Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre X

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Calman-Lévy (1p. 114-128).



X.

UNE BONNE ACTION.


« À en croire M. Antoine, dit Janille, nous aurions été absolument privés de ressources ; mais, s’il en fut ainsi, cela ne dura pas trop longtemps. Au bout de quelques années, quand la terre de Châteaubrun eut été vendue en détail, les dettes soldées, et toute cette débâcle bien liquidée, on s’aperçut qu’il restait encore à monsieur un petit capital, qui, bien placé, pouvait lui assurer douze cents francs de rente. Hé ! hé ! cela n’était point à dédaigner. Mais, avec la bonté et la générosité de monsieur, cela eût pu aller un peu vite ; c’est alors que ma mie Janille, qui vous parle, reconnut qu’il fallait prendre les rênes du gouvernement. Ce fut elle qui se chargea du placement des fonds, et elle ne s’en acquitta pas trop mal. Puis, que dit-elle à monsieur ? Vous souvenez-vous, Monsieur, de ce que je vous dis à cette époque-là ?

— Je m’en souviens fort bien, Janille, car tu me parlas sagement. Redis-le toi-même.

— Je vous dis : « Hé ! hé ! monsieur Antoine, voilà de quoi vivre en vous croisant les bras. Mais cela vous ennuierait, vous avez pris goût au travail, vous êtes encore jeune et bien portant : donc, vous pouvez travailler encore quelques années. Vous avez une fille, un vrai trésor, qui annonce autant d’esprit que de beauté ; il faut songer à lui faire donner de l’éducation. Nous allons la conduire à Paris, la mettre en pension, et pendant quelques années vous serez encore charpentier. » M. Antoine ne demandait pas mieux ; oh ! pour cela il faut lui rendre justice, il ne plaignait point sa peine ; mais il avait pris avec ces bons paysans des idées un peu trop rustiques à mon gré. Il disait que puisqu’il était destiné à vivre en ouvrier de campagne, il serait plus sage d’élever sa fille en vue de sa condition, d’en faire une brave villageoise, de lui apprendre à lire, à coudre, à filer, à tenir un ménage ; mais du diantre si j’entendis de cette oreille-là ! Pouvais-je souffrir que mademoiselle de Châteaubrun dérogeât à son rang et ne fût pas élevée comme une noble demoiselle qu’elle est ? Monsieur céda, et notre Gilberte fut élevée à Paris, sans que rien fût épargné pour lui donner de l’esprit et des talents ; aussi elle en a profité comme un petit ange, et quand elle eut environ dix-sept ans, je dis de rechef à monsieur :

« — Hé ! hé ! monsieur Antoine ; voulez-vous venir faire avec moi un petit tour de promenade du côté de Châteaubrun ? » Monsieur se laissa conduire : mais quand nous fûmes au milieu des ruines, monsieur fut pris de tristesse.

« — Pourquoi m’as-tu amené ici, Janille ? fit-il avec un gros soupir. Je savais bien qu’on avait détruit mon pauvre vieux nid de famille ; j’avais vu cela de loin, mais je n’avais jamais voulu entrer dans l’intérieur et regarder de près ces dégâts. Je ne tenais pas à ce château par orgueil, mais je l’aimais pour y avoir passé mes jeunes années, pour y avoir été heureux, pour y avoir vu mourir mes parents. Si quelqu’un l’eût acheté pour l’habiter, si je le voyais debout et en bon entretien, je serais à demi consolé, car on aime les choses comme on doit aimer les personnes, un peu plus pour elles-mêmes que pour soi. Quel plaisir peux-tu trouver à me montrer ce que la bande noire a fait de la maison de mes pères ?

« — Monsieur, répondis-je, il fallait pourtant bien venir constater le dommage, pour savoir combien nous avons à dépenser, et comment nous allons nous y prendre pour le réparer. Figurez-vous que, par une mauvaise nuit, l’orage a détruit votre domaine ; avec le caractère que je vous connais, au lieu de vous lamenter, vous vous mettriez de suite à l’œuvre pour le relever.

« — Mais ta comparaison ne rime à rien, fit M. Antoine. Je n’ai pas de quoi réparer ce château, et quand je l’aurais, je n’en serais pas plus avancé, puisque cette carcasse même ne m’appartient plus.

« — Un petit moment, fis-je, combien vous en a-t-on demandé lorsque vous avez offert de racheter seulement la maison et le petit lot de terre qui y reste annexé, le verger, le jardin, la colline et le petit pré au bord de l’eau ? — Je ne demandais pas cela sérieusement, Janille, mais seulement pour voir à quel bas prix était tombée une si riche demeure. On me fit dix mille francs ce qui en restait, et je me retirai, sachant que dix mille francs et moi ne passerions jamais par la même porte.

« — Eh bien, monsieur, repris-je, il ne s’agit plus de dix mille francs, mais de quatre mille seulement à l’heure qu’il est. On pensait que vous ne pourriez pas y tenir, et que vous dépenseriez le capital qui vous reste à vous réintégrer dans les débris de votre seigneurie. Voilà pourquoi on portait à dix mille francs un bien qui n’en vaut pas la moitié et qui ne peut convenir qu’à vous seul ; mais depuis qu’on vous y a vu renoncer, on a été plus modeste. J’ai fait agir en dessous main, à votre insu et sous un nom étranger. Dites-moi oui, et demain vous serez seigneur de Châteaubrun.

« — Et à quoi cela me servirait-il, ma bonne Janille ? dit monsieur : que ferais-je de ce tas de pierres et de ces trois ou quatre pans de mur sans portes ni fenêtres ?

« Je fis alors observer à monsieur que le pavillon carré était encore fort sain, que les voûtes étaient bien conservées, l’intérieur des chambres parfaitement sec, et qu’il ne s’agissait que de le couvrir en tuiles, d’en refaire la menuiserie et de le meubler simplement, dépense qu’on pouvait porter à cinq cents francs tout au plus. Là-dessus monsieur se récria : Ne me donne pas de ces idées-là, Janille, dit-il : c’est vouloir me dégoûter de ma condition présente et me jeter dans les illusions. Je n’ai ni dix, ni cinq, ni quatre mille francs, et pour les économiser il me faudrait encore dix ans de privations. Mieux vaut rester comme nous sommes.

« — Et qui vous dit, monsieur, repris-je alors, que vous n’ayez pas six mille francs et même six mille cinq cents francs ! Savez-vous ce que vous avez ? Je gage que vous n’en savez rien ? »

Ici, M. Antoine interrompit Janille. « Il est vrai, dit-il, que je n’en savais rien, que je n’en sais rien encore, et que je ne pourrai jamais savoir comment, avec une rente de douze cents livres, payant depuis six ans l’éducation de ma fille à Paris, et vivant à Gargilesse, en ouvrier, il est vrai, mais fort proprement, dans une petite maison que Janille dirigeait elle-même… Ajoutons encore que, tout en tenant les cordons de la bourse, elle me permettait de dépenser deux ou trois francs le dimanche avec mes amis… Non, non, je ne comprendrai jamais comment j’aurais pu avoir six mille francs d’économies ! Comme c’est tout à fait impossible, je suis forcé d’expliquer ce miracle à M. Émile Cardonnet, à moins qu’il ne l’ait déjà deviné.

— Oui, monsieur le comte, je le devine, répondit Émile ; mademoiselle Janille avait fait des économies à votre service, lorsque vous étiez riche, ou bien elle avait quelque argent par devers elle, et c’est elle…

— Non, Monsieur, répondit Janille vivement, cela n’est point ; vous oubliez que, comme ouvrier charpentier, monsieur gagnait de quoi vivre, et vous devez bien penser que la pension de mademoiselle n’était pas des plus chères de Paris, quoique ce fût une bonne pension, je m’en flatte.

— Allons, dit Gilberte en l’embrassant, tu mens avec aplomb, mère Janille ; mais tu n’empêcheras jamais mon père et moi de croire que Châteaubrun a été racheté de tes deniers, qu’il t’appartient en réalité, et que, bien que tu aies acquis cela sous notre nom, nous ne soyons ici chez toi.

— Du tout, du tout, mademoiselle, répondit la noble Janille, cette singulière petite femme qui aimait à se vanter à tout propos et à faire l’entendue sur toutes choses, mais qui, pour conserver à ses maîtres la dignité de leur position, dont elle était plus jalouse qu’eux-mêmes, niait énergiquement la plus belle action de sa vie, — du tout, vous dis-je, je n’y suis pour rien. Est-ce ma faute si votre papa ne sait pas compter jusqu’à cinq, et si vous avez la même insouciance que lui ? Oui-dà ! vous connaissez bien le compte de vos recettes et de vos dépenses, tous les deux ! Qu’on vous laisse faire, et nous verrons comment vous vous en tirerez ! Je vous dis que vous êtes ici chez vous, et que si je puis me vanter d’une chose, c’est d’avoir mis assez d’ordre et d’économie dans vos affaires, pour que monsieur se soit trouvé un beau matin plus riche qu’il ne pensait.

« Là-dessus, ajouta Janille, je reprends et j’achève notre histoire pour M. Émile. Nous rachetâmes le château. Jean Jappeloup et M. Antoine refirent eux-mêmes toute la charpente et toute la menuiserie de ce pavillon, et pendant qu’ils achevaient leur ouvrage, qui ne dura guère que six mois, j’allai à Paris chercher notre fille, heureuse et fière de l’amener dans le château de ses ancêtres, qu’elle se souvenait à peine d’avoir habité dans ses premières années, la pauvre enfant ! Depuis ce temps-là, nous vivons fort heureux, et quand j’entends M. Antoine se plaindre de quelque chose, je ne puis me défendre de le blâmer, car enfin quel homme a jamais été plus favorisé que lui ?

— Mais je ne me plains jamais de rien, répondit M. Antoine, et ton reproche est injuste.

— Oh ! vous avez quelquefois l’air de vouloir dire que vous ne faites pas aussi bonne figure ici que par le passé, et en cela vous avez tort. Voyons, étiez-vous plus riche quand vous aviez trente mille livres de rente ? On vous volait, on vous pillait, et vous n’en saviez rien. Aujourd’hui vous avez le nécessaire et vous ne pouvez pas craindre les filous ; on sait que vous ne cachez pas des rouleaux de louis dans votre paillasse. Vous aviez dix domestiques ; tous plus gourmands, plus ivrognes et plus paresseux les uns que les autres ; des domestiques de Paris, c’est tout dire ! Aujourd’hui, vous avez M. Sylvain Charasson, un paresseux et un gourmand aussi, j’en conviens (et en disant ces mots, Janille éleva la voix, afin que Sylvain les entendît de la cuisine) ; puis elle ajouta plus bas :

« Mais ses bêtises vous font rire, et quand il casse quelque chose, vous n’êtes pas fâché de n’être pas le plus maladroit de la maison. Vous aviez dix chevaux, toujours mal tenus, et hors de service par le manque de soins ; vous avez aujourd’hui votre vieille Lanterne, la meilleure bête qu’il y ait au monde, toujours propre, courageuse, et sobre, il faut la voir ! elle mange des feuilles sèches et des ajoncs comme une vraie chèvre. Parlerons-nous des chèvres ? où en trouverons-nous de plus jolies ? Deux vraies biches, excellentes en lait ; et qui vous réjouissent par leurs jolies cabrioles, en grimpant sur les ruines pour votre comédie du soir !… Parlerons-nous de la cave ? Vous en aviez une bien garnie, mais où vos coquins de laquais baptisaient le vin à plaisir, et vous ne buviez que leurs restes. À présent, vous buvez votre petit clairet du pays, que vous avez toujours aimé, et qui est sain et rafraîchissant. Quand je m’en mêle surtout, il est clair comme de l’eau de roche et ne vous échauffe point l’estomac. Et les habits, n’en êtes-vous pas content ? Autrefois vous aviez une garde-robe qui se mangeait aux vers, et vos gilets passaient de mode avant que vous les eussiez portés ; car vous n’avez jamais aimé la toilette. Aujourd’hui vous n’avez que ce qu’il vous faut pour avoir frais en été, chaud en hiver ; le tailleur du village vous prend la taille à ravir, et ne vous gêne point dans les entournures. Allons, Monsieur, convenez que tout est pour le mieux, que jamais vous n’avez eu moins de souci, et que vous êtes le plus heureux des hommes ; car je n’ai point parlé de l’avantage d’avoir une fille charmante, qui se trouve heureuse avec vous…

— Et une Janille incomparable qui n’est occupée que du bonheur des autres ! s’écria M. Antoine avec un attendrissement mêlé de gaieté. Eh bien ! tu as raison, Janille, et j’en étais persuadé d’avance. Vive Dieu ! tu me fais injure d’en douter, car je sens que je suis en effet l’enfant gâté de la Providence, et, sauf un secret ennui que tu sais bien, et dont tu as bien fait de ne pas me parler, il ne me manque absolument rien ! Tiens, je bois à ta santé, Janille ! tu as parlé comme un livre ! À votre santé aussi, monsieur Émile ! Vous êtes riche et jeune, vous êtes instruit et bien pensant, vous n’avez donc rien à envier aux autres ; mais je vous souhaite une aussi douce vieillesse que la mienne et d’aussi tendres affections dans le cœur ! — Mais c’est assez parler de nous, ajouta M. Antoine, en posant son verre sur la table, et il ne faut pas oublier nos autres amis. Parlons du meilleur de tous après Janille ; parlons de mon vieux Jean Jappeloup et de ses affaires.

— Oui, parlons-en ! s’écria une voix forte qui fit tressaillir tout le monde ; et, en se retournant, M. Antoine vit Jean Jappeloup sur le seuil de la porte.

— Quoi ! Jean en plein jour ! s’écria le châtelain stupéfait.

— Oui, j’arrive en plein jour, et par la grande porte encore ! répondit le charpentier en s’essuyant le front. Oh ! ai-je couru ! Donnez-moi vite un verre de vin, mère Janille, car je suis étranglé de chaleur.

— Pauvre Jean ! s’écria Gilberte en courant vers la porte pour la fermer ; tu as donc été encore poursuivi ? Il faut songer à te cacher. Peut-être qu’on va venir te relancer ici ?

— Non, non, dit Jean ; non, ma bonne fille, laissez les portes ouvertes, on ne me suit pas. Je vous apporte une bonne nouvelle, et c’est pour cela que je me suis tant hâté. Je suis libre, je suis heureux, je suis sauvé !

— Mon Dieu ! s’écria Gilberte en prenant dans ses belles mains la tête poudreuse du vieux paysan, ma prière a donc été exaucée ! J’ai tant prié pour toi cette nuit !

— Chère âme du ciel, tu m’as porté bonheur, répondit Jean qui ne pouvait suffire aux caresses et aux questions d’Antoine et de Janille.

— Mais dis-nous donc qui t’a rendu la liberté et le repos ? reprit Gilberte lorsque le charpentier eut avalé un grand verre de piquette.

— Oh ! c’est quelqu’un dont vous ne vous doutez guère, qui me sert de caution tout de suite, et qui va me payer mes amendes. Voyons, je vous le donne en cent !

— C’est peut-être le curé de Cuzion ? dit Janille ; c’est un si brave homme, quoique ses sermons soient un peu embrouillés ! mais il n’est pas assez riche !

— Et vous, Gilberte, reprit Jean, qui pensez-vous que ce soit ?

— Je nommerais la sœur de ce bon curé, madame Rose, qui a un si grand cœur… mais elle n’est pas plus riche que son frère.

— Oui-da ! ce ne serait pas possible ! Et vous, monsieur Antoine ?

— Je m’y perds, répliqua le châtelain. Dis donc vite, tu nous fais languir.

— Et moi, dit Émile, je gage avoir deviné ; je parie pour mon père ! car j’ai causé avec lui, et je sais qu’il voulait…

— Pardon, jeune homme, dit le charpentier, en l’interrompant ; je ne sais pas ce que votre père voulait ; mais je sais bien ce que je n’aurais jamais voulu, moi ! C’eût été de lui devoir quelque chose, de recevoir un service de celui qui commençait par me faire fourrer en prison pour me forcer à accepter ses prétendus bienfaits et ses dures conditions. Merci ! je vous estime, vous… mais votre père… n’en parlons plus, n’en parlons jamais ensemble. Allons, vous autres, vous n’avez donc pas deviné ? Eh bien, que diriez-vous si l’on vous parlait de M. de Boisguilbault ? »

Ce nom, qu’Émile n’entendait pas pour la première fois, car on l’avait prononcé déjà à Gargilesse devant lui, comme celui d’un des plus riches propriétaires des environs, fit sur les habitants de Châteaubrun l’effet d’un choc électrique : Gilberte tressaillit ; Antoine et Janille se regardèrent et ne purent dire un mot.

« Ça vous étonne un peu ? reprit le charpentier.

— Ça me paraît impossible, répondit Janille. Vous moquez-vous ? M. de Boisguilbault, notre ennemi à tous ?

— Pourquoi parler ainsi ? dit M. Antoine. Ce gentilhomme n’est l’ennemi volontaire de personne ; il a toujours fait le bien, jamais le mal.

— Moi, j’étais bien sûre, dit Gilberte, qu’il était capable d’une bonne action ! Quand je te le disais, chère petite mère : c’est un homme malheureux ; cela se voit sur sa figure ; mais…

— Mais vous ne le connaissez pas, dit Janille, et vous n’en pouvez rien dire. Voyons, Jean, expliquez-nous par quel miracle vous avez pu approcher de cet homme si froid, si fier et si sec ?

— Le hasard ou plutôt le bon Dieu a tout fait, répondit le charpentier. Je traversais le petit bois, qui longe son parc, et qui, dans cet endroit-là, n’en est séparé que par une haie et un petit fossé. Je jetais un coup d’œil par dessus le buisson pour voir comme c’était beau et propre, bien venu et bien tenu là-dedans. Je pensais un peu tristement que j’avais été dans ce parc et dans ce château comme chez moi ; que j’y avais travaillé pendant vingt ans, et que j’avais même eu de l’amitié pour M. le marquis, quoiqu’il n’ait jamais été bien aimable… Mais enfin il avait ses jours de bonté dans ce temps-là ; et pourtant, depuis une autre vingtaine d’années, je n’avais pas mis le pied chez lui, et je n’aurais pas osé lui demander un asile, après ce qui s’est passé entre lui et moi.

« Comme je pensai à tout cela, voilà que j’entends le trot de deux chevaux, et presque aussitôt j’aperçois deux gendarmes qui viennent droit sur moi. Ils ne m’avaient pas encore vu ; mais si je traversais leur chemin, ils ne pouvaient manquer de me voir, et ils connaissent si bien ma figure ! Je n’avais pas le temps de la réflexion. Je m’enfonce dans la haie, je la traverse comme un renard, et je me trouve dans le parc de Boisguilbault, où je me couche tranquillement le long de la clôture, pendant que mes bons gendarmes passent leur chemin sans seulement tourner la tête de mon côté. Quand ils sont un peu loin, je me lève et je me dispose à sortir comme j’étais venu, lorsque tout d’un coup je me sens frapper sur l’épaule, et, en me retournant, je me trouve nez à nez avec M. de Boisguilbault, qui me dit avec sa figure triste et sa voix d’enterrement : « Que fais-tu ici ?

« — Ma foi, vous le voyez, monsieur le marquis, je me cache.

« — Et pourquoi te cacher ?

« — Parce qu’il y a des gendarmes à deux pas d’ici.

« — Tu as donc fait un crime ?

« — Oui, j’ai pris deux lapins et tué un lièvre.

« Là-dessus, comme je voyais qu’il ne me ferait pas beaucoup d’autres questions, je me mets vite à lui raconter mes mésaventures, en aussi peu de mots que possible, car vous savez que c’est un homme qui a toujours dans l’esprit quelque autre chose que celle dont on l’occupe. On ne sait point s’il vous entend : il a toujours l’air de ne pas se soucier de vous écouter. Il y a bien des années que je ne l’avais vu de près, puisqu’il vit renfermé dans son parc comme une taupe dans son trou, et que je n’ai plus accès chez lui. Il m’a paru bien vieilli, bien affaibli, quoiqu’il soit encore droit comme un peuplier ; mais il est si maigre, qu’on verrait le jour à travers, et sa barbe est blanche comme celle d’une vieille chèvre ; ça me faisait de la peine, et pourtant j’étais encore plus contrarié de voir que, pendant que je lui parlais, il s’en allait coupant devant lui toutes les mauvaises herbes de son allée, avec cette petite sarclette qu’il tient toujours dans sa main. Je le suivais pas à pas, parlant toujours, racontant mes peines, non pas pour mendier ses secours, je n’y songeais pas, mais pour voir s’il avait encore un peu d’amitié pour moi.

« Enfin, il se retourne de mon côté et me dit sans me regarder : « Et pourquoi n’as-tu pas demandé une caution à quelque personne riche de ton village ?

« — Diable ! que je lui réponds, il n’y en a guère dans Gargilesse, de personnes riches.

« — N’y a-t-il pas un M. Cardonnet établi depuis peu ?

« — Oui, mais il est maire, et c’est lui qui veut me faire arrêter.

« Il resta au moins trois minutes sans rien dire ; je crus qu’il avait oublié que j’étais là, et j’allais partir, quand il me dit : « Pourquoi n’es-tu pas venu me trouver ?

« — Dame ! que je fis, vous savez bien pourquoi.

« — Non !

« — Comment, non ? Est-ce que vous ne vous souvenez pas qu’après m’avoir employé longtemps et ne m’avoir jamais fait de reproches (il me semble que je n’en méritais point), vous m’avez appelé dans votre cabinet un beau matin, et que vous m’avez dit : « Voilà le compte de tes dernières journées, va-t-en ! » Et comme je vous demandais quel jour il fallait revenir, vous m’avez dit : Jamais ! et, comme j’étais mécontent de cette façon d’agir, et que je vous demandais en quoi j’avais démérité auprès de vous, vous m’avez montré la porte du bout du doigt, sans daigner desserrer les lèvres. Il y a environ vingt ans de ça, et il se peut que vous l’ayez oublié. Mais moi, je l’ai toujours sur le cœur, et je trouve que vous avez été bien dur et bien injuste envers un pauvre ouvrier, qui travaillait de son mieux et qui n’était pas plus maladroit qu’un autre. J’ai cru d’abord que vous aviez une lubie et que vous en reviendriez ; mais j’ai eu beau attendre, vous ne m’avez jamais fait redemander. J’étais trop fier pour venir quêter votre ouvrage ; je n’en manquais pas ailleurs, j’en ai toujours eu à discrétion ; et si je n’étais pas forcé, à l’heure qu’il est, de me cacher dans les bois, je ne serais pas à court de pratiques ; mais ce qui m’a blessé, voyez-vous, c’est d’avoir été chassé comme un chien, pis que cela, comme un paresseux ou un voleur, et sans qu’on daignât me mettre à même de me justifier. J’ai pensé que j’avais quelque ennemi dans votre maison, et qu’on vous avait fait de faux rapports. Mais je n’ai jamais deviné qui ce pouvait, être, car je ne me suis jamais connu d’autres ennemis que les gardes champêtres et les gabelous. J’ai gardé le silence ; je ne me suis pas plaint de vous, mais je vous ai plaint d’être crédule pour le mal, et comme je vous aimais un peu, ça m’a chagriné de vous trouver des torts.

« M. de Boisguilbault avait toujours l’air de ne pas m’entendre ; mais quand j’eus tout dit :

« — De combien est ton amende ? dit-il d’un ton d’indifférence.

« — Le tout réuni se monte à un millier de francs, plus les frais.

« — Eh bien, va-t-en dire au maire de ton village… M. Cardonnet, n’est-ce pas ? de m’envoyer une personne de confiance pour que je puisse régler tes affaires avec l’autorité. Tu lui diras que je ne sors pas, que je suis d’une mauvaise santé, mais que je le prie d’avoir cette obligeance.

« — Est-ce que vous consentez à me servir de caution ?

« — Non, je paie ton amende. Tu peux t’en aller. — Et quand voulez-vous que je revienne travailler chez vous pour m’acquitter envers vous ? — Je n’ai pas d’ouvrage, ne viens pas. — Vous voulez donc me faire l’aumône ? — Non pas, mais te rendre un très petit service qui me coûte peu. C’est assez ; laisse-moi. — Et si je ne veux pas l’accepter ? — Tu auras tort. — Et vous ne voulez pas que je vous remercie ? — C’est inutile. » Là-dessus il m’a bel et bien tourné le dos, et il s’en allait tout de bon, mais je l’ai suivi ; et sachant bien que les longs compliments n’étaient pas de son goût, je lui ai dit comme ça : « Monsieur de Boisguilbault, une poignée de main, s’il vous plaît ! »

— Quoi ! tu as osé lui dire cela ? s’écria Janille.

— Eh bien, pourquoi n’aurais-je pas osé ? que peut-on dire à un homme de plus honnête ?

— Et qu’a-t-il répondu ? qu’a-t-il fait ? dit Gilberte.

— Il a pris ma main tout d’un coup sans hésiter, et il l’a serrée assez fort, quoique sa main fût roide et froide comme un glaçon.

— Et qu’a-t-il dit ? demanda M. Antoine qui avait écouté ce récit avec une sorte d’agitation.

— Il a dit : Va-t-en, répondit le charpentier ; apparemment que c’est son mot d’amitié ; et il s’est quasi mis à courir pour m’éviter, autant que ses pauvres longues jambes menues pouvaient le lui permettre. De mon côté, j’ai couru pour venir vous dire tout cela.

— Et moi, dit Émile, je vais courir vers mon père pour lui annoncer les intentions de M. de Boisguilbault, afin qu’il envoie tout de suite quelqu’un chez lui, selon sa demande.

— Voilà qui ne me rassure guère, répondit le charpentier. Votre père m’en veut ; il faudra bien qu’il reconnaisse que je suis quitte de l’amende, mais il ne voudra pas me tenir quitte de la prison ; car, pour le fait de vagabondage, on peut me punir et m’enfermer, ne fût-ce que pendant quelques jours… et c’est déjà trop pour moi.

— Oh ! certes, s’écria Gilberte, jamais Jean ne pourra se soumettre à l’humiliation d’être traîné en prison par des gendarmes ; il fera quelque nouveau coup de tête. Monsieur Émile, ne souffrez pas qu’il y soit exposé ; parlez à monsieur votre père, priez-le, dites-lui…

— Oh ! Mademoiselle, répondit Émile avec chaleur, ne partagez pas la mauvaise opinion que Jean a de mon père : elle est injuste. Je suis certain que mon père eût fait ce soir ou demain, pour lui, ce que M. de Boisguilbault vient de faire. Et quant à le faire poursuivre comme vagabond, je répondrais sur ma tête que…

— Si vous en répondez sur votre tête, reprit Jean, que n’allez-vous tout de suite trouver M. de Boisguilbault ? c’est à deux pas d’ici. Quand vous vous serez entendu avec lui, je serai plus tranquille, car j’ai confiance en vous, et je vous confesse qu’une seule nuit passée en prison me rendrait fou. L’enfant du bon Dieu vous l’a dit, ajouta-t-il en désignant Gilberte, et l’enfant me connaît !

— J’y vais tout de suite, répondit Émile en se levant, et en jetant à Gilberte un regard enflammé de zèle et de dévouement. Voulez-vous me conduire ?

— Partons, dit le charpentier.

— Oui, oui, partez ! » s’écrièrent à la fois Gilberte, son père et Janille. Émile comprit que Gilberte était contente de lui, et il courut chercher son cheval.

Mais comme il descendait le sentier au pas avec le charpentier, M. de Châteaubrun courut après lui, et l’arrêta pour lui dire d’un air un peu embarrassé :

« Mon cher enfant, vous êtes généreux et délicat, je puis vous confier… je dois vous avertir d’une chose… de peu d’importance peut-être… mais qu’il est nécessaire que vous sachiez. C’est que… pour un motif ou pour un autre… enfin, je suis brouillé avec M. de Boisguilbault, il est donc inutile que vous lui parliez de moi… Évitez de prononcer mon nom devant lui, et de lui faire savoir que vous sortez de chez moi ; cela pourrait lui causer quelque humeur et refroidir ses bonnes dispositions à l’égard de notre pauvre Jean. »

Émile promit de se taire, et, perdu dans ses pensées, plus occupé de la belle Gilberte que de son protégé et de sa mission, il suivit son guide dans la direction de Boisguilbault.