Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXIII

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Calman-Lévy (1p. 306-320).

XXIII.

LA PIERRE AU DIABLE.

Émile avait oublié jusqu’au nom de Constant Galuchet en se retrouvant dans les murs du cher vieux château ; et lorsqu’il entra pour saluer M. Antoine, la sotte figure du commis de son père lui fit le même effet qu’une laide chenille produit tout à coup sur celui qui s’approche sans méfiance pour saisir un fruit. Galuchet s’était préparé à rencontrer Émile de l’air aisé d’un homme qui a pris possession, le premier, d’une place enviée, et qui veut bien accueillir avec grâce les survenants. Pour un peu, il eût fait à Émile les honneurs du château. Mais le regard froid et moqueur du jeune homme, en répondant à ses saluts familièrement empressés, le déconcerta beaucoup ; ce regard semblait lui dire :

« Que faites-vous ici ? »

Cependant Galuchet, qui pensait beaucoup plus à mériter les libéralités de M. Cardonnet que les bonnes grâces de Gilberte, fit un effort sur lui-même pour retrouver son aplomb, et sa figure, qui n’était pourtant pas l’expression d’un caractère hostile, eut un aspect d’insolence inaccoutumée on ne peut plus maladroit dans la circonstance.

Émile avait pris son parti sur le vin du cru, et, pour ne pas chagriner M. de Châteaubrun, il ne refusait plus de lui faire raison en arrivant. Peut-être même, grâce au prestige complet qu’il subissait dans le lieu où respirait Gilberte, était-il arrivé à trouver cette piquette meilleure que tous les vins fins de la table de son père. Mais, cette fois, le breuvage lui parut amer, lorsque Galuchet, se donnant les airs d’un homme qui daigne hurler avec les loups, approcha son verre du sien, pour trinquer à la manière de M. de Châteaubrun. Il accompagna cette familiarité d’un mouvement du coude et de l’épaule, désagréablement vulgaire, croyant imiter joyeusement la patriarcale simplicité d’Antoine.

« Monsieur le comte, dit Émile en affectant de traiter Antoine avec plus de respect encore que de coutume, je crains que vous n’ayez fait trop boire M. Constant Galuchet. Voyez donc comme il a les yeux rouges et le regard fixe ! Prenez garde ; je vous avertis qu’il a la tête très faible.

— La tête faible, monsieur Émile ! pourquoi dites-vous que j’ai la tête faible ? répondit Galuchet. Vous ne m’avez jamais vu ivre, que je sache.

— Ce sera donc la première fois que j’aurai ce plaisir, si vous continuez à trinquer de la sorte.

— Cela vous ferait donc plaisir de me voir commettre des inconvenances ?

— J’espère que cela n’arrivera pas, si vous suivez mon conseil.

— Eh bien, dit Galuchet en se levant, si M. Antoine veut faire un tour de promenade, je suis tout prêt à offrir mon bras à mademoiselle Gilberte, et l’on verra si je marche de travers.

— J’aime autant ne pas risquer l’épreuve, répondit Gilberte, qui était assise à l’entrée du pavillon et caressait monsieur Sacripant.

— Voilà donc que vous vous mettez aussi après moi, mademoiselle Gilberte ? reprit Galuchet en s’approchant d’elle ; vous croyez ce que dit M. Émile ?

— Ma fille ne se met après personne, Monsieur, dit Janille, et je ne sais pas trop pourquoi vous vous occupez de qui ne s’occupe pas de vous.

— Si vous lui défendez de me donner le bras, reprit Galuchet, je n’ai rien à dire. Il me semble pourtant que ce n’est pas manquer à la civilité française que d’offrir son bras à une demoiselle.

— Ma mère ne me défend pas d’accepter votre bras, monsieur, dit Gilberte avec une douceur pleine de dignité ; mais je vous remercie de votre politesse. Je ne suis pas une Parisienne et ne connais guère l’habitude de prendre un appui pour marcher. D’ailleurs, nos sentiers ne souffrent point cet usage.

— Vos sentiers ne sont pas pires que ceux de Crozant, et plus ils sont difficiles, plus on a besoin de s’appuyer les uns sur les autres. J’ai fort bien vu à Crozant que vous mettiez votre belle main sur l’épaule de M. Émile pour descendre la montagne ; oh ! j’ai vu cela, mademoiselle Gilberte, et j’aurais bien voulu être à sa place !

— Monsieur Galuchet, si vous n’aviez pas bu plus que de raison, dit Émile, vous ne vous occuperiez pas tant de moi, et je vous prierai de ne pas vous en occuper du tout.

— Allons ! voilà-t-il pas que vous vous fâchez, vous ! dit Galuchet tâchant de prendre un ton de bonne humeur. Tout le monde me brutalise ici, excepté M. Antoine.

— C’est peut-être, répondit Émile, que vous vous familiarisez un peu trop avec tout le monde, vous !

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Jean Jappeloup en entrant. Est-ce qu’on se dispute ici ? Allons, me voilà pour mettre la paix. Bonjour, ma mie Janille ; bonjour, ma Gilberte du bon Dieu ; bonjour, mon brave Émile, bonjour, Antoine, mon maître !… bonjour, toi, dit-il à Galuchet ; je ne te connais pas, mais c’est égal. Ah ! c’est l’homme d’affaires au père Cardonnet ! Eh ! bonjour, vous, mon pauvre monsieur Sacripant ; je ne faisais pas attention à vos honnêtetés.

— Eh ! vive Dieu ! s’écria Antoine, vaut mieux tard que jamais ; mais sais-tu, Jean, que tu te déranges ? Comment, quand on n’a plus qu’un jour par semaine pour te voir, et Dieu sait que la semaine est longue sans toi ! tu arrives le dimanche à midi ?

— Écoutez, mon maître…

— Je ne veux pas que tu m’appelles ton maître.

— Et si je veux t’appeler comme ça, moi ! J’ai été bien assez longtemps le tien, et ça m’ennuierait de commander toujours. À présent, je veux être ton apprenti pour changer un peu. Allons, à boire, Janille, du frais tout de suite. J’ai chaud ! Ce n’est pas que je sois à jeun ; ils n’ont pas voulu me laisser partir après la messe, ces bons amis de Gargilesse ! Il a fallu aller babiller un peu chez la mère Laroze, et on ne peut pas se dessécher le gosier à causer sans boire. Mais je suis venu vite, parce que je savais bien qu’on pensait à moi, ici. Tenez, voyez-vous, ma Gilberte, depuis que je suis rentré dans l’endroit, il faudrait que le dimanche durât quarante-huit heures pour que je pusse contenter tous les amis qui me font fête !

— Eh bien, mon bon Jean, si vous êtes heureux, cela nous console un peu de vous voir moins souvent, dit Gilberte.

— Heureux, moi ? reprit le charpentier : il n’y a personne de plus heureux que moi sur la terre !

— On le voit bien, dit Janille. Voyez comme il a repris bonne mine depuis qu’il n’est plus dépisté tous les matins comme un vieux lièvre ! Et puis il se fait la barbe tous les dimanches, à présent, et voilà des habits neufs qui ne sont point mal.

— Et qu’est-ce qui a filé la laine de ce joli droguet ? reprit Jean : c’est ma mie Janille avec la fille au bon Dieu ! Et qui a donné la laine ? les brebis à mon maître. Et qui a payé la dépense ? ça se paye en amitié, ici. Ce n’est pas vous, bourgeois, qui avez des habits comme ça. Je ne changerais pas ma veste de bureau pour votre queue de pie en drap noir.

— Je m’arrangerais bien de la fileuse, répondit Galuchet en regardant Gilberte.

— Toi ? dit le charpentier en appliquant avec gaieté sur l’épaule de Galuchet une tape à écraser un bœuf ; toi ! tu aurais des fileuses comme ça ? Ma mie Janille est encore trop jeune pour toi, mon garçon ; et, quant à l’autre, je la tuerais si elle filait pour toi seulement un brin de laine long comme ton nez. »

Galuchet fut fort blessé de cette allusion à son nez camus, et, se frottant l’épaule :

« Dites donc, paysan, répondit-il, vous avez des manières trop touchantes ; plaisantez avec vos pareils, je ne vous parle pas.

— Comment appelez-vous ce particulier-là ? dit Jean à M. Antoine ; je ne peux pas me rappeler son diable de nom !

— Allons ! allons ! Jean, tu es un peu en train, mon vieux ! dit M. Antoine, ne te mets pas à taquiner M. Galuchet ; c’est un honnête jeune homme, et, de plus, c’est mon hôte.

— C’est bien dit, mon maître ! Allons, faisons la paix, monsieur Maljuché. Voulez-vous une prise de tabac ?

— Je n’en use pas, répondit Galuchet avec hauteur. Si M. Antoine veut bien me le permettre, je quitterai la table.

— À votre aise, jeune homme, à votre aise, dit le châtelain ; M. Émile n’est pas non plus ami des longues séances, et vous pouvez courir un peu. Janille vous fera voir le château, ou si vous aimez mieux descendre à la rivière, préparez vos lignes ; nous irons vous rejoindre tout à l’heure, et nous vous conduirons où vous trouverez bonne prise.

— Ah ! c’est vrai ! dit le charpentier, c’est un preneur d’ablettes ! Il ne fait que ça tous les soirs à Gargilesse, et quand on lui parle, il fait la grimace parce que ça dérange son poisson. Allons, nous irons tout à l’heure lui faire prendre quelque chose de mieux que son fretin. Écoutez, monsieur Maljuché, si je ne vous fais pas emporter un saumon pour votre souper, je veux changer mon nom pour le vôtre. Vous n’avez pas besoin de tant vous presser. La barque doit être en bon état, car je lui ai mis une pièce au ventre il n’y a pas longtemps. Nous trouverons bien par là quelque vieux harpon, et la Pierre au Diable, où le saumon a coutume de faire un somme au soleil, n’est pas loin d’ici. Mais il y a du danger par là, et vous n’iriez pas seul.

— Nous irons tous, dit Gilberte, si Jean mène la barque : c’est une pêche très amusante et un endroit superbe.

— Oh ! si vous venez, mademoiselle Gilberte, j’attendrai votre bon plaisir, répondit Galuchet.

— Tiens ! ne dirait-on pas qu’elle y va pour toi, gratte-papier ? Ce gars-là est effronté comme tout. Sont-ils tous comme ça dans ton pays ? Oh ! ne prends pas un air fâché et ne me regarde pas par-dessus ton épaule, vois-tu ; car ça ne m’effarouche guère. Si tu veux être bon enfant, je le serai aussi ; mais si parce que tu es habillé de noir comme un notaire, tu crois pouvoir te lever de table quand j’y reste, tu te trompes beaucoup. Assis, assis ! Maljuché, je n’ai pas fini de boire, et tu vas trinquer avec moi.

— J’en ai assez, dit Galuchet en résistant ; je vous dis que j’en ai assez ! »

Mais le charpentier l’aurait brisé comme une latte, plutôt que de lâcher prise ; il le força de retomber sur le banc et d’avaler encore plusieurs rasades, Galuchet tâchant de faire contre fortune bon cœur, et M. Antoine le protégeant assez mal contre les malices de son compère, quoiqu’il ne partageât point l’antipathie que sa figure et ses manières causaient au reste de sa famille.

Émile avait suivi peu à peu Gilberte et Janille dans le préau, et, malgré la jalouse surveillance de la petite vieille, il avait réussi à dire à son amante qu’il avait obéi à ses ordres avec zèle, et qu’il voyait son père assez bien disposé pour pouvoir tenter quelque ouverture la semaine suivante. Mais Gilberte trouva que ce serait trop hasarder, et l’engagea à persévérer dans cette vie sédentaire et laborieuse. Le courage leur parut facile à tous deux. Maintenant qu’Émile était sûr d’être aimé, il se sentait si heureux, qu’il ne croyait pas pouvoir de longtemps être exigeant envers la fortune. Il y avait au fond de son âme un calme divin. Le regard clair et profond de Gilberte lui disait désormais tant de choses !

Il y a, dans l’aurore du bonheur des amants, un moment d’extase tranquille, où l’observateur le plus pénétrant aurait bien de la peine à saisir leur secret à la surface. Le désir de se parler et de se voir à toute heure semble disparaître avec l’inquiétude de s’entendre. Quand leurs âmes sont liées par un aveu mutuel, les témoins, pas plus que l’absence, ne peuvent les gêner et les séparer réellement. Aussi la clairvoyante Janille fut-elle abusée par leur enjouement paisible et cette prudence qu’on n’a point quand on souffre ou quand on doute. Le trouble que Janille avait maintes fois remarqué chez le jeune Cardonnet, la subite rougeur de Gilberte à certaines paroles dont elle seule avait saisi le sens, sa tristesse et son agitation mal déguisées lorsqu’il tardait à venir, tout cela avait disparu depuis le voyage à Crozant, et Janille s’émerveillait qu’une circonstance dont elle avait craint les résultats n’eût apporté qu’un changement favorable.

« Je m’étais donc trompée, se disait-elle ; ma fille ne songe point trop à lui ; et lui, s’il y songe, il saura se taire et s’éloigner peu à peu, plutôt que de compromettre notre repos. Allons, il se conduit bien, et ce serait dommage de lui faire de la peine, puisqu’il m’a comprise à demi-mot et s’exécute de lui-même. »

Si Jean Jappeloup eût été complice d’Émile pour le venger des prétentions de Galuchet, il n’eût pas mieux agi ; car, pendant plus d’une heure, tandis que les deux amants erraient avec Janille aux alentours du pavillon, il employa tantôt la câlinerie moqueuse, tantôt la force ouverte pour le retenir à table, et le faire boire, bon gré, mal gré. Galuchet perdit bientôt, dans cette épreuve au-dessus de ses forces, le peu de bon sens que lui avait départi la nature. Il était fort scandalisé d’abord des habitudes du châtelain, et méprisait profondément celui qu’il eût volontiers appelé son compagnon de débauche. Bref, Galuchet, qui n’avait aucune élévation dans les sentiments ou dans les idées et qui ne valait pas un cheveu de ces deux rudes compagnons, se croyait encanaillé, et se promettait de faire valoir auprès de son maître la tâche pénible qu’il avait acceptée. Mais à mesure qu’il trinquait, sa raison s’égarait tout à fait, et ses sentiments grossiers prenant le dessus sur sa vanité secrète, il se mit à rire, à frapper la table, à parler haut, à se targuer de mille prouesses et à avoir si mauvais ton, que Jappeloup, dont l’âme était aussi délicate que ses manières étaient brusques, le prit en pitié, et lui fit une morale sévère d’un air tout à coup sérieux et froid.

« Mon garçon, lui dit-il, vous ne savez pas boire ; vous êtes laid quand vous riez, et vous êtes bête quand vous voulez faire de l’esprit. Si j’ai un conseil à donner à M. Antoine, c’est de vous faire déjeuner avec un verre d’eau quand vous viendrez chez lui, car autrement vous tiendriez devant sa fille des propos qui me forceraient à vous mettre dehors. Vous avez cru, en nous voyant ici tous gais et sans façon les uns envers les autres, que nous étions des gens grossiers et qu’il fallait le devenir pour se mettre à notre niveau. Vous vous êtes trompé. Quiconque n’a rien de mauvais dans le cœur ni de malpropre dans l’esprit, peut se laisser aller ; et quand même je serais ivre à ne point me tenir debout, je ne craindrais pas qu’on me fît rougir le lendemain avec mes paroles. Il paraît qu’il n’en est pas de même pour vous ; c’est pourquoi vous faites bien de vous habiller de noir des pieds à la tête pour faire croire à ceux qui ne vous connaissent pas que vous êtes un monsieur : car s’il y a un paysan ici, ce n’est pas moi, c’est vous. »

Antoine tâcha d’adoucir la mercuriale, et Galuchet tâcha de se fâcher. Jean haussa les épaules et quitta la table pour n’avoir pas à lui donner une leçon mieux appropriée à l’état de son intelligence.

Lorsqu’ils sortirent du pavillon, Galuchet marchait encore droit ; mais il avait la tête si lourde et si échauffée, qu’il n’osait plus prononcer un mot devant Gilberte, de peur de dire une chose pour l’autre.

« Eh bien, dit Gilberte à Jappeloup, allons-nous à la Pierre au Diable ? Il y a plus d’un an que je n’y ai été : Janille ne veut pas que mon père m’y conduise, parce qu’elle dit que c’est trop dangereux et qu’il ne faut pas là de distraction ; mais elle m’y laissera aller avec toi, mon bon Jean ! Voyons, te sens-tu encore la main assez ferme et l’œil assez sûr ?

— Moi, moi ? dit Jappeloup, je me sens aussi bon pour cette besogne-là que si j’avais encore vingt-cinq ans.

— Et vous n’êtes pas aviné ? dit Janille en prenant la manche de Jean, et en se dressant sur la pointe des pieds pour lui regarder dans les yeux.

— Regardez, regardez à votre aise ! dit-il. Si vous voulez faire ce que je vais faire, je déclare que je suis gris ! » Et il plaça sur sa tête une cruche d’eau que Janille tenait à la main, puis se mit à courir sans la renverser.

« C’est bien, dit Janille, j’en ferais autant si je voulais, mais c’est fort inutile, et je suis sûre de vous : je vous confie ma fille. Pour moi, je n’ai pas le temps de vous suivre : et vous, monsieur Émile, vous veillerez un peu sur le père, car il est capable de vouloir mettre pied à terre au beau milieu de l’eau, s’il est en train de rire ou de causer.

— Et qui veillera sur le Maljuché ? dit Jappeloup en montrant Galuchet qui partait en avant avec M. Antoine. Je ne m’en charge pas.

— Ni moi ! dit Gilberte.

— Soyez en repos, dit Émile, je me charge de le faire tenir tranquille.

— Il n’est pas sûr que vous en veniez à bout, reprit Jean : s’il n’est pas ivre, il n’en vaut guère mieux. On ne peut pas dire qu’il soit tout à fait riche, mais il est à son aise. Il aurait plus besoin d’un lit que d’une barque.

— Vous verrez comment il descend la montagne, dit Janille, et, s’il menace de vous faire chavirer, laissez-le sur les cailloux, à la rive. »

Galuchet se trouva installé dans la barque avec M. de Châteaubrun, quand les autres y arrivèrent. Il était rouge et silencieux. Mais quand on fut au milieu de l’eau, ce courant rapide lui donna le vertige, et il commença à se pencher si fort de côté et d’autre, que Jappeloup, impatienté, prit une corde et lui attacha solidement le corps avec le banc sur lequel il était étendu. Il s’endormit dans cette position.

« Vous avez là un aimable secrétaire, dit Gilberte à Émile. J’espère, cher papa, que tu ne l’inviteras plus à déjeuner.

— Eh ! mon Dieu, ce n’est pas sa faute, répondit M. Antoine : c’est celle de Jean, qui l’a fait boire plus qu’il ne voulait.

— Qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas boire sans se griser ? dit Jean ; c’est moins que rien. »

La barque descendit rapidement jusqu’à un endroit où les rochers se rapprochent tellement, que le passage ne serait plus possible sans un danger immense. Jean était un des hommes les plus vigoureux du pays. L’audace de son caractère et la force de sa volonté décuplaient sa force physique. Il avait coutume de s’enflammer pour les moindres entreprises avec autant de passion que s’il se fût agi de la conquête du monde ; et, malgré ce transport juvénile, il avait une admirable présence d’esprit. Il dirigea la barque dans le milieu du courant, et, au moment de s’engager dans la passe étroite, il mit l’esquif en travers, et le préserva du choc avec la moitié de son corps penché sur les rochers, qu’il saisit dans ses bras. Émile, qui le secondait bravement, prit sa place alternativement avec lui, et, la barque restant immobile, on s’arma du harpon et on attendit en silence le passage de la proie. On sait que le poisson cherche toujours à remonter le courant, de sorte qu’il venait droit vers la barque, mais n’approchait pas toujours, effrayé de ce barrage inaccoutumé, et revenait bientôt pour s’enfuir encore. Le guetteur était penché en avant, les bras étendus le plus qu’il pouvait. M. Antoine et Gilberte, agenouillés derrière lui, veillaient à ce que le mouvement qu’il ferait en lançant le harpon ne fît pas chavirer la barque et ne l’entraînât pas lui-même. Gilberte, lorsque c’était le tour du charpentier, s’attachait à ses habits, dans la crainte qu’il ne tombât dans l’eau ; et, quand ce fut celui d’Émile, elle recommanda vivement à son père de le retenir de toute sa force. Mais bientôt, ne se fiant à personne, elle saisit sa blouse elle-même, et il se sentit effleuré plus d’une fois par ses beaux bras prêts à l’enlacer en cas d’accident.

Dans cette situation, assez périlleuse pour tous, l’attention de Jean et d’Antoine était entièrement absorbée par l’émotion de la pêche, et cette même émotion servait de prétexte aux deux amants pour échanger des regards et des paroles que Galuchet, quoique à demi éveillé, n’était certes pas en état de commenter. Qu’eût pensé M. Cardonnet, s’il eût vu comme son agent gagnait bien sa gratification !

Enfin, un saumon fut amené aux cris frénétiques de Jean Jappeloup, et Galuchet, un peu ranimé par la vue de cette capture, essaya de se mêler de la pêche. Mais sa gaucherie et son obstination firent tout manquer, et Jean, hors de lui, retourna la barque en disant :

« Quand vous voudrez pêcher le saumon, vous irez avec un autre que moi. Ce ne sont pas des goujons de cette taille qu’il vous faut, et si nous restions là plus longtemps, je vous casserais la tête avec le manche de mon croc.

— Dieu me préserve de retourner avec un malappris de votre espèce ! répondit Galuchet en s’asseyant sur le bord de la barque.

— Ne vous mettez pas là, reprit le charpentier, vous me gênez, et vous feriez beaucoup mieux de m’aider à remonter ce courant qui est dur comme le fer. Voilà M. Émile qui travaille comme un bon compagnon, et vous, gros et fort comme vous êtes, vous nous regardez suer en vous croisant les bras.

— Ma foi, tant pis pour vous, répondit Galuchet ; vous m’avez fait boire, je ne suis bon à rien.

— Oui, mais vous êtes lourd, et puisque vous ne travaillez pas, vous irez à terre. Au rivage, au rivage, mon petit Émile ! mettons à terre les paquets embarrassants ! »

Ils cinglèrent vers la rive ; mais Galuchet trouva le procédé offensant, et refusa d’aborder en jurant de la manière la plus cynique.

« Mille démons ! s’écria Jappeloup tout à fait en colère, tu m’as fait manquer une truite superbe, mais tu ne me feras pas échiner à ton service ! »

Et il le poussa hors de la barque ; mais, en faisant résistance, Galuchet glissa entre la barque et le rivage, et tomba dans l’eau jusqu’à la ceinture.

« Ma foi, c’est bien fait, dit Jappeloup : cela mettra de l’eau dans ton vin. »

Et il éloigna rapidement la barque, que Galuchet, transporté de fureur, essayait de faire chavirer.

« Ah ! le méchant garçon ! s’écriait le charpentier ; convenez que s’il y a de bonnes bêtes, il y en a aussi de bien mauvaises ! Laissez-le barboter, dit-il à ses compagnons, qui craignaient que le pauvre Galuchet, à cause de son état d’ivresse, ne vînt à se noyer, quoique l’endroit ne fût pas dangereux. S’il enfonce trop, je lui planterai mon crochet dans la ceinture et je le repêcherai comme un saumon. Mais bah ! si c’était quelque chose de bon, on pourrait s’inquiéter, au lieu que ce qui n’est bon à rien, les animaux morts et les bouteilles vides, surnage toujours. »

Au bout de quelques instants, Galuchet sauta sur l’herbe et disparut en montrant le poing.

Ce ridicule incident attrista beaucoup Gilberte. Pour la première fois elle voyait un grave inconvénient de la trop grande bonhomie de son père. Ces manières rustiques et simples de ceux qui l’entouraient, et qui étaient l’expression de la candeur et de la bonté, commençaient à l’effrayer, comme ne lui assurant pas une protection assez éclairée ni assez délicate pour son âge et pour son sexe.

« Je suis une pauvre fille de campagne, se disait-elle, et je sais fort bien vivre avec les paysans ; mais c’est à la condition que certains demi-bourgeois mal élevés ne viendront pas se mettre de la partie : car alors les paysans deviennent un peu trop sauvages dans leur colère, et la vie que je mène ne me met pas à l’abri des vengeances de la lâcheté. »

Elle songeait alors à Émile comme à un appui que le ciel lui destinait ; mais alors elle se demandait dans quel milieu il était forcé de vivre lui-même, et l’idée que M. Cardonnet employait des gens de l’espèce de Galuchet lui causait une sorte de terreur vague sur son caractère et ses habitudes.

Lorsque Jean Jappeloup revint le soir à Gargilesse, il trouva Galuchet étendu comme mort au milieu de son chemin. Le pauvre diable, un instant dégrisé par le bain qu’il avait pris, était entré dans un cabaret pour se sécher, et comme il avait peur pour sa santé, il s’était laissé persuader de prendre un verre d’eau-de-vie qui l’avait achevé. Il revenait littéralement à quatre pattes. Jean avait eu le temps d’oublier sa colère, et d’ailleurs il n’était pas homme à laisser un de ses semblables exposé à se faire écraser par les pieds des chevaux. Il le releva, supporta patiemment ses menaces et ses injures, et le ramena, le portant plus qu’à demi, jusqu’à l’usine, où Galuchet, qui ne le reconnaissait pas, rentra en jurant qu’il se vengerait du scélérat qui avait voulu le noyer.

FIN