, et vont dresser leur tente à trois lieues du village. Seuls, quelques vieillards restent avec le missionnaire, déplorant, eux aussi, l’égarement de la tribu. Victor, le grand chef, n’a malheureusement ni l’énergie, ni l’ascendant de Grand-Visage, L’invite-t-on à intervenir, il ne sait que répéter :

— Que puis-je y faire ?

Voulant à tout prix ramener ses enfants, le P. Mengarini se met à leur poursuite. Hélas ! ses avances ne peuvent triompher de leur aveuglement. Ne sachant à quoi se résoudre, il consulte son supérieur, le P. Accolti. Celui-ci est d’avis qu’il faut, pendant quelque temps, fermer la réduction. Sans doute, lorsque les Pères seront partis, les Têtes-Plates apprécieront mieux leurs services ; ils les supplieront de revenir, et se montreront plus dociles. [11] La mort dans l’âme, les missionnaires quittent Sainte-Marie, où jadis la ferveur des néophytes leur a fait goûter de si douces joies. Le P. Mengarini se retire au Willamette, le P. Ravalli chez les Cœurs-d’Alêne.[12] On le voit, l’abandon de Sainte-Marie avait eu de tout autres causes que les libéralités et les promesses du P. De Smet. Aussi celui-ci n’hésitait pas à déclarer l’imputation « fausse dans tout son sens ».[13]

La douleur du missionnaire était d’autant plus vive qu’il pouvait se demander si, cette fois, le P. Général admettait sa justification. Depuis un an, il attendait une réponse.

Enfin arriva une lettre de Rome. Le P. Roothaan rendait justice au zèle et à la sincérité du P. De Smet, sans toutefois pouvoir s’expliquer les faits. « Les revers de ces dernières années, disait-il, me sont encore un mystère. Mystère surtout, le changement survenu chez les Têtes-Plates ».[14]

L’avenir des réductions ne cessait d’inquiéter le P. Général.[15] Tout en faisant large part à l’exagération dans les rapports qui lui étaient parvenus, ne pouvait-il pas soupçonner le P. De Smet d’avoir vu les choses en optimiste, et nourri de trop vastes projets ? Ne pouvait-il pas, du moins, croire la situation modifiée, depuis cinq ans que l’ancien supérieur avait quitté l’Orégon ? Avant de laisser ouvrir de nouvelles missions, avant même de donner à la conduite du P. De Smet une approbation définitive, il devait être plus complètement informé, et prendre le loisir d’arrêter son jugement.

Pareilles difficultés n’étaient point, du reste, sans précédent dans l’histoire de l’apostolat. Le missionnaire, qui ouvre à l’Évangile une terre nouvelle, se montre d’ordinaire impatient d’assurer sa conquête. Au risque de paraître importun, il réclame des ressources plus abondantes, des auxiliaires plus nombreux. Facilement son entreprise semble témérité. Les difficultés du début, quelques échecs inévitables, provoquent la défiance des timides et la critique des gens à courte vue. Les supérieurs eux-mêmes, avant de s’engager, exigent des garanties. Mais si l’œuvre est bénie de Dieu, si la moisson paraît abondante et l’avenir assuré, ceux qui, à l’origine, ont imposé la modération, applaudissent au succès, et, sans réserve, accordent leur appui.

L’œuvre du P. De Smet, comme celle de tous les initiateurs, avait besoin de l’épreuve du temps. Personne » aujourd’hui, ne conteste au vaillant religieux la gloire d’avoir ouvert un champ fécond à l’apostolat catholique.

« Il est hors de doute, nous écrit le P. Cataldo, que le P. De Smet était un homme supérieur, et vraiment providentiel pour nos missions. Humainement parlant, sans lui, ou sans quelqu’un de semblable, les missions des Montagnes n’eussent jamais existé, ni, par suite, celles de Californie.[16] Ce n’était pas, il est vrai, un missionnaire de résidence, mais c’était le grand organisateur des missions ; il savait attirer les Indiens, les charmer, et les laisser sous la direction d’un Père, qui était à demeure… Il recueillait des ressources, et, de plus, recrutait des hommes. Il les accompagnait lui-même sur le théâtre de leurs travaux, leur apprenait à agir avec les Indiens et ne les quittait qu’après les avoir vus bien à l’œuvre ».[17]

En 1891, Mgr Brondel, évêque d’Helena, invitait les fidèles de son diocèse à célébrer, le premier dimanche d’octobre, le cinquantième anniversaire de l’introduction du catholicisme au Montana. « Si aujourd’hui, disait-il en parlant des fondateurs de Sainte-Marie, si aujourd’hui il n’y a pas de tribu indienne qui n’ait ses églises et ses écoles, pas de bourgade qui n’ait sa chapelle catholique, pas de ville de quelque importance qui n’ait ses églises, ses écoles et ses hôpitaux, c’est en grande partie à ces héroïques pionniers de la foi que nous le devons ».[18]

À l’exemple des Apôtres, le P. De Smet devait semer dans la douleur les fruits que d’autres recueilleraient dans l’allégresse.

En même temps que le Maître appesantissait sa croix sur les épaules du religieux, il lui ôtait, l’un après l’autre, ses naturels appuis.

Nous avons déjà raconté la mort du P. Hoecken. Quelques mois plus tard, le P. Elet s’éteignait à Florissant. Au retour du fort Laramie, le P. De Smet ne retrouva plus celui qu’il appelle « le frère et l’ami le plus sincère »,[19] celui dont la douceur, la délicate charité, l’avaient si souvent aidé à supporter l’épreuve.

L’existence des deux Pères avait été intimement mêlée. Tous deux enfants de la Flandre, ils étaient arrivés ensemble en Amérique. Ensemble ils avaient connu les temps héroïques de Whitemarsh et de Florissant. Ensemble ils avaient été ordonnés prêtres, avaient assisté à la colonisation du Missouri, soutenu les débuts du collège de Saint-Louis. Ils venaient de partager, pendant trois ans, le gouvernement de la vice-province. Fidèle au souvenir de son saint ami, le P. De Smet devait lui consacrer quelques pages émues, où l’accent du regret se tempère d’admiration pour sa vertu.[20]

On se rappelle Mme Duchesne, la religieuse d’élite qui, en 1823, avait accueilli au Missouri la vaillante troupe du P. Van Quickenborne. L’évangélisation des Indiens était restée sa grande préoccupation. « Je n’ai de plaisir, écrivait-elle, qu’à entendre parler des espérances que donne la mission des Montagnes-Rocheuses… C’est en considérant les frais nécessaires à de tels établissements qu’on est tenté d’être riche »[21].

Encouragé et secondé par elle depuis son noviciat, le P. De Smet la vénérait comme une mère. À chaque retour de ses missions, il se faisait un devoir et une joie d’aller lui rendre compte des progrès de l’Évangile. « Jamais, dit-il, je ne sortais de ces visites, sans être convaincu que je venais de m’entretenir avec une vraie sainte. J’ai toujours regardé cette Mère comme la plus grande protectrice de nos missions. Pendant plusieurs années, elle offrit deux communions par semaine, et des prières tous les jours, pour la conversion des Indiens qu’elle aimait tendrement »[22].

Mme Duchesne était maintenant plus qu’octogénaire. Sentant venir sa fin, elle voulut adresser un triple adieu à ce qu’elle avait de plus cher en ce monde : le Sacré-Cœur, sa famille et les missions indiennes. « Mon très cher Père, écrivit-elle à l’apôtre des Montagnes-Rocheuses, je ne puis quitter cette vie sans vous exprimer ma reconnaissance. N’oubliez pas, après sa mort, celle que vous avez favorisée de vos bontés sur la terre. Elles sont pour moi un appui auprès du souverain Juge, que j’ai tant offensé ». Suivait la promesse de prier encore pour les sauvages, et surtout pour leur bon Père.

Le 18 novembre 1852, l’éminente fondatrice expirait à Saint-Charles, laissant, en Amérique, sa Société solidement établie et animée de son esprit. Le P. De Smet reçut bientôt l’assurance de son bonheur. Il était convenu avec elle que le premier qui mourrait obtiendrait à l’autre une faveur particulière. Aussitôt après la mort de Mme Duchesne, il se sentit exaucé[23].

L’année suivante, c’était le P. Roothaan qui entrait dans son éternité. Peut-être avait-il, jusqu’à la fin, gardé quelque crainte touchant l’avenir de l’Orégon. Le P. De Smet n’en fut pas moins sensible à la perte d’un homme dont il avait maintes fois éprouvé la bonté, et « pour qui il gardait toujours une estime pleine de respect et de vénération »[24].

Les amis survivants étaient dispersés. Avec Mgr Van de Velde, évêque de Chicago, avec Mgr Miège, vicaire apostolique du Territoire Indien, le P. De Smet n’aurait désormais que des rapports éloignés. De plus, il arrivait à un âge où l’on ne contracte guère de nouvelles liaisons.

Tandis qu’autour de lui le vide s’élargit, le religieux s’attache davantage à l’Ami qui demeure alors que tout s’évanouit ; il fait de Lui le confident de ses peines intimes, et, courageusement, il embrasse la croix. Mieux que jamais, il goûte ces réflexions qui, depuis longtemps, lui sont familières :

« Pourquoi vouloir, ô mon âme, échapper à la croix ? Quoi que tu fasses, elle t’atteindra toujours. Pour une croix que tu évites, tu es sûre d’en rencontrer deux. N’est-ce pas déjà une souffrance que la crainte ?… Prends donc un parti plus sage ; fais bon accueil à la croix que t’envoie le ciel. Essaie d’en comprendre le prix : tu trouveras en elle ton bonheur. Elle a été toute pénétrée du sang de Jésus, ce sang généreusement versé, qui efface le péché et ouvre le ciel ».[25]

Nourri de ces fortes pensées, le P. De Smet envisage, sans faiblir, un nouveau sacrifice. Ce n’est plus seulement aux missions, c’est à l’Amérique, sa patrie d’adoption, qu’il est question de l’arracher.

Le 12 mars 1852, il écrit au provincial de Hollande :

« Peut-être avez-vous déjà reçu la lettre dans laquelle le R. P. Provincial du Missouri vous communique son intention, et celle de tous ses consulteurs, de m’envoyer en Europe comme procureur de la vice-province et des missions indiennes, intention sur laquelle il désirait prendre l’avis de Votre Révérence. C’est là un projet que le P. Elet avait formé durant son provincialat, et qui semble avoir déjà reçu l’approbation de Sa Paternité.

» Pour autant que la chose me concerne, je tiens à vous parler sans détour. Je n’ai pas à influer sur la décision de mes supérieurs, ni sur l’adoption de leur projet. Je déclare que je suis prêt à exécuter en tout leur volonté. Je vous avouerai même qu’au fond, après avoir mûrement réfléchi et beaucoup prié, je désire que le projet se réalise, et cela, parce que je serais heureux de pouvoir passer les quelques années qui me restent — si Dieu daigne un peu prolonger ma vie — dans la stricte observation de nos saintes règles, et la parfaite soumission aux ordres de mes supérieurs. J’éprouve ce besoin, après avoir passé tant d’années dans ces lointaines missions d’Amérique. La belle mort du P. Hoecken, que Dieu a jugé bon de récompenser sur le champ de bataille, ainsi que celle du vénéré P. Elet, qui, pendant de longues années, a été pour moi, non seulement un frère dans le Christ, mais encore un guide par ses conseils et son exemple, me font sincèrement désirer ce changement.

» J’ose vous assurer d’avance. Mon Révérend Père, que je vous donnerai en tout pleine satisfaction, et que, si vous daignez agréer la proposition du R. P. Provincial, je vous en garderai une vive reconnaissance. Vivre en bon religieux, dans la pratique de l’obéissance, et, si l’occasion s’en présente, être encore utile à l’Amérique, toujours selon le bon plaisir de mes supérieurs, tel est, devant Dieu, mon seul désir ».

Dieu se contentera de ce généreux dessein. Les supérieurs de la Compagnie ne donneront pas suite à leur projet. Le P. De Smet sera maintenu à Saint-Louis, et continuera d’exercer sous le nouveau provincial, le P. Murphy, les mêmes fonctions que sous le P. Elet. Le fait qu’il restera, jusqu’à sa mort, procureur du Missouri, est la meilleure preuve qu’on a reconnu la sagesse de son administration.

Le calme, bientôt, rentre tout à fait dans son âme, un moment désemparée. Le 15 août 1855, il se lie plus étroitement, par les vœux solennels, au Maître qu’il a promis de servir jusqu’au bout.[26]

Les années douloureuses qu’il vient de traverser ont affermi sa vertu. À la lumière d’en haut, il a compris que l’épreuve est la condition de toute œuvre féconde, et qu’à la suite du Sauveur crucifié, l’apôtre doit savoir souffrir. Se voyant si vite abattu, il est devenu plus humble encore, et plus compatissant à la misère d’autrui. Surtout, il a pris l’habitude de ne chercher qu’en Dieu son appui. « Toute notre force, dit-il, consiste dans la connaissance de notre propre faiblesse, et dans la possession du grand remède, qui est la grâce de Jésus-Christ, notre médiateur ».[27] Impossible de mieux traduire la parole de saint Paul : Cum infirmor, tune potens sum.[28] En l’éloignant de ses chères missions, Dieu a imposé au P. De Smet le sacrifice qui lui devait le plus coûter. Mais sa courageuse obéissance, loin d’avoir réduit son action, lui ménage de nouveaux et plus importants succès.

  1. Il s’agit de douleurs que le Père avait contractées en 1848, au cours de son voyage chez les Sioux.
  2. Le P. Point devait mourir à la résidence de Québec, le 4 juillet 1868.
  3. À son frère Charles. — Saint-Louis, 27 avril 1851.
  4. À sa nièce Rosalie, qui venait de faire sa première communion. — 28 avril 1851.
  5. Lettre du 3 avril 1849.
  6. Lettre du 14 avril 1851.
  7. Washington Irving écrit, en parlant des Têtes-Plates : « Dire que ce peuple est religieux, ne serait donner qu’une faible idée de la piété et de la dévotion qui se manifestent dans sa conduite. Sa probité est sans reproche, la droiture de ses intentions, l’observance de ses rites sont vraiment remarquables. C’est une nation de saints, plutôt qu’une horde de barbares ». (Mémoires du capitaine Bonneville. Cité par Helen Jackson : A Century of Dishonor, p. 377).
  8. Le P. Cataldo arriva dans l’Orégon dès 1864. Il fut de longues années supérieur de la mission des Montagnes-Rocheuses.
  9. Pendleton, 5 mars 1909.
  10. Lettre à Mgr Van de Velde. — 1er mai 1852.
  11. Pareille mesure venait d’être prise chez les Cœurs-d’Alêne un instant infidèles, et avait obtenu plein succès.
  12. Cf. Memoirs of Father Mengarini dans les Woodstock Letters, juin 1889, p. 149-152. — Palladino, Indian and White in the Northwest, p. 50.
    Par suite de circonstances que nous raconterons plus loin, la mission ne pourra être rouverte que 16 ans plus tard. Quant au P. Mengarini, il ne reverra jamais Sainte-Marie. Après un court séjour au Willamette, il sera chargé, avec les PP. Nobili et De Vos, de la nouvelle mission de Californie. Jamais pourtant il n’oubliera ses chers Têtes-Plates, et consacrera ses rares loisirs à la composition d’une grammaire, appelée à rendre aux missionnaires d’inappréciables services. (A selish or flat-head grammar. New-York, 1861). Il mourra à Santa-Clara le 23 septembre 1886.
  13. Lettre au P. Murphy, vice-provincial du Missouri. — 1er mars 1852.
  14. Lettre du 15 avril 1852.
  15. « Maintenant que la mission Sainte-Marie est fermée, avait-il dit, je crains beaucoup pour les autres ». (Woodstock letters, 1887, p. 6).
  16. Les missions de Californie et des Montagnes-Rocheuses ont été réunies, les 31 juillet 1909, pour former la nouvelle province de Californie.
  17. Lettre citée. — Le P. de la Motte, qui succéda au P. Cataldocomme supérieur des missions des Montagnes Rocheuses et de la Californie, nous déclare partager entièrement le jugement de son prédécesseur. « Les espérances du P. De Smet, dit-il, ont été plus que réalisées ». (Santa-Clara, 16 mars 1909).
  18. Mandement du 27 septembre 1891.
  19. Lettre à François De Smet. — Saint-Louis, 17 avril 1851.
  20. Lettres choisies, 2e série, p. 51.
  21. Voir Mgr Baunard, Histoire de Madame Duchesne, p. 469.
  22. Lettre du 9 octobre 1872.
  23. Mgr Baunard, Op. cit., p. 489. — Nous ignorons de quelle faveur il est ici question.
  24. Lettre à Mgr Van de Velde. — 1er mai 1852.
  25. Ces paroles, que nous traduisons du flamand, étaient écrites sur une image offerte par P. De Smet à une bienfaitrice des missions. « J’espère, disait-il, que vous ne refuserez pas ce petit souvenir. C’est un de mes vieux compagnons. En 1821, il traversa pour la première fois avec moi l’Atlantique. Puisse-t-il vous faire autant de bien qu’à moi 1 Chaque fois que j’étais dans la peine, je le regardais ; il m’encourageait à la patience dans les contrariétés et les épreuves qu’il plaisait au Tout-Puissant de m’envoyer ». (Saint-Louis, 22 mai 1849).
  26. Les religieux de la Compagnie de Jésus ne sont, d’ordinaire, admis à la profession solennelle que 17 ans après leur entrée au noviciat. Le P. De Smet, reçu pour la seconde fois dans l’ordre à la fin de 1837, avait dû attendre jusqu’en 1855 son incorporation définitive.
  27. Lettre à Laure Blondel, femme de Ch. De Smet, neveu du missionnaire. — ler juin 1860.
  28. « Ma force, c’est ma faiblesse même ». (2 Cor., XII, 10).