Le Pain (Reclus)/5

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V

LE PAIN, LE BLÉ, LA PAILLE
comme Remèdes et Prophylactiques


Les primitifs, qui n’ont pas d’histoire, parce qu’ils n’avaient d’autre occupation que celle de lutter contre la faim, ne pouvaient manquer de la considérer comme la vraie, la seule maladie, type de toutes les autres. Nous-mêmes, nous n’en connaissons ni pire ni plus fréquente. Il y a peine de mort à ne pas lui porter remède promptement. On l’expliquait comme étant le corrodement de notre substance par des esprits dévorants, par une nuée de parasites, infiniment petits qui, s’introduisant par les diverses ouvertures du corps, se gorgent de sang, de chyle, de lymphe, de liquides nourriciers, attaquent la chair, la moelle, la matière même des os. La carie des os, celle des dents, c’est un ver qui se glisse par un imperceptible trou, les ronge comme il ferait d’une pomme, les vide de leur suc, les emplit d’excréments. De cette vermine intérieure, quelques monstres deviennent visibles, ce sont ceux que l’on a diversement appelés filaires, trichines, ténias ou autres, d’aucuns restent invisibles et les plus dangereux ne sont pas toujours les plus gros. Pullulant et foisonnant, ces sangsues ne sont autres que démons, lesquels ont débuté par être âmes de morts, revenants voraces et insatiables, vigoureux en raison de leurs déprédations, et qui, n’ayant plus de vie en eux-mêmes, sont obligés de se jeter sur celle des autres. Rien que leur regard est funeste ; agissant à distance, il est impossible de dire au juste où ils sont, où ils ne sont pas.

C’est ainsi que, de propos délibéré, la doctrine magique confond la faim, la fièvre et toutes les indispositions avec les démons et les démons avec les sorciers qui « donnent des malices ». Elle identifie le fait actuel avec le possible, et les moyens curatifs avec les préventifs ; ce qui chasse les mauvais esprits et ce qui les empêche d’approcher.

C’est ainsi que, de propos délibéré, le point de départ une fois donné, il était logique de supposer qu’un emplâtre de pain sur l’estomac — langage familier — devait guérir les maladies moins fréquentes, du moment qu’il guérissait la plus commune. Réservoir de santé, grand restaurateur de la vie, le pain passait pour contenir des trésors de force et d’énergie, pour être la concentration des forces salutaires. Le « pain de vie » ne pouvait être que vivant lui-même, toujours sur la défensive contre un ennemi toujours sur l’offensive. Le pain était la grande panacée. La pharmacopée moderne n’use de mica panis et d’aqua fontis que pour tranquilliser les malades qui ne croiraient guérir avant d’avoir absorbé quelque drogue latine. Mais ces substances étaient réputées jadis posséder les plus mirifiques vertus et participer à la nature du nectar et de l’ambroisie, qui aux Immortels étaient aliment et remède tout à la fois. Sur ce point, l’entière doctrine magique n’est que l’amplification de ce verset du Pentateuque : « Tu serviras l’Éternel Dieu, et il bénira ton pain et tes eaux ; il ôtera les maladies du milieu de toi. »

Quand le patron, chef de famille, vient à mourir, on jette de l’orge sacrée sur le cercueil et tout autour. Et la raison ? — C’est afin que s’il regarde par une fissure, par quelque trou des planches, l’éclair de son mauvais œil soit arrêté et neutralisé par la bénigne influence de l’excellente céréale. Nous expliquerions de la sorte les problématiques poignées de farine qu’on nous disait être jetées derrière le cercueil du meunier porté à sa dernière demeure. — Êtes-vous malade ou simplement sous mauvaise influence ? Mettez à tremper dans un verre quelques brasillons ardents et quelques miettes ; buvez moitié de l’eau et versez le reste sur les gonds de la porte d’entrée.

Les eaux insalubres sont assainies quand on y jette de la mie de pain.

L’eau du puits est mauvaise pour l’accouchée, tant qu’elle n’y aura pas jeté des croûtons du pain qu’elle mange.

L’eau fraîche dans laquelle on a fait infuser neuf grains d’orge a guéri de nombreux malades. Les bonnes femmes de France apprécient fort ce remède.

Traitez avec du pain moisi les dérangements d’entrailles. Passez et repassez à travers une galette de seigle, en couronne ou en tortillon, les enfants maladifs ou rachitiques, ceux qui pour être nés avant terme, sont ridés, d’aspect sénile… — Contre la maraille et toutes ses funestes influences, les mamans cousent des miettes avec grains de sel dans les robes de leurs petits. Au canton de Berne, on s’y prend un peu autrement : les parrains enserrent trois grains de blé dans l’acte baptismal du filleul, et les commères trois grains d’orge. Et tout bon Bavarois met trois miettes au fond de sa bourse, afin que le diable ne s’y loge pas et que l’argent n’en disparaisse point, sans que l’on sache pourquoi ni comment.

… Miettes de pain et grains de sel, disions-nous tout à l’heure. Pas une bouchée de pain, pas un grain de sel ne paraît aux festins que le diable et les démons servent aux sorcières dans leurs nocturnes orgies de Walpurgis et de Saint-Gui. C’est que le pain et son inséparable condiment sont antipathiques à la gent infernale ; il n’est pas de meilleur anti-démoniaque, de préservatif plus énergique centre les ruses et mauvais tours de Satan. La ménagère baratte son lait en toute tranquillité dès qu’elle a mis trois miettes et trois mottons de sel sous le pot à beurre. Pourvu qu’elle tienne une croute sous la langue elle peut affronter les « malices » et braver la rencontre des chiens enragés ; même elle peut filer en temps prohibé. Cette croûte, retournée sous la dent, lui fera reconnaître le loup-garou en dépit de ses déguisements, découvrir la pensée maligne, invisible aux autres hommes, qui s’allume dans l’œil jaloux et perfide. — Vous défiez-vous d’une visiteuse ? Brusquement, de propos délibéré, vous mettez la miche sens dessus dessous — et si vous avez affaire à une sorcière, elle sera frappée d’immobilité : elle ne bougerait pas quand même on lui brûlerait les chairs avec de la braise vive, quand même on lui poindrait les membres avec une aiguille. Bien plus, si on la crible de boulettes de pain, elle est obligée de se montrer sous sa vraie forme, bien différente souvent de l’empruntée ; nue, honteuse, angoissée, tourmentée, la méchante pleure alors et demande grâce. On ne se figure pas la puissance qu’il y a dans le plus petit brigaillon de pain ; il a mainte fois suffi d’une boulette bien ajustée pour faire tomber raide mort un cauchemar

Les vertus natives de la farine sont augmentées de celle que donne la bonne intention d’aider son semblable. Le pain qui a été obtenu par charité et pour « l’amour de Dieu » porte en lui la reconnaissance du Tout-Puissant. « Celui qui donne au pauvre prête à l’Éternel qui lui rendra son bienfait. » Le morceau de pain, présenté à Jésus-Christ réincarné dans la personne d’un indigent, est comme une lettre de change passée au nom du Maître des Cieux et de la Terre : il ne déshonorera point sa signature. En Allemagne, le mioche qui dépérit sera rendu à la santé, si on lui donne à manger d’un gâteau pétri avec de la farine qu’un mendiant aura obtenue poignée par poignée, en neuf maisons différentes.

Et voici comment on traite en Égypte l’orgelée ou inflammation des paupières. La personne qui en est atteinte s’accoutre de haillons et va mendier du pain en sept maisons où elle sait qu’il y a une vierge du nom de Fatmeh — c’est ainsi que se nommait la fille du Prophète. Qu’il soit béni à tout jamais ! Elle mange les sept morceaux, dort là dessus et n’a plus trace du mal.

Si l’enfant n’apprend à parler que difficilement — peut-être parce que les sacs de farine auront été trop longtemps gardés sans les ouvrir, comme on se le rappelle — qu’on lui donne du pain de mendiant, et bientôt sa langue se déliera. S’il a du pain, le mendiant, c’est qu’il ne manque pas d’éloquence, car quelles difficultés il a, rien que pour se faire écouter !


Il est dans les premières fleurs du blé un miel délicat, un parfum des plus doux, d’autant plus puissant qu’il est subtil, et peu apprécié par le vulgaire. Au soleil levant, par un beau jour d’été, passez de ces fleurs dans votre bouche, et préservé vous serez d’une foule de maladies, guéri de la morsure envenimée des serpents. Flairez-les, ces fleurs, sucez-les si vous pouvez, ou au moins, couvez-les d’un long regard, et vous vous en trouverez bien.

Le barbeau des blés a pris quelque chose des vertus de la plante dont il est l’inséparable compagnon.

« Dis-moi qui tu hantes, et je dirai qui tu es. » Le premier barbeau qu’on aperçoit au printemps a les meilleurs effets contre les maladies d’yeux — des yeux bleus tout d’abord. La fleur est bleue elle-même, opère plus efficacement sur son semblable que sur les gris et les noirs. À défaut de cyanes et barbeaux, vous pouvez opérer sur des violettes qui sont aussi des yeux bleus, avec la marguerite blanche et rose que les Anglais ont appelée, avec une admirable poésie, daisy, day’s eye, l’œil du jour. Cueillis à la Saint-Jean, ramassés à la Fête-Dieu, les barbeaux étanchent aussi les blessures, arrêtent les saignements de nez. Autre remède pour les yeux malades : épongez-les avec une eau tiède dans laquelle auront trempé vingt-neuf gros épis — pas un de plus, pas un de moins — et que vous aurez reliés en gerbette.

Diables, sorciers ni garous n’oseraient vous poursuivre en un champ d’épis ; la foudre elle-même n’oserait vous y toucher ; le feu du ciel ne tombe pas sur la maison dans laquelle on a pris la précaution d’attacher des épis doubles, soit au plafond, soit au-dessus des miroirs. Inutile d’expliquer que l’épi, tête de la plante, vaut tout ce que vaut la graine, sinon davantage.

Ce qui est bon pour les hommes, non moins bon pour les enfants, ne peut être qu’excellent pour les bêtes. Le pain guérit les animaux, les maintient en santé, en vigueur et en bonne humeur. Voyez plutôt.

Au bétail qu’on mène pour la première fois de l’année au pâturage, on donne à manger les vieilles croutes de la maison, et les raclures de pâte qu’on a retirées de la maie à pétrir et de la pelle du four. Ces mêmes raclures et du grain de trois espèces différentes sont servis à la vache grosse dont on veut faciliter la parturition. À Noël et à la Saint-Sylvestre, on rassemble des échantillons de toutes les céréales cultivées dans la contrée : froment, avoine, sarrazin, orge, épeautre, seigle, millet et on en donne trois poignées à chaque bête dans l’étable et l’écurie, sans oublier la volaille dans la basse-cour. En plusieurs fermes, on préfère moudre ce farrago et le faire manger sous forme de galettes grossièrement figurées en hommes et animaux. On en distribue la majeure partie séance tenante, et on en conserve le restant en cas d’accidents ou de maladies. Ces poupées, grâce à leur forme, à leur matière, au jour en lequel elles ont été fabriquées, acquièrent une valeur fétiche de premier ordre, elles passent pour avoir sur les bêtes un effet équivalent à celui de l’hostie sur les chrétiens.