Le Parlement piémontais

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LE PARLEMENT PIÉMONTAIS.


Après la débâcle de Novare, on eût pu croire qu’un mouvement marqué de réaction allait se faire sentir en Piémont. L’expérience faite de la fameuse chambre démocratique et des maux qu’elle avait attirés sur le pays devait avoir guéri celui-ci pour long-temps du goût des aventures, et il était naturel de s’attendre à ce que le bon sens irrité des électeurs renvoyât à leur obscurité première ces avocats bavards, dont l’outrecuidance et l’impéritie avaient désorganisé l’état, et l’avaient conduit à deux doigts de sa perte. Loin de là ; par une contradiction singulière, tandis que la nation pansait encore ses plaies saignantes et pleurait ses fils sacrifiés, on l’a vue, avec surprise, réélire les mêmes mandataires. À s’en tenir aux apparences, et après la règle des gouvernemens représentatifs, ce résultat devait être pris pour la sanction du passé. Il n’en était rien pourtant, car, aux yeux de quiconque a vu le Piémont à cette époque, il est hors de doute que si le nouveau roi eût voulu changer la constitution et supprimer le régime parlementaire, peu de voix se fussent élevées et eussent protesté contre lui.

Pour se rendre compte d’une telle anomalie, il faut savoir que nulle part la différence entre le pays vrai et le pays légal n’est aussi profonde qu’en Piémont. Ce n’est pas qu’un cens restreint y exclue de la vie publique, comme avant février chez nous, cette classe nombreuse de citoyens qu’on nommait les rapacités, celle qui, après tout, fit l’opinion dans les pays libres, et remette la conduite des affaires à une faible minorité ; la législation sarde est au contraire, en fait, d’élections, la plus libérale qu’on ait pu imaginer, sans aller jusqu’au suffrage universel. Un cens extrêmement réduit, l’absence de conditions d’éligibilité et l’adjonction de tout ce qui offre la moindre garantie de culture et d’intelligence semblent y avoir assis le suffrage électoral sur de larges bases ; mais ce que la loi avait cherché à éviter, l’indolence et l’apathie de la population a su le faire. Les quatre cinquièmes des électeurs ne votent pas. Ce sont, pour la plupart, de petits propriétaires campagnards, gens paisibles, peu soucieux de leurs droits, mal au courant de la politique, et ne voulant pas se donner la peine d’aller porter leur bulletin au district. Cela se voit souvent et ailleurs qu’en Piémont. Les élections se trouvent donc abandonnées à une fraction très peu considérables d’habitans des villes, à cette petite bourgeoisie ignorante et jalouse dont l’esprit étroit et les mesquines passions offrent une prise facile aux meneurs. Ceux-ci exploitent la position avec une scandaleuse impudence, abusant sans scrupules de la sottise des uns et de la naïveté des autres, faisant nommer sur la simple désignation du comité démocratique de Turin des personnages parfaitement inconnus de ceux qui veulent bien, de confiance, les constituer leurs mandataires. C’est ainsi, par exemple, qu’ils ont fait passer dans un petit collège des montagnes un des coryphées du parti, M. Tecchio, juif et étranger Ce fut le curé du lieu, excellent catholique et fidèle sujet de sa majesté, qui fit l’élection. Le bonhomme n’avait pas pensé à demander au candidat sa profession de foi. Pour comble de malheur, la loi n’exigeant pas la présence au moins de la moitié ou du tiers des électeurs inscrits, il arrive souvent que, par suite de la négligence de ceux-ci, les choix sont déterminé par des minorités véritablement ridicules. Il est tel député a dû sa nomination le une demi-douzaine de votans, et récemment à Gênes, dans la seconde ville du royaume, celle où l’esprit politique est le plus développé, M. Manin, l’ex-président, de la république de Venise, l’emportait, avec 57 voix seulement.

De semblables résultats sont évidemment illusoires, et, comme nous le disions plus haut, on n’en saurait tirer aucune induction valable sur l’état de l’opinion publique en Piémont ; Voilà pourtant comment le pays le plus conservateur en réalité et le plus monarchique de l’Italie pourrait à bon droit passer, si l’on en jugeait par la superficie, pour un foyer de révolution. Depuis un an, en effet, on le voit se donner une représentation nationale en majeure partie composée de démagogues et de libéraux sans cervelle, les uns instrumens aveugles, les autres agens déclarés de M. Mazzini. Cette chambre, depuis le jour de son installation, n’a su faire autre chose que combattre pied à pied le gouvernement, le contrecarrer avec une obstination puérile, entraver tous ses projets, rendre nulles toutes ses résolutions. Pas une loi qui ait été acceptée dans sa pensée primitive, pas une proposition qui ne soit sortie des discussions en quelque sorte lacérée et mise en lambeaux par ces perpétuels ergoteurs de l’opposition, déterminés à rendre tout gouvernement impossible. Ce n’est pas qu’il fallût leur attribuer à tous un aussi condamnable dessein froidement médité et arrêté d’avance. Le nombre est plus restreint, nous aimons à le croire, de ceux qui calculent la portée de leur conduite et verraient sans regret leur opposition aboutir au renversement de la monarchie. Chez beaucoup, il en faut accuser l’ignorance et la sottise plutôt que la perversité. Bacheliers inexpérimentés en droit constitutionnel, ils ne comprennent pas qu’un député puisse être autre chose que l’adversaire systématique et taquin du pouvoir. Faire acte d’opposition, c’est, à leurs yeux, faire acte de vertu civique. Que dis-je ? Il n’est pas jusqu’aux partisans même de la politique du gouvernement qui ne rougissent en quelque sorte de s’avouer ministériels ; cette épithète n’est guère prise qu’en mauvaise part ; il semble qu’on ne puisse honorablement être de l’avis du pouvoir. Ainsi, comme si ce n’avait pas été assez pour les conseillers du roi Victor- Emmanuel d’avoir à lutter contre majorité compacte et hostile, ils ne pouvaient pas même compter sur l’appui continu de leurs amis, parmi lesquels des défections imprévues se manifestaient sans autre motif qu’un caprice momentané.

Pour faire la part de chacun, il est vrai de dire que le ministère, de même qu’il a toujours cru devoir s’abstenir de toute intervention dans les comices, ne s’est pas davantage préoccupé de rallier autour de lui le petit nombre de fidèles que lui envoyaient des élections ainsi abandonnées à la grace de Dieu, de les discipliner et de les dresser aux manœuvres parlementaires. Ce soin, un des plus importans pour un bon ministre de l’intérieur, a toujours été négligé par M. Pinelli, homme de courage, d’une remarquable fermeté et précieux pour les circonstances difficiles, mais impatient du labeur quotidien, poco curante, comme disent les Italiens. Aussi fallait-il voir ces séances décousues et ces débats incohérens du palais Carignan : le spectacle en était curieux. Entre la droite et le cabinet, le défaut d’entente préalable et de i’apports suivis a plus d’une fois engendré de déplorables quiproquos et fourni un appoint à l’opposition. De ce côté de l’assemblée siégeaient néanmoins des hommes éminens et les plus capables de se mettre à la tête d’un grand parti conservateur : MM. Balbo, de Cavour, Thaon de Revel, etc… Malheureusement les soldats manquaient à ces chefs ou se dérobaient à leur impulsion. Par un contraste frappant avec l’aspect désert des bancs de la droite, le centre gauche et la gauche présentaient un front de bataille serré et des rangs complets. Là se carraient et péroraient, le poing sur la hanche, au milieu d’un état-major de tribuns barbus, les héros du ci-devant ministère démocratique, aujourd’hui leaders de l’opposition, les Sineo, les Ratazzi, les Tecchio, les Cadorna, médiocrités bruyantes et prétentieuses. Seuls, MM. Buffa et Brofferio méritent d’être distingués dans cette foule inepte. Le premier, homme de sens et plus modéré que ses anciens collègues, a cherché, dans ces derniers temps, à former une sorte de tiers parti qui, s’il se fût solidement constitué, eût permis au ministère de marcher ; le second, qui unit à beaucoup d’esprit naturel une véritable éloquence, a du moins le mérite de la franchise en se déclarant ouvertement républicain ; mais ses saillies lui font une sorte de situation excentrique, et il est loin de posséder sur la montagne l’influence que procure à son collègue Valerio l’habitude de l’intrigue et des voies tortueuses.

En somme, si l’on excepte M. Brofferio, aucun talent de parole ne s’est encore produit à la chambre des députés de Turin ; on ne saurait donner ce nom aux filandreuses harangues, aux déclamations furibondes qui, à propos du plus léger incident, remplissaient des séances entières. Le règlement intérieur de la chambre, pour prévenir sans doute ces excès de parole, a établi que les orateurs pourraient parler de leur place, à l’imitation des Anglais. La tribune ne sert absolument qu’à la lecture des rapports, des pétitions et des projets de loi. Cette précaution n’a rien empêché. Pour parler debout et de sa place, on ne fait pas grace d’une syllabe ; bien plus, l’assurance que donne ce mode de discussion familier et moins apprêté fait éclore sur les bancs une foule de petits Demosthènes qui, sous forme d’interruption, improvisent à chaque instant des Philippiques, et qui n’eussent probablement jamais ouvert la bouche, s’il leur eût fallu monter les degrés de la tribune. Eclairé par l’expérience, le parlement piémontais ferait une réforme salutaire en substituant à la méthode anglaise le mode de discussion usité dans nos assemblées. Si la tribune a quelque chose de trop solennel, au moins exige-t-elle une préparation. Le débat ne peut y être porté qu’après avoir été préalablement mûri, et il importe à la considération nationale qu’il se distingue de la discussion préliminaire des bureaux par une forme plus arrêtée et plus précise.

Plusieurs mois viennent de s’écouler pendant lesquels l’action du gouvernement a été complètement énervée, on pourrait dire submergée sous des flots de paroles inutiles. Vainement le roi avait-il appelé aux affaires et placé à la de son cabinet M. d’Azeglio, le nom le plus populaire de toute l’Italie l’homme le plus propre à calmer les susceptibilités de la gauche et à garantir la conservation des institutions constitutionnelles ; vainement M. d’Azeglio a-t-il été jusqu’aux dernières limites de la patience et des concessions, espérant toujours ramener ces esprits égarés et leur faire comprendre que le gouvernement représentatif, condition de liberté, ne devait pas être transformé en une machine de guerre et un instrument de désorganisation : tout a été inutile, l’opposition semblait avoir pris à tâche d’assumer sur elle seule toute la responsabilité des malheurs que peut causer au pays sa folle obstination.

Au commencement de l’été dernier, l’armée autrichienne était campée sur le territoire piémontais, le royaume ouvert, l’armée désorganisée, le trésor vide, Gênes soulevée par la propagande républicaine ; il s’agissait de sauver le pays à la fois des ennemis du dehors et de ceux du dedans, de maintenir l’intégrité de la couronne et le pacte constitutionnel. Cette double tâche était difficile, car l’Autriche, peu désireuse d’un agrandissement de territoire, mais fort intéressée, au moment où elle supprimait la liberté dans le reste de l’Italie, à ne pas laisser subsister à sa porte une tribune libre et un gouvernement représentatif, ne dissimulait nullement qu’elle était prête à se relâcher de ses exigences pécuniaires, si on voulait lui faire des concessions sur cet article. Le cabinet de Vienne n’a pas épargné les cajoleries et les offres de toute sorte pour arriver à ce résultat, et il est bien certain que, si le roi Victor-Emmanuel eût consenti à nommer un ministère réactionnaire, disposé à signer la suppression du statut et une alliance avec l’Autriche, les contribuables piémontais n’auraient pas eu 75 millions à payer ; mais, il faut bien le dire à l’honneur de ce prince, il a repoussé avec la plus grande loyauté les insinuations qui lui étaient faites, et le choix de ses conseillers a prouvé qu’il n’entendait nullement répudier l’héritage que lui avait légué son père. De son côté, M. d’Azeglio, le champion si zélé de l’indépendance italienne, en apposant son nom au traité de Milan, en faisant ainsi violence à ses sentimens personnels sous le coup de la nécessité, a pu se rendre le témoignage qu’il mettait à couvert, avec l’indépendance territoriale du Piémont, le principe constitutionnel. Du moment où le Piémont battu n’avait plus qu’à payer les frais de la guerre, quel qu’en fût le taux, personne n’avait le droit de réclamer. La chambre des députés de Turin cependant poussa d’abord les hauts cris. Que voulait-elle ? Repousser le traité ? Le ministère se serait dissous, et le roi, n’ayant plus le choix qu’entre un ministère de gauche et un ministère absolutiste, n’aurait certes pas balancé. On ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu’il offrit des portefeuilles aux amis de M. Mazzani, et recommençât la guerre avec les débris de la légion de Garibaldi. Sans avoir le désir de reprendre le pouvoir absolu, il eût été forcé de s’entourer de gens qui y visent, et qui l’eussent engagé avec l’Autriche. Était-ce là ce que l’opposition voulait ? Après avoir bien déclamé, l’opposition finit par avoir l’air de comprendre que la paix, telle qu’elle venait d’être signée, était en définitive tout ce qu’on pouvait espérer de mieux dans la déplorable position où se trouvait, le Piémont. Le traité ayant été ratifié par le roi, la chambre vota les fonds nécessaires pour le paiement de l’indemnité à l’Autriche ; il ne lui restait plus qu’à donner soit approbation à l’ensemble des conventions, conformément à l’article 3 du statut. Pendant quelque temps, elle a éludé, sous divers prétextes, de se prononcer, puis, mise sérieusement en demeure par le ministère de prendre une décision, elle a fini par rejeter en bloc ce qu’elle avait approuvé en détail ; la ratification du traité a été repoussée par 72 voix contre 66.

L’opposition a prétendu qu’elle entendait subordonner son acceptation à la présentation par le ministère d’une loi ayant pour objet de déclarer citoyens piémontais les émigrés lombards réfugiés dans le royaume. Le nombre de ces réfugiés ne s’élève pas à moins de vingt mille. Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur une mesure qui tendait à transformer le Piémont en une sorte de Suisse italienne, asile de tous les conspirateurs des contrées environnantes, on ne peut nier néanmoins que par ses deux levées de boucliers, de 1848 et de 1849, cet état n’ait contracté une dette d’honneur envers les Lombards et les autres Italiens compromis dans la cause de l’indépendance. Le ministère n’en disconvenait pas ; seulement il ne croyait pas que le principe pût être admis d’une façon absolue. Dans sa pensée, la naturalisation devait être soumise à de certaines règles, et il avait dans ce sens présenté au sénat une loi qui fut repoussée à la majorité de 54 voix contre 10. C’était un ajournement d’une année, car, d’après le statut, un projet de loi rejeté ne peut être représenté de nouveau dans la même session. En proposant de subordonner l’acceptation du traité à la présentation du projet de loi sur les Lombards, ce n’était donc rien moins qu’une violation du statut que proposait l’opposition. Néanmoins, pour lui enlever tout prétexte, le cabinet, par l’organe de M. Galvagno, ministre de l’intérieur, s’était engagé solennellement à renouveler la loi sur la naturalisation au début de la saison prochaine. Rien n’a pu vaincre un si furieux entêtement ; la gauche a voulu et provoqué la crise, et l’on aurait d’autant plus le droit de s’en étonner qu’elle n’ignorait pas que l’opinion publique poussait le gouvernement à profiter de cette circonstance et de la position que lui faisaient ses ennemis pour porter la main sur la constitution et remanier le statut à sa fantaisie.

Le ministère, prenant enfin son parti, a décrété coup sur coup la prorogation et la dissolution de la chambre. Après la première ordonnance qui prorogeait le parlement au 29 novembre, l’opposition s’était encore flattée que le cabinet n’oserait aller jusqu’au bout, et elle avait déjà commencé des démarches et des supplications pour conjurer le coup qui la menaçait. D’un autre côté, la majeure partie de la population, qui se voyait avec satisfaction débarrassée d’une chambre factieuse, appréhendait que M. d’Azeglio et ses collègues ne se laissassent gagner à des promesses aussi souvent violées que renouvelées, mais il n’en pouvait être ainsi ; plus le cabinet avait employé de soins et de ménagemens pour prévenir la crise, plus il devait se montrer ferme une fois qu’elle aurait éclaté.

On a blâmé le ministère piémontais de n’avoir pas immédiatement accompli la réforme de la loi électorale, réforme nécessaire, urgente, qu’il lui faudra demander à la chambre nouvelle si celle-ci lui fournit une majorité, ou, dans le cas contraire, imposer d’autorité après une nouvelle dissolution. Pour justifier la mesure que bien des gens s’attendaient à lui voir prendre, on s’est efforcé de prouver que la loi électorale, produit d’une ordonnance du roi Charles-Albert, pouvait très bien être changée par voie d’ordonnance, attendu qu’elle n’avait été établie dans le principe qu’à titre d’essai. Ces subtilités sont inacceptables et dangereuses. À quoi bon les mettre en avant aujourd’hui pour se donner l’air de rester dans la légalité, lorsque demain un autre plus osé pourrait argumenter du précédent pour supprimer la constitution tout entière ? Il faut appeler les choses par leur nom. Ce qu’on propose, et ce qui, nous le savons, deviendra peut-être indispensable, c’est un coup d’état. Or, il est toujours prudent d’éviter un coup d’état, et, quand on s’y résout, il est bon de pouvoir se rendre le témoignage que l’on y est forcé par la loi suprême du salut public. Nous aimons sur ce point les scrupules poussés à l’excès que viennent de manifester le roi de Sardaigne et ses ministres, sûrs d’ailleurs que, le moment venu, ils n’hésiteront pas et sauront, forts de leur conscience, sauver le pays malgré lui-même. Or, nous le demandons, après cet appel suprême et touchant que le roi Victor-Emmanuel vient de faire à son peuple en termes si nobles et si remplis de fermeté, après cette dernière marque de condescendance qu’il vient de donner, que le résultat des élections soit défavorable, que la chambre démocratique revienne à Turin avec le même esprit d’hostilité et les mêmes dispositions, qui osera accuser le gouvernement, quelle voix s’élèvera contre lui en Italie et en Europe, s’il brise les entraves dans lesquelles des sophistes de légalité s’efforcent de l’emprisonner, et s’il s’affranchit de l’interprétation judaïque d’un texte de loi pour en référer à l’opinion de la nation entière par la voie du suffrage universel ?

C’est dans ce sens, en effet, qu’il faudra remanier la loi électorale actuelle. Par le suffrage universel seulement, on pourra avoir raison de cette aristocratie bourgeoise qui, depuis deux ans, s’est imposée au pays sous prétexte de le débarrasser de l’ancienne noblesse militaire, laquelle avait certainement ses inconvéniens et ses abus, mais qui au moins, sans tant parler, savait mourir sous le drapeau, alors même que le ministère démocratique était au pouvoir. La loi électorale actuelle est défectueuse, nous l’avons fait sentir en commençant, et l’expérience l’a prouvé surabondamment ; mais ce ne serait rien de faire entrer la totalité de la nation en partage du droit électoral ; si le vote direct et au district était conservé, les mêmes inconvéniens déjà signalés ne manqueraient pas de se reproduire. Ce n’est qu’en l’établissant à deux degrés qu’on pourra le faite fonctionner. Avec la loi électorale, une loi répressive de la presse, dont la licence est encore à cette heure telle qu’elle était chez nous l’année dernière avant les journées de juin, enfin une loi qui règlemente le droit d’association, telles sont les trois conditions nécessaires qu’il s’agit de réaliser de gré ou de force, si l’on veut conserver en Piémont l’exercice de la liberté constitutionnelle. Ces trois projets de loi seront les premiers que le ministère devra présenter au prochain parlement, si la majorité lui est favorable, ou décréter sous sa responsabilité s’il se voyait contraint de recourir à une nouvelle dissolution.

Le ministère aura-t-il ou n’aura-t-il pas la majorité ? Telle est aujourd’hui la question vitale posée en Piémont. Bien des gens nous ne nous dissimulerons pas que c’est le plus grand nombre, augurant de l’avenir par le passé, se prononcent pour la négative ; puis, calculant les conséquences possibles, ils entrevoient dans un avenir prochain l’insurrection et l’anarchie à l’intérieur, la rupture avec l’Autriche et une nouvelle invasion venant cette fois couronner la ruine du pays. Sans doute, la situation est grave, mais nous ne saurions la voir aussi désespérée. Le cas de la réélection des députés actuels a été prévu par le cabinet, lorsqu’il s’est déterminé à essayer encore une fois de la loi actuelle, et nous ne doutons pas, si on le force à cette extrémité, qu’il n’applique avec promptitude et d’une main ferme le remède qu’il tient en réserve. L’avènement d’un nouveau ministère démocratique n’est donc point à craindre ; partant, où serait le prétexte à l’invasion ? Enfin, quant à la révolte de Gènes, dont on se fait toujours un épouvantail en Piémont, quant à une émeute dans les rues de Turin, il n’est pas à craindre de les voir réussir. L’armée piémontaise en ferait prompte et sévère justice, trop sévère peut-être, car, dans l’état d’exaspération où sont depuis un an les officiers et les soldats, il serait plus difficile de les retenir que de les exciter ; mais, nous l’avouons, nous ne perdons pas tout espoir de voir ce conflit se dénouer par les voies constitutionnelles. Le ministère, en fixant les élections au 9 décembre, a voulu profiter du sentiment général d’indignation qui, sous le coup des derniers événemens, s’est manifesté dans les esprits contre la chambre. Il a fait intervenir la voix du souverain, toujours écoutée et respectée en Piémont ; enfin, pour la première fois, il s’est déterminé à agir sur la conscience des électeurs, dans la mesure de son droit bien entendu. Ainsi, un petit journal intitulé Guide des Électeurs est répandu dans le pays, non pour désigner telle ou telle candidature, mais pour rappeler aux électeurs que leur devoir est d’aller voter. Tentative énorme ! le ministère de l’intérieur a adressé une circulaire aux fonctionnaires placés sous ses ordres, non pour leur enjoindre d’appuyer les candidatures modérées, mais, le croirait-on ? pour leur défendre de se mêler aux cabales et intrigues préparatoires en faveur de ceux de l’opposition. On ne manquera pas pour cela d’accuser M. Galvagno de corruption. Voilà où l’on en est en Piémont, et comme certaines gens y entendent le droit et le devoir du gouvernement. Ce devoir, c’est de se laisser égorger sans mot dire. La probabilité du succès pour le ministère se fonde donc, nous le répétons, sur le court délai qu’il a fixé. En se donnant plus de temps, on eût laissé s’évanouir les bonnes dispositions qui peuvent être nées dans beaucoup d’esprits. La masse serait retombée dans son inertie, ou se fût laissé travailler par M. Valerio et consorts, dont les moyens d’influence et de propagande sont bien autrement développés que ceux du gouvernement. En brusquant la partie, M. d’Azeglio a agi sagement, et, pour nous servir d’une expression usuelle, il fait bien de battre le fer pendant qu’il est chaud.

Au reste, si un certains nombre de personnes conçoivent et témoignent en ce moment, à Turin, des appréhensions que nous croyons en partie exagérées, en retour, il est des optimistes dont rien n’ébranle la confiance et dont il ne nous paraît pas inutile de signaler l’imperturbable sécurité, car elle ne peut s’expliquer que par une connaissance approfondie de l’état du pays. De ce nombre est M. le comte Balbo. M. Balbo a foi dans les destinées constitutionnelles du Piémont, et sa patriotique susceptibilité ne supporte pas qu’on élève le moindre doute à cet égard. Il y a quelques mois, en racontant les malheurs de la Haute-Italie, et cette série de fautes qui a abouti à la catastrophe de Novare et la déroute de tant d’espérances, nous avions cru pouvoir inférer de son silence à la tribune et dans la presse que son ame (la chose eût été bien naturelle) s’était laissé gagner au découragement. Nous nous étions trompé ; jamais l’illustre initiateur des idées libérales en Italie n’a cru plus fermement à leur triomphe et ne s’est montré plus confiant. Qu’on en juge. Repoussant même la nécessité d’un remaniement violent du statuto, M. Balbo affirmait naguère qu’avec de la patience le gouvernement pouvait venir à bout du mauvais vouloir de ses adversaires et conquérir petit à petit une majorité. Pour cette œuvre pleine de lenteur, plusieurs dissolutions successives du parlement ne l’effrayaient pas. Il se fondait, non sans raison, sur le bon sens et la loyauté du gros de la nation, qui saurait toujours passer sans encombre à travers les agitations électorales. À quoi on pourrait bien répondre, il est vrai, que de telles épreuves par tous pays, sont toujours dangereuses et ressemblent un peu à ces fièvres des pays méridionaux dont le troisième accès emporte le patient sans remède : que, quelque robuste et saine que soit la constitution du Piémont, elle pourrait bien ne pas résister, et qu’en définitive le plus prudent est d’y couper court. Ce n’est pas à la république et à M. Mazzini que la crise aboutirait. Sur ce point, nous partageons pleinement la quiétude de M. Balbo : le Piémont ne supporterait pas la république ; mais il est un autre danger non moindre aux yeux des amis de la liberté et dont M. Balbo ne se rend peut-être pas aussi bien compte. Ce danger, c’est que la population, fatiguée de toutes ces convulsions ne s’accommodât parfaitement, pour gagner un peu de repos, de l’abolition de toute espèce de statuto. L’abolition du statut, ce serait le triomphe de l’Autriche ; or il ne saurait nous être indifférent de voir l’Autriche, de droit sinon de fait, établie à Turin. Voilà pourquoi nous souhaitons vivement une pleine et prompte réussite à l’entreprise de M. d’Azeglio et de ses collègues, car de leur succès ou de leur chute dépend l’existence du gouvernement parlementaire en Piémont, et par contre-coup l’avenir de toute la Péninsule, qui considère aujourd’hui avec raison ce royaume comme le refuge et l’arche de la liberté italienne.


L. G.


V. de Mars.