Le Père De Smet/Introduction

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H. Dessain (p. ix-xiii).

INTRODUCTION




Il a paru à l’auteur de ce livre que certaines pages écrites par moi, il y a quelque trente-cinq ans, sur la vie et les travaux du Père De Smet me donnaient l’autorité nécessaire pour présenter son ouvrage au public[1]. Je n’en suis pas si sûr que lui, mais j’accepte avec plaisir la mission dont il veut bien me charger, puisqu’elle me fournit l’occasion de rappeler, à l’heure opportune, l’attention de mes compatriotes sur l’admirable figure dont ils trouveront ici un portrait en pied, tracé par une main pieuse et exercée.

Le nom de Pierre-Jean De Smet est un des plus beaux que nous offre l’histoire de l’Amérique contemporaine. Il y a créé une civilisation indienne rappelant, par bien des traits, les merveilleuses Réductions du Paraguay, et à plusieurs reprises, à la demande du Président des États-Unis, il est intervenu comme pacificateur entre la grande République et les Peaux-Rouges, étant, comme le disaient ceux-ci, « le seul blanc dont la langue ne fût pas fourchue ». Sa gloire n’est pas seulement belge ou américaine ; comme celle de Las Casas, elle appartient à l’humanité tout entière ; tous ceux qui ont le culte de la justice et l’amour de leurs semblables doivent unir dans la même vénération le souvenir du dominicain espagnol et celui du jésuite belge.

Le grand homme qui a tracé un sillon si profond dans les annales du Nouveau Monde ne semblait pas, dans les premiers temps, appelé au rôle magnifique qu’il y a joué. Il en a été ainsi de plus d’un saint, et il suffit de rappeler que ce sont des rêves de chevalerie et de gloire terrestre qui ont hanté la jeunesse de saint François d’Assise et de saint Ignace de Loyola. Mais l’esprit souffle où il veut, et ce sont précisément ces ardeurs de tempérament et d’imagination qui, sanctifiées par une pensée d’en haut, devaient devenir les meilleures auxiliaires de leur apostolat. Pierre-Jean De Smet, lui, ne rêvait pas précisément la carrière d’un chevalier. C’était, dans son adolescence, un gars doué d’une prodigieuse force physique qui lui avait valu de la part de ses camarades le surnom de Samson, et ne se distinguant guère que par sa passion pour les exercices du corps, dans lesquels il remportait plus de triomphes que dans les paisibles joutes des études classiques. On pouvait prévoir pour lui la carrière aventureuse du marin ou du voyageur : l’appel de Dieu en fit un missionnaire. Et quel missionnaire ! Dix-neuf traversées de l’Atlantique et 87 000 lieues de courses, presque toujours à travers le Far-West américain, dans un temps où ce n’était qu’un désert sans voies ferrées et même sans chemins, voilà une idée de ses voyages ; quant aux souffrances de tout genre qu’il y endura, on ne pourrait en donner une idée qu’à la condition de copier ses lettres pour ainsi dire page par page.

Car c’est la correspondance du P. De Smet qui nous fournit les matériaux les plus authentiques de sa biographie. Publiées à diverses reprises, en français, en flamand, en anglais, ces lettres, écrites dans une langue pleine de saveur et d’originalité, permettent de le suivre dans toutes ses pérégrinations, et nous révèlent son âme de prêtre et de missionnaire avec toutes ses qualités héroïques et charmantes : sa candeur d’enfant, sa parfaite soumission à ses supérieurs, sa modestie dans le succès, son courage dans l’épreuve, son affection pour sa famille, sa tendresse pour ses pauvres Indiens, son enthousiasme pour les beautés de la création, et, dans la bonne et la mauvaise fortune, son indéfectible humour de jovial et robuste Flamand.

On devine l’intérêt d’un livre qui a pour sujet une telle carrière et qui peut mettre en œuvre de tels matériaux. Le Père Laveille l’a écrit avec amour, toujours préoccupé de serrer de près son sujet et de ne pas se laisser entraîner, sous prétexte de faire la biographie d’un missionnaire, à raconter l’histoire des missions. Peut-être a-t-il été un peu trop réservé sous ce rapport, et aurait-il bien fait, pour nous permettre de mieux apprécier l’œuvre du Père De Smet, de tracer un tableau plus détaillé de l’une de ses colonies, Sainte-Marie des Têtes-Plates ou Saint-Ignace des Kalispels, par exemple, et de nous présenter quelques-uns de ses convertis, comme le chef Pananniapapi ou comme Louise Sighouin, « la sainte des Cœurs-d’Alêne », que l’Église mettra peut-être un jour sur les autels. Mais c’est là affaire d’appréciation personnelle, et il serait oiseux d’insister.

Je n’ai plus qu’un mot à ajouter.

En 1865, Charles Rogier donnait au Père De Smet la croix de chevalier de l’ordre de Léopold, glorifiant ainsi dans sa personne tous les messagers de l’Évangile auprès des peuples assis à l’ombre de la mort. C’était un beau geste, et dont l’histoire saura toujours gré au ministre libéral. En 1912, les confrères du Père De Smet, qui se dévouent en Afrique à la même œuvre que lui, ont été outragés du haut de la tribune nationale par un orateur qui n’a pas craint de les comparer aux plus méprisables rebuts de la société humaine. Ce simple rapprochement a son éloquence : il marque le chemin parcouru dans la voie de la décadence morale par ceux qui se sont faits, dans notre pays, les opiniâtres détracteurs de la civilisation catholique.

Mais tout s’expie ici-bas, et le châtiment de l’insulteur, ce sera d’avoir été la cause involontaire et d’être désormais le témoin impuissant de l’immense élan de reconnaissance et d’admiration avec lequel la Belgique s’est groupée autour des hommes dans lesquels elle salue les gloires les plus pures de la patrie. Ce mouvement désormais ne s’arrêtera plus. Le livre du Père Laveille lui donnera sans doute une nouvelle impulsion ; il sera aussi le premier à en profiter, si, comme je l’espère, il trouve autant de lecteurs qu’il en mérite.

Rome, le 28 avril 1913.

Godefroid Kurth.
  1. Voir mes articles intitulés Sitting-Bull dans la Revue Générale sept., oct., nov., déc. 1878 et janv., mars, avril 1879.