Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XV

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Calman-Lévy (1p. 184-197).


XV.

L’ESCALIER.


Si un roué peut s’applaudir du hasard inespéré qui lui procure un tête-à-tête avec l’objet de ses entreprises, un jeune homme pur et sincèrement épris se trouve plutôt confus, et presque effrayé, lorsqu’une telle bonne fortune lui arrive pour la première fois.

Il en fut ainsi d’Émile Cardonnet : le respect que lui inspirait mademoiselle de Châteaubrun était si profond, qu’il eût craint de lever les yeux sur elle en cet instant, et de se montrer, en quoi que ce soit, indigne de la confiance qu’on lui témoignait.

Gilberte, plus naïve encore, n’éprouva point le même embarras. La pensée qu’Émile pût abuser, même par une parole légère, de son isolement et de son inexpérience, ne pouvait trouver place dans un esprit aussi noble et aussi candide que le sien, et sa sainte ignorance la préservait de tout soupçon de ce genre. Elle rompit donc le silence la première, et sa voix ramena, comme par enchantement, le calme dans le sein agité du jeune visiteur. Il est des voix si sympathiques et si pénétrantes, qu’il suffirait de les entendre articuler quelques mots, pour prendre en affection, même sans les voir, les personnes dont elles expriment le caractère. Celle de Gilberte était de ce nombre. On sentait, à l’écouter parler, rire ou chanter, qu’il n’y avait jamais eu dans son âme une pensée mauvaise, ou seulement chagrine.

Ce qui nous touche et nous charme dans le chant des oiseaux, ce n’est pas tant cette mélodie étrangère à nos conventions musicales, et la puissance extraordinaire de ce timbre flexible, qu’un certain accent d’innocence primitive, dont rien ne peut donner l’idée dans la langue des hommes. Il semblait, en écoutant Gilberte, qu’on pût lui appliquer cette comparaison, et que les choses les plus indifférentes, en passant par sa bouche, eussent un sens supérieur à celui qu’elles exprimaient par elles-mêmes.

« Nous avons vu notre ami Jean ce matin, dit-elle ; il est venu avec le jour, et il a emporté tous les outils de mon père, pour commencer sa première journée de travail ; car il a déjà trouvé de l’ouvrage, et nous espérons bien qu’il n’en manquera pas. Il nous a raconté tout ce que vous aviez fait et voulu faire pour lui, encore hier soir, et je vous assure, monsieur, que, malgré la fierté et peut-être la rudesse de ses refus, il en est reconnaissant comme il doit l’être.

— Ce que j’ai pu faire pour lui est si peu de chose, que je suis honteux d’en entendre parler, dit Émile. Je suis triste surtout de voir son obstination le priver de ressources assurées, car il me semble que sa position est encore bien précaire. Recommencer avec rien, à soixante ans, toute une vie de travail, et n’avoir ni maisons, ni habits, ni même les outils nécessaires, c’est effrayant, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Eh bien, je ne m’en effraie pourtant pas, répondit Gilberte. Élevée dans l’incertain et quasi au jour le jour, j’ai peut-être pris moi-même l’habitude de cette heureuse insouciance de la pauvreté. Ou mon caractère est fait ainsi naturellement, ou bien l’insouciance de Jean me rassure ; mais il est certain que, dans nos félicitations de ce matin, aucun de nous n’a ressenti la moindre inquiétude. Il faut si peu de chose à Jean pour le satisfaire ! Il a une sobriété et une santé de sauvage. Jamais il ne s’est mieux porté que pendant les deux mois qu’il a vécu dans les bois, marchant tout le jour et dormant en plein air le plus souvent[1]. Il prétend que sa vue s’est éclaircie, que sa jeunesse est revenue, et que, si l’été avait pu durer toujours, il n’aurait jamais eu besoin de retourner vivre au village. Mais, au fond du cœur, il a pour son pays natal une tendresse invincible, et d’ailleurs, l’inaction ne peut lui plaire longtemps. Nous l’avons pressé ce matin de s’établir chez nous, et d’y vivre comme nous, sans souci du lendemain.

« — Il y a bien assez de place ici, et bien assez de matériaux, lui disait mon père, pour que tu te bâtisses une habitation. J’ai assez de pierres et de vieux arbres pour te fournir le bois de construction. Je t’aiderai à élever ta demeure comme tu m’as aidé à relever la mienne. »

« Mais Jean ne pouvait entendre à cela.

« — Eh bien, disait-il, que ferai-je donc pour tuer le temps, quand vous m’aurez établi en seigneur ? Je ne peux pas vivre de mes rentes, et je ne veux pas être à votre charge pendant trente ans que j’ai peut-être encore à exister… Quand même vous seriez assez riche pour cela, moi je périrais d’ennui. C’est bon pour vous, monsieur Antoine, qui avez été élevé pour ne rien faire. Quoique vous ne soyez pas fainéant, et vous l’avez prouvé ! il ne vous en a rien coûté de reprendre l’habitude de vivre en Monsieur ; mais moi, je ne dois plus ni courir ni chasser : j’aurais donc les bras croisés ? Je deviendrais fou au bout de la première semaine. » — Ainsi, dit Émile qui pensait à la théorie de son père sur le travail incessant et la vieillesse sans repos, Jean n’éprouvera jamais le besoin d’être libre, quoiqu’il fasse tant de sacrifices à sa prétendue liberté.

— Mais, dit Gilberte un peu surprise, est-ce que la liberté et l’oisiveté sont la même chose ? Je ne crois pas. Jean aime passionnément le travail, et toute sa liberté consiste à choisir celui qui lui plaît ; quand il travaille pour satisfaire son goût et son invention naturelle, il ne le fait qu’avec plus d’ardeur.

— Oui, Mademoiselle, vous avez raison ! dit Émile avec une mélancolie soudaine, et tout est là. L’homme est né pour travailler toujours, mais conformément à ses aptitudes, et dans la mesure du plaisir qu’il y trouve ! Ah ! que ne suis-je un habile charpentier ! avec quelle joie n’irais-je pas travailler avec Jean Jappeloup, et au profit d’un homme si sage et si désintéressé !

— Eh bien, monsieur, dit Janille qui rentrait, portant avec prétention son amphore de grès sur la tête, pour se donner un air robuste, voilà que vous dites comme M. Antoine. Ne voulait-il pas, ce matin, partir pour Gargilesse avec Jean, afin de travailler avec lui à la journée, comme autrefois ? Pauvre cher homme ! son bon cœur l’emportait jusque-là.

« — Tu m’as fait gagner ma vie assez longtemps, disait-il ; je veux t’aider à gagner la tienne. Tu ne veux pas partager ma table et ma maison : reçois au moins le prix de mon travail, puisque ce sera du superflu pour moi. »

« Et M. Antoine le ferait comme il le dit. À son âge et avec son rang, il irait encore cogner comme un sourd sur ces grandes pièces de bois !

— Et pourquoi l’en as-tu empêché, mère Janille ? dit Gilberte avec émotion. Pourquoi Jean s’y est-il obstinément refusé ? Mon père ne s’en fût pas plus mal porté, et ce serait conforme à tous les nobles mouvements de sa vie ! Ah ! que ne puis-je, moi aussi, soulever une hache, et me faire l’apprenti de l’homme qui a si longtemps nourri mon père, tandis que, sans rien comprendre à mon existence, j’apprenais à chanter et à dessiner pour vous obéir ! Ah ! vraiment, les femmes ne sont bonnes à rien en ce monde !

— Comment, comment, les femmes ne sont bonnes à rien ! s’écria Janille : eh bien, donc, partons toutes les deux, montons sur les toits, équarrissons des poutres et enfonçons des chevilles. Vrai, je m’en tirerais encore mieux que vous, toute vieille et petite que je suis ; mais pendant ce temps-là, votre papa, qui est adroit de ses mains comme une grenouille de sa queue, filera nos quenouilles et Jean repassera nos bavolets.

— Tu as raison, mère, répondit Gilberte ; mon rouet est chargé et je n’ai rien fait d’aujourd’hui. Si nous nous hâtons, nous aurons bien de quoi faire des habits de drap pour Jean avant que l’hiver vienne. Je vais travailler et réparer le temps perdu ; mais il n’en est pas moins vrai que tu es une aristocrate, toi, qui ne veux pas que mon père redevienne ouvrier quand il lui plaît.

— Sachez donc la vérité, dit Janille d’un air de confidence solennelle : M. Antoine n’a jamais pu être un bon ouvrier. Il avait plus de courage que d’habileté, et si je l’ai laissé travailler, c’était pour l’empêcher de s’ennuyer et de se décourager. Demandez à Jean s’il n’avait pas deux fois plus de peine à réparer les erreurs de Monsieur, que s’il eût opéré tout seul ? Mais Monsieur avait l’air de faire beaucoup d’ouvrage, ça contentait les pratiques, et il était bien payé. Mais il n’en est pas moins vrai que je n’étais jamais tranquille dans ce temps-là, et que je ne le regrette pas. Je frémissais toujours que M. Antoine ne s’abattit un bras ou une jambe en croyant frapper sur une solive, ou qu’il ne se laissât choir du haut de son échelle, quand, avec ses distractions, il s’installait là-dessus comme au coin de son feu.

— Tu me fais peur, Janille, dit Gilberte. Oh ! en ce cas, tu fais bien de le dégoûter par tes railleries de recommencer, et, en cela comme en tout, tu es notre Providence ! »

Mademoiselle de Châteaubrun disait encore plus vrai qu’elle ne croyait. Janille avait été le bon ange attaché à l’existence d’Antoine de Châteaubrun. Sans sa prudence, sa domination maternelle et la finesse de son jugement, cet homme excellent n’eût pas traversé la misère sans s’y amoindrir un peu au moral. Il n’eût pas sauvé, du moins, sa dignité extérieure aussi bien que la candeur de ses instincts généreux. Il eût péché souvent par trop de résignation et d’abandon de lui-même. Porté à l’épanchement et à la prodigalité, il fût devenu intempérant ; il eût pris autant des défauts du peuple que de ses qualités, et peut-être eût-il fini par mériter par quelque endroit le dédain que de sottes gens et de vaniteux parvenus se croyaient en droit d’avoir pour lui, quand même.

Mais, grâce à Janille, qui, sans le contrarier ouvertement, avait toujours maintenu l’équilibre et ramené la modération, il était sorti de l’épreuve avec honneur, et il n’avait point cessé de mériter l’estime et le respect des gens sages.

Le bruit du rouet de Gilberte interrompit la conversation, ou du moins la rendit moins suivie. Elle ne voulait plus s’interrompre qu’elle n’eût fini sa tâche ; et pourtant elle y mettait encore plus d’ardeur que le motif apparent de son activité n’en comportait. Elle pressait Émile de ne pas s’ennuyer à entendre ce sifflement monotone, et d’aller explorer les ruines avec Janille ; mais, comme Janille aussi voulait achever sa quenouille, Gilberte se hâtait doublement, sans s’en rendre compte, afin d’avoir terminé aussitôt qu’elle, et de pouvoir être de la promenade.

« J’ai honte de mon inaction, dit Émile, qui n’osait pas trop regarder les beaux bras et les mouvements de la jeune fileuse, de peur de rencontrer les petits yeux perçants de Janille ; n’avez-vous donc pas quelque ouvrage à me donner aussi ?

— Et que savez-vous faire ? dit Gilberte en souriant.

— Tout ce que sait faire Sylvain Charasson, je m’en flatte, répondit-il.

— Je vous enverrais bien arroser mes laitues, dit Janille en riant tout à fait, mais cela nous priverait de votre compagnie. Si vous remontiez la pendule qui est arrêtée ?

— Oh ! elle est arrêtée depuis trois jours, dit Gilberte, et je n’ai pu la faire marcher. Je crois bien qu’il y a quelque chose de cassé.

— Eh ! c’est mon affaire, s’écria Émile ; j’ai étudié, à mon corps défendant, il est vrai, un peu de mécanique, et je ne crois pas que ce coucou soit bien compliqué.

— Et si vous me cassez tout à fait mon horloge ? dit Janille.

— Eh ! laissez-la-lui casser, si ça l’amuse, dit Gilberte, avec un air de bonté où l’on retrouvait la libérale insouciance de son père.

— Je demande à la casser, reprit Émile, si tel est son destin, pourvu qu’on me permette de la remplacer.

— Oh ! oui-dà ! s’il en arrive ainsi, dit Janille, je la veux toute pareille, ni plus belle ni plus grande ; celle-là nous est commode : elle sonne clair et ne nous casse pas la tête. »

Émile se mit à l’œuvre ; il démonta le coucou d’Allemagne, et, l’ayant examiné, il n’y trouva qu’un peu de poussière à faire disparaître de l’intérieur. Penché sur la table auprès de Gilberte, il nettoya et rétablit avec soin la machine rustique, tout en échangeant avec les deux femmes quelques paroles où l’enjouement amena une sorte de douce familiarité.

On dit qu’on s’épanche et se livre en mangeant ensemble, mais c’est bien plutôt en travaillant ensemble qu’on sent et laisse venir la bienveillante intimité.

Tous trois l’éprouvèrent ; lorsqu’ils eurent fini leur mutuelle tâche, ils étaient presque membres de la même famille.

« C’est affaire à vous, dit Janille, en voyant marcher son coucou ; et vous feriez presque un horloger. Ah ça, allons nous promener maintenant ; je vas d’abord allumer ma lanterne pour vous conduire dans les caveaux.

— Monsieur, dit Gilberte lorsque Janille fut sortie, vous avez dit tout à l’heure que vous comptiez dîner chez M. de Boisguilbault : ne puis-je vous demander quelle impression vous a faite cet homme-là ?

— J’aurais de la peine à la définir, répondit Émile. C’est un mélange d’éloignement et de sympathie si étrange, que j’ai besoin de le voir encore et de l’examiner beaucoup et d’y réfléchir encore après, pour me bien rendre compte d’un caractère si bizarre. Ne le connaissez-vous pas, mademoiselle, et ne pouvez-vous m’aider à le comprendre ?

— Je ne le connais pas du tout ; je l’ai entrevu une ou deux fois dans ma vie, quoique nous demeurions bien près de chez lui, et, d’après ce que j’en avais entendu dire, j’avais une grande envie de le regarder ; mais il passait à cheval sur le même chemin que nous et, du plus loin qu’il nous apercevait, mon père et moi, il prenait le grand trot, nous faisait un salut sans nous regarder, sans paraître même savoir qui nous étions, et disparaissait au plus vite ; on eût dit qu’il voulait se cacher dans la poussière que soulevaient les pieds de son cheval.

— Quoique si proche voisin, M. de Châteaubrun n’a plus la moindre relation avec lui ?

— Oh ! ceci est fort étrange, dit Gilberte en baissant la voix d’un air de confidence naïve ; mais je peux bien vous en parler, monsieur Émile, parce qu’il me semble que vous devez éclaircir quelque chose dans ce mystère. Mon père a été intimement lié dans sa jeunesse avec M. de Boisguilbault. Je sais cela, bien qu’il n’en parle jamais et que Janille évite de me répondre quand je l’interroge ; mais Jean, qui n’en sait pas plus long que moi sur les causes de leur rupture, m’a souvent dit qu’il les avait vus inséparables. C’est ce qui m’a toujours fait penser que M. de Boisguilbault n’est ni si fier ni si froid qu’il le paraît ; car l’enjouement et la vivacité de mon père n’eussent pu s’accommoder d’un caractère hautain et d’un cœur sec. Je dois vous confier aussi que j’ai surpris quelques réflexions échangées entre mon père et Janille à propos de lui, dans des moments où ils croyaient que je ne les entendais pas. Mon père disait que le seul malheur irréparable de sa vie était d’avoir perdu l’amitié de M. de Boisguilbault, qu’il ne s’en consolerait jamais, et que s’il pouvait donner un œil, un bras et une jambe pour la reconquérir, il n’hésiterait pas. Janille traitait ces plaintes de folies et lui conseillait de ne jamais faire la moindre démarche, parce qu’elle connaissait bien l’homme, et qu’il n’oublierait jamais ce qui les avait brouillés.

« — Eh bien, disait alors mon père, j’aimerais mieux une explication, des reproches ; j’aurais mieux aimé un duel, alors que nous étions encore à peu près d’égale force pour nous mesurer, que ce silence implacable et cette persistance glacée qui me percent le cœur. Non, Janille, non, je n’en prendrai jamais mon parti, et si je meurs sans qu’il m’ait serré la main, je ne mourrai pas content d’avoir vécu. »

« Janille essayait de le distraire, et elle en venait à bout, parce que mon père est mobile, et trop affectueux pour vouloir affliger les autres de sa tristesse. Mais vous, monsieur Émile, qui aimez tant vos parents, vous comprenez bien que ce chagrin secret de mon père a toujours pesé sur mon âme, depuis le jour où je l’ai pénétré. Aussi, je ne sais pas ce que je n’entreprendrais pas pour le lui ôter. Depuis un an, j’y pense sans cesse, et vingt fois j’ai rêvé que j’allais à Boisguilbault, que je me jetais aux pieds de cet homme sévère, et que je lui disais :

« — Mon père est le meilleur des hommes et le plus fidèle de vos amis. Ses vertus l’ont rendu heureux en dépit de sa mauvaise fortune ; il n’a qu’un seul chagrin, mais il est profond, et d’un mot vous pouvez le faire cesser. »

« Mais il me repoussait et me chassait de chez lui avec fureur. Je m’éveillais tout effrayée, et une nuit que je criai en prononçant son nom, Janille se releva, et me pressant dans ses bras :

« — Pourquoi penses-tu à ce vilain homme ? me dit-elle ; il n’a aucun pouvoir sur toi, et il n’oserait s’attaquer à ton père. »

« J’ai vu par là que Janille le haïssait ; mais quand il lui arrive de dire un mot contre lui, mon père prend chaudement sa défense. Qu’y a-t-il entre eux ? Presque rien, peut-être. Une susceptibilité puérile, un différend à propos de chasse, à ce que prétend Jean Jappeloup. Si cela était certain, ne serait-il pas possible de les réconcilier ? Mon père, aussi, rêve de M. de Boisguilbault, et quelquefois, lorsqu’il s’assoupit sur sa chaise après souper, il prononce son nom avec une angoisse profonde. Monsieur Émile, je m’en rapporte à votre générosité et à votre prudence pour faire parler, s’il est possible, M. de Boisguilbault. Je me suis toujours promis de saisir la première occasion qui se présenterait pour tâcher de rapprocher deux hommes qui se sont tant aimés, et si Jean avait pu entrer tout à fait en grâce auprès du marquis, j’aurais espéré beaucoup de sa hardiesse et de son esprit naturel. Mais lui aussi est victime d’une bizarrerie de ce personnage, et je ne vois que vous qui puissiez venir à mon aide.

— Vous ne doutez pas que ce ne soit désormais ma plus constante résolution », répondit Émile avec feu. Et comme il entendait revenir Janille, dont les petits sabots résonnaient sur les dalles, il monta sur une chaise comme pour consolider la pendule, mais en effet pour cacher le trouble délicieux que faisait naître en lui la confiance de Gilberte.

Gilberte aussi était émue ; elle avait fait un grand effort de courage pour ouvrir son cœur à un jeune homme qu’elle connaissait à peine ; et elle n’était ni assez enfant, ni assez campagnarde, pour ne pas savoir qu’elle avait agi en dehors des convenances.

Cette loyale fille souffrait déjà un peu d’avoir un petit secret pour Janille ; mais elle se rassurait en pensant à la pureté de ses intentions, et il lui était impossible de croire Émile capable d’en abuser. Pour la première fois de sa vie, elle eut un instinct de ruse féminine en voyant rentrer sa gouvernante. Elle sentait qu’elle avait le visage en feu, et elle se baissa comme pour chercher une aiguille qu’elle avait fait tomber à dessein.

La pénétration de Janille fut donc mise en défaut par deux enfants fort peu habiles à tous autres égards, et l’on entreprit gaiement l’exploration des souterrains.

Celui qui était placé immédiatement au-dessous du pavillon carré donnait entrée à un escalier rapide, qui s’enfonçait à une profondeur effrayante dans le roc. Janille marchait devant, d’un pas délibéré, et avec l’habitude que lui avaient donnée ses fonctions de cicerone auprès des voyageurs. Émile la suivait pour frayer le chemin à Gilberte, qui n’était ni maladroite ni pusillanime, mais pour laquelle Janille tremblait sans cesse.

« Prends garde, ma petite, lui criait-elle à chaque instant. Monsieur Émile, retenez-la si elle tombe. Mademoiselle est distraite comme son cher père : c’est de famille. Ce sont des enfants qui se seraient tués cent fois, si je n’avais pas eu toujours l’œil sur eux. »

Émile était heureux de pouvoir prendre un peu du rôle de Janille. Il écartait les décombres, et, comme l’escalier devenait de plus en plus difficile et dégradé, il se crut autorisé à offrir sa main, qui fut refusée d’abord, et enfin acceptée comme assez nécessaire.

Qui peut dépeindre la violence et l’ivresse d’un premier amour dans une âme énergique ? Émile trembla si fort en recevant la main de Gilberte dans la sienne, qu’il ne pouvait plus ni parler ni plaisanter avec Janille, ni répondre à Gilberte, qui plaisantait encore, et qui peu à peu se sentit toute troublée et ne trouva plus rien à dire.

Ils ne descendirent ainsi qu’une douzaine de marches, mais, pendant cette minute, le temps s’arrêta pour Émile, et, quand il passa toute la nuit suivante à se la retracer, il lui sembla qu’il avait vécu un siècle.

Sa vie précédente lui apparut dès lors comme un songe, et son individualité fut comme transformée. Se rappelait-il les jours de l’enfance, les années du collège, les ennuis ou les joies de l’étude, ce n’était plus l’être passif et enchaîné qu’il s’était senti être jusque-là ; c’était l’amant de Gilberte qui venait de traverser cette vie, désormais radieuse, éclairée d’un jour nouveau. Il se voyait petit enfant, il se voyait écolier impétueux, puis étudiant rêveur et agité ; et ces personnages, qui lui avaient paru différer comme les phases de sa vie, redevenaient à ses yeux un seul être, un être privilégié qui marchait triomphalement vers le jour où la main de Gilberte devait se poser dans la sienne.

L’escalier souterrain aboutissait au bas de la colline rocheuse que couronnait le château. C’était un passage de sortie réservé en cas de siège, et Janille ne tarissait pas d’éloges sur cette construction difficile et savante.

Malgré l’égalité absolue dans laquelle elle vivait avec ses maîtres et dont elle n’eût voulu se départir à aucun prix, tant elle avait conscience de son droit, la petite femme avait des idées étrangement féodales ; et, à force de s’identifier avec les ruines de Châteaubrun, elle en était venue à tout admirer dans ce passé dont elle se faisait, à la vérité, une idée fort confuse. Peut-être aussi croyait-elle devoir rabattre l’orgueil présumé de la richesse bourgeoise, en faisant sonner bien haut devant Émile l’antique puissance des ancêtres de Gilberte.

« Tenez, monsieur, lui disait-elle en le promenant de geôle en geôle, voilà où l’on mettait les gens à la raison. Vous pouvez voir encore ici les anneaux de fer pour attacher les prisonniers enchaînés. Voici un caveau où l’on dit que trois rebelles ont été dévorés par un serpent énorme. Les seigneurs d’autrefois en avaient comme cela à leur disposition. Nous vous ferons voir tantôt les oubliettes : c’était cela qui ne plaisantait pas ! Ah ! mais si vous étiez passé par là avant la révolution, vous auriez peut-être bien fait le signe de la croix au lieu de rire !

— Heureusement on peut rire ici maintenant, dit Gilberte, et penser à autre chose qu’à ces abominables légendes. Je remercie le bon Dieu de m’avoir fait naître dans un temps où l’on peut à peine y croire, et j’aime notre vieux nid, tel que le voilà, inoffensif et renversé à jamais. Tu sais bien, Janille, ce que mon père dit toujours aux gens de Cuzion, quand ils viennent lui demander de nos pierres pour se bâtir des maisons : « Prenez, mes enfants, prenez, ce sera la première fois qu’elles auront servi à quelque chose de bon ! »

— C’est égal, reprit Janille, c’est quelque chose que d’avoir été les premiers dans son pays, et les maîtres à tout le monde !

— On sent d’autant mieux, dit la jeune fille, le plaisir d’être l’égal de tout le monde et de ne plus faire peur à personne.

— Oh ! c’est une gloire et un bonheur que j’envie ! » s’écria Émile.

  1. Il y a une manière de coucher sainement à la belle étoile, malgré la fraîcheur du climat, qui est bien connue de tous les bouviers, mais dont probablement peu de nos lecteurs parisiens s’aviseraient. C’est d’entrer dans un pâturage, de faire lever un des bœufs qui y sont couchés, et de s’étendre à sa place. Lorsqu’on se sent refroidir et gagner par l’humidité, il ne s’agit que de faire lever un autre bœuf. La place occupée pendant quelques heures par le corps de ces animaux est toujours parfaitement séchée, et d’une chaleur agréable et salutaire.