Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Exposition

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 3-28).

EXPOSITION.

Dans la ville de Pattaly-Poura régnait le roi Souca-Daroucha. Amara-Satty était son premier ministre. Le roi avait de sa femme Chitra-Rebai trois fils, Vasou-Satty, Ougraha-Satty et Mourca-Satty.

Souca-Daroucha vivait en paix avec tous les princes ses voisins ; il mettait son étude à régner par la justice et la bonté ; et les momens de loisir que lui laissait le soin de son gouvernement, son fidèle ministre savait les mettre à profit en lui expliquant des maximes morales.

Voici les plus remarquables de ces maximes qu’il faisait servir à l’instruction du roi.

Sloca.
[1]

« La plus belle qualité d’un roi est la prudence ; la plus belle qualité d’une femme, la modestie ; la plus belle qualité d’un savant, un esprit fermé à l’envie ; la plus belle qualité d’un maître, l’humanité ; la plus belle qualité d’un cheval, le courage qu’il déploie, lors même qu’il est dangereusement blessé dans le combat. »

Sloca.

« Soyez soumis à vos parens. Tenez-vous éloigné de vos ennemis. Montrez-vous poli envers les gens honnêtes. Vous ne pouvez avoir trop de réserve avec les méchans, trop de confiance avec vos amis, trop d’humilité avec votre gourou[2], trop de circonspection avec les femmes, trop de soumission si vous vivez dans un état de dépendance. »

Avec ces qualités, vous serez regardé par-tout comme un homme de bien.

Sloca.

« On n’acquiert de la gloire que par des actions éclatantes, et on n’obtient la réputation d’homme vertueux que par un esprit enclin au bien. »

Sloca.

« Celui qui est élevé en dignité doit s’efforcer de plaire à tout le monde. Un homme vraiment courageux doit s’abstenir de toute parole de provocation. Une personne d’esprit doit se montrer condescendante envers tous. »

Celui qui fait paraître ces qualités aura partout la réputation d’un véritable vitou vansa (savant).

Sloca.

« La véritable vertu est modeste. Que le riche fasse de ses biens un usage honorable. Un pénitent ne doit jamais donner entrée dans son cœur à des sentimens d’orgueil ou à des mouvemens de colère. Dans le tribunal de la justice, ne vous laissez jamais conduire par le respect humain ou par la prévention. »

Une conduite conforme à ces maximes vous assurera l’estime générale.

Sloca.

« Celui qui exerce l’empire doit, avant tout, être dirigé par le désir de faire le bien. Une profonde connaissance du monde, une surveillance active sur tout ce qui se passe autour de lui, une sage circonspection lui sont nécessaires. Il peut montrer de la colère lorsque les circonstances l’exigent ; mais il ne doit jamais conserver de désir de vengeance. Lorsqu’il se trouve engagé dans le combat il faut qu’il renonce à l’amour de la vie, et qu’il s’avance avec courage sur l’ennemi. Se montrer généreux au milieu des richesses ; inspirer des sentimens de générosité à ceux qu’il gouverne ; savoir discerner le naturel des hommes par leurs discours et par leur conduite : voilà encore une partie de ses devoirs. »

Sans ces qualités, un prince ne sera pas digne du nom de roi.

Les vertus et les bonnes qualités enseignées dans ces maximes se trouvaient toutes réunies en un degré éminent dans la personne du roi Souca-Daroucha ; mais malheureusement ce bon prince avait pour toute postérité trois fils qui ne faisaient paraître que les vices directement opposés aux vertus de leur père. Ils étaient indociles, opiniâtres, colères, prodigues ; leur stupidité les rendait l’objet du mépris public, et ils joignaient à tous ces vices les sentimens les plus bas et les manières les plus grossières ; chacun évitait leur rencontre ; il ne se passait pas de jour que le roi n’entendît des plaintes sur les excès de ses trois fils. Les mauvaises compagnies, le jeu, la chasse, les lieux de débauche partageaient tout leur temps.

La suite naturelle d’une vie si dissipée était une ignorance profonde et une stupidité qui paraissaient les rendre incapables de recevoir aucune éducation.

Le roi leur père se sentait accablé de la plus vive douleur ; il gémissait de la conduite irrégulière et du naturel incorrigible de ses trois fils, qui, loin de s’amender, allaient s’empirant de jour en jour. Plusieurs fois il appela auprès de lui son fidèle ministre pour lui confier ses chagrins ; il lui faisait une longue énumération des vertus et des bonnes qualités que doit posséder un bon roi, ajoutant avec amertume qu’il ne découvrait dans ses fils que les vices tout contraires à ces vertus, ornemens d’un bon prince, et que cette vue était pour lui le plus cruel des tourmens.

De quoi me sert-il, répétait-il souvent dans l’excès de sa douleur, d’avoir pour toute postérité des enfans aussi pervers ? Plût aux Dieux que ma femme fût restée à jamais stérile, plutôt que d’avoir donné le jour à des fils aussi indignes de leur haute destinée ! Nos anciens slocas ne disent-ils pas :

Sloca.

« Plutôt que d’avoir des enfans qui n’ont ni esprit, ni beauté, ni bonnes qualités, il vaut mieux mourir sans postérité. »

Sloca.

« Comme l’herbe desséchée qui entoure le pied des arbres peut embraser toute une forêt, de même aussi un enfant d’un mauvais naturel suffit pour déshonorer toute une famille. »

C’était ainsi que Souca-Daroucha exhalait sa douleur et la déposait dans le sein de son ministre. Amara-Satty possédait au plus haut degré toutes les qualités qui doivent orner l’esprit et le cœur d’une personne de son rang. Il réunissait tout ce que recommande le sloca suivant :

Sloca.

« Il faut qu’un ministre ait l’esprit équitable et le jugement droit ; qu’il connaisse tous les différens genres de vie ; qu’il se conduise avec dignité et indépendance ; qu’il jouisse d’une bonne réputation. Rechercher la gloire ; se faire à tous les caractères ; gagner les cœurs par des paroles affables et conciliatrices ; s’attacher à bien connaître le naturel et les dispositions de tous ceux qui l’entourent ; savoir discerner le caractère des hommes par leurs discours : voilà encore une partie de ses devoirs. Il faut aussi qu’il se conserve sobre et tempérant, que toutes les sciences lui soient familières, qu’il connaisse tous les genres d’industrie. La prudence est un besoin pour lui. Il doit savoir toutes les langues. »

Amara-Satty avait l’esprit orné de toutes ces qualités, et tâchait de les inspirer aussi au roi son maître. Il partageait sincèrement la douleur de ce bon roi, affligé profondément de la conduite irrégulière et incorrigible de ses trois fils. Le naturel de vos fils, lui disait-il, ne justifie que trop la vérité de ces anciennes maximes :

Sloca.

« L’ennemi d’un fils, c’est un père qui contracte des dettes ; l’ennemi d’un mari, une femme qui se livre à des amours étrangers ; et l’ennemi d’un père, un enfant d’un mauvais naturel. »

Sloca.

« Comme la lune paraissant la nuit sur l’horizon, réjouit plus la nature que ne font toutes les étoiles ensemble, ainsi un seul fils doué de bonnes dispositions est préférable à cent autres d’un naturel pervers. »

Enfin, voulant tenter une dernière ressource, Amara-Satty conseilla au roi de convoquer une assemblée générale de tous les brahmes vitou vansa[3] qui vivaient dans son royaume ; il espérait qu’il s’en trouverait quelqu’un qui entreprendrait de changer le naturel pervers et de réformer les habitudes vicieuses des trois jeunes princes, et qui tâcherait de leur donner une éducation analogue à leur rang élevé.

Souca-Daroucha approuva l’avis de son ministre. Il convoqua donc une assemblée générale de tous les vitou vansa qui se trouvaient dans son royaume ; et lorsque tous ces illustres brahmes se furent rendus au palais du roi, celui-ci leur fit part du sujet de son affliction et leur dit qu’il les avait tous rassemblés dans l’espérance qu’ils lui découvriraient le moyen de réformer le naturel stupide et grossier de ses trois fils, et que quelqu’un d’entre eux se chargerait de leur donner une bonne éducation. « Si c’est avec raison, ajouta-t-il, qu’on vous donne le nom de Dieux brahmes, Dieux de la terre, rien ne doit être au-dessus de votre pouvoir ; et dans l’affliction où je me trouve, vous n’hésiterez pas un seul instant à me rendre le service que je réclame de vous, quand ce ne serait que pour me témoigner par là votre reconnaissance pour les bienfaits sans nombre que je n’ai cessé jusqu’ici d’accorder aux personnes de votre classe. »

Les illustres brahmes vitou vansa avaient prêté une oreille attentive aux paroles du roi. Ils parurent tous interdits à la proposition qu’il leur faisait, et se regardèrent quelque temps les uns les autres en silence ; enfin ils lui répondirent en ces termes :

Grand roi ! la faveur que tu viens de nous demander est entièrement au-dessus de notre pouvoir ; car bien qu’il soit vrai que nous soyons les Dieux brahmes, les Dieux de la terre, et que nous puissions opérer des choses extraordinaires, il nous est impossible de donner de l’esprit et une bonne éducation à des hommes que la nature a faits grossiers et stupides. Si tu veux savoir jusqu’où s’étend notre pouvoir, nous te le dirons sans déguisement : Nous saurions, si nous voulions, extraire de l’huile d’un sable aride. Nous pouvons ressusciter les morts. Il nous est facile d’apporter de l’eau de la rivière dans une couverture de laine, sans qu’il en tombe une goutte. Nous sommes assez puissans pour faire croître des cornes sur la tête d’un lièvre. Toutes ces merveilles et bien d’autres prodiges plus extraordinaires encore, nous pouvons les opérer ; mais donner de l’esprit et une bonne éducation à des gens nés grossiers et stupides (nous te le répétons avec regret), c’est une tâche au-dessus de notre pouvoir.

Le roi, mécontent de cette réponse des brahmes, entra aussitôt dans une grande colère contre eux, et leur dit avec beaucoup d’emportement que puisqu’ils se refusaient au service qu’il exigeait d’eux, il allait se venger en leur enlevant toutes les terres et les rentes qu’ils possédaient dans ses états, en les dépouillant de tous leurs privilèges, en faisant renverser tous leurs agrahra[4], et en les chassant tous ignominieusement de son territoire.

Parmi les vitou vansa assemblés, Vichnou-Sarma était un des plus savans. Ce brahme, voyant la colère du roi et les suites qu’elle allait avoir, s’approcha de lui, lui adressa la parole avec beaucoup de douceur, et l’engagea à réprimer cet emportement, lui représentant qu’il ne convenait pas à un prince de témoigner de la colère contre qui que ce fût, et sur-tout contre les dieux brahmes. Il ajouta qu’il se chargeait lui-même de l’éducation de ses trois fils, et que s’il voulait les confier à ses soins, il espérait pouvoir changer leur naturel et réformer leurs manières ; qu’il ne demandait pour cela qu’un court espace de six mois, et qu’il tâcherait durant ce temps de leur donner une éducation analogue à leur haute condition et à leur élévation future.

Le roi fut au comble de la joie en entendant la proposition de Vichnou-Sarma ; il n’hésita pas un instant à mettre ses fils sous sa tutelle ; et pour lui témoigner sa reconnaissance, il lui donna aussitôt le sapt-anga[5], c’est-à-dire, des joyaux d or et d’argent enrichis de cinq espèces de pierreries, des étoffes précieuses de soie, des pièces de toiles fines, un palanquin, une maison et du bétel. Il fit appeler ses trois fils, les lui confia et le congédia avec toute l’assemblée des vitou vansa.

Vichnou-Sarma s’étant rendu chez lui, tous les autres brahmes l’y suivirent, et commencèrent par lui faire de vifs reproches sur ce qu’il avait eu le vain orgueil de s’élever au-dessus d’eux tous, en se chargeant témérairement d’une entreprise dont le succès leur avait paru à tous impossible.

Vichnou-Sarma écouta patiemment les reproches des brahmes : s’avançant avec modestie au milieu de l’assemblée, il se prosterna tout au long devant les illustres vitou vansa et ayant obtenu la permission de parler, il justifia sa démarche en les assurant qu’elle ne provenait d’aucun sentiment d’orgueil ou de présomption comme ils se l’étaient imaginé, mais qu’elle était uniquement fondée sur un désir sincère de leur rendre service à tous : Je n’ai pu voir sans trembler, ajouta-t-il, la colère du roi et les extrémités auxquelles il allait se porter contre toute notre caste. J’ai voulu parer, en gagnant du temps, le coup fatal dirigé contre nous tous. Si je n’ai pas détourné les maux imminens dont nous étions menacés, je les ai au moins suspendus pour six mois : or pendant cet espace de temps combien ne peut-il pas survenir d’événemens imprévus qui nous tireront de cette fâcheuse position et me dégageront entièrement des obligations que j’ai contractées envers le roi ? Qui sait même si, durant cet intervalle, le hasard et ma destinée ne me favoriseront pas et n’amèneront pas des incidens propres à assurer le succès de mon entreprise ?

Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas beaucoup, si, dans les difficultés de la vie et dans les divers accidens fâcheux qui nous menacent, nous pouvons gagner du temps ? et dans l’intervalle ne survient-il pas souvent des circonstances qui nous délivrent entièrement des maux qui nous attendaient, des hasards heureux qui facilitent nos desseins, et font même tourner à notre avantage ce qui d’abord paraissait devoir causer notre ruine ? Daignez écouter un exemple qui vous convaincra de cette vérité.

La fille d’un Roi changée en Garçon.

Dans la ville de Barty-Poura, capitale du pays appelé Anga-Dessa, régnait le roi Nihla-Kétou. Ce prince avait une femme qui demeura longtemps stérile ; cependant, par le mérite des vœux et des sacrifices que son épouse et lui ne cessèrent d’offrir pendant long-temps, la reine obtint enfin des Dieux la fécondité. Malheureusement elle n’enfantait que des filles, ce qui affligeait vivement le roi, qui désirait avec ardeur avoir au moins un fils pour successeur et héritier de son trône. Voyant que ses vœux n’étaient pas remplis et que sa femme continuait à ne lui donner que des filles, il conçut le dessein de la répudier pour en épouser une autre, et fit part de sa résolution à Vahaca, son premier ministre. Celui-ci, voulant favoriser la reine, fit à son maître de pressantes remontrances pour le dissuader de son projet ou du moins pour l’engager à en différer l’exécution ; et comme la reine se trouvait alors enceinte, il vint à bout, après beaucoup de sollicitations et de prières, de lui persuader d’attendre au moins jusqu’au temps de l’accouchement : Ne se peut-il pas, lui dit-il, que l’enfant qu’elle porte maintenant dans son sein soit un fils, et que dans quelques mois vous receviez d’elle l’objet de vos désirs ardens ? En attendant qu’elle accouche, ajouta-t-il, si vous voulez me la confier, j’en prendrai le plus grand soin, je la logerai dans un endroit séparé de ma maison, je ferai pratiquer avec exactitude sur elle toutes les cérémonies prescrites pour les personnes de son rang lorsqu’elles sont enceintes, et je ferai offrir dans tout le royaume des sacrifices aux dieux pour obtenir qu’enfin vos vœux ne soient plus frustrés.

Le roi céda aux instances de son ministre, et lui livra sa femme pour qu’il prit soin d’elle jusqu’au temps de ses couches. Le ministre la conduisit chez lui, et lui assigna pour demeure une partie de sa maison où elle pût vivre avec décence et d’une manière conforme à sa dignité. Enfin elle accoucha, et cette fois encore elle mit au monde une fille.

Le ministre, qui connaissait les dispositions du roi, fut désespéré de cet événement et vit bien qu’il n’y avait pas d’autre moyen de prévenir la ruine de la reine, que de cacher le sexe de l’enfant et de le faire passer pour un garçon. Il s’arrêta donc à ce parti, et le jour même de l’accouchement de la reine, il fit publier, au son des trompettes et autres instrumens, qu’elle était accouchée d’un fils ; il fit dresser dans toutes les rues des tornams (ou arcs de triomphe), et ordonna qu’on fît dans tout le royaume des réjouissances publiques en mémoire de cet heureux événement.

Cette agréable nouvelle porta à son comble la joie et le bonheur du roi : il voyait enfin exaucés des vœux si long-temps stériles. Il fixa le douzième jour de la naissance de l’enfant pour la cérémonie du nama-carma[6], et il donna ordre qu’on fît les préparatifs nécessaires pour que cette importante cérémonie eût lieu avec pompe dans son palais et en sa présence.

Cette détermination du roi jeta le ministre dans un nouvel embarras, et il fallut chercher quelque subterfuge pour empêcher que l’enfant ne fût vu du prince et son sexe reconnu. Le ministre appela en particulier le pouhorita[7], et après l’avoir gagné par des présens et des promesses, il lui déclara les motifs qui l’engageaient : à cacher au roi le sexe de l’enfant, et le pria de lui rendre service dans l’embarras où il se trouvait ; ce qu’il pouvait faire, en annonçant au prince que son enfant était venu au monde sous une constellation malheureuse, et avec d’autres mauvais augures qui ne permettaient en aucune manière de le montrer à son père ou de le produire en public, sans s’exposer aux plus grands malheurs, avant qu’il eût atteint l’âge de seize ans et qu’il fût marié.

L’astrologue se rendit aussitôt chez le roi ; il lui dit d’un air grave et sérieux qu’il venait de tirer l’horoscope de son enfant nouveau né, et lui annonça d’un ton solennel que la constellation sous laquelle il était né, ainsi que tous les autres augures, étaient si défavorables, qu’il ne pouvait pas, sans s’exposer lui-même et exposer tout son royaume aux plus funestes accidens, voir cet enfant ou le produire en public avant qu’il fût marié.

Le roi, consterné de cette prédiction, appela son ministre, lui fit part de ce que l’astrologue venait de lui annoncer, et lui demanda son avis sur le parti qu’il convenait de prendre.

Le ministre, avec l’air d’une personne qui n’avait aucune part dans cette intrigue, essaya de consoler son maître, et l’engagea à se résigner patiemment à sa destinée. « Le principal point, lui dit-il, c’est d’être assuré qu’il vous est né un fils, et un héritier légitime de votre trône. Par cet heureux événement, vos désirs se trouvent remplis. C’est un sacrifice pénible, sans doute, de rester seize ans sans voir cet enfant chéri ; mais puisque telle est votre destinée, il faut vous y soumettre, et tous vos soins, pour le présent, doivent se borner à placer cet enfant en lieu de sûreté, sous la surveillance de personnes attentives à ce que rien ne lui manque, et chargées de lui donner une éducation royale. Si vous voulez m’honorer de votre confiance en le livrant à mes soins durant les seize ans qu’il est condamné à vivre séparé de vous, je m’engage volontiers a avoir constamment les yeux sur lui, à lui témoigner sans cesse toute la tendresse d’un père, et à n’épargner aucun soin, aucune peine pour qu’il reçoive une éducation conforme à son illustre naissance et à sa haute destinée. »

Le roi, ayant prêté une oreille attentive au discours de son ministre, se conforma sans hésiter à ses sages conseils, et persuadé qu’il ne pouvait pas confier ce précieux dépôt à de meilleures mains, il le chargea du soin de son enfant, lui recommandant bien de faire auprès de lui l’office d’un tendre père jusqu’au temps où il lui serait permis de l’appeler sans danger auprès de sa personne.

Le ministre se chargea de la fille du roi, la mit entre les mains de personnes de confiance qui étaient dans le secret, et lui donna de bonne heure les maîtres nécessaires pour lui apprendre les sciences convenables à son rang et à son élévation future.

Enfin, vers l’âge de quinze ans, la princesse étant devenue nubile, le ministre s’adressa au roi pour l’avertir que le temps où il lui serait permis d’avoir son prétendu fils auprès de lui étant proche, il devait l’autoriser à lui chercher une épouse digne de son rang et à le marier ; il ajouta qu’on devait la chercher chez les rois voisins, et qu’afin de l’obtenir plus sûrement, il fallait en faire la demande avec tout l’appareil de la guerre.

Le roi permit à Vahaca de se conduire dans cette affaire comme il le jugerait à propos. Muni du consentement du prince, le ministre rassembla toutes les forces du royaume, et menant avec lui la fille du roi, il alla investir avec son armée la ville de Pattaly-Poura. La place se trouva bientôt réduite aux dernières extrémités, et le prince qui y régnait envoya des ambassadeurs à son ennemi pour lui demander à quelles conditions il voulait faire la paix, et lever le siège de la ville. Le ministre du roi Nihla-Kétou répondit qu’il n’exigeait de lui d’autre condition que de consentir à donner sa fille en mariage au fils de son maître, après quoi il se retirerait paisiblement avec son armée.

Le roi assiégé, ravi de pouvoir obtenir la paix à des conditions si faciles à remplir, consentit volontiers à ce qu’on exigeait de lui. On régla donc les conditions du mariage, et on fixa le cinquième jour pour la solennité des noces.

Pendant que ces événemens se passaient, il arriva qu’un géant Brahme, qui avait fixé sa demeure au milieu d’un arbre touffu d’un volume prodigieux, qui se trouvait près de l’endroit du camp où avait été logée la fille du roi, ayant vu plusieurs fois cette princesse, fut frappé de sa rare beauté et en devint si éperdument amoureux, qu’il crut pouvoir déclarer la violence de sa passion au ministre sous la tutelle duquel elle vivait, espérant obtenir de lui la permission de satisfaire ses désirs. Mais le ministre lui répondit que l’objet de sa passion étant déjà engagé ailleurs, il n’y avait pas moyen d’accueillir sa demande. En même temps, lui ayant appris l’histoire de la naissance et de l’éducation de cette fille, il lui fit part de l’embarras cruel dans lequel il se trouvait après avoir caché son sexe, et l’avoir fait passer jusqu’à ce jour pour un garçon, et supplia le géant de lui rendre un service important ; ce qu’il pourrait faire aisément par le moyen de son pouvoir surnaturel et de ses enchantemens. La grâce qu’il lui demandait était qu’il daignât donner pour cinq ou six jours seulement son sexe d’homme à la princesse, et prendre pour lui le sexe de femme pour le même espace de temps ; après quoi, il pourrait reprendre, s’il voulait, son propre sexe et rendre à la princesse le sien. Le géant accéda sans difficulté à la demande du ministre, et opéra aussitôt le changement que ce dernier avait désiré.

Cette métamorphose opérée, on célébra avec la plus grande solennité les noces projetées, et lorsque toutes les cérémonies furent finies, le ministre, se disposant à conduire auprès du roi son maître les nouveaux mariés, appela auparavant le géant Brahme qui avait prêté son sexe d’homme à la princesse, et lui dit qu’il pouvait le reprendre s’il voulait, et lui rendre celui qu’il avait pris.

Le géant répondit au ministre qu’il n’était plus en son pouvoir d’opérer ce changement. « Un génie voisin, ajouta-t-il, m’a vu dans mon nouvel état de femme, il a conçu pour moi une passion violente dont je porte maintenant le fruit dans mon sein : c’est donc moi, à mon tour, qui vous adresse mes prières ; laissez-moi mon sexe de femme, et la fille du roi restera homme désormais. »

Le ministre ravi de cette circonstance, consentit avec une vive joie à la proposition du géant, et retourna en triomphe auprès du roi son maître. Celui-ci, apprenant que son fils était marié et allait lui être présenté pour la première fois avec son épouse, vint à leur rencontre et les conduisit avec la plus grande pompe dans sa ville capitale, où, dans l’excès de sa joie, il fit asseoir son fils sur son trône, et lui céda sa couronne et toute son autorité.

En terminant ce récit que les brahmes avaient écouté avec la plus grande attention et en silence, Vichnou-Sarma ajouta : Vous voyez par cette histoire tout ce qu’on peut gagner par le délai dans les entreprises qui nous paraissent les plus désespérées ; un nouvel exemple vous prouvera que souvent des circonstances destinées à consommer notre ruine, tournent à la fin à notre bonheur.

Le Brahme jeté dans la Mer.

Vers le sud, dans le voisinage de la mer, se trouve une ville appelée Nétra-Vaty-Patna. Là vivait un brahme, réduit avec sa famille au dernier degré de misère. Ne pouvant plus supporter les maux qui l’accablaient, ce brahme résolut de quitter son pays, d’abandonner sa femme et ses enfans, et d’aller chercher fortune dans les contrées lointaines. Il était sur le point d’exécuter ce dessein, lorsqu’il fit la rencontre d’un marchand, nommé Ratna-Garba, qui, apprenant sa résolution, l’engagea à y renoncer, lui proposant d’entrer en société avec lui et de le suivre ; il lui promettait une part dans les profits qui résulteraient de son commerce, et lui donnait l’espérance de faire fortune dans peu de temps. Le brahme accepta avec joie la proposition de ce marchand, et s’attacha à lui dès ce moment.

Peu de temps après, ils se mirent tous les deux en voyage, et s’embarquèrent pour une île située à une grande distance du Continent, et où ils pourraient se procurer les marchandises qui faisaient l’objet de leurs spéculations. Le marchand fit tant d’acquisitions qu’il se trouva débiteur de sommes bien plus fortes que celles qu’il avait apportées. Pour obtenir crédit de ses vendeurs, il leur promit de revenir quatre mois après pour les payer et faire de nouvelles emplettes ; et pour caution, il leur laissa le brahme, son associé, qui devait rester en gage jusqu’au retour du marchand. Celui-ci prit avec lui toutes ses marchandises et s’embarqua pour son pays ; mais malheureusement le vaisseau qui le portait fit naufrage, et tout l’équipage périt.

Les créanciers de ce marchand, ignorant ce fatal accident, attendirent leur débiteur jusqu’au terme fixé pour son retour ; mais voyant qu’il ne revenait pas, ils s’imaginèrent qu’ils avaient été trompés par lui, et se vengèrent de sa prétendue fourberie sur le brahme qu’il leur avait laissé en gage. Ils le firent mettre dans les fers et le pauvre brahme mourut après y avoir langui dix ans.

Les créanciers, dont la colère n’était pas encore apaisée, ne voulurent pas permettre qu’on fît à ce brahme les cérémonies ordinaires des obsèques, et firent jeter son corps dans la mer. Son cadavre fut bientôt dévoré par les requins et autres poissons voraces, et il n’en resta plus que le crâne. Ce crâne surnagea long-temps à la surface de l’eau au gré des vents, qui l’agitaient dans tous les sens ; à la fin les vagues le jetèrent sur le rivage : mais un long frottement contre les vagues et contre les objets qu’il rencontrait, l’avait rendu si poli et si brillant que sa première forme était presque entièrement effacée ; on eût dit un coquillage des plus beaux ; ajoutez que, porté par les flots de côté et d’autre, il s’était rempli d’ambre et d’autres substances d’une odeur plus suave que le musc le plus odoriférant.

Dans cet état, ce crâne fut trouvé sur le rivage de la mer par une personne qui, n’en connaissant pas la valeur, le vendit à bas prix à un voyageur étranger qui visitait les provinces voisines du Gange, et qui, se croyant possesseur d’un objet précieux, l’offrit à un rajah-poutre qu’il rencontra dans le voisinage du Gange. Ce dernier fut d’abord surpris de la rareté de cet objet, et l’acheta à un haut prix ; mais en l’examinant plus tard avec attention, il y découvrit certaines sutures et autres marques qui en révélaient la première origine. Pour mieux s’assurer du fait, il montra ce prétendu coquillage à un brahme astrologue. Celui-ci l’ayant bien considéré, affirma que ce n’était autre chose en effet qu’un crâne humain, et ajoutant qu’il ne pouvait garder auprès de lui un semblable objet, il lui conseilla, comme une bonne œuvre, de rejeter ces restes de cadavre dans les eaux sacrées du Gange, afin que celui à qui ils appartenaient pût obtenir par là la rémission de ses fautes, et le bonheur du souarga[8].

Le rajah-poutre suivit le conseil du brahme et alla aussitôt jeter ce crâne dans le Gange : en sorte qu’après une longue suite de malheurs, ce brahme jouit enfin, long-temps après sa mort, du bonheur inestimable d’avoir ses derniers restes ensevelis dans les eaux du fleuve sacré.

Après ce récit, Vichnou-Sarma raconta encore plusieurs autres histoires qui démontraient combien il est important d’employer à propos le délai dans les diverses chances de la vie qui paraissent devoir nous conduire à une ruine certaine : tous les vitou-vansa assemblés autour de lui, que ses récits avaient vivement intéressés, admirèrent l’esprit de leur collègue et la sagesse qu’il avait fait paraître dans le choix des comparaisons dont il avait tiré sa justification. Ils rendirent tous justice à la pureté de ses intentions et reconnurent que dans l’extrémité où ils s’étaient trouvés réduits, Vichnou-Sarma avait cherché sur-tout à gagner du temps, moyen dont ces exemples venaient de leur prouver le succès presque certain. En même temps, l’esprit de prudence qui se manifestait en lui leur donnait quelque espérance qu’il pourrait, par la patience et la persévérance, venir à bout de réformer l’esprit et les manières de ses trois pupilles. Ils lui souhaitèrent donc toute sorte de succès, et se retirèrent.

Vichnou-Sarma, de son côté, forma son système d’instruction et se mit à travailler à l’éducation de ses élèves : pensant que le plus sûr moyen de leur faire goûter la morale était de la leur présenter sous des formes agréables, il recueillit un grand nombre d’apologues moraux que nous allons rapporter.

  1. Sloca signifie « stance » ou « maxime ».
  2. Ou directeur spirituel. Voyez Mœurs, Institutions et Cérémonies des peuples de l’Inde, tome Ier., page 164.
  3. Vitou vansa est le nom qu’on donne aux personnes qui cultivent les sciences, et sur-tout aux poètes.
  4. Ou nomme ainsi les villages habités par les Brahmes.
  5. Le sapt-anga (ou sept dons), souvent mentionné dans les livres indiens, est encore en usage parmi les princes du sang ; on le donne aux personnes qu’on veut spécialement honorer : il consiste dans les sept articles mentionnés ci-dessus.
  6. C’est-à-dire pour lui donner un nom. Voyez, sur cette cérémonie, Mœurs de l’Inde, tome Ier., page 211.
  7. Ou astrologue du roi. Voyez Mœurs de l’Inde, t. Ier., page 180.
  8. Le souarga est l’un des paradis des Indiens. Voyez Mœurs de l’Inde, tome II. page 305.