Le Pain (Reclus)/8

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VIII

OFFRANDE DU PAIN
aux Morts, aux Génies et aux Dieux


Nourrir les morts, et spécialement les mânes des ancêtres, passait dans l’antiquité pour l’acte pieux par excellence. Car il était, il est toujours de croyance vulgaire que des esprits nous environnent en tous lieux, nous entourent à tous moments. Les bois, les pâtis, les landes grouillent sous leur surface d’innombrables habitants, et les âmes des ancêtres pullulent sous les mottes de la terre qui est transmise de père en fils. Elles essaiment dans l’ombraie que traverse le ruisseau murmurant ; elles foisonnent dans la feuillée au-dessus de la grange, dans le puits de la cour, aux étables, écuries, parcs et poulaillers, dans les coins et recoins du grenier, sur l’auvent de la chaumine. Les cendres des aïeux se mêlent à celles du foyer, ou elles se nourrissent tant bien que mal du fumet des viandes, des odeurs de la marmite et du chaudron. Ce monde passe son temps à avoir faim tout comme les vivants. Ce n’est point que ces ombres impalpables réclament une nourriture abondante — mais comme elles sont nombreuses ! Les nuages de moustiques, les épaisses volées d’éphémères, les mouches bourdonnant dans les cuisines du Midi donnent quelque idée de leur multitude. Nul aliment ne leur est plus agréable que celui qui leur est servi tout exprès, aucun ne leur agrée davantage que le pain, rien ne les nourrit comme les miettes qu’on leur offre avec des paroles bienveillantes.

« Balaie tes miettes dans le foyer pour les pauvres âmes », prescrivent les bonnes grand’meres. « Les pauvres âmes pleurent de chagrin, cela leur fait un mal qu’on ne peut dire quand elles voient qu’on gaspille les miettes sans profit pour personne, qu’on les salit, qu’on les écrase sous les pieds. Il est pieux de recueillir les miettes qui, d’un dimanche à l’autre, tombent autour des assiettes, et de les jeter au feu le samedi soir. »

« Il n’est pas bien de ramasser les tailles de soupe qui tombent par accident de la cuillère à potage ; il faut les laisser aux pauvres âmes qui en font leurs choux gras. »

On serait impardonnable de ne pas se souvenir des âmes à la Toussaint, jour qui leur est spécialement consacré. Celles qui ne cohabitent pas avec les hommes désertent alors en foule leurs sombres demeures. Même celles qu’emprisonne le Purgatoire sont alors mises dehors. Elles affluent dans les maisons amies, ou il est de règle de leur servir un repas composé de trois, six ou neuf plats. Les plus pauvres prennent sur leur misère pour leur faire l’aumône d’un peu de farine. En Angleterre, on leur cuisait des gâteaux qu’on distribuait au dehors, comme ceux que les Grecs et Romains exposaient aux trivies et carrefours. En Pologne, on leur dispose des tortillons aux quatre coins des tombes et du cimetière. Au jour des Morts, les Tchouvaches allument autant de chandelles qu’il y a de morts respectés dans la famille. Le fils aîné les appelle à haute voix, leur offre du pain, en mange le premier morceau, le dernier appartient au chien qui assiste à la cérémonie. Les Tchérémisses — pauvres gens ! — font une fête quand ils cuisent le pain, et se reprocheraient fort de n’en apporter les prémices sur les tombes de leurs proches.

En plusieurs endroits, les gens se couchent de meilleure heure pour mettre plus à leur aise les âmes qui vont et viennent, inspectent, flairent les coins, parfouillent les recoins ; elles se mettent au courant des affaires du monde ; quelques malheureuses pansent leurs blessures avec l’huile des lampes, d’autres avec le suif des chandelles. Que les proches prospèrent et ne les aient point oubliées en cette fête de famille leur est à soulas et réconfort.

Pareillement en Chine, la veille du solstice d’hiver, on a coutume de faire cuire des boulettes de riz, grosses comme noisettes, qu’on dépose sur l’autel domestique. Après que les ancêtres en ont pris ce qui leur a convenu — l’odeur peut-être — la parenté dévotement s’assemble, consomme en partie ces croquignoles, car les morts n’ont consommé que la substance immatérielle du pain, que le bouquet du vin, laissant la partie grossière et tangible des aliments sans y toucher. Le reste des bonbons est appliqué aux portes et fenêtres en offrande aux esprits du dehors. Il faut dire qu’en dehors du culte rendu aux lares et pénates, on se croit obligé de témoigner quelque attention aux âmes errantes. Les malheureux qui, n’ayant point laissé de progéniture, n’ont pas de demeure à eux, crèvent la faim et la misère, s’aigrissent et s’enfièlent, se font chagrins et malfaisants, vampirisent les vivants, leur sucent les entrailles, les épuisent et exténuent, causent toute sorte de maladies. Remarquons en passant que la conception générale enseignée par les Chinois sur la vie des esprits diffère peu au fond de celle qui a cours chez nous. Donc, soit par compassion, soit par mesure de prudence, il faut soulager leur triste sort, et on s’y applique tout particulièrement en la fête de Fu-Yug-Ku ; traduisez : « Désaltérons les bouches brûlantes ». On convie les morts en battant le tambour, en sonnant des clochettes, en allumant des bâtons d’encens à parfums pénétrants, et de nombreuses lanternes inscrites de charmes à l’encre rouge, avec indication de l’endroit de réunion. Parfois, c’est une maisonnette construite exprès, avec côté des dames et côté des messieurs, et une grande salle de banquet qui prend tout le milieu du bâtiment. Les hôtes de l’autre monde commencent par se délasser dans un bain, font un brin de toilette, puis ils passent dans les salons de conversation et de là au festin qui les réunit tous et trétoutes. L’hospitalité n’est pas toujours si opulente, mais tant pauvre soit-elle, revenants et revenantes trouveront toujours seaux et cuvettes pour y rafraîchir leurs membres lassés par la longueur du chemin, souillés par la poussière des routes. Les plats qu’on leur sert consistent presqu’exclusivement en farineux, mais sous toute forme : nouilles, fouaces, vermicelles, beignets… Les missionnaires chrétiens qui transmettent ces détails ajoutent, non sans ironie, que les précautions sont poussées au point de mettre des cuillères à côté des terrines de bouillie, afin que les âmes, qui, par malechance, ont été décapitées, se coulent la pâtée à même dans le gosier.

À leur fête des morts, les Japonais exposent sur les tombes des aliments qu’ils embarquent, nuit venue, sur les petits bateaux avec voiles de papier et bougies allumées dans des transparents. Rien n’est plus joli que ces milliers de barquettes, flottilles lumineuses se balançant sur les eaux.

Suivant l’antique droit germanique, tel que le philosophe et jurisconsulte Gaius l’a déduit de la coutume des Aryas, le fils n’entrait en possession de l’héritage qu’après avoir servi aux mânes paternelles le repas funèbre. Ce repas, dans lequel s’effectuait le transfert d’autorité, le changement de règne, avait triple caractère : le mort y faisait remise du bâton de commandement à son successeur ; il adressait des adieux définitifs à la famille assemblée devant lui ; il s’entourait, pour la première fois, des défunts, ses futurs compagnons qui devaient l’introduire dans les sombres demeures, et qui étaient portés à lui faire une réception d’autant plus favorable que le festin auquel ils avaient été invités s’était montré plus somptueux.

L’anniversaire du décès était naturellement célébré par un repas auquel l’ancêtre était censé amener les membres de sa famille qui l’avaient accompagné ou suivi dans la tombe. Peu à peu, ces fêtes devinrent une pension alimentaire servie, non plus seulement au chef de la tribu ou de la gens, mais à tous les aïeux, suivis de leur cortège de serviteurs et clients.

Le premier devoir que la loi de Manou imposait au chef de maison était d’allumer un feu en l’honneur des ancêtres et de leur offrir des gâteaux de riz et des libations. Le patrimoine d’une famille avait été primitivement constitué en bien de main-morte, le fondateur de la race en restait l’éternel propriétaire, et les descendants en leurs générations successives n’en étaient que les usufruitiers. De là les répugnances manifestées en tant de pays pour l’aliénation, et, même, pour la simple subdivision du patrimoine, car l’ancêtre qui s’était incorporé à la terre, le dieu patron de la gens, ne pouvait être aliéné, ne pouvait être scindé. La perpétuité de l’héritage était assurée par la perpétuité du repas funèbre servi aux aïeux. Ce repas entretenait les bonnes relations de l’éponyme et de sa descendance. Tantôt les vivants conviaient le mort, tantôt le mort était censé convier les vivants. Entre de ci et de là, les communications n’avaient pas été brusquement et rigoureusement interrompues, comme elles le sont chez nous.

C’est parmi les héros du temps jadis que se sont recrutées les diverses cours célestes. Les armées des morts ont peuplé de génies les airs, la terre, les eaux, les fleuves et fontaines, les bois et forêts, les collines, ravins et cavernes, jusqu’aux flammes et fumées. Les ancêtres du chef ont insensiblement passé dieux, patrons et protecteurs du pays. Des repas funèbres sont à l’origine de la plupart des cérémonies cultuelles, pour ne pas dire de toutes. Les défunts emplissent la nature, sont devenus les moteurs et les instigateurs universels ; on expliquait par leur intervention les divers phénomènes de physique ou de chimie dont on ne se rendait compte ; ils répartissaient la pluie et le beau temps ; de l’observation dévotieuse des festins auxquels ils présidaient dépendaient la fertilité des champs et l’abondance des moissons ; il fallait se montrer généreux à leur égard, pour qu’à leur tour ils se montrassent reconnaissants et fissent tourner la chance en faveur de leurs protégés. La fréquentation de ces esprits invisibles, la nourriture prise en commun donnait au chef de famille vigueur et courage, lui valait autorité sur ses inférieurs, respect parmi ses pairs.

« Une once de pain de Toussaint fait vivre davantage que deux livres mangées tout autre jour », dit-on en Souabie. Bien plus, on croyait, dans les Flandres, pouvoir racheter autant d’âmes du Purgatoire qu’on mangeait en ce grand jour de ces panicules appelés gâteaux des âmes, et Dieu merci, un Flamand est doué d’un puissant appétit quand il consomme pour le bon motif.

« À chacun de ses repas, il faut entamer un pain frais », dit-on encore, et faites attention : n’en laisser ni mie ni miette, si l’on tient à avoir bonheur dans l’année. « Plus on boit, plus on mange aux enterrements, plus les âmes se réjouissent au Paradis, mieux elles se consolent au Purgatoire », planis inde recreantur mortui, disaient au Moyen-Âge les moines de Quedlimbourg. Leur opinion fait toujours loi en la matière, elle était d’ailleurs fondée sur les plus anciennes traditions, et déjà Charlemagne interdisait aux Germains, sous peine de mort, de danser, chanter, et festoyer sur la tombe de leurs ancêtres païens. Les paysans d’Allemagne jamais ne mangent avec plus de conscience qu’à leurs grands repas de la Toussaint et des enterrements. On sait, d’ailleurs, qu’un chagrin modéré creuse l’estomac. « Le pain console les grandes douleurs », disait le magnanime Achille en invitant à sa table le roi Priam, courbé sous le poids de son affliction. Aux repas funèbres, il est défendu de laisser aucun reste.

Divers sont les motifs de cette prohibition, mais le plus important, le plus vrai, on le tait soigneusement : la défiance trop justifiée tant des sournoises divinités d’outre-tombe que des maudites sorcières qui ne demandent qu’à mésuser des reliefs. Cette raison n’étant pas de celles qu’on aime à produire, on a préféré en donner une on ne peut plus honnête et qu’on a fini par croire : pour être efficace, le pain des funérailles doit être offert tout entier et de grand cœur ; et ceux qui l’acceptent sont tenus de lui faire honneur, de montrer qu’ils n’y ont pas regret, eux non plus, et qu’ils ne mangent pas du bout des dents. Une première générosité fera ricochet de bons procédés et de bonnes fortunes.

C’est à cette croyance et aux idées qui en découlent que nous rapportons l’origine de la coutume si agréablement hospitalière chez les Moraves et la plupart des populations slaves ; on présente un pain au visiteur : « Coupe, l’ami, lui dit-on, coupe bravement, prends tout le rond et tu feras enfler les épis ! » Et, si le nouveau venu est un jeune homme, on ajoute : « Mange, mon gas, ne laisse pas une bouchée pour que ta belle rien ne te refuse ! » Et, dans le canton de Vaud, le jouvencel, dans sa cage d’osier garnie de feuillage, qui allait de porte en porte avec ses épouses de mai, était reçu à bras ouverts par le paysan : « Allons, follin, bois et mange, tant plus tu mangeras, tant plus nous aurons du soleil ! »

Insensiblement, les fêtes des morts perdirent leur caractère purement familial pour prendre un caractère collectif ; on eut des doutes si les morts dévoraient réellement la substance des mets qui leur étaient présentés. Les pauvres profitèrent de l’incertitude et on leur fit des distributions au nom du défunt qui fit abandon de droit, dont on lui tint compte en reconnaissance et en prières adressées au ciel à son intention.

Nous avons un exemple évident de la transition, dans le passage d’un de nos livres apocryphes relativement assez récent ; le père de Tobie recommande à son fils : « Dépose du pain et du vin sur la sépulture du juste ». L’auteur du roman n’explique pas s’il entendait que ces victuailles fussent consommées par le juste en personne qui, dans ce cas, n’aurait pas encore « perdu le goût du pain », ou par les indigents qui seraient venus les prendre sur sa tombe. La dernière explication est assurément la plus probable.

En tous cas, nous voyons les Musulmans, dès l’origine de leur religion, distribuer volontiers leurs aumônes dans les champs des morts. Il n’est guère de villages d’Égypte dans lesquels on ne voie la sépulture de quelque cheik ou santon, sur laquelle des personnages charitables font largesse de pain et même de monnaie. C’est le cheik qui est censé les offrir lui-même au pauvre voyageur, continuant ainsi son œuvre de bénédiction, même après sa mort. Dans le cimetière de Girgeh, nous avons remarqué des cruches pleines sur plusieurs pierres tumulaires. On voit fréquemment des porteurs d’eau se tenir à côté d’une tombe et mettre leur outre à la disposition d’un chacun. Au soleil couchant, on donne du pain et du lait dans la maison d’où l’on vient d’emporter un mort. Au Caire, il n’est pas rare de voir, en tête du cortège qui conduit le défunt à sa dernière demeure, un ou deux chameaux portant des corbeilles pleines de pain, des jarres d’eau. Sur plus d’une tombe, il est distribué du pain chaque semaine ou même chaque matin. Parfois ces charités posthumes s’étendent jusqu’aux animaux, et l’on émiette du pain dans les fourmilières, aux oiseaux de l’air, aux poissons du Nil. Il en est jeté même dans le feu, afin que celui qu’on pleure, en quelque élément qu’il habite, trouve des amis que lui auront valus les bienfaits répandus à son intention. La reconnaissance même d’une fourmi sera d’un grand poids auprès du souverain juge des vivants et des morts.

Les sépultures qu’on découvre journellement au nord et nord-ouest de l’Allemagne, de l’Elbe à la Vistule, et qu’on attribue aux populations germaniques d’avant la conquête romaine, notamment aux Vandales, abondent en petits dépôts, tantôt d’orge rôtie, tantôt de gâteaux plus ou moins volumineux, qu’on avait mis là sans doute pour l’approvisionnement exclusif du propriétaire. Mais, là comme ailleurs, l’intérêt collectif prit insensiblement le pas sur l’intérêt strictement personnel ; on finit par sympathiser davantage aux besoins actuels du prochain, toujours visible, qu’aux besoins hypothétiques du défunt, qu’on ne voyait plus. De sorte que les offrandes, qu’on avait d’abord emmagasinées à l’intérieur de la tombe, furent avec le temps déposées à l’extérieur, mises à la portée d’autres esprits, des indigents et même des animaux.

L’Alfwissmal donne à croire que, déjà, lors de sa rédaction, la cérémonie des funérailles consistait avant tout pour le public en une distribution de blé. Robert Wace raconte que le duc normand Richard fit construire à Fécamp une abbaye où il plaça, sous une gouttière, son sarcophage que chaque vendredi on emplissait de froment pour le distribuer aux pauvres, ingénieux moyen de donner au souverain juge la mesure de ses bienfaits. Tel qui n’en pouvait faire autant, ne disposant pas comme le duc des richesses d’une grande province, ordonnait de verser une ou plusieurs charretées de grain sur sa tombe jusqu’à ce qu’elle disparût sous le monceau, qui était ensuite distribué en aumônes. Actuellement, dans l’Allemagne méridionale catholique, il n’est contre les migraines persistantes de meilleur remède que celui de se faire fabriquer par le potier une sorte de calebasse ayant figure humaine, qu’on emplit d’orge pour en faire hommage à quelque saint ou madone. Dans les cantons de l’Eifel, les pauvres emplissent de froment la coiffe de l’enfant malade ; les riches font plus, ils donnent en blé le poids de l’enfant et même de l’enfant dans son berceau. Chaque année, les dévots bavarois versent des charges de maïs sur le crucifix devant lequel ils prient pour les « pauvres âmes » : ils le recouvrent entièrement et le maïs passe en messes. L’acte méritoire est accompli le vendredi-saint, jour auquel Jésus, attendri par ses propres douleurs, se montre plus compatissant.

En maints endroits, l’honneur rendu aux morts s’évalue d’une façon très exacte et même se pèse au kilogramme. Plus il est distribué à l’enterrement de livres de pain, plus le défunt charitable, au moins après décès, a chance d’aller droit au ciel. Le plus beau moment des obsèques est celui auquel d’abondantes victuailles sont reparties entre les indigents de la paroisse et des environs. Plus d’une famille se ruine à cette occasion. Nombreux sont les Prudhomme dont l’enterrement est le plus beau jour de la vie, et qui se consolent de la mine de leurs héritiers et même d’une existence misérable et parcimonieuse par l’anticipation des glorieuses funérailles qui les attendent.

À ce propos, mentionnons la distinction qu’on a faite entre les offrandes mortuaires, selon qu’elles consistent en blé ou en pains et gâteaux. On a cru pouvoir affirmer a priori que les offrandes de blé ne pouvaient manquer d’être les plus anciennes, puisqu’elles marquaient plus de simplicité. Mais cette simplicité n’est, le plus souvent, qu’apparente. Il est plus expédient de considérer l’usage que la nature de l’offrande. Le pain, les galettes pouvaient être mangés immédiatement, et il ne tenait qu’au défunt d’en tirer parti tout de suite. Quant au blé à l’état brut, sa distribution marquait plus de largesse, des approvisionnements plus abondants, et sa conservation dans les tombes a eu, le plus souvent, une signification lithurgique et symbolique dont il sera parlé ci-après. Ce n’est pas à dire que l’une et l’autre conception ne se confondent pas souvent, et que les deux usages n’aient pas existé simultanément. Ainsi les momies d’Égypte, aux mains desquelles on a trouvé des semences, ont parfois des pains enveloppés dans leurs bandages ; on en voit des figurines recevant des offrandes, tantôt en pain, tantôt en gerbes, avec des inscriptions semblables à celle-ci : « Certes, vous serez bien aimés de l’Être Bon, vous aurez votre part des pains présentés à Maout, Amun et Khus, lesquels vous introduiront dans la Grande Région du Pays de Vérité ! »

La transition était insensible des offrandes mortuaires aux œuvres de pure charité, elle n’est pas mieux tranchée entre les offrandes qui sont faites aux morts et celles qui s’adressent aux dieux et génies de tout nom et de tout habitat. En effet, comment distinguer entre ces nombreux esprits, qui ont tous, ou à peu près, commencé par être des hommes ayant chair et vie ?

Les drudes et incubes qui, sous forme de cauchemar, s’abattent sur les dormeurs, ne sont pas moins friands de gâteaux et de farine que les divinités du ciel et des éléments ; l’homme qu’ils tourmentent se fait parfois relâcher sur la promesse de leur donner un pain.

Chaque nuit, dans les paysannières bien ordonnées, on prend grand soin d’envelopper le pain dans la nappe ; les ménagères sensées vous diront que c’est pour l’empêcher de prendre la poussière, et les niaises parce qu’il a besoin de dormir, lui aussi. Mais ces raisons ne sont pas topiques ; les fellahs d’Égypte savent mieux : ils recouvrent le pain au nom d’Allah le Miséricordieux pour empêcher les djins d’en absorber la saveur et la substance.

Mainte paysanne ne se déciderait pas à pétrir avant d’avoir jeté derrière elle une poignée de farine au four. Elle ne manquerait pas, après avoir terminé, de façonner avec la dernière râclure de la mie une pincée de pâte, à laquelle elle donne une forme singulière, la cuit à point et enfin la jette sur les charbons ardents.

Il n’est pas dit que cette attention s’adresse seulement aux lares ; que parmi les esprits du foyer qui sont aussi honorés, il ne faut pas comprendre des péris, génies de la flamme ; qu’il ne faut pas comprendre le feu lui-même. Est-ce que les âmes des morts n’ont pas peuplé tous les éléments et tout l’espace sur la terre, au-dessus et au-dessous ? Tout singulier que nous paraisse le fait, nous apprenons, par affirmations positives et incontestables, que le génie du feu à un faible pour le pain. En mainte chaumière allemande, on tient en réserve un gâteau cuit à nouvel an, sous la forme grossièrement approchée d’un quadrupède, gueule béante, et qu’on appelle le loup. Si la cabane venait à prendre feu, on le jetterait au milieu du brasier pour obtenir qu’il ralentit ses ardeurs. Il faut expliquer que, dans la mythologie scandinave, Loki ou le feu (Loki, loh) avait engendré le loup Feurir, et que, dans l’espèce, le loup toujours affamé symbolise la flamme dévorante.

Avant que les compagnies d’assurances eussent pénétré dans le Tyrol, quand éclatait un incendie, le propriétaire des maisons menacées jetait un pain dans le brasier afin de calmer la fureur des flammes. Il jetait le pain et s’enfuyait tout aussitôt de peur que le feu ne lui courut après afin de s’en faire donner un autre. On exécutait alors une manœuvre pleine de prouesses : on tournait la maie du côté du feu et on la portait trois fois autour du bâtiment qui brûlait, comme pour dire au génie dévastateur : « Tiens-toi tranquille, rentre en toi-même et l’on t’emplira la maie. » En effet, à la moisson, une galette faite avec du blé nouveau était jetée au feu, tandis qu’on chantait :

Tiens, feu, tient !
Le tien prends,
Le mien laisse !

Cousines de Paris étaient les « bonnes âmes » qui s’employaient dans la maison, rangeant, redressant, ravaudant, prévenant les accidents, maladies et incendies, se rendant utiles de mille et mille manières. Elles avaient moins de besoins qu’une souris blanche, mais encore leur fallait-il se sustenter, et elles grignotaient d’un pain par ci, d’une gaufre ou galette par là, puis voyaient à la pâte qui levait, la faisaient réussir au four, donnaient aux miches d’être savoureuses et nourrissantes. Nos grand’mères ne pouvaient récompenser autrement ces aimables créatures qui ne voulaient pas qu’on les remerciât, ni même qu’on parut s’apercevoir de leur présence, et se gardaient bien de compter ou de peser les grains mis à cuire. « Mais depuis que les gens sont devenus si regardants, les bonnes petites spirites sont parties, elles sont allées Dieu sait où. Plus nous ne les verrons, et c’est grand dommage ; car avec elles ont disparu la bonté du sol et la graisse des sillons ; depuis, c’est à force de bras, d’argent et de fumier qu’il faut extorquer ses fruits à la terre, qui ne rapporte plus qu’à regret. Les hommes n’étant plus généreux, les champs ne sont plus fertiles, il n’y a plus qu’une loi « donnant donnant », et les temps sont bien difficiles pour les pauvres gens, mon cher Monsieur ! »

Et n’oublions pas tout à fait les filles du vent et de la forêt, pour lesquelles les bons bûcherons oubliaient de propos délibéré quelque croûte sur un billot de bois, laissaient tomber des miettes sur un tronc coupé : « La fadette les ramassera », pensaient-ils.

Du moment que le feu lève des contributions, pourquoi les génies de l’air ne feraient-ils pas aussi valoir leurs droits ?

Les contes norvégiens racontent que le vent du nord n’éprouve aucun scrupule à prélever au-delà du tribut qui lui est dû et qui n’a pas été acquitté en temps utile. La coutume de lui servir quelques poignées de farine s’est perpétuée jusqu’à nos jours, depuis les temps reculés du paganisme slave. Quand la tempête se fait menaçante, on va jusqu’à lui sacrifier tout un sac.

Cette pactisation avec les puissances infernales est réprouvée par des Chrétiens plus sévères. Au vent qui souffle, ils n’envoient d’autre hommage que celui des couteaux, haches ou serpes lances droit fil à l’encontre ; et ces instruments ont été souventes fois retrouvés, la lance marquée de gouttes sanguinolentes… « Oui, des taches de rouille ! », avancent ces esprits forts, qui en savent toujours davantage que père et mère.

Les Chrétiens éclairés dont il vient d’être fait mention en savent juste autant que les Mille et une Nuits. Au dire de ces contes arabes, les Zobéahs, ou trombes de sable et poussière, ne sont autres que des djins, qui, nonobstant leur effrayante puissance, ont une telle peur des couteaux que l’on en a fait reculer plus d’un en leur criant : « Gare, voici le fer ! »

En Bohême, le vent d’orage est détourné par le procédé que nous avons vu employer contre la flamme d’incendie. Mise debout contre la porte, la maie est orientée avec soin, puis on y dépose avec solennité un pain que l’on coupe en quatre suivant les points cardinaux. Cela fait, on marmotte une incantation, et l’on pique le couteau dans la miche en lui donnant la direction qu’on veut imposer à l’orage.

Toujours en Bohême, le vent passe pour être mâle et femelle. Vent et vente dansent et valsent dans les tourbillons qui entraînent feuilles et poussières. La vente est appelée Mélusine, vrai nom de sorcière. Qui va dehors quand la tempête fait rage s’expose à ce que dite Mélusine le frappe et l’ammaladise en se mêlant à son souffle et en entrant dans ses poumons. Afin de l’apaiser quand elle siffle et gronde, on lui jette de la farine par la fenêtre : « Mélusine, c’est pour toi et tes enfants ! »

Il paraît que les hurlements et gémissements du vent passent pour les lamentations de Mélusine qui cherche ses enfants morts ou perdus. Impétueux et violents comme ils sont, se jetant tête-bêche dans tous les trous, par toutes les fissures, comment ne s’égareraient-ils pas, ne feraient-ils pas triste fin ? Les légendes mythologiques nous disent l’affliction des déesses mères, de la triste Ærope, d’Ino qui sanglotte, de Niobé changée en rocher du mont Sipyle, et dont les larmes ne cessent de couler. Anaïtis et Mylitta, Téthys et Déméter, n’ayant pu douer leur progéniture de l’immortalité, passent une moitié de l’existence à se réjouir qu’un fils leur soit né, et l’autre à pleurer sur un corps déchiré, à caresser un visage inanimé, à baiser des yeux éteints. Les plaintes du vent dans la forêt solitaire, les soupirs de la harpe éolienne, comment expliquer leur tristesse qui va au cœur ? C’est la douleur d’une mère. Mélusine se désole, elle n’a plus ses enfants.

L’auriez-vous deviné ? Donar, le fulminant Donar, l’auguste Tonnerre, se montre friand d’avoine, tout comme Wodin qui la préfère à tout autre mets, et ni plus ni moins que le cheval, son compagnon préféré, auquel il ne peut rien refuser. La femme enceinte, dont le terme approche et qui veut obtenir prompte délivrance, fait manger son tablier plein d’avoine à bon cheval, pour que bon cheval dise en sa faveur un petit mot au Maître là-haut. On devine assez la similarité que l’ingénieuse personne voudrait établir entre la naissance instantanée de l’éclair et celle de l’enfant qu’elle attend. Il est parfaitement justifié, le dicton allemand : « Bouillie d’avoine, régal des dieux. »

Aux dernières nouvelles, les Finnois faisaient cuire un pain pour le Tonnerre de juillet, et, au printemps suivant, ils le faisaient manger aux « jeunesses » de la maisonnée. Comme il était tendre, on peut le penser ; mais il faisait des garçons des hommes puissants et des filles des femmes fécondes.

Nul n’ignore que les peuples de tout pays ont eu pour principal objet de culte d’offrir à leurs divinités des repas aussi copieux qu’il leur était possible ; étant toujours affamés, ils supposaient que, même pour les immortels, il n’est plus grand bonheur que ripailles et bombances.

« Ô Indra, reçois dès le matin le soma que nous t’offrons avec ces beignets, ce plat de caillé, ces gâteaux et ces hymnes ! »

À leurs dieux, les peuples riches prodiguaient les quartiers de chair crue ou rôtie, sangliers, bœufs embrochés tout entiers, du pain par charretées. Les plus pauvres comme les Toungouses barbouillaient de sang et de graisse le museau de leurs informes divinités. Le pain qu’on leur servait devait être arrosé de sang, condiment suprême et universel ; et précisément le mot d’immolation a signifie en premier l’aspersion du sang de la victime faite sur le mola ou farine de grain moulue.

La partie essentielle des sacrifices gréco-romains consistait en offrandes de pains et gâteaux à Jupiter, Vesta, Junon, à tous les dieux et déesses. Pourquoi les leur offrir, sinon pour les leur faire manger, étant, bien entendu, que les dieux se bornaient à consommer la substance des aliments, substance qui leur parvenait sous forme de parfums et d’odeurs ?… Quelques citations prises au milieu d’une innombrable multitude :

« …Il s’approche en suppliant du sanctuaire de l’antique Vesta, portant un gâteau en offrande… »

« Il suffisait d’un petit pain pour apaiser les dieux… »

« La main innocente qui touche l’autel apaise aussi sûrement les dieux irrités avec un peu d’orge et quelques grains de sel que par des victimes de grand prix. »

Passons aux Hébreux :

« Ordonne aux enfants d’Israël et leur dis : Soignez les oblations qui sont ma vivande. Vous me donnerez les prémices de la moisson. »

« Le pain est ma nourriture. »

« Du pain sera toujours sur ma table. »

« Chaque sabbat, douze pains seront posés devant moi, de la part des enfants d’Israël. C’est une alliance faite pour toujours. »

« Et l’Ange de l’Éternel, le Dieu de paix mangea ce que lui apporta Gédéon : un chevreau, des gâteaux sans levain, une mesure de farine, de la viande dans un panier, du bouillon dans un pot. »

C’était même un formidable mangeur que Jahveh. En un seul jour, le roi Salomon étala devant lui vingt-deux mille bœufs et lui dépeça vingt-six mille brebis. La cuve appelée mer d’airain ne peut contenir tant d’holocaustes, gâteaux et graisses ; prodigieux appétits que nos théologiens ne nourrissent plus que de parfums et d’encens, que de louanges et d’exégèse spiritualiste.

Les rabbins et docteurs de la Loi contaient merveilles des grands festins qui se feraient à la table céleste en compagnie des anges, archanges et patriarches ; pour ces festins Dieu égorgerait les grands monstres Béhémoth et Léviathan qui fourniraient des montagnes de viande.

Cette question de l’alimentation des bienheureux dans le Paradis n’a pas mal embarrassé les Pères de l’Église. Saint-Épiphane a déclaré que, puisque la résurrection de la chair est une des hautes vérités de la révélation chrétienne, il est indubitable que les justes et sanctifiés mangeront et boiront au banquet d’Abraham. Mais quoi manger, quoi boire ? Il ne savait que deviner. D’autres docteurs, mieux renseignés, voulaient savoir que les ressuscités absorberaient une manne qui aurait la transparence et la fluidité de la rosée et prétendaient fonder leur opinion sur un oracle de la Sibylle.