Le Parfum des îles Borromées/XXIV

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Ollendorff (p. 289-294).

XXIV


Mille occasions se présentaient, ainsi que le veut l’étonnante ironie du monde, pour créer une cohésion artificielle au groupe désuni par les péripéties du voyage au lac de Côme. C’est ainsi que Mme de Chandoyseau et M. Belvidera, qui n’avaient vu ni l’un ni l’autre l’Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d’y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d’autre pour l’après-midi.

Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s’écrier :

— Quel heureux hasard ! nous ferons route ensemble.

Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade ; mais on savait que lui seul pouvait avoir de ses amis les jardiniers l’autorisation de rester dans l’île après le coucher du soleil, et c’eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C’était une très jolie partie de plaisir. Qu’est-ce qu’il y a de plus agréable qu’un pique-nique entre amis ?

C’était une de ces journées radieuses où l’automne semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s’il vous disait : « Allez, allez ! c’est la fin, je donne tout ; nous n’avons plus d’économies à faire ; nous mourons demain ! »

Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur voluptueuse des arbres où il avait passé à l’époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais rose, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd’hui suspendue au bras d’un autre, lui versaient un enivrement qui s’accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il se redressait parfois, tout en marchant, comme s’il eût senti que sa taille ou ses membres ployaient.

Mme de Chandoyseau s’exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d’eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.

Mme Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.

— Venez donc ! venez donc ! leur dit-on ; il faut absolument voir cela, c’est délicieux !

— Ah ! dirent-ils, et ils s’avancèrent jusqu’à l’appui de la fenêtre, pendant qu’on se retirait pour leur faire place.

Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.

Gabriel murmura :

— Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là !

Elle ne lui répondit pas et s’exclama comme tout le monde :

— C’est délicieux ! c’est délicieux !

On goûta sur l’herbe, à l’endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C’était au milieu de camphriers, d’arbres à thé, de houx frisés et de chênes verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d’eux, comme une main rigide, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d’une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit de fer en parvint jusqu’à cet endroit charmant.

— Ainsi, dit la petite Luisa, nous sommes tout seuls dans l’île à présent ?

— Tout seuls, avec les jardiniers.

On battit des mains, ce fut un vrai bonheur pour tout le monde de profiter d’un avantage exceptionnel.

À l’heure du coucher des oiseaux, l’air fut déchiré d’un grand vacarme, et l’on vit passer les paons qui rentraient.

Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l’ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si grande abondance dans certaines allées que les pieds enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur fauve s’en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d’or voletante qui s’attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les corsages et jusque sur les joues en donnant la sensation d’un baiser froid, furtif et faisant presque peur. Mais, ça et là, une grande trouée s’ouvrait dans le ciel rouge du couchant, et la braise ardente des feuillages frappée par cet incendie réchauffait soudain, ranimait, faisait rire quelqu’un sans qu’il sût pourquoi.

On joua à cache-cache. On se perdit.

Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C’était dans la proximité du palais. Il l’empoigna par la main sans lui rien dire et l’entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L’ombre était déjà partout épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n’entendaient l’un et l’autre que leurs souffles très émus, et au loin, dans le parc immense, les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa :

— Ah ! je t’ai ! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.

Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu’à dire :

— Prends garde ! je suis pleine de feuilles.

Mais il mordait à même le corsage, les feuilles rouillées et humides, au petit goût fadasse et corrompu de chose morte.

Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient craquer les tigelles écrasées et dont la saveur forte était incommodante. Les feuilles qu’elle avait dans les cheveux exaspéraient Luisa ; elles lui retombaient sur la figure ; elle croyait que c’étaient des bêtes ; elle voulait qu’on fît de la lumière.

— Oh ! oh ! disait-elle, c’est fini ! c’est fini ! Il faudra bien que je m’arrache à tout cela… Nous allons partir !… Oh ! quelle misère ! quelle honte !

On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.

— On nous croit perdus, dit Gabriel avec une espèce d’ironie féroce.

— Tais-toi ! tais-toi ! dit-elle ; tu me fais horreur ; nous sommes bien perdus en effet !

— Ah ! donne ! donne ! faisait-il de sa voix de passionné éperdu, en lui écrasant la gorge de ses baisers, comme il écrasait les fleurs. Et tout le corps de la malheureuse se cabrait par l’effet d’une volupté infernale, pendant qu’elle couvrait son amant d’injures et criait qu’elle avait des bêtes plein le cou.

— Tu vois, tu vois ! répétait-il, dans son ivresse, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t’ai encore ce soir, puisque je t’ai là, dans cette chambre qui nous attend depuis des semaines, dans cette chambre que j’avais fait aménager pour nous, où je m’étais juré de t’avoir… Tu vois, nous y sommes chez nous ! Comme nous sommes bien là pour nous damner ! ajouta-t-il avec un rire nerveux. Ah ! je t’aurai encore, je t’aurai encore ici !…

— Non, tu ne m’auras plus ! je me sauverai !

— Mais si ! vois donc comme c’est fait exprès : on dirait que tout le monde s’est entendu pour nous laisser ici… Lee n’est pas là aujourd’hui, et jusqu’à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas !…

— Mais elle viendra ; elle va venir. Allons-nous en !

— Reste encore ! attends que je devienne fou : je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi !

— Voilà encore des feuilles ! dit-elle, impatientée, en retirant les choses humides et gluantes de sa chevelure. Ah ! cet automne effrayant, tout rouge, et tout pourri en dessous, as-tu vu, ce soir, comme ça nous ressemble ?… Écoute ! écoute !

Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.

— Allons-nous en ! allons nous-en !

Gabriel lui-même s’était relevé à cause de la vigueur du cri que l’on venait d’entendre.

— J’ai peur ! dit Luisa, ne me quitte pas… où es-tu ?

Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l’oreille.

— Ça ne vient pas du parc, dit-il ; il y a quelqu’un qui a appelé sur la grève… Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.

— Donne-moi la main, dis ! ne me laisse pas !

Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri terrible venait de jaillir comme une fusée éclatante dans le silence du soir.

— N’aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens !

Et il l’entraîna à demi morte d’effroi.