Le Parnasse contemporain/1869/À Watteau

La bibliothèque libre.
Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 75-77).



CHARLES CORAN

———


A WATTEAU


Maître Watteau, dans l’art d’agrémenter un rêve,
Je suis votre confrère & non pas votre élève.
Vraiment, si j’empruntais la règle de mon goût,
Je la devrais aux Grecs, à leurs marbres surtout.
Inhabile à tirer profit des biens d’un autre,
Je vis de mon caprice, & ce genre est le vôtre.
Mais, comme vous & moi nous fardons la beauté,
Il règne entre nos arts un trait d’affinité.
Souvent, sans la trouver, j’ai cherché votre image,
Jaloux d’offrir de près mon sympathique hommage
À l’artiste charmant si longtemps méconnu,
Pour avoir préféré Pierrot au Romain nu.
Maintenant qu’on vous sculpte enfin, je vous découvre
Installé pour toujours dans un salon du Louvre.
Quoi ! c’est vous ce penseur dont le regard au ciel
Semble implorer les dieux qu’évoquait Raphaël ?

Peintre des jeux du mail où, pareille à ma muse,
En des frivolités Zerbinette s’amuse,
Coquet qui détaillez sous des nœuds à flou-flous
Les ruses de l’amour… quoi ! ce penseur, c’est vous !
Sur vos lèvres d’où vient tant de mélancolie ?
Aux banquets d’ici-bas avez-vous bu la lie ?
Étiez-vous taciturne, & ce front ravagé
Accuse-t-il l’ennui d’un cœur découragé ?
L’aimable nautonier qui menait à Cythère
Les bandes d’amoureux fut donc un solitaire ?
Oui, le sort te pesait, pauvre être ; né chagrin,
Tu portais en guirlande une chaîne d’airain.
Moi de même… Entre nous, quelle autre ressemblance !
J’ai chanté le destin dont je pleure en silence.
Gai peintre & gai poëte, échangeons des hélas !
Comme te voilà triste & combien je suis las !
À divertir les gens n’est-ce pas que l’on souffre ?
On peint rose, & soi-même on a des chairs de soufre.
Tu badinais sur toile & je caquette en vers ;
Mais des dessus plaisants il faut voir les revers,
Et deviner pourquoi, sans jamais se distraire,
L’artiste enclin au grave adopte un goût contraire.
Les démons du plaisir, nous prenant pour des saints,
Ont égaré ma plume & séduit tes dessins.
D’autres, heureux de vivre, ignorent ces fantômes
Et sont libres d’oser la fresque & les grands tomes ;
Nous, ermites vaincus par des diables rosés,
Nous réduisons notre œuvre au culte des baisers.
C’est alors qu’étant peintre on s’en donne à cœur joie

À glisser le pinceau dans des corsets de soie ;
Ou qu’étant un poëte on baigne dans l’iris
Sa plume, pour rimer des bouquets à Chloris.
À te voir si galant on te croyait frivole ;
À voir sur le papier comment ma rime vole,
On m’a pris pour mondain. Mais toi, le vrai Watteau,
Tu grelottais de fièvre en ton réel manteau ;
Et moi, mis à l’écart par des oreilles sourdes,
J’ai lacéré mon cœur sous des attaches lourdes.
— O marbre ! ton modèle avait donc ce grand air ?
Le voilà délivré des tourments de sa chair ;
Il rêve… Moi, je vis, harassé d’être un homme…
Ah ! quand donc dormirai-je enfin du dernier sommer ?