Le Parfum des îles Borromées/VI

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Ollendorff (p. 70-84).

VI


Lee ne reparut pas de la journée. Il avait de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s’en inquiétait pas et n’osait guère l’interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu’il cachait une intrigue ; mais de lui cette supposition était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d’en soutenir une. Une femme n’eût pas manqué de l’ennuyer au bout d’un petit nombre d’heures, et, dans l’intervalle de deux rendez-vous, il se fût passionné pour un autre sujet. Rien n’avait prise sur lui, hormis des idées générales.

Le fait, l’acte isolé, curieux ou émouvant, ridicule ou tragique, pittoresque, amusant, tel enfin que celui dont l’humilité à peu près tout entière se nourrit l’esprit chaque jour ; l’événement grave ou burlesque sur quoi toutes les langues s’exercent, le laissait à peu près indifférent. Il n’en prenait note que pour le lier mentalement à tel fait de même ordre, logé dans sa mémoire, et en tirer quelque considération, parfois étonnante par son apparente naïveté, souvent remarquable par son élévation. La conversation de la plupart des hommes lui était étrangère ; il restait muet parmi eux, l’heure d’un repas, le temps d’une soirée ou la semaine d’une villégiature, sans paraître gêné aucunement par leur présence autour de lui, sans donner ni l’impression d’un timide, ni celle d’un méprisant, en réalité ne les voyant pas, ne les entendant pas, tant qu’un mot prononcé par l’un d’eux et s’élevant au-dessus des préoccupations contingentes, ne l’avait pas frappé. Alors, il s’éveillait tout à coup et partait en une série de considérations originales où l’auditoire à son tour le lâchait infailliblement.

L’esprit du commun des hommes est ainsi fait qu’il a besoin de s’étayer sur la stabilité d’un point d’appui palpable, matériel et familier, dont l’image évoquée vient au secours de la pensée débile ; il nous faut partir d’un objet, d’un être ayant une figure et un nom, d’une personnalité. Aussi allons-nous rarement très haut ou très loin, retenus sans cesse par le besoin de limiter l’application de nos découvertes à notre entourage immédiat, aux nécessités sociales momentanées, à l’heure historique qui s’écoule, en un mot à un cercle étroit. Notre vue se raccourcit et nous devenons des myopes à force de ne regarder qu’au plus près de nous.

Dante-Léonard-William était un homme pour qui le point de départ du jugement ne reposait ni sur le sol que foulait son pied, ni dans le panorama offert à sa vue dans le moment qu’il parlait, mais se mouvait, comme une barque idéalement rapide, selon le cours du long fleuve de connaissances accumulées par les siècles. Il en résultait chez lui une contradiction fréquente avec les conclusions de la plupart, ce qui le faisait traiter d’insensé par les personnes douées de sens commun ; il en résultait d’autre part une sorte d’insensibilité, de désintéressement si total des gens et des choses, qu’une société se piquant d’être pitoyable, le prenait pour un monstre. Ajoutons que c’est une singulière revanche en faveur des grands originaux incompris d’une époque à l’âme mesquine, de passer pour des dieux vis-à-vis des gens les plus ridicules. C’est pourquoi Dante-Léonard-William était l’idole de Mme de Chandoyseau.

La pauvre femme, qui, grâce à son humeur volage, avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l’auberge d’Isola Bella, retombait dans un tourment très sincère toutes les fois que l’image de son héros se représentait à son esprit papillonnant. Elle l’avait fait chercher vainement sur la place de l’église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut pas tout l’après-midi, attendant fiévreusement l’heure du repas du soir, pour se convaincre qu’il était vivant. Elle envoya le révérend Lovely à l’Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver le poète ; mais il revint d’Isola Madre seul, et ayant, pour la première fois de sa vie sans doute, un pli chagrin sur le masque serein de sa figure de croyant. Le dîner faillit être tragique. Mme de Chandoyseau ne contenait pas son impatience ; elle se levait de table afin de voir si le poète n’apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d’hôtel s’il n’y avait rien de nouveau ; elle se fâchait avec Solweg qui se moquait d’elle, et ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes de M. de Chandoyseau.

Lee n’avait pas reparu.

On avait éprouvé quelque soulagement à parler de l’absent avec M. Dompierre qui était son ami, quelque chose de lui. Mais cet adoucissement s’était vite changé en aigreur, et l’on avait fait sentir au jeune homme le regret que ce ne fût pas lui qui fût loin, et Lee à sa place. En effet ; ils étaient deux amis, pourquoi ne se trouvait-il pas que Lee fût ici et Dompierre perdu ?

Gabriel quitta le groupe agité que présidait Mme de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla s’étendre sur les coussins d’une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard ; le lac était dans l’ombre ; on n’entendait pas un bruit.

Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis une quinzaine de jours qu’il vivait au bord de ce lac, il n’était pas sorti de l’extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d’étonnement, et, dans l’éclair de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n’était pas certain de n’être pas devenu quelque personnage d’un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.

L’air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson de la surface du lac jusqu’à ses épaules. Il y reconnut l’odeur lourde des lauriers fleuris ; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l’eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put retenir un léger mouvement, comparable à celui que l’on fait sous le coup de la surprise d’un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C’était la troisième fois qu’il ressentait l’impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d’une véritable caresse. Il faut avoir passé ici ces jours de l’été finissant et ces soirées encore trop chaudes où l’on souhaiterait de la fraîcheur, pour comprendre l’effet curieux de la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s’attarder avec insistance autour de votre visage. Il n’avait senti ceci nulle part ailleurs que dans ce pays…

La première fois, ç’avait été lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l’instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l’admiration de la « Sirène » nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C’était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d’obscurité pesante, que la même « Sirène » était tombée dans ses bras.

Cela était arrivé après huit jours d’une guerre terrible où il n’avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse qu’il avait sentie perdue tout d’abord, mais qui se défendait avec l’intrépidité d’un naufragé, s’accrochant de-ci de-là, à tout ce qui avait une apparence de la pouvoir garantir du précipice où elle se sentait attirée par une puissance invincible. Elle avait eu des crises d’amour affolé pour sa fille ; elle l’embrassait à toute heure. Elle avait passé des journées sans descendre de sa chambre ; mais pouvait-elle ne pas aller jusqu’à la persienne close où elle apercevait, au travers des jours étroits, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément ? Alors elle redescendait ; elle retombait sous le charme de cette parole discrète, voilée, mais toute tremblante et toute brûlante, et d’une si évidente sincérité. Encore cela n’aurait-il rien été peut-être, mais tout s’en mêlait : l’air, le pays, les parfums, la musique, l’eau, les barques, les promenades, c’était un tourbillon, elle y était prise et elle avait fini par fermer les yeux.

Ils étaient venus là en riant. Elle s’efforçait d’aimer la plaisanterie et il s’y acharnait lui-même, surtout dans les moments où il mourait d’envie de se jeter à ses pieds en l’adorant.

Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d’un penchant dont ils étaient très sûrs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie : ils s’étaient dit des yeux : « Je vous aime ! » et « Oui, je vous aime ! » Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l’ombre, loin du cercle de leurs amis ; mais ils avaient à peine osé se toucher la main, et les mots pressés, courts et fébriles qui leur étaient venus à l’un comme à l’autre, étaient des mots qu’ils eussent pu prononcer dans la présence des gens qu’ils s’étaient donné tant de mal à quitter.

Dans un endroit où la route passe assez près du rivage, ils avaient aperçu cette barque isolée et tirée sur le sable. C’était le moment où ils commençaient à mettre presque de l’amertume dans leurs propos, où ils s’enfonçaient de petites pointes blessantes à plaisir. Elle lui dit : « Rentrons, je vous prie ! » Il lui dit : « Vous êtes lasse, asseyons-nous… » L’installation dans la barque apporta une trêve à leurs escarmouches, mais fut le prétexte à mille facéties. Enfin, ils faisaient presque de l’esprit, lorsque arriva la brise chaude au goût des fleurs de lauriers-roses. Ils se penchèrent instinctivement l’un vers l’autre, et de tout le reste du temps n’eurent plus envie de rire.

Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l’admirable paysage, et il lui gardait, comme à une amie influente, une reconnaissance sans bornes.

Depuis lors, c’était une folie, une grande débauche, une perte complète de la conscience. Il était plongé corps et âme dans la passion la plus éperdue, et sa maîtresse s’abandonnait avec l’intrépidité d’une source détournée de son cours naturel et que l’abondance de ses eaux familiarise promptement avec son nouveau lit. Il ne pensait pas à l’interroger ; il n’avait pas le loisir encore de songer à son passé. Il y a des pays, des atmosphères ou bien des heures, où la sensation du présent est si forte qu’elle absorbe tout le temps écoulé et tout l’avenir. Parfois, par analogies, devant des fleurs, ou devant un pan de muraille, ou au son d’une cloche à une église lointaine, elle évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle lui citait le nom d’une rue à Rome, ou parlait d’une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres et ses paupières, et l’on a si vite fait, d’ordinaire, de ramener une femme à la minute actuelle, qu’elle souriait aussitôt, et il était sûr qu’elle ne pensait qu’à lui.

Pour lui, le premier retour à la réalité des choses ne lui avait été fourni que ce matin même par le moyen de la tête blonde d’une jeune fille apparue dans la trouée d’un rideau de lierre, et vis-à-vis de son étreinte amoureuse. Les lignes de cette fraîche figure étonnée restaient imprégnées sur sa rétine, et le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à contre-jour dans le nimbe d’or ensoleillé des cheveux, brillait encore à cette heure-ci, en deux petits points qu’il entrevoyait très nettement. « Allons ! allons ! mais tu dors ? semblaient lui dire ces deux petits points ; cependant il y a un monde hors de toi et ta belle maîtresse ; il y a une morale humaine ; ainsi, tu vois, moi je suis une enfant, je passais ; je me suis heurtée violemment à ton débordant amour. J’en garderai un trouble ineffaçable. »

— Ha ! ah ! ha ! se prit-il à faire presque tout haut, le trouble ineffaçable de la petite sœur de Chandoyseau ! ha ! ha ! ha !… Je deviens fou, à moins que je ne sois tout à fait sot !…

Il fit un bond en sentant deux mains se poser sur ses yeux.

— N’ayez pas peur, monsieur le vilain homme qui venez ici vous cacher pour rire tout seul et qui ne voulez pas rire avec moi !… De quoi riez-vous ?

— De moi ! fit-il en attirant Mme Belvidera.

— À la bonne heure !… Ah ! dit-elle, mon ami, je suis harassée ; je n’en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j’étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque… dans notre barque : et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu !

Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées ; il sentit que son front était brûlant.

— Luisa, vous n’en pouvez plus, rentrons !

— Non ! non ! dit-elle, il fait bon là !… sentez-vous ?

La soirée s’avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.

— Comme on respire ! mio, dit-elle, comme on est bien !

Il arrangea les coussins sous son corps. C’était un grand plaisir de le soulever, de le reposer sur la moleskine froide, et de le sentir plus à l’aise. Elle nouait à son cou ses jolies mains fines, un peu grasses ; il lui enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.

— Là ! là ! es-tu bien ?

— Oh ! bien ! bien ! mon mio !

Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls ; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien : « mon mio ! » Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr’ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.

— Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque ? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là bas.

— La lune ? où ça ? mais je ne la vois pas…

Soulève-toi sur mon bras… tiens ! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien !

— Ah ! mio, que je suis donc fatiguée ; pourquoi es-tu venu si loin ? Je voulais te voir ce soir encore une fois ; mais je dormais déjà debout au milieu de ces dames. On a fait de la musique, la petite Solweg a chanté admirablement ; c’est un ange…

— Ha ! ha ! ha !

— Bon ! tu ris comme au moment où je suis arrivée ; qu’as-tu ?

— Mais c’est ton « ange », ma chérie, qui me fait rire. Je croyais qu’il n’y avait plus d’anges ; et voilà qu’il nous en vient un de Paris ! C’est tellement inattendu !

Mio, je ne vous aime pas quand vous riez comme cela. Cela ne vous va point. Il me semble que je vous entends chanter faux…

— Non ! non ! mon amour, mon cher amour ! Je ne suis pas si méchant que tu crois. Seulement, pourquoi me parler encore de cette petite ? Tu sais que j’ai été très ennuyé, agacé de l’affaire de la grotte. Je voudrais l’oublier.

— Oh ! vous ne cherchez que des raisons de vous rompre la tête ! Cette petite ne pense déjà plus à cela. En tout cas, elle interprète ce qui vous concerne dans un sens favorable : je crois que vous lui plaisez.

— Voyez-vous ça !… Le petit ange !

Mio ! vous êtes « stioupid » ce soir, dirait mistress Lovely. Je ne dis pas que cette enfant songe à entreprendre des scènes de débauche en votre compagnie ; seulement vous êtes du genre d’hommes qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. C’est très innocent et très naturel. Toutes les femmes sont ainsi faites : il y a, non pas un homme, mais un type d’hommes qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.

— Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle Solweg ?… Je vous demande s’il est permis de s’appeler comme cela ?

— Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.

— Si ce n’est que ça !

— Attendez donc ! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.

— Que veut-elle donc que je sois ?

— Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée. Et, quand une femme est étonnée à votre sujet, c’est le meilleur signe que vous êtes dans la catégorie d’hommes dont je vous ai parlé. Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous fussiez statisticien, elle a dit en ouvrant des grands yeux : « Mais rien, rien du tout !… seulement, je n’aurais pas cru ».

— Luisa, voyons ! pourquoi me racontez-vous tout cela ?

— Pourquoi ? pourquoi ?… mais je ne sais pas, moi non plus. C’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez ; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…

— Luisa ! Luisa ! c’est absurde ! où as-tu la tête, ma chérie ?…

Elle le prit dans ses bras, le serra avec une tendresse désordonnée. Il crut qu’elle avait déjà cette inquiétude un peu folle des premiers temps de l’amour, où l’on se connaît mal, où l’on croit que tout le monde va vous prendre votre nouveau trésor.

— Mon mio ! mon mio ! répétait-elle.

Il cherchait des termes pour la rassurer ; il lui semblait que la franchise de sa passion unique éclatait sur sa figure, était sensible au moindre de ses gestes. « Mon Dieu ! que vais-je lui dire pour qu’elle n’emporte pas ce soir un doute sur mon amour, après les preuves d’amour qu’elle me donne, elle, et après qu’elle est venue là, si loin, toute seule dans la nuit, malgré sa grande fatigue ? » il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de très sincère.

Elle avait la tête appuyée sur son bras ; ses yeux regardaient fixement devant elle. Ses cheveux relevés par une caresse découvraient son front pensif. Il était sûr qu’une idée la tourmentait.

— Luisa, Luisa ! lui dit-il, à quoi pensez-vous ?

— Je pense, dit-elle, à cette grande pointe de la lune dont tu m’as parlé, et que je ne vois toujours pas…

Et en achevant ces mots, ses paupières tombèrent, et elle s’endormit.

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer ; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.

La lumière s’élargissait doucement à la surface du lac. La beauté du silence sublimisait le paysage. Les rives opposées apparurent à mesure que s’élevait la fine lune brillante. Presque en face, les marbres d’Isola Bella blanchirent sous l’ombre de feuillages, et derrière la grosse masse touffue d’Isola Madre plus lointaine, les maisons de Pallanza flattées par la double clarté du ciel et du miroir des eaux, pouvaient ressembler à une aimable troupe d’ondines endormies sur la grève.

Au milieu de cette paix splendide, comme chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva du côté de la Mère des Îles, et sa barque fleurie qui semblait grosse comme un oiseau nageur, pointa sur le lac dont elle déchira la surface d’argent. C’était toujours la même chanson d’impudeur candide, une sorte de cri de la nature même, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie, sans rythme apparent mais cependant harmonieuse. Dans le concert de beauté de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou s’adressant à Dieu. Un violent frisson parcourut tout le corps de Gabriel, puis lui remonta aux joues dont la chair lui semblait se rétracter sous mille petites piqûres. Son mouvement faillit sans doute éveiller la jeune femme qui dormait sur ses bras. Elle entr’ouvrit la bouche, et fit plusieurs fois : « Ah ! ». Reconnaissait-elle dans son sommeil, la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait déjà plusieurs fois troublée ? Peut-être vibrait-elle, merveilleuse beauté, à l’unisson de toutes les inconscientes beautés exaltées en ce moment dans ce coin fortuné du monde !

Tandis que la voix de Carlotta s’éteignait dans l’éloignement, Gabriel fut tout étonné d’apercevoir une autre barque qui avait déjà passé Isola Bella, et se dirigeait de son côté. On entendait de temps en temps la résonance sourde des avirons choquant les parois de bois, et jusqu’à l’éperlement menu de l’eau quand la tranche plate se relevait à intervalles réguliers. Il reconnut bientôt le chapeau gris à larges bords du poète anglais, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que Mme Belvidera ne fût pas aperçue. Fort heureusement, le toit de coutil était resté tendu au-dessus de leurs têtes ; il retira le bras de sous son précieux fardeau, et cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté. Enfin, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il la quitta afin d’aller lui-même au-devant du danger et tâcher de l’écarter. Il craignait que le batelier ne parlât fort et ne réveillât Mme Belvidera qui eût poussé les hauts cris. Heureusement, le brave homme étant accoutumé à promener Lee absorbé dans ses pensées, ne parlait plus en face de lui. Il amarra sa barque, et se retira.

Gabriel dit à son ami que l’on avait eu de l’inquiétude de son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta sur le lac ou dans les îles.

Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.

— Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est fait pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible ? Ah ! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe ? Et quel est le sens de ce poème ? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému ? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit ?

Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question :

— Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, a sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.

Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de Mme Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire : « Rentrez-vous ? il est tard… » Le temps n’était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes et de nos fonctions sociales nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination était à bout. L’idée vint à son ami que cet être fantasque serait le seul à l’hôtel à ignorer le tourment tragique et comique à la fois que son absence avait causé, et qui, grâce à la popularité de Mme de Chandoyseau, avait distrait tout le monde. Lui en expliquer les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas dans la plus grande sérénité, sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Une femme qui n’aura pas dormi de la nuit à cause de lui, aura des battements de cœur à sa vue, et il oubliera peut-être de s’excuser d’avoir fait faux bond la veille au déjeuner qu’il avait accepté. Gabriel ne put s’empêcher de sourire à cause de ce que ces divers contrastes avaient d’original. Lee l’aperçut.

— Ha ! dit-il, voilà votre rire français : vous ressemblez encore à Voltaire, ce soir. Je vous verrai une autre fois. Adieu.

Il remonta doucement la berge et gagna la route en prononçant à haute voix des vers.