Le Parnasse contemporain/1869/In extremis

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir In Extremis.

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 277-279).




LÉON DIERX

———


IN EXTREMIS


Son nom ?… — Tu veux savoir s’il fut illustre ou non ?
Eh bien ! je ne sais pas. Que peut te faire un nom ?
Personne sur son front n’inscrit le nom qu’il porte.
C’était un homme, avec un nom ; mais que t’importe ?
— Sa race ? — Laissons là, crois-moi, tous ses aïeux.
L’âme de bien des morts tressaillait dans ses yeux,
Mais la sienne, à coup sûr, l’obsédait davantage.
C’était un homme, avec un très-riche héritage
De désirs obstinés dans leur espoir têtu,
D’âmes mortes pesant sur son âme, entends-tu !
Quant à l’autre blason qu’une race confère,
Il ne le montrait pas, & tu n’en as que faire.
— Sa patrie ? — Insensé ! qu’est la nôtre ici-bas ?
Lequel nous appartient le plus des deux grabats
Où la vie ouvre & ferme au hasard sa spirale,
Du premier où l’on crie, & de l’autre où l’on râle ?

La patrie ! Est-ce un champ, une île, un astre entier ?
Né dans un large lit, ou né dans un sentier,
C’était un homme, avec la terre pour patrie
Ou pour exil ; un homme avec l’âme meurtrie.
— Son âge ? — En sauras-tu plus long, si je le dis ?
Ah ! le vieillard traînant ses membres engourdis,
Souvent plus que le corps a le cœur lourd d’années,
Et l’esprit accablé sous les heures damnées
Plus encor que le cœur. Vois ! cherche son regard !
Et lis, si tu le peux, dans un rayon hagard,
Sous le double fardeau de l’angoisse amassée
Laquelle a plus vieilli, la chair, ou la pensée !
Et quand le corps enfin a fait son dernier pas,
Il aspire au repos éternel, mais non pas
Son âme défiant les étreintes futures !
C’était un homme, avec d’innombrables tortures
Dans la poitrine, & qui se couchait gravement
Pour mourir, sous un ciel au louche flamboîment.
— Où donc ? Dans quel pays ? Dans quel siècle ? — Tu railles !
As-tu peur de mourir loin de quatre murailles,
Sans chevet, sans amis, sans pleurs, abandonné ?
Et quand ton heure à toi bientôt aura sonné,
Me demanderas-tu, réponds ! quelle frontière
Creusera ton sépulcre, & dans quel cimetière ?
Dans quel siècle ? as-tu dit. Va ! le malheur est vieux !
Et, comme hier, demain l’invisible envieux,
Toujours multipliant ses noires fantaisies,
Saura fouiller les flancs des victimes choisies.
Tant qu’il lui restera quelque hochet vivant,

Va ! Le malheur toujours sera jeune & savant !
C’était un homme avec ses luttes infinies,
Jouet depuis longtemps des lentes agonies,
Et qui, seul, une nuit, sur le dos renversé,
Râlait au coin d’un bois, au bord d’un dur fossé,
Sans prière, sans plainte aussi, les membres roides,
Et les yeux grands ouverts au fond des brumes froides.
Il suffit. Et la mort dans ses veines filtrait.
Et, tout près d’expirer, il revit d’un seul trait
Tout à coup devant lui passer l’horrible drame
De ses jours, dont l’enfer avait forgé la trame.
Alors il dit : « Soyez demain plus odieux !
J’ai le rêve & l’orgueil, je vous pardonne, ô dieux ! »