Le Péril jaune au XIIIe siècle

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Le Péril jaune au XIIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 143-175).
LE PÉRIL JAUNE
AU XIIIe SIÈCLE

Une puissance, née sur les bords de l’Onon et de la Kéroulène, en plein continent asiatique, loin de toute mer, et rapidement grandie jusqu’à toucher aux mers chinoises et à la Baltique, aux glaces de l’Océan polaire et aux ardeurs du golfe Persique ; un empire,

Qui plus grand que César, plus grand même que Rome,
Absorbe dans son sort le sort du genre humain ;

des armées, parties du fond de l’Asie Centrale, de la Mongolie et de la Sibérie, qui promènent leurs étendards toujours triomphans des bords du fleuve Bleu jusqu’aux rives du Danube ; des capitaines, les plus victorieux dont le monde ait jamais ouï parler ; une administration, dont les ordres, venus de Pékin ou de Karakoroum sont rigoureusement obéis depuis Moscou et Buda-Pesth jusqu’au Tonkin et à la Corée ; un commerce actif, qui, par des routes sûres, sous la protection de la loi et du gendarme mongol, unit l’Extrême-Orient asiatique avec l’Occident européen : voilà, vers le milieu du XIIIe siècle, le prodigieux spectacle qu’offre le monde, et c’est ce que, peut-être, on ne trouvera pas sans intérêt de rappeler au moment où, par la plus terrible des guerres, l’Extrême-Asie rentre en contact avec l’Europe.

Il ne s’agit point ici, bien entendu, de profiter de l’universelle émotion pour évoquer devant l’Europe troublée le fantôme de l’ogre mongol et, en décrivant les anciennes révolutions de l’Asie, de conclure à une menace imminente du « péril jaune. » Les Japonais ne sont point les Mongols, et nous ne sommes plus au XIIIe siècle. Mais les conditions de la vie des peuples asiatiques et de leurs rapports avec l’Europe sont déterminées par des circonstances permanentes que les siècles et les hommes n’ont pas créées et qu’ils ne sauraient modifier. L’Europe est un prolongement, une péninsule de l’Asie : entre elles, point de frontière naturelle, aucune solution de continuité, mais des affinités de sol et de climat, une parenté géographique de nature à créer une solidarité historique. Entre Occident et Orient, les relations de commerce et de guerre sont la règle ; l’isolement est l’accident. Ce n’est pas la nature, c’est l’Islam qui, triomphant avec Timour, vers la fin du XIVe siècle, dans l’Asie touranienne, ferma les routes séculaires du commerce et enveloppa de mystère et de mort les principautés turques de la Transoxiane et du Turkestan. L’Europe prit l’habitude d’aller chercher l’Asie par mer, par le cap de Bonne-Espérance, depuis Vasco de Gama, et par Suez, depuis Ferdinand de Lesseps ; la Chine lui apparut comme un pays fermé, où l’on n’accède que par quelques « ports ouverts, » et, pour les Chinois, les nations chrétiennes furent les « barbares de la mer. » L’Asie et l’Europe s’ignorèrent réciproquement ; elles cessèrent de se comprendre et de se compénétrer.

Quelle que soit l’issue de la guerre où Russes et Japonais s’étreignent actuellement avec un égal acharnement et un égal héroïsme, elle aura certainement pour conséquence de mêler plus intimement la vie de l’Europe aux affaires de l’Asie. Lorsque, dans le recul des siècles, la guerre russo-japonaise n’apparaîtra plus que comme un point sanglant sur la route de l’humanité, c’est encore de cette heure que l’histoire fera partir l’ère nouvelle où, refluant vers leurs origines, les peuples occidentaux ont repris contact avec la vie asiatique. La marche des Russes vers l’Orient, en faisant disparaître les petits États musulmans du Turkestan où, naguère encore, un chrétien ne pouvait pénétrer qu’au péril de ses jours, a rouvert l’ancienne « route de la soie, » déblayé la voie où passèrent les armées chinoises, turques et mongoles et le commerce de Venise. En conduisant une voie ferrée vers l’Extrême-Orient, la Russie a réveillé cette Asie de l’Amour, de la Mandchourie et de la Mongolie que le monde oubliait depuis les temps du Tchinghiz Khan. C’est une loi de l’histoire humaine que, plus encore que le commerce, la guerre rapproche les peuples : tel sera le résultat du conflit actuel. Le reflux des hommes des steppes vers cet Orient asiatique, témoin de leurs premières migrations, entraîne l’histoire du monde hors des voies où les peuples d’Europe prétendaient la canaliser à leur profit, et la ramène vers cette Asie Centrale d’où sont parties les grandes races dominatrices de la terre. C’est là un fait dont les conséquences apparaîtront aux générations qui suivront la nôtre et qui ne saurait être comparé qu’à ces événemens décisifs qui divisent en grandes périodes l’histoire de l’humanité, tels que les conquêtes d’Alexandre, celles de Rome, l’invasion des Arabes arrêtée à Poitiers, la conquête de l’Asie par les Mongols[1].


I

Nulle part plus étroitement que dans les étendues immenses de l’Asie Centrale, la nature n’a contraint les hommes à adapter leur vie à ses exigences. L’altitude et l’épaisseur de ses montagnes gigantesques, la morne solitude de ses déserts, l’indéfini déroulement de ses steppes glacées où s’étalent, inutiles et superbes, des fleuves qui se perdent dans des bassins fermés ou parmi les banquises de l’Océan du Nord, l’absence de toute voie naturelle de communication et de toute mer libre, ont créé, pour les habitans de l’Asie Centrale, certaines conditions d’existence dont ils ont toujours subi l’inexorable fatalité. Les empires ont succédé à d’autres empires et les croyances à d’autres croyances sans rien changer à la vie du nomade qui hante les hauts plateaux, ou à celle du paysan chinois qui peine sur son coin de terre. L’Asie, mère de toutes les religions, est le pays de l’immuable.

De la Hollande et de l’Allemagne du Nord au désert de Gobi et aux larges vallées chinoises, un seul obstacle naturel interrompt la continuité monotone des plaines et des steppes : c’est la série des montagnes qui, depuis l’Hindou-Kouch et l’Himalaya jusqu’au-delà du lac Baïkal, séparent la dépression où coulent le Syr et l’Amou-Daria, l’Obi et l’Irtyche, du bassin du Tarim et des plateaux de la Mongolie. De l’Europe Centrale et de la Russie jusqu’en Chine, en franchissant ces chaînes, la route est directe ; elle s’allonge en ligne droite à travers tout le vieux continent ; tandis que, des ports de la Baltique jusqu’aux mers Jaunes, par le cap de Bonne-Espérance ou même par Suez, c’est la plus longue navigation que l’on puisse faire sur le globe. « Le coureur de terres du haut Yénisseï peut courir aussi bien vers l’embouchure du fleuve Jaune que vers celle du Don, sans quitter son cheval, au lieu que le coureur de mers, riverain de la Vistule ou des détroits entre la Suède et le Danemark, ne peut pas courir aux bouches du Danube sans quitter son bateau : la navigation est trop compliquée, trop tortueuse, trop hérissée d’obstacles. » De Chine en Europe, la vraie route, c’est la route de terre, la fameuse « route de la soie. »

Le Gibraltar de cette voie terrestre, le point où il est facile de la couper, ce sont les passages par où elle franchit la barrière montagneuse qui sépare les Marches de la Chine des steppes du Turkestan et de la Sibérie. Entre les chaînons de l’Altaï, courant de l’Ouest à l’Est, et la longue arête parallèle que nos cartes désignent sous le nom de Monts-Célestes (en chinois Tian-Chan, en turc Tengri-dagh : montagne du Ciel ou montagne de Dieu), s’ouvre un long couloir, large de plus de cent cinquante lieues. « Des seuils, des îlots, des promontoires bossellent et obstruent le fond de ce grand détroit ; mais, au nord et au sud d’un seuil que les Russes désignent sous le nom de montagnes du Tarba-gataï, par la dépression au fond de laquelle le lac Dzaïssan s’écoule dans l’Irtyche, et par celle où, après le lac aux Eaux-Violettes (Ala-Koul), les Sept Rivières vont grossir le lac Balkach, le détroit est largement ouvert entre l’Altaï et la Montagne du Ciel, donnant passage du bassin d’en haut à celui d’en bas[2]. » Ce passage, nos cartes le nomment : portes de Dzoungarie, et les Chinois, de tout temps, l’ont appelé Tian-Chan-Pe-Lou, c’est-à-dire route au Nord de la Montagne du Ciel. Le voyageur qui arrive de Mongolie peut encore se glisser entre les sables du Gobi et la chaîne du Tian-Chan et arriver au pied des Pamir, « terrasse du monde, » dans la dépression où s’élève Kachgar et, en franchissant des cols difficiles, parvenir dans la haute vallée du Syr-Daria, entre l’Alaï et le Tchotkal, en Fergana. Fergana, en iranien, veut dire passage ; là en effet aboutit la « route au Sud de la Montagne du Ciel, » le Tian-Chan-Nan-Lou. Route du Sud et route du Nord conduisent l’une et l’autre vers la mer d’Aral et la Caspienne, vers les plaines russes, ou vers la Perse, l’Arménie et la Méditerranée. Par ces deux routes sont passés, de tout temps, les conquérans et les marchands ; par là passera sans doute un jour le chemin de fer direct d’Europe à Pékin ; par là seulement la Chine communique avec l’Occident. Dans l’histoire de l’Asie Centrale, ces passages et les peuples qui en habitent les abords, ont joué un rôle capital.

Toute l’activité asiatique gravite autour de quelques centres particulièrement favorisés par le climat, où la terre et l’eau se combinent en d’heureuses proportions et permettent à l’homme le travail sédentaire. Là viennent s’entasser, en agglomérations nombreuses, les peuples attirés par la douceur de vivre sous un ciel clément, sur un sol fertile ; là s’élaborent les civilisations et s’organisent les empires. La Chine, avec ses fleuves vivifians et ses vallées plantureuses, l’Iran avec ses belles oasis et les grands cours d’eau qui flanquent ses abords, le Tigre et l’Euphrate, le Syr et l’Amou-Daria, ont toujours été les pôles d’attraction de l’Asie Centrale. Deux civilisations s’y sont développées qui, à travers les vicissitudes de l’histoire, malgré les conquêtes et les révolutions, n’ont jamais perdu ni leur physionomie originale, ni leur puissance de rayonnement. Ces terres de prédilection attirent l’homme du désert et de la steppe, le caravanier, le pasteur, le coupeur de routes, comme une table bien servie fascine le vagabond qui n’a jamais connu la jouissance de manger à sa faim ; vers ces édens interdits sont allées de tout temps les convoitises des Turcs et de leurs cousins les Mongols.

Les montagnes qui vont des Pamir aux rives de l’Amour, les vallées qui en descendent, les prairies et les forêts qui s’y intercalent, les passages qui les interrompent, tout ce pays verdoyant qu’arrosent la Selenga, l’Orkhon, la Toula[3], et que « la Kéroulène sainte » sépare du « Grand Vide » (le Gobi), c’est la patrie des Turcs et des Mongols. Dans les plaines abritées, partout où l’eau permet la culture, le Turc s’adonne volontiers aux travaux des champs ; il vit en sédentaire, en tarantchi ; mais celui qui ne trouve pas place sur les gras pâturages, l’aventurier en rupture de ban, s’en va vivre en « marron, » en kazak (cosaque) sur la steppe indéfinie que la glace durcit l’hiver, qui poudroie l’été, mais qui, pendant la courte fête du printemps, se couvre de verdure et se pare de ces fleurs multicolores, de ces tulipes, dont les femmes reproduisent le chatoyant éclat en tissant les merveilleux tapis qui sont, chez tous les Turcs, le chef-d’œuvre de l’art national. Mais, coureurs de steppes ou sédentaires, Turcs et Mongols sont cavaliers et guerriers par vocation et par nécessité ; sous leur rude climat, ils ont besoin de se fouetter le sang ; ils aiment l’ivresse de la course, de la chasse et de la guerre ; ils méprisent le vilain, le « Sarte » qui peine sur la glèbe pour acquérir à la sueur de son front ce qu’un bon Turc gagne avec son sabre. Comment ne serait-il pas guerrier, quand, du haut de ses montagnes, il aperçoit à ses pieds la proie convoitée, la plantureuse Chine ou les riches oasis de la Transoxiane, où un brave trouve toujours sa fortune, soit comme conquérant, soit comme mercenaire ?

Un voyageur moderne, Brjewalski, décrit d’une façon saisissante le tableau qui se découvre devant le cavalier quand, venant du Nord, après un interminable voyage à travers la lande morne, il découvre à ses pieds la Chine. « Jusqu’au dernier jour, le voyageur est enfermé par les ondulations du plateau ; tout à coup paraît devant ses yeux un merveilleux panorama. Aux pieds du spectateur ravi se dressent, comme dans un rêve fantastique, de hautes chaînes de montagnes ; rocs sourcilleux, précipices et gorges profondes s’enchevêtrent et descendent sur de larges vallées où la vie déborde, où serpentent les rubans argentés d’innombrables cours d’eau. » « Il faut avoir vécu, ajoute M. Léon Cahun, les longues et monotones journées de marche à travers les interminables ondulations de la lande aride, pour comprendre le tumulte des passions que la vue des montagnes bleues, des plaines diaprées, des filets argentés d’eau courante, éveillent dans lame de l’homme armé et à cheval. Quand ces Turcs, de la crête du plateau, plongeaient le regard dans la Chine immense, ils ne doutaient plus de rien ; le pays n’était pas difficile ; ils voyaient de l’eau partout ; il n’y avait qu’à courir, à sabrer. Rapides, ils descendaient, saccageaient, disparaissaient, tels les montre le fameux vers persan :

Amedend ou kendend ou soukhtend ou kouchtend ou bourdend ou reftend.
Ils vinrent et saccagèrent et brûlèrent et tuèrent et chargèrent et s’évanouirent.


Comme la Scythie pour le Romain ou la Parthie pour l’Iranien, la terre des Turcs est, pour le Chinois, le pays de l’épouvante, d’où vient la tempête, le terrible bourane, qui affole les chevaux, et l’invasion foudroyante, dans un tourbillon de poussière jaune, des escadrons turcs et mongols. Tel était l’effroi qu’ils inspiraient qu’au troisième siècle avant notre ère, les Empereurs d’Or n’imaginèrent rien de mieux, pour les contenir, que d’enfermer la Chine dans la prodigieuse ceinture de la Grande Muraille. Mais montagnes ni remparts n’arrêtent le Turc ; dès qu’il se sent assez fort, dès que la surveillance se relâche aux frontières, il se rue au butin, à la conquête. Toute l’histoire de l’Asie Centrale est la constante répétition d’une même série de faits : les gens des Marches, Mongols, Mandchous, Turcs, Arabes, plus pauvres et plus hardis que les laboureurs leurs voisins, se jettent sur leurs terres, s’y installent, y fondent des empires ; mais, après une ou deux générations, les plus civilisés l’emportent, les vaincus assimilent les vainqueurs et poursuivent leur propre histoire, entraînant avec eux les petits-fils des conquérans. Ces guerriers superbes, ces rudes coureurs d’aventures, n’ont pas été des créateurs de civilisation ; chaque fois qu’ils ont imposé une dynastie de leur sang à la Chine ou à la Perse, elle s’est tout de suite « chinoisée » ou « iranisée. »

Se sentent-ils trop faibles pour tenter un coup de force, les loups se font bergers ; ils sollicitent humblement d’entrer sur la terre promise, ils s’y insinuent, par petites troupes de soldats mercenaires, ils s’y emploient avec zèle à défendre, contre de plus faméliques, le festin dont ils sont admis à savourer les reliefs. « Le Barbare combat pour nous, pour nous il sème ! » s’écriait dans sa joie le Gallo-Romain du IVe siècle ; au VIe ou au VIIe, l’homme de l’Iran et du Cathay avait à l’égard du Turc ou du Mongol la même illusoire sécurité. Mercenaires ou conquérans, la vie des « Barbares » de l’Asie Centrale a été intimement mêlée à celle de la Chine et à celle de la Perse. Caravaniers du désert, ils ont convoyé sur la « route de la soie » non seulement les marchandises, mais aussi les religions, l’alphabet, les idées ; grâce à eux, au XIIe et au XIIIe siècle, la Chine était moins étrangère à l’Europe qu’elle ne l’était encore il y a cinquante ans ; ils ont été les véhicules des civilisations chinoise, arabe, persane ; ils ont servi de trait d’union entre l’Occident européen et l’Orient jaune. Ainsi, à côté de l’éternel antagonisme, Iran contre Touran, Chinois contre Mongol, il y a toujours eu, entre nomades et sédentaires, échange de services et réciprocité d’influence ; tout en se combattant périodiquement, ils sont, pour ainsi dire, complémentaires les uns des autres. Toute l’histoire de l’Asie Centrale tient dans ce jeu de bascule.

A des peuples batailleurs convient une organisation sociale et politique toute militaire : le Turc est toujours mobilisé, toujours sur le pied de guerre. La discipline, le respect de la hiérarchie, de l’ancienneté en grade, sont les fondemens de la société ; le capitaine de gens d’armes est aussi celui qui possède le franc-alleu, la terre libre. Le devoir militaire, l’obéissance au supérieur prime tout, même les droits naturels de la famille. « Le Turc, à cheval, ne connaît plus son père : » c’est un dicton du pays. « Si l’on sabre la maison de ton père, sabre avec tes compagnons : » c’en est un autre. En revanche, deux guerriers, deux rois qui ensemble ont « bu le serment, » c’est-à-dire partagé une coupe remplie de leur propre sang mêlé à du koumiss[4], sont unis l’un à l’autre par le plus puissant des liens. Les coutumes de l’héritage sont caractéristiques d’une société toute militaire : c’est le plus jeune des fils, qui hérite de la terre et reste le gardien du foyer, vivant paisiblement sous sa yourte, sur le pré de ses ancêtres ; à l’aîné, au contraire, les chevaux et la bande de gens d’armes avec lesquels il saura faire bonne besogne ; quant aux cadets, nantis d’une méchante monture, l’arc et le carquois à l’épaule, le sabre au côté, ils s’en vont « aux fortunes de Chine, » quêtant au loin une adoption, s’offrant à qui veut les employer, à un père sans enfans, à un roi en quête de reîtres : en cherchant leur vie de-ci, de-là, ces aventuriers eurent parfois d’étranges fortunes : ils succédèrent aux khalifes de Bagdad et s’assirent sur le trône des empereurs de Byzance. Témoudjine, avant de devenir le Tchinghiz Khan des Mongols, s’est offert à l’adoption du roi des Turcs Keraït ; Timour s’est mis en route pour la conquête du monde portant sa femme en croupe sur son cheval boiteux ; le grand Mogol Bâber, qui conquit les Indes, dépouillé de son royaume de Fergana, mena d’abord la vie d’un paladin errant. « Spadassins et bravi dans la maison des khalifes, reîtres et condottieri en Perse, en Chine, en Asie Mineure, en Syrie, coupe-jarrets gagés chez les mameluks d’Egypte, voilà ce qu’ont été les aventuriers turcs et mongols qui ont détruit et fondé les empires, en Asie, du vie au XVIe siècle ; ces gens de guerre professionnels ne ressemblent en rien aux pâtres qu’on s’est figurés. De houlette, ils n’ont jamais connu d’autre que leur lance, et leurs pipeaux étaient des clairons. »

Dans cette société guerrière, la religion tient peu de place : le Turc croit au Tengri, maître du ciel, et s’adonne à des pratiques superstitieuses ; mais il est trop peu sentimental et il n’a pas assez d’imagination pour être sensible à la poésie des mythes. Il a toujours accepté la religion de ses chefs ou de ses maîtres ; musulman dans l’Asie occidentale, bouddhiste dans les Marches chinoises, il n’a jamais été qu’un « pauvre croyant ; » aucune hérésie n’est jamais née en pays turc ou mongol ; la foi, pour ces soldats, est affaire de discipline ; leur vraie religion, c’est le règlement, le yassak. Au temps du Tchinghiz Khan, les Turcs de l’Asie occidentale, sous l’influence de la Perse, étaient devenus musulmans ; du Thibet, le bouddhisme s’avançait vers le Nord et faisait des progrès dans les marches chinoises : enfin plusieurs nations turques, telles que les Keraït et les Naïmane, étaient chrétiennes nestoriennes. Ce petit troupeau, perdu si loin dans les steppes de l’Asie Centrale, les chrétiens latins en avaient vaguement entendu parler : c’était, pour eux, le mystérieux royaume du Prêtre Jean[5]. L’époque du Tchinghiz Khan est le moment critique où les trois grandes religions qui se partagent le monde pouvaient prétendre l’une et l’autre à l’empire de l’Asie ; des trois, nous verrons que les Turcs ne favorisèrent aucune ; par une étrange contradiction, le caporalisme turc qui a imposé un joug uniforme à tant de peuples divers, a respecté l’indépendance des consciences.

Une horde de cavaliers sauvages, qui surgit tout à coup des profondeurs de l’Asie, conduite par un guerrier sanguinaire, nouvel Attila, incarnation du génie du mal, qui se rue, d’une seule chevauchée, sur le monde consterné, tuant, brûlant, ravageant tout, détruisant sans rien édifier, et qui passe, comme un aveugle fléau, sur l’Asie et sur l’Europe pour s’évanouir enfin par l’exagération même de ses conquêtes, sans laisser après elle d’autre souvenir que des ruines : c’est à peu près ainsi que l’on se représente en général le rôle historique des Mongols au temps du Tchinghiz Khan. Si la réalité répond à ce sombre tableau, s’il ne doit rester, de ces grandes révolutions de l’Asie, d’autre image que celle de villes brûlées et de pyramides de têtes humaines, ou si au contraire, autant que par la puissance du sabre, ce n’est pas par la souplesse de leur politique, par l’exactitude de leur administration et la fermeté de leur justice que ces Turcs et ces Mongols ont fondé et gouverné leur immense empire, c’est ce que nous voudrions examiner ici.


II

Dès leur apparition dans les annales chinoises, au VIe siècle, sous le nom de Tou-Kioue (Τούρϰοι (Tourkoi) en grec), nous voyons les Turcs et les Mongols en relations, tantôt d’alliance et de vasselage, tantôt d’hostilité, avec l’Illustre Nation ou avec les dynasties persanes : ils sont déjà les gardiens de la « route de la soie, » ils y conduisent les caravanes ou, selon les temps, les pillent. À cette époque, un Turc du nom de Mokan règne sur presque tous les rameaux de la grande famille, depuis les. Marches chinoises jusqu’au pays des Turcs Kiptchak (la Russie méridionale actuelle) ; ce curieux précurseur prend conscience du rôle qu’offre au peuple turc sa situation entre l’Empire d’Or et les royaumes occidentaux, il ébauche déjà le programme qu’exécutera, au XIIIe siècle, le Tchinghiz Khan, il cherche à négocier une alliance entre la Chine et l’Empire Byzantin, pour mettre à la raison les Perses, coupables de fermer la « route de la soie, » partager leur pays avec les empereurs de Roum et obliger les Abares, Turcs en rupture de ban qui couraient la steppe et inquiétaient les frontières du Danube, à rentrer sous son autorité. Une coalition entre Byzance et les Turcs contre la Perse, à cette époque, au moment où allait naître l’Islam, c’était peut-être la propagande musulmane rendue infructueuse et le triomphe assuré du christianisme nestorien qui se développait alors en Transoxiane et dans tout les pays turcs. Le formalisme des Byzantins, leur mépris pour tout ce qui était « barbare, » coupèrent court à ces vastes projets : l’Islam envahit la Perse et le Turkestan, et la religion chrétienne, reléguée en Pe-Lou, dans les Marches chinoises, séparée du catholicisme grec et latin par l’écran des peuples musulmans, allait lentement s’étioler pour finalement disparaître, vers le XIVe siècle, écrasée entre les sectateurs de Mahomet et les adorateurs du Bouddha.

Rejetés au nord par la poussée arabe, les Turcs et les Mongols se font reîtres au service de la Perse, de la Chine où du Khalifat, et besognent si habilement qu’au XIIe siècle, des capitaines turcs, les Seldjoucides, sont les maîtres en Iran, avec un fantôme de khalife à Bagdad, pendant que d’autres Turcs, les Khitaï, sont les maîtres en Chine, avec un fantôme d’empereur à Pékin. Au moment où va paraître le Tchinghiz Khan, les diverses branches de la famille turco-mougole se partagent l’Asie depuis les frontières du pays de Roum jusqu’au golfe du Pe-tchi-li. Réunir toutes ces forces en un faisceau, soumettre à la même loi tous les fragmens épars de la race, ce sera l’œuvre de Témoudjine, le Tchinghiz Khan des Mongols.

Témoudjine naquit en 1162 ; son père Yésougueï était un petit chef qui, entre l’Orkhon et la Selenga, commandait à quelque 200 000 âmes ; il appartenait à la noble lignée mongole des Bordjiguène, qui s’attribuait une origine miraculeuse et dont les annalistes ont plus tard embelli la légende. Par sa mère, Témoudjine descendait d’une famille turque Oïgour, probablement chrétienne, et était parent des Seldjoucides. Quand Yésougueï mourut, son fils n’avait que treize ans ; bravement, la veuve rassembla les cliens de son mari ; au bord de la Kéroulène, près des sources de l’Orkhon, elle déploya l’étendard aux neuf queues blanches et invoqua le secours de son voisin, le roi des Turcs Kéraït chrétiens, avec qui Yésougueï avait « bu le serment. » Ces premières années de Témoudjine se consumèrent en des luttes obscures, avec des alternatives de succès et de revers, pendant lesquelles, plus d’une fois, il dut prendre le désert et battre l’estrade en cosaque ; ces épreuves achevèrent de tremper son caractère, de lui donner l’habitude de l’autorité et l’expérience des hommes ; autour de lui se forma un noyau de fidèles parmi lesquels il sut discerner les chefs qu’il allait lancer à la conquête du monde. En 1188, il remporte sa première grande victoire ; il a déjà, avec lui, 13 000 chevaux, sans compter les gens de pied et les valets ; bientôt il se sent de taille à s’attaquer à son ancien allié, le Ouang Khan, le « Prêtre Jean » des Occidentaux, roi des Turcs Kéraït ; il s’empare de ses États, rallie toutes les tribus, depuis la Selenga jusqu’à l’Amour et depuis le Baïkal jusqu’au désert de Gobi et à la Grande Muraille ; puis, sûr de sa force, il prend franchement, en face de l’empire chinois, le protectorat des Ongout, Turcs chinoises que les Empereurs avaient préposés à la garde de l’Enceinte d’Or. Cet acte d’audace rallie à sa cause tous les chefs turcs et mongols ; « le maître, c’était ce Mongol qui bravait l’Empereur de Chine et qui promettait de maintenir envers et contre tous l’héritage des ancêtres et leur droit coutumier. En tout pays où émigraient des Turcs, Témoudjine eut des partisans au grand jour et, dans l’ombre, des agens, des espions, » grâce auxquels il organisa ce merveilleux service de renseignemens qui a été l’un des instrumens les plus perfectionnés de ses victoires. En 1208, menacé par une coalition, il s’élance vers l’Ouest, court sus aux Turcs Naïmane de l’Altaï et du Haut-Irtyche, défait et tue leur roi, les soumet ; puis il s’attaque, des deux côtés des Monts-Célestes, en Nan-Lou et en Pe-Lou, au plus redoutable de ses adversaires, Guchlug, gendre du puissant roi des Turcs Kara-Khitaï et le repousse au-delà des montagnes. Dès lors, tout le pays, depuis les Pamir et les steppes sibériennes jusqu’à la Grande Muraille, lui obéit, et il pense, comme l’avait dit notre Charlemagne, que celui qui a la puissance d’un Empereur doit en avoir le titre ; en 1206, il prend son parti, déplante les étendards et les génies tutélaires de sa famille pour les porter, de Deligoun-Bouldak, en pays Naïmane, à la vieille capitale turque, à Karakoroum. L’acte était décisif : planter ses étendards à Karakoroum, c’était relever l’ancien empire turc, c’était prendre le titre impérial ; Témoudjine franchit ce dernier pas. Avec le scrupule de légalité qui caractérise son genre particulier de despotisme, il avait d’abord réuni le Kourillaï, l’assemblée générale des Tarkhans ou possesseurs de francs-alleux, et s’était fait décerner le pouvoir impérial avec le titre de Tchinghiz Khan, « Seigneur Inflexible, Inébranlable, Absolu. » En se faisant acclamer comme Empereur par les représentans de dix-neuf peuples turcs et toungouzes et de vingt-six tribus mongoles, Témoudjine ne se décorait pas seulement d’un titre fastueux ; comme Charlemagne, il consacrait et symbolisait l’union de tous ces peuples en une seule nation : les Mongols bleus. Une légende postérieure lui prête un discours qui reproduit certainement sinon le texte, du moins l’esprit des paroles qu’il prononça, ce jour-là, sur la colline de Deligoun-Bouldak : « Ce peuple qui s’est fait inséparable de ma personne, ce peuple qui, d’un cœur égal, acceptant joies et douleurs, a donné ce grand corps à ma forte pensée.., ce peuple, pur comme le cristal de roche, qui, parmi tous les dangers, a fait rayonner sa loyauté jusqu’au but de mes efforts, je veux qu’il s’appelle les Mongols bleus ; au-dessus de tout ce qui se meut sur terre, qu’il grandisse et s’élève ! »

Relever l’empire turc, c’était déclarer la guerre à la Chine du Nord[6]. Le Tchinghiz Khan le savait, il s’y était préparé et il se lança d’un cœur joyeux dans une aventure d’autant plus périlleuse que la dynastie des Niu-tchi, qui régnait sur la Chine du Nord, était d’origine mandchoue et avait à son service des bandes redoutables de mercenaires turcs et thibétains. La guerre dura vingt-quatre ans, tant la résistance fut acharnée ; mais, dès les premières campagnes, l’issue de la lutte n’était plus douteuse : les temps étaient venus où aucune armée au monde ne pourrait résister au choc des troupes mongoles et à la stratégie supérieure de leurs généraux, où toute puissance terrestre devrait frapper le sol du front devant la majesté du Tchinghiz Khan, Force du Ciel. Par-delà les Pamir et les passages de Pe-Lou et de Nan-Lou, l’Empire des Turcs Kara-Khitaï, héritiers des Seldjoucides, qui s’étendait jusqu’aux Marches de l’Inde, de l’Afghanistan et de la Transoxiane et, plus loin encore, la puissante nation musulmane des Turcs Kankli, dont le roi Mehemed le Batailleur, régnait sur la Transoxiane, le Kharezm[7], la Perse et l’Irak, jusqu’aux confins de la Géorgie, de l’Arménie, du pays de Roum et du Khalifat, allaient en faire la rude expérience. Cette fois, le Tchinghiz Khan marchait vers l’Ouest avec la résolution d’en finir et d’achever de rassembler sous son autorité tous les membres de la famille turque ; il arrivait, précédé de l’immense réputation, de la gloire et de la terreur qui accompagne toujours, en Asie, un conquérant de cette Chine, modèle de toutes les splendeurs, type de tous les empires : « Devant un Turc maître de la Chine, ces Turcs d’Occident sentaient la partie perdue d’avance. »

Cependant Guchlug tint tête bravement : allié à Mehemed le Batailleur, il avait détrôné son beau-père, le Khan des Kara-Khitaï ; il prit l’offensive en Nan-Lou[8], attaquant les garnisons mongoles, molestant leurs alliés. Mais le Tchinghiz Khan revenait de Chine et, devant lui, ses terribles capitaines accouraient, doublant les étapes. « Djébé arrivait à Karakoroum et Souboutaï l’y rejoignait, ramenant ses troupes de Corée par une jolie marche de six ou sept cents lieues, une promenade pour ces gens-là. » Le temps de laisser souffler les chevaux, ils étaient sur l’Irtyche où ils écrasaient un peuple rebelle, et en Nan-Lou, dans le pays de Kachgar, où Djébé rejoignait Guchlug et lui coupait la tête. Depuis la Corée jusqu’en Transoxiane, depuis les solitudes du Nord jusqu’aux glaciers du Thibet, il ne restait plus debout un seul ennemi ; mais par-delà les Pamir, dans l’Ouest, d’autres Turcs encore régnaient sur l’empire du Kharezm, et, plus loin encore, on savait vaguement qu’il y avait des Bachkir, que d’autres appelaient Madjar, et des Boulgar, jusqu’à un grand fleuve nommé Tourna[9]. Tous ces Turcs ou cousins de Turcs devaient à leur tour s’humilier devant la puissance du Khan.

La lutte la plus rude et la plus longue fut contre les musulmans du Kharezm : mais, comme en Chine, la première campagne, sur le Syr-Daria, fut décisive : menacés par le Nord, tournés par le Fergana, Sultan Méhemed et son fils Djelal Ed-Dine furent battus. Jamais encore l’habileté stratégique et la parfaite organisation des Mongols ne s’étaient manifestées avec une plus foudroyante supériorité. Tout le bassin du Syr et de l’Amou-Daria, toute la Perse avec ses dépendances furent conquis. Djelal Ed-Dine, le héros de la résistance persane, traqué, pourchassé jusqu’à Delhi, tenait tête, reparaissait inopinément, reprenait la lutte ; une fois même il infligea à une armée mongole le seul échec que les troupes du Tchinghiz Khan aient jamais subi ; il ne périt qu’en 1231. Ses vieilles bandes, qui faisaient depuis vingt ans la plus rude guerre, allèrent prendre du service en Égypte et chez les Atabeks de Syrie ; nos croisés rencontrèrent à Gaza, en 1214, ces terribles routiers, débris des grandes guerres mongoles, ces « Corasmins » dont Joinville a gardé le souvenir et qui leur infligèrent une rude défaite.

Entre temps, le Tchinghiz Khan lançait vers l’Ouest une audacieuse avant-garde, 25 000 hommes, avec ses deux meilleurs généraux, Djéhé et Souboutaï ; longeant la rive sud de la mer Caspienne, ravageant la Perse, ils débouchent tout à coup en Géorgie, enlevant les villes d’assaut, escaladant les châteaux ; ils franchissent le Caucase, comblant les précipices avec des rochers et des pièces de bois, bravant montagnes et torrens, et, tout d’un coup, ils tombent, comme du ciel, dans le pays des Kiptchak, battent les tribus turques et tous les princes de la Russie du Sud et de l’Est, accourus à la rescousse, 80 000 hommes ! ils poussent jusqu’au Dniepr ; puis, tranquillement, ils reviennent, contournant par le Nord la Caspienne et la mer d’Aral, rapportant de ce prodigieux « raid, » sans exemple dans l’histoire, la soumission d’un immense empire, tout ce qui est aujourd’hui la Transcaucasie, la moitié de la Russie, la Sibérie occidentale. En passant, ils avaient appris que, plus loin dans l’Ouest, d’autres Turcs encore, d’autres enfans de la grande famille, étaient établis au bord d’un autre fleuve Touna (le Danube). Ils rejoignirent le Tchinghiz Khan par-delà les Pamir, en Nan-Lou ; « ils revinrent bien contens, dit naïvement Aboul’ ghazi, le Khan approuva le rapport qu’ils lui firent et leur accorda de hautes récompenses. »

Ayant ordonné ses besognes au pays des Turcs, l’Empereur Inflexible revenait vers la Chine, où le rappelait la mort de son lieutenant Moukhouli, et où quelques résistances locales restaient encore à écraser, lorsqu’il mourut, dans une petite bourgade du Chan-Si, le 18 août 1227, à l’âge de soixante-six ans.

Beaucoup de nos livres d’histoire disent que l’œuvre ne survécut pas au fondateur, que son immense empire, sans cohésion, se disloqua dès qu’eut disparu la main ferme qui l’avait créé, et que la puissance mongole ne se réveilla qu’avec Timour. Nous verrons, en étudiant le système de gouvernement du Tchinghiz Khan, que son Empire était fondé sur des bases trop solides pour s’effondrer sans rien laisser derrière lui. Ses conquêtes furent partagées entre ses fils et ses petits-fils, mais l’unité ne fut pas rompue : le Khan, Force du Ciel, héritier de l’Empereur Inflexible[10], resta le suzerain de tous ces rois provinciaux. La force d’expansion de la race était loin d’être épuisée ; c’est en 1241 seulement que les princes Baïdar et Kaïdou viennent écraser à Liegnitz, en Silésie, les Polonais, les chevaliers teutoniques, les Allemands des Marches de l’Est, tandis que Souboutaï, descendant dans les plaines de Hongrie, supprime l’armée hongroise, en une seule bataille, sur les bords du Sayo, affluent de la Theïss, et poursuit le roi Bela par-delà le Danube jusqu’à Spalato, sur l’Adriatique. C’est en 1246 que commencent les campagnes qui aboutissent à la conquête de la Chine du Sud, de la Chine chinoise des Song, et que les Mongols s’avancent jusqu’au Tonkin et tentent, sans y réussir, de débarquer au Japon. Enfin, c’est en 1258 seulement que Houlagou détruit le royaume des « Assassins » et met fin à l’existence du khalifat de Bagdad. Ainsi, l’empire mongol survit à son fondateur ; il n’est pas seulement la poussée formidable d’un peuple entraîné par le génie d’un homme ; il est une fondation puissante, qui repose sur un principe d’unité et sur un système de gouvernement. Sur quelles assises l’Empereur Inflexible construisit son édifice grandiose, et pourquoi cette force prodigieuse s’énerva, au XIVe siècle, et se disloqua, c’est ce qu’il nous reste à expliquer.


III

Les grands créateurs d’empire ont tous été, dans le monde, les représentans d’une idée. Elle se forme et se précise : l’empire naît ; elle triomphe : l’empire atteint son apogée ; elle perd sa force active : l’empire se disloque. La puissance mongole au XIIIe siècle repose sur le nationalisme turc ou, comme nous dirions aujourd’hui, sur le panmongolisme et, si le mot existait, sur le panturcisme. Réunir sous une seule domination toutes les branches éparses de la famille turque, reconstituer sur de plus larges assises l’ancien empire de Mokan, revendiquer toutes les terres appartenant ou ayant appartenu à un peuple turc, tel a été d’abord le programme de Témoudjine ; puis, peu à peu, sa pensée s’est précisée et s’est élargie à mesure que se, développaient les résultats de sa politique : sur le fondement solide de la communauté de race, il a voulu constituer un État centralisé, avec une administration uniforme, une même loi et un même droit. Par l’éclat de ses triomphes, par la fermeté de son vouloir, le Tchinghiz Khan a eu cette gloire si rare d’éveiller chez un peuple le sentiment national, de créer un patriotisme, de donner aux instincts unitaires de toute une famille ethnique une formule et un lien. À cette nationalité qu’il constituait, Témoudjine comprit qu’il fallait donner la consécration de la victoire ; plus grand politique qu’homme de guerre, il savait cependant que le ciment qui unit les peuples est fait d’épreuves partagées et de commune gloire. La légende le représente comme ayant été, dans sa jeunesse, un forgeron : il a forgé l’Etat mongol sur l’enclume chinoise. En conduisant ses Turcs à l’assaut de l’Empire d’Or, en les faisant tous ensemble solidaires de la conquête, d’un amas de tribus réunies sous son autorité il constituait une nation, et, à cette nation, il donnait une âme. Lui-même, en prenant le titre impérial, rendait sensible la réalisation de son œuvre ; il devenait la vivante image de l’unité de son peuple. Pendant un siècle, pour la grandeur du Khan, Force du Ciel, et de l’empire mongol, des légions d’hommes ont combattu et sont morts avec une abnégation héroïque. Courber tous les fronts devant la majesté de l’Etendard bleu, plier toutes les volontés sous la loi du Yassak impérial, tel est l’idéal que l’Inflexible a donné à ses Mongols et à ses Turcs et par lequel il les a transfigurés.

C’est la pratique constante de cette politique nationale turque qui a rendu possibles les immenses conquêtes du Tchinghiz Khan. Il a trouvé de rudes ennemis parmi les rois, comme Guchlug et Djelal Ed-Dine ; mais les peuples turcs qu’il a vaincus se sont ralliés à lui sans regret, fascinés par sa gloire, séduits par les belles chevauchées et par le riche butin qu’on faisait à son service. Partout, en pays turc, avant que ses terribles capitaines parussent, il avait ses intelligences, ses amis qui le renseignaient, qui lui préparaient les voies et lui gagnaient les cœurs. L’armée battue, le prince tué, les peuples étaient à lui corps et âmes, et les reîtres venaient grossir ses troupes.

Une politique fondée sur le sentiment national ne pouvait réussir qu’à la condition d’avoir pour corollaire une rigoureuse neutralité entre les différentes confessions religieuses. Le respect de tous les cultes fut, pour le Tchinghiz Khan, un moyen de gouvernement, un instrument de conquête. Bouddhistes, chrétiens, musulmans, païens se coudoyaient dans les bureaux de sa chancellerie et marchaient côte à côte dans ses régimens. Cette étrange promiscuité témoigne d’ailleurs beaucoup moins en faveur des sentimens de tolérance et de mansuétude de tous ces Turcs, qui ont donné depuis, notamment en Transoxiane, l’exemple du sectarisme le plus exclusif et le plus étroit, qu’elle ne prouve l’intensité des passions nationales que Témoudjine avait allumées dans les cœurs, et qui étaient devenues assez fortes pour imposer silence même aux divergences confessionnelles. Ces rudes batailleurs étaient disciplinés, matés par la main de fer de l’Empereur Inflexible : le règlement, le Yassak, les ordres du chef, ils ne connaissaient que cela. Au moment où, au nom d’une foi religieuse, les chrétiens d’Occident s’élançaient aux croisades, les Turcs, en Orient, conquéraient le monde au nom d’une loi civile et d’une consigne militaire. Très habilement, le Tchinghiz Khan, resté lui-même païen, se servait, pour préparer ses annexions, de sa propre indifférence religieuse. Guchlug, chrétien renégat, était devenu bouddhiste pour plaire à sa femme et, en témoignage de sa ferveur nouvelle, il avait fait pendre l’évêque devant la cathédrale et crucifier l’iman devant la mosquée : contre lui, les armées mongoles, dès qu’elles parurent, eurent pour alliés tous les chrétiens et tous les musulmans. Le Tchinghiz Khan avait pour principe de prouver d’abord sa force, puis de respecter complètement les cultes et leurs ministres. Quand il entra dans Bokhara, la ville sainte de l’Islam transoxianais, « il alla droit à la mosquée cathédrale, y entra sur son cheval, monta en chaire, fit tenir les chevaux de ses reîtres par les gens d’église, pour prouver à tout ce monde qu’il était bien l’Empereur par la force du ciel… Après avoir convaincu tout ce clergé, après l’avoir terrorisé, l’Inflexible le sermonna. Il se fit conduire à la place des prières publiques, monta sur la grande chaire des prédicateurs, devant le peuple assemblé ; là, droit sur son cheval, le casque en tête, il prêcha : « O peuple, l’énormité de vos péchés est manifeste ; je suis venu, moi, la colère du Très-Haut, moi de par le Dieu très haut, le terrible châtiment ! » Cet Empereur Inflexible était aussi un merveilleux metteur en scène, un maître dans l’art supérieur de manier les hommes. Le prince qui a pu avoir des serviteurs passionnément dévoués parmi les musulmans, les chrétiens, les bouddhistes et les païens, devait être une personnalité singulièrement puissante, un de ces conducteurs de peuples qui marquent leur sillon profondément dans l’histoire humaine.

Ce conquérant, dont le nom est resté entouré d’une légende de terreur et qui apparaît comme l’incarnation du démon de la guerre, n’était pas lui-même un capitaine, et il le savait. Ses armées, constamment victorieuses, il les animait de sa présence dans les circonstances solennelles, mais il ne les commandait pas en personne. Sa bravoure ne fait pas question ; il l’avait montrée dans les rudes années de sa jeunesse aventureuse, et, en un jour de crise, il en donna des preuves éclatantes. Ses meilleurs généraux étaient occupés au loin, quand, en 1221, Djelal Ed-Dine surgit tout à coup en Perse et souleva la population ; l’armée envoyée contre lui se fit battre à Pervan (près de Ghazna) ; on vit bien alors que Témoudjine était vraiment l’Empereur Inflexible ; il rallia lui-même ses troupes, marchant à leur tête, réconfortant les généraux battus et proclamant qu’ils avaient fait tout leur devoir ; à l’assaut de Bamiane, son petit-fils préféré venait d’être tué sur la brèche, l’Empereur, casque en tête, monta lui-même, le premier, aux échelles, devant toute l’armée qui, enthousiasmée par son exemple, enleva la place et vint à bout de Djelal Ed-Dine. Mais, en général, le Tchinghiz ne se réserve que la préparation diplomatique et politique des campagnes ; quand il a pratiqué ses menées secrètes, préparé ses alliances, noué ses intelligences, il trace aux généraux les grandes lignes de leur programme, leur laissant pleine liberté pour l’exécution. Il est sûr d’eux, car c’est lui-même qui les a choisis et il a été, dans toute la force du terme, un connaisseur d’hommes. Il a eu la vertu maîtresse des grands rois, ce génie de l’autorité qui inspire le fanatisme de l’obéissance.

Avant tout, ce conquérant a été un organisateur, un administrateur, un politique au cerveau froid, à la volonté tenace ; il n’a donné au hasard que le moins possible, juste ce que nul homme ne saurait lui enlever ; dans son œuvre, tout est calculé d’avance ; ses conquêtes se succèdent l’une à l’autre, dans un ordre logique, jusqu’à l’accomplissement complet de son programme. Les contemporains ne se sont pas trompés sur le caractère de l’homme dont les légendes postérieures ont fait un fléau de Dieu ; ils ont vu en lui surtout le grand législateur, l’homme du Yassak et du Toura, le grand souverain qui porta au loin la guerre, mais qui donna à ses peuples le bienfait de la paix et d’un bon gouvernement. « Il mourut, dit Marco Polo, dont ce fut grand dommage, car il était prudhomme et sage ; » et Joinville ajoute ce mot, qui peut paraître extraordinaire appliqué à l’homme qui a conquis le monde depuis la mer du Japon jusqu’à la Mer-Noire : « Il procura paix. » Jamais, parmi ces Turcs batailleurs, jadis toujours en lutte, peuplade contre peuplade, famille contre famille, on n’avait vu paix aussi profonde : un historien postérieur, Sanang Setzène, qui était lui-même de la descendance du Tchinghiz, écrit : « Pendant dix-neuf ans, le souverain mit ordre et loi parmi son grand peuple, établit l’empire et son gouvernement sur solides piliers, procura travail paisible à pieds et à mains, éleva le bonheur et la prospérité de tous et d’un chacun de ce grand peuple à tel point que rien ne peut se comparer au bonheur du Khan et de ses sujets. » Tel est le bienfait de l’autorité créatrice d’ordre. Certes, les armées mongoles ont laissé de terribles souvenirs ; elles ont fait une guerre rude, impitoyable, ravageant le plat pays, brûlant les villes, passant au fil de l’épée des garnisons entières, massacrant les prisonniers gênans, procédant à d’atroces exécutions militaires ; mais la guerre est la guerre, et elle n’est point tendre, sous nos yeux, en Mandchourie ! Les croisés, quand ils entrèrent et Jérusalem, massacrèrent pendant sept jours et sept nuits : c’étaient les mœurs du temps ; elles n’empêchent pas les grands rois législateurs d’avoir été les bienfaiteurs de leurs peuples.

Les instrumens de la grandeur de son règne, le Tchinghiz Khan les a créés lui-même. Il fixa d’abord, dans un monument écrit, les règles de la vie des Turcs et des Mongols et leur droit coutumier ; cette base législative de son règne et de l’unité de son peuple, c’est le Yassak et le Toura, « le Yassak de mauvais augure et le Toura blâmable, » disent les historiens musulmans qui ne pardonnent pas & l’Empereur Inflexible d’avoir substitué ses lois civiles au Chériat, à la loi religieuse du Coran. De la domination mongole, ce qui est resté odieux dans le souvenir des peuples, surtout des peuples mahométans, c’est l’administration, c’est le Daroga (préfet), c’est la conscription des hommes, le recensement des chevaux, les charges du service de la poste, toute celle administration compliquée, toute cette bureaucratie méticuleuse qu’organisa l’Inflexible ; l’esprit exact et paperassier des Turcs s’y complaisait, mais elle était alors, pour les autres nations, un prodigieux anachronisme et elle apparaissait, à ces gens du Moyen âge, comme la pire des tyrannies.

Gouverner des peuples aussi divers par la race, le langage, la religion, les coutumes était une tâche très délicate. Le Tchinghiz trouva, parmi ses sujets, de précieux auxiliaires. Comme Louis XIV, il eut à son service des dynasties de ministres, Yelou-Tchoutsaï, un Turc Liao « chinoise, » Tatakoun, un Oïgour chrétien, Mahmoud Yelvadj, un Transoxianais musulman, dirigèrent l’administration et surent merveilleusement adapter les rigueurs du Yassak au tempérament de chaque province. L’Empereur Inflexible recevait tous les rapports, prenait toutes les décisions graves. Une partie de sa chancellerie restait à Pékin (Khan-Balik, la ville du Khan), l’autre le suivait dans ses campagnes ; pour simplifier la correspondance, les bureaux empruntèrent aux Oïgour leur alphabet chrétien syriaque, qui ne fut remplacé par le chinois qu’au temps de Khoubilaï. Des courriers de cabinet[11] transmettaient la correspondance officielle. La poste fonctionnait régulièrement d’un bout à l’autre de l’empire ; il était interdit, sous les peines les plus sévères, d’arrêter ou de retarder le service. Le fonctionnaire en voyage, l’officier, le voyageur qui exhibait une « tablette de commandement » en or ou en argent, avait droit aux réquisitions, aux vivres, aux chevaux. Partout la sécurité régnait et avec elle se développait le trafic ; grâce au gendarme mongol, les marchands pouvaient venir des plus lointains pays, de Venise et jusque de l’Europe occidentale. Le Tchinghiz Khan se préoccupait de favoriser dans ses États l’industrie et le commerce ; il transplantait, d’une province à l’autre, des ouvriers d’art, important en Transoxiane les métiers chinois, attirant les étrangers. De cette époque date un véritable renouvellement de l’art chinois au contact des méthodes persanes et byzantines.

Ce même génie d’organisation et d’unification, l’Inflexible l’a porté dans la préparation du merveilleux instrument de ses conquêtes, l’armée. S’il n’a été ni un Napoléon, ni un Alexandre, il a été du moins son propre Louvois. A lui remonte la répartition des troupes mongoles et turques en régimens ou milliers, de mille hommes, divisés eux-mêmes en escadrons de cent hommes. Dix régimens constituaient une division. Les auxiliaires étaient groupés par corps de cinq mille hommes. Les contingens de chaque peuple étaient utilisés selon leurs aptitudes nationales : les Chinois servaient dans les arbalétriers à pied, les artilliers, les « armes savantes ; » les Toungouzes des bois, habitués à suivre la piste du gibier, servaient à l’avant-garde et battaient au loin l’estrade. Les Mongols et les Turcs combattaient par escadrons accouplés ou isolés, dans une formation très souple, très malléable, sur cinq rangs de profondeur : « les deux premiers rangs portaient l’armure de plates ajustée par bandes, assez connue aujourd’hui par les nombreuses armures japonaises de ce modèle qu’on trouve partout en France, ou le corset de fer à feuilles imbriquées. Aux armes nationales, l’arc de corne et le sabre demi-courbe, ils ajoutaient la lance, souvent garnie d’un crochet rivé sur la douille de fer. Leurs chevaux étaient bardés. Les trois derniers rangs, montés sur des chevaux plus légers et sans bardes, armés de cuir bouilli ou laqué, remplaçaient la lance par la javeline. » C’étaient ces trois derniers rangs qui passaient en avant, pour engager le combat, en tirailleurs, à coups de flèches et de javelins ; quand ils avaient jeté le désordre dans les rangs, tué des chevaux et jeté bas des hommes, ils disparaissaient dans les intervalles des pelotons pour laisser les deux premiers rangs charger à fond et décider la victoire.

À la bravoure silencieuse, à l’entrain discipliné des troupes, correspond, chez les chefs, la connaissance consommée de tout ce que l’art de la guerre comporte de plus délicat. Les mouvemens les plus compliqués d’une stratégie savante : concentrations rapides et foudroyantes, marches enveloppantes à grande envergure qui font penser à la manière de Napoléon ou de Moltke, débordement des ailes, attaques de flanc et par derrière, étaient familiers aux armées mongoles. Si l’on songe aux bandes féodales, très braves, mais sans discipline, sans organisation, lourdes, incapables d’évolutions d’ensemble, qui constituaient alors les armées de la Chrétienté occidentale, l’on cesse de s’étonner que les généraux mongols, qui mirent vingt-quatre ans à soumettre la Chine du Nord, n’aient eu besoin que de deux mois pour détruire les forces de la Pologne, de l’Allemagne et de la Hongrie ! L’effroi des vaincus a prêté au Tchinghiz des soldats innombrables : la vérité est que ses armées, nombreuses pour l’époque, étaient surtout redoutables par leur cohésion, leur entraînement, et par le génie de leurs chefs. Pendant la campagne de 1219-1220, véritable modèle de l’art militaire, où la ligne du Syr-Daria fut forcée et une armée de plus de cent mille hommes dispersée sans une seule grande bataille, par l’habileté et la précision des manœuvres, les généraux de l’Inflexible n’avaient que 150 000 hommes, et ils n’en avaient laissé que 30 000 en Chine. Djébé et Sou-boutaï, pour leur fantastique chevauchée autour de la Caspienne, n’avaient que deux divisions mongoles et un corps auxiliaire, 25 000 hommes. A Liegnitz, en Silésie, le corps des princes Baïdar et Kaïdou était d’environ 40 000 hommes et l’armée du centre, qui conquit toute la Hongrie et défit si rudement le roi Bêla comptait de 60 000 à 80 000 hommes ; les Madjars étaient près de cent mille ; mais les Mongols avaient à leur tête le soldat infaillible, le capitaine qui, sans doute, détient, dans l’histoire, le prodigieux « record » de la victoire, Souboutaï.

Ces généraux qui, sous les auspices du Tchinghiz Khan, firent la conquête du monde depuis le Tonkin et la Corée jusqu’au Danube, nos livres d’histoire ignorent jusqu’à leurs noms. Qui connaît Moukhouli, qui fut lieutenant de l’empereur en Chine ? Qui connaît Djébé, type accompli du général d’avant-garde, qui joignit à la fougue d’un Murat la sagesse d’un Davout ? Qui connaît même l’infaillible Souboutaï qui fit trembler l’Europe et tint dans sa main le sort de la chrétienté ? De celui-là, au moins, on nous permettra de donner brièvement les « états de service. » De pur-sang mongol, né au bord de la Toula, Souboutaï, dès l’enfance, se distingua parmi les compagnons qui restèrent fidèles à Témoudjine pendant les années difficiles de sa jeunesse. A dix-sept ans, il est général de division ; à vingt-trois, il commande en chef sur l’Irtyche, poursuit Djamouka, l’implacable adversaire de son maître, le presse, le bat, le tue. Pendant l’invasion de la Chine, avec Djébé, son émule, il force la Grande Muraille et mène l’avant-garde avec tant de célérité et de vigueur qu’à eux deux ils décident du sort de la campagne. En 1219, il est en Corée, sur les bords du Yalou ; il en revient à marches forcées pour combattre sur le Syr-Daria ; avec Djébé toujours, il accomplit, autour de la Caspienne, le tour de force dont nous avons parlé ; il revient par les steppes du Nord, après une campagne si rude que Djébé n’y survécut pas. En 1225, l’Inflexible l’appelle en Chine où il remplace Moukhouli qui venait de mourir ; il achève la soumission de l’empire du Nord. En 1241, il a près de soixante ans ; son génie mûri par quarante ans de victoires est dans tout son éclat ; le Khan Ogodaï l’envoie en Occident commander la grande armée qui doit s’enfoncer jusqu’au Danube et soumettre les Hongrois ; il conquiert d’abord la Russie, puis il combine cette étonnante campagne dans laquelle il supprime d’un coup ses adversaires. « Les impeccables manœuvriers de Souboutaï avaient marché le plan du grand capitaine aussi exactement, sur le terrain, par montagnes et vallées, fleuves et rivières, qu’il l’aurait tracé, avec son pinceau, sur un écran de Chine. Sans une erreur, sans un retard, sans un à-coup, dans les trois journées décisives, l’extrême droite mongole était à son poste sur la Katzbach, le 9 avril, en face du duc Henri, vingt-quatre heures avant l’arrivée du roi de Bohème, et le battait. Les quatre colonnes du centre et de la gauche, Cheïbane, par la Wolhynie, Souboutaï par la Galicie, Kadane par la Transylvanie, se donnaient la main, le 10, entre le Danube et la Theïss, et envoyaient déjà leurs flanqueurs, par la Moravie, à la rencontre de ceux que l’armée de Silésie détachait par sa gauche. Le 11, l’armée hongroise était anéantie. Sur le champ de bataille, à chaque coup, la victoire avait été entière, écrasante, pas un instant douteuse. » Après ce grand triomphe, d’où il rapportait les dépouilles de toute l’Europe, le glorieux vieillard revient à Karakoroum, assiste à l’assemblée où Gouyouk fut élu Khan ; les fêtes n’étaient pas encore terminées qu’il montait à cheval pour aller prendre le commandement de l’armée qui allait conquérir la Chine du Sud. Il remporta ses dernières victoires sur le Yang-tse (1247-48), puis, enfin rassasié de gloire et de batailles, il demanda son congé et retourna mourir sous sa yourte, sur ce pré au bord de la Toula, d’où il était parti, encore enfant, pour courir les aventures avec Témoudjine. « De la Corée au Frioul, il avait vaincu trente-deux nations et gagné soixante-cinq batailles rangées. »

Nous avons vu comment et sur quels fondemens la puissante volonté de l’Empereur Inflexible avait créé la nationalité et l’empire mongols. Lui mort, l’élan qu’il avait imprimé à sa formidable machine continua longtemps encore d’en assurer la marche régulière ; mais les mêmes causes, qui avaient favorisé l’œuvre de Témoudjine allaient peu à peu, par la suite naturelle de leur évolution, travailler à la ruiner. L’idée nationale fondée sur le sentiment de la communauté de la race, peut suffire à forger, par le fer et par le feu, les assises d’un puissant empire, mais elle reste impuissante à en maintenir la cohésion lorsque l’unité est menacée par des forces dissociantes telles que la différence des religions et des civilisations. Le Tchinghiz Khan, en fondant un empire, n’avait pas créé une civilisation originale ; les diverses branches de la famille turco-mongole, après comme avant lui, allaient se trouver attirées par les deux foyers de vie et de culture autour desquels les hommes des steppes ont toujours gravité : la Chine et l’Iran. Aussitôt après la mort de l’Empereur Inflexible, on pouvait prévoir qu’il y aurait bientôt un empire « chinoise » en Extrême-Orient, un empire « iranisé » en Perse, un empire turco-russe en Kiptchak et enfin, en Turkestan et en Transoxiane, un empire turc qui resterait le vrai centre de la vie nationale et de l’orthodoxie musulmane.

L’Inflexible disparu, le parti des hommes de gouvernement, qui estimaient que l’empire était achevé, qu’il ne restait qu’à le maintenir et à l’administrer sagement, l’emporta sur le parti des sabreurs, qui croyaient que l’œuvre des Mongols ne serait pas complète tant que les nations du globe n’auraient pas toutes frappé la terre du front devant la majesté du Khan. Les vieux ministres du Tchinghiz, les Yelvadj, les Yelou-Tchoutsaï, disaient que « l’empire qui avait été fondé à cheval ne pouvait être gouverné à cheval, » et ils avaient raison ; mais le parti militaire, lui, comprenait d’instinct que c’en serait fini de l’unité le jour où viendrait à faire défaut la plus puissante des forces de cohésion, la présence aux frontières de l’ennemi à vaincre ; en cherchant, après chaque guerre, le prétexte d’une guerre nouvelle, il aurait voulu garder un suprême moyen de faire vibrer les cœurs à l’unisson ; mais ce rêve paradoxal ne serait-il pas lui-même acculé, à force de réussir, à un échec final ? Il était inévitable que l’empire fondé par le Tchinghiz allât se disloquant en divisions territoriales et en groupes confessionnels. La vieille terre des Mongols, les prairies de l’Onon et de la Kéroulène, ou fut ramené le corps du grand Empereur, avait toujours été dans la zone d’attraction de la Chine ; l’empire, en restant mongol, devait nécessairement se chinoiser : c’est un empire chinois que Khoubilaï, petit-fils de l’Inflexible, installa à Pékin ; c’est un empire chinois que vit Marco Polo. La forte race mongole eut le sort de toutes celles qui ont tenté de dominer la Chine, elle a été absorbée, assimilée par elle et, en même temps, elle a été énervée par le bouddhisme : « Des Mongols, il n’y en a plus, disait l’empereur Kien-Long, leurs prêtres les ont domestiqués. » Le bouddhisme a exercé, sur les petits-fils des soldats de Djébé et de Souboutaï, son action stupéfiante ; il les a énervés : en attendant un réveil que les révolutions de l’Asie provoqueront peut-être, il les a retranchés de l’histoire active et vivante.

L’époque du Tchinghiz Khan est le temps où les différentes religions qui se disputaient, en Asie, la maîtrise des âmes, se faisaient à peu près équilibre ; mais, l’œuvre d’unification accomplie, la conscience religieuse reprit ses droits et la propagande confessionnelle sa force. En Iran, en Transoxiane et en Turkestan commença la lutte de la loi coranique contre l’idée nationale turque, la rivalité du Chériat et du Yassak. Timour, au XIVe siècle, assure le succès définitif de l’Islam ; il est le chevalier orthodoxe, le « combattant pour la foi ; » ses victoires et ses conquêtes sont autant de triomphes pour le Prophète ; le christianisme nestorien, comprimé entre l’Islam turc et persan et le bouddhisme chinois et mongol, achève de disparaître. La force turque devient une force musulmane ; au XVIe siècle, sa puissance d’expansion est encore telle qu’un descendant du Tchinghiz et de Timour, Bâber, conquiert l’Inde et y fonde l’empire des Grands Mogols qui a duré, non sans éclat, jusqu’à la conquête anglaise. Quant aux principautés turques des vallées du Syr et de l’Amou-Daria, elles ont été se rétrécissant sous la tyrannie bigote et fanatique des petits Khans de Khiva et de Boukhara ; elles se sont endormies dans un farouche particularisme jusqu’à l’apparition des Cosaques du grand Tsar blanc.


V

L’Europe, — on disait alors la Chrétienté, — l’Europe de saint Louis, d’Innocent IV et de Frédéric II, menacée par ce débordement de l’Asie, comprit-elle le péril, se rendit-elle compte des grands événemens qui bouleversaient le monde oriental et fit-elle effort pour se prémunir contre les suites de tout ce branle-bas ? C’est ce qu’il nous reste à nous demander. Les relations des pays méditerranéens avec l’Orient étaient alors très fréquentes : les croisés occupaient encore une partie de la Terre-Sainte et ils régnaient à Constantinople ; le commerce de Gênes et de Venise avait pris la route de la Mer-Noire et des Echelles du Levant. A Soldaia (Soudak), en Crimée, les Génois avaient des établissemens prospères : là venait aboutir le trafic qui passait par la « route de la soie. » Par Byzance, par Gênes, par Venise, les royaumes chrétiens furent informés du beau tapage que menaient, là-bas, tous ces « Tartarins. » Mais cette Asie Centrale était si loin, si loin, derrière la Pologne, derrière les Marches où guerroyaient les Teutoniques, derrière toutes les Russies ; il fallait, pour y parvenir, voyager durant tant de mois et traverser tant de royaumes, que la Chrétienté ne se sentait pas menacée : tout ce bruit se faisait entre « barbares. » En 1241, quand Souboutaï et ses armées tombèrent tout à coup sur la Russie, la Pologne et la Hongrie et arrivèrent comme la foudre sur le Danube, faisant soixante-douze lieues en trois jours, balayant deux armées, ce fut, en Europe, une clameur d’épouvante, un long cri de détresse des peuples en fuite, des villes brûlées, des paysans massacrés. De toute la chrétienté s’éleva le carmen miserabile ; les évêques prêchèrent la guerre sainte et les nations consternées se tournèrent anxieusement vers cette Rome où saint Léon le Grand avait jadis arrêté Attila et où son successeur s’appelait alors Grégoire IX. Si les Tartares s’avançaient encore, en lui seulement, et dans le roi de France, il pouvait rester quelque espoir. Du champ de bataille de Liegnitz, le grand maître du Temple, Ponce d’Aubon, l’écrivait à saint Louis : « Et s’il avient chose par la volente de Dieu que cist (les Hongrois) soient vaincus, ils ne trouveront qui lor puist contrester jusqu’à votre terre. » Allait-il surgir de France un nouveau Charles Martel ? Les hommes de guerre qui avaient vu les Mongols à l’œuvre en Hongrie et en Silésie conservaient peu d’illusions : rien ne résisterait à de pareils soldats commandés par un Souboutaï ; avec ces diables, on était toujours surpris, attaqué à l’improviste, par derrière, sur les flancs ; les chevaliers étaient déconcertés par ces escadrons légers, tourbillonnant autour de leurs massives batailles ; ils étaient stupéfaits d’apercevoir, de loin, sur une hauteur, Souboutaï ou ses lieutenans dirigeant la bataille sans s’y mêler, sans tirer le sabre. Habitués aux belles apertises d’armes, aux joutes courtoises d’homme contre homme, toujours de front, ils s’indignaient des procédés des « barbares, » de ces nuées de flèches qui s’abattaient de loin, comme une pluie, et perçaient d’un trait anonyme cavaliers et chevaux. Le silence absolu qui régnait dans les rangs mongols les glaçait d’un indicible effroi. Héroïquement, ils tombaient, sans reculer : à Liegnitz et sur le Sayo les Teutoniques, les Hospitaliers, les Templiers se firent hacher sur place ; Hongrois, Allemands, Polonais, se conduisirent en gens de cœur, surent mourir, mais ils se sentaient impuissans à vaincre. « Il n’est pas gent au monde, écrit Thomas de Spalato, qui sache autant (que les Mongols), surtout à la rencontre en rase campagne, vaincre l’ennemi, soit par le courage, soit par la science du combat. » Après la campagne de Hongrie, « la question militaire est jugée ; quand on voit apparaître les guidons blancs et noirs, on sait qu’on sera battu. »

Heureusement, nous l’avons vu, il n’entrait pas dans la consigne de Souboutaï de conquérir l’Occident et de pousser son cheval dans les flots de l’Atlantique comme l’avait fait, au Maroc, dans un élan d’enthousiasme religieux, le conquérant arabe. Les Mongols, parvenus d’eux-mêmes auprès de Vienne et sur les bords de l’Adriatique, se retiraient sans organiser leurs dernières conquêtes, satisfaits de la leçon donnée à ces Turcs rebelles et dédaignant de garder leur pays[12]. Mais la terrible invasion, qui reculait aujourd’hui, ne pouvait-elle revenir demain et submerger toute la Chrétienté ? Beaucoup le craignaient et pressaient le Pape et l’Empereur, Grégoire IX, puis Innocent IV, et Frédéric II, alors au plus fort de leur querelle, de mettre fin à la discorde qui désolait la Chrétienté, pour marcher ensemble à une croisade contre les barbares. Les esprits politiques qui présidaient alors aux destinées de l’Europe étaient-ils assez bien informés pour savoir que les Mongols ne chercheraient pas à faire de nouvelles conquêtes ? En tout cas, le péril ne semble pas les avoir émus outre mesure. L’empereur Frédéric II, tout à sa haine contre la Papauté, n’était peut-être pas loin de souhaiter que tout fût submergé sous le flot mongol, pourvu que Rome et le Saint-Siège fussent emportés dans la tourmente ; les Guelfes, en tout cas, l’en accusaient, et celui qui avait appelé en Italie les Sarrasins était homme à s’entendre avec les Tartares : contre son ennemi, il aurait fait pacte avec le diable ! Il y avait alors en Italie deux grands pouvoirs à qui leur destinée ou leur vocation faisait de la prévoyance une nécessité : c’était l’aristocratie vénitienne, qui chaque jour soutenait une âpre lutte pour le développement de son commerce et pour l’hégémonie des mers ; et c’était surtout le Pape, qui pilotait la barque de l’Église dans la plus effroyable tempête qu’elle eût jamais essuyée. Innocent IV avait ceint la tiare en 1244, après deux années d’interrègne et d’anarchie : les Mongols avaient déjà évacué la Hongrie, le danger ne paraissait plus imminent ; le Pape se contenta de faire prêcher la croisade en Allemagne et de prescrire qu’on ajoutât, dans toute la chrétienté, aux prières liturgiques, l’invocation : a furore Tartarorum libera nos, Domine. C’étaient là, visiblement, des satisfactions données à l’opinion : elles contribuèrent à la rassurer, sans toutefois empêcher les Gibelins d’accuser le Pape de pactiser avec les Mongols contre l’Empereur. À la vérité, le Pape redoutait moins le Khan qui était à Pékin, ou même son vassal qui était à Sarar sur le Volga, que l’Empereur qui était à Naples et en Lombardie, sur la tête et sous les pieds de cette Rome pontificale dont il voulait refaire une Rome impériale ; certainement, par les Vénitiens, il était au courant de tout ce qui se passait alors en Asie et de la liberté religieuse que les Tatares y maintenaient, et, sans doute, il songeait à tous ces barbares que l’Eglise, jadis, avait apprivoisés, civilisés, et dont elle avait fait ses défenseurs. De fait, si les Mongols avaient achevé la conquête de l’Europe, il y aurait eu, en Occident, un empire turc latinisé et chrétien, comme il y avait, en Chine, un empire mongol chinoise et, en Perse, un empire iranisé et musulman. Pareils accidens n’étaient pas de nature à troubler un Innocent IV ; son génie politique ne s’y trompait pas : pour l’Eglise et pour la Chrétienté, au milieu du XIIIe siècle, le péril, ce n’était pas le Tatare, c’était ce Frédéric II qui vivait en païen, enlevait les cardinaux, appelait les Sarrasins, et rêvait de rétablir, sur les peuples asservis et sur l’Église domestiquée, la tyrannie des Césars romains. Comme jadis saint Léon était allé au-devant d’Attila, les papes du XIIIe siècle firent des avances aux Mongols. Ces hommes d’Eglise n’oubliaient pas la tradition : ils savaient par leurs Écritures que ces fléaux de Dieu sont parfois les instruirions du règne de Dieu ; ils connaissaient le& paroles qui domptent ces conquérans superbes et, sans plus s’alarmer, en politiques réalistes qu’ils ont toujours été, ils se préparaient à les baptiser. En août 1246, à Karakoroum, à l’élection de Gouyouk comme Khan, « à ce conclave laïque qui allait faire un Fils du Ciel, » avec les membres de la famille du Tchinghiz Khan, Meungke, Khoubilaï, Houlagou, qui tous devaient régner, avec tous les princes et les princesses douairières, avec Souboutaï, vainqueur du monde, le grand-duc de Russie Yaroslaw, les vice-rois de la Perse, du Turkeslau et de la Transoxiane, les deux frères David Lacha, candidats au trône de Géorgie, les ambassadeurs des princes de Mossoul, de Fars et de Kerman, et celui du « Vieux de la Montagne, » avec Rokn Ed-Dine le Seldjoucide, sultan de Roum, le connétable Sempad, frère du roi d’Arménie, les autorités civiles et militaires de Chine, du Thibet, de Mongolie, de Corée, on vit, en costume d’apparat, les hauts lamas bouddhistes, le légat du Khalife de Bagdad, et le légat de « l’Apostoille » de Rome, frère Jean de Plan Carpin, moine de Saint-François, pénitencier d’Innocent IV.

Ce chemin de l’Extrême-Orient, que les envoyés du Pape avaient suivi, les Vénitiens le connaissaient depuis longtemps ; ils étaient en relations d’affaires avec les Mongols par la vieille « route de la soie ; » c’est par eux que le Tchinghiz Khan et ses successeurs étaient si exactement renseignés sur les choses de l’Occident. Ces marchands étaient les meilleures têtes politiques qu’il y eût dans toute la Chrétienté ; ils surent très vite discerner le profit qu’ils pourraient tirer de ces révolutions asiatiques. Les Génois, leurs rivaux, faisaient à Soudak un commerce très prospère : Djébé et Souboutaï, pendant leur fameux « raid » autour de la Caspienne, envoyèrent un détachement en Crimée avec mission expresse d’anéantir les établissemens des Génois ; plus tard, pendant la campagne de 1240, les Mongols s’acharnèrent à détruire Kiev et à ravager les routes qui menaient à la Baltique et aux ports de la Hanse. Les Vénitiens avaient dirigé les coups et recueillirent l’héritage. Pendant l’année terrible, 1241, l’attitude de ces négocians parut singulièrement suspecte : ils n’aimaient pas les Hongrois, et ils montrèrent, quand les cavaliers mongols arrivèrent tout près de leurs lagunes, à Spalato, à Udine, une tranquillité telle que les contemporains en furent scandalisés. Ces marins, ces marchands s’arrangeaient fort bien d’un état politique qui mettait toute l’Asie sous une même domination et permettait d’y trafiquer sous la protection du grand Khan ; la terre aux Mongols, à eux la mer et le commerce. Quant au péril de la Chrétienté, ils s’en rapportaient, pour y pourvoir, à Dieu et au Pape : Siamo Veneziani, poi christiani ! Dans tout l’Empire mongol, jusqu’en Chine, on trouvait des Vénitiens, trafiquant, intrigant, sachant se rendre utiles. Marco Polo et ses deux oncles s’établirent à Pékin en 1274, mais, dès 1256, leur aîné, André, était installé à Soudak ; d’autres, sans doute, l’y avaient précédé ; dès 1235, les Mongols vendaient aux marchands d’hommes de Venise des jeunes gens Kiptchak que les sultans d’Egypte achetaient pour recruter leurs Mamelouks ; parmi ces esclaves, il se trouva un jour le fameux Beïbars, qui vainquit saint Louis à la Massoure. Les Vénitiens, jusqu’en Chine, rencontrèrent des concurrens : Rubruquis, envoyé par saint Louis auprès de Meungke Khan, fut joyeusement surpris de trouver, à Karakoroum, un orfèvre parisien, nommé Guillaume Boucher, dont le frère avait boutique sur le Pont-au-Change ; marié à une Hongroise, il avait été enlevé par les Mongols à Belgrade et il travaillait de son métier pour le compte de Meungke et des gens de sa cour. Mais ces étrangers étaient venus contraints et forcés, à une époque où, depuis longtemps déjà, la route de Karakoroum était familière aux gens de Venise. Aux guerres mongoles, ces marchands avisés avaient gagné un véritable monopole du commerce et des changes avec l’Orient ; ils avaient achevé d’assurer, à la reine de l’Adriatique, l’empire de la Méditerranée.

Il ne tint peut-être qu’à saint Louis et à ses agens que des rapports plus étroits ne fussent inaugurés entre les Mongols et la Chrétienté latine. Que les héritiers du Tchinghiz Khan, maîtres de l’Iran, et les princes chrétiens, établis en Palestine et à Byzance, vinssent à s’entendre, que la poussée de l’Ouest coïncidât avec la poussée de l’Est, et l’Islam asiatique pouvait se trouver comprimé, étouffé ; tout au moins, sa puissance d’expansion pouvait être pour longtemps arrêtée et le fruit des croisades rester entre les mains des latins. En 1249, les circonstances se trouvaient extrêmement favorables : Meungke, devenu Khan, avait donné à son frère Houlagou la souveraineté de l’Iran et lui avait enjoint de détruire la puissance des « Assassins » et de conquérir Bagdad et la Syrie ; il lui recommandait en outre de prendre en toutes circonstances les conseils de la princesse sa femme, Dokouz Khatoun, une Kéraït, chrétienne zélée, protectrice du clergé nestorien. L’expédition prit l’allure d’une croisade : Houlagou comblait de faveurs les chrétiens, faisait bâtir des églises, donnait le commandement de son armée à un chrétien, le Turc Naïmane Kit-Bouka, « un vieux du temps de Souboutaï, » et, apprenant l’arrivée du roi de France en Chypre avec une nombreuse armée, il lui envoyait aussitôt une ambassade. « Tandis que li roys séjornait en Cypre, vindrent li messaige des Tartarins à li, et li firent entendre que il li aideroient à conquerre le royaume de Jérusalem sur les Sarrazins. » Houlagou offrait la Syrie en échange d’une alliance. Saint Louis ne paraît pas avoir aperçu tous les avantages qu’il aurait pu tirer d’une pareille combinaison ; ces chrétiens d’Occident n’arrivaient pas à comprendre qu’il pût y avoir des chrétiens sur les confins de la Chine et, malgré tout, ils se défiaient des « barbares. » Saint Louis fit une réponse honnête, mais vague, et il envoya au Khan une belle petite chapelle « que il lour fist faire d’écarlate, » et deux moines pour chanter messes. Ces politiques réalistes prirent mal la pieuse intention du bon roi ; son envoyé, Guillaume de Rubruquis, rapporta une lettre des plus cavalières où le Khan traitait le roi de France en vassal et lui rappelait l’interminable liste des peuples vaincus par les Mongols. Le bon Sire comprit son erreur et la maladresse de son envoyé ; « et sachiez qu’il se repentit fort quand il y envoya. » Il était trop tard ; l’occasion était manquée : saint Louis, en Égypte, se heurta aux vieil les bandes turques qui, depuis tant d’années, reculaient devant les Mongols et qui se ralliaient, au Caire, sous l’étendard musulman : ce furent ces soudards qui vainquirent à la Massoure. Houlagou, pendant ce temps, triomphait, écrasait les Assassins, entrait dans Bagdad, dont il faisait égorger tous les habitans, mettait à mort le Khalife et supprimait le Khalifat (1258). La Syrie, avec Alep et Damas, était bientôt conquise. Mais là, les armes mongoles, depuis si longtemps invaincues, allaient trouver le terme de leurs triomphes. Un aventurier Kiptchak, au service du sultan d’Égypte Koutouz, Beïbars (la Panthère), rassemblant tous les reîtres turcs qui fuyaient devant Houlagou, ralliant les derniers compagnons de Djelal Ed-Dine, battit Kit-Bouka et ses Mongols près d’Aïn-Djalout (les sources de Goliath) en Palestine. C’était la revanche de l’Islam qui commençait. Bientôt, la « Panthère » poignardait son maître, prenait sa place, conquérait la Syrie, abattant les églises, proclamant le triomphe de Mahomet, enlevant aux Francs leurs dernières places, le Krak et Saint-Jean-d’Acre. L’Islam, après une courte éclipse, remportait ; bientôt tous les Mongols et les Turcs de l’Ouest allaient eux-mêmes se convertir à la foi du Prophète. Le règne de Timour, au XIVe siècle, marque le triomphe définitif du Croissant ; c’en était fait du christianisme en Asie.


L’Asie, nous l’avons dit, est le pays de l’immuable, en ce sens que certaines conditions naturelles y déterminent certains régimes sociaux et fixent aux migrations des peuples des routes invariables ; mais, là où vit l’humanité, l’immobilité ne saurait exister : l’Asie est le pays des évolutions lentes et profondes, qui mettent des siècles à s’épanouir, mais qui changent la face du monde. Le XIIIe siècle a été, pour l’Asie, une époque de crise. Sous les pas des chevaux mongols, des empires naissent, d’autres s’écroulent ; le vieux continent s’agite en d’effroyables convulsions ; l’effort de la race turco-mongole vers l’unité, préparé par de longues générations, aboutit à la carrière prodigieuse du Tchinghiz Khan. C’est aussi le temps où, entre les trois grandes religions qui se partagent le monde, la lutte reste encore indécise. Mais, à mesure que l’œuvre de l’Empereur Inflexible s’effrite sous l’action des forces dissociantes, la Chine et le bouddhisme d’un côté, l’Islam de l’autre, donnent à l’Asie la forme, l’organisation sociale, politique et religieuse qu’elle devait conserver hiératiquement jusqu’à nos jours. L’Europe a assisté à ces secousses terribles, elle en a été ébranlée, mais nous avons vu aussi qu’elle a su en profiter : Pékin et la Chine n’étaient pas, à cette époque, des pays ignorés des marchands ou des voyageurs européens ; entre Extrême-Orient et Occident, des relations régulières s’étaient établies. Ces temps sont revenus ; mais il semble qu’aujourd’hui les évolutions historiques règlent leur allure sur celle des locomotives et des bateaux à vapeur ; les événemens se précipitent avec une déconcertante rapidité. Sur la route que suivirent les régimens invincibles de Djébé et de Souboutaï, le chemin de fer transporte, en sens inverse, des masses de troupes qui vont à de lointaines batailles dont on ne saurait encore prévoir le résultat. Qu’en adviendra-t-il pour l’Europe ? Doit-elle en redouter les conséquences, en sera-t-elle victime comme le furent la Russie, la Pologne et la Hongrie, ou bien saura-t-elle, comme le fit Venise, en tirer avantage ? C’est l’angoissant mystère de l’avenir. En tout cas, la poussée russe et le canon d’une guerre atroce ont rouvert l’ère inquiétante des révolutions de l’Asie.


RENE PINON.

  1. Nous avons puisé les principaux élémens de cette étude dans le livre de Léon Cahun : Introduction à l’Histoire de l’Asie. Armand Colin, 1896. in-8o. Léon Cahun, mort en 1900 conservateur-adjoint à la Bibliothèque Mazarine, avait voyagé dans l’Asie Centrale ; il en connaissait les langues et les dialectes, il en avait étudié les annales et les inscriptions, et il en racontait l’histoire avec une verve passionnée qui n’excluait pas une critique rigoureuse. Nous avons pris pour guide son ouvrage dont la documentation mérite toute confiance ; nous le citons ici une fois pour toutes. Le même auteur a raconté, sous forme de roman, l’épisode de l’invasion de la Hongrie en 1241 : la Tueuse. Bibliothèque des romans historiques. Armand Colin, 1893, in-12.
  2. Le bassin d’en haut c’est la Mongolie, plus élevée de 1 000 mètres que le bassin d’en-bas (Turkestan et Sibérie).
  3. Rivières qui se réunissent pour tomber dans le lac Baïkal : c’est la région où est aujourd’hui Ourga. La Kéroulène est une des rivières qui forment l’Amour.
  4. Boisson pétillante faite avec du lait de jument fermenté.
  5. Ce nom, d’après M. Cahun, viendrait du Ouang Khan, roi des Turcs Keraït au commencement du XIIIe siècle.
  6. La Chine était alors divisée en deux empires. Le Tchinghiz Khan était allié avec les Song, dynastie nationale du sud, contre l’empire du nord : il soudoyait en outre une Jacquerie comparable à celle des Boxeurs.
  7. Pays de Khiva.
  8. Bassin du Tarini, pays de Kachgar et de Yarkand.
  9. Le Don ou le Danube : les textes chinois confondent parfois les deux fleuves.
  10. Les premiers successeurs du Tchinghiz Khan furent Ogodaï, Gouyouk, Meungke, Khoubilaï.
  11. Nous avons le journal de l’un d’eux, le Chinois Tchang-Tchoun depuis avril 1220 jusqu’en mars 1223.
  12. Le comte Eugène Zichy qui, en 1898, fit à cheval le voyage de Hongrie à Pékin pour rechercher les origines du peuple Madjar, m’a raconté un bien curieux détail. De la campagne de 1241, les Mongols, fidèles à leurs habitudes d’administration exacte et régulière, rapportèrent dans leur pays les archives des villes, des châteaux, des monastères pris par eux en Hongrie et en Allemagne. Ces précieux documens étaient conservés à Pékin et, par une déplorable fatalité, ils y ont péri, en 1900, dans l’incendie du palais occupé par l’état-major allemand, où périt le général Schwarzhof.