Le Parnasse contemporain/1869/Lento

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 309-312).




CHARLES CROS

——


LENTO


Je veux ensevelir au linceul de la rime
Ce souvenir, malaise immense qui m’opprime.

Quand j’aurai fait ces vers, quand tous les auront lus,
Mon mal vulgarisé ne me poursuivra plus.

Car ce mal est trop grand pour que seul je le garde ;
Aussi j’ouvre mon âme à la foule criarde.

Assiégez le réduit de mes rêves défunts,
Et dispersez ce qu’il y reste de parfums,

Piétinez le doux nid de soie et de fourrures ;
Fondez l’or, arrachez les pierres des parures ;

Faussez les instruments ; encrassez les lambris,
Et vendez à l’encan ce que vous aurez pris.


Pour que, si quelque soir l’obsession trop forte
M’y ramène, plus rien n’y parle de la morte.

Que pas un coin ne reste intime, indéfloré.
Peut-être, seulement alors, je guérirai.

(Avec des rhythmes lents j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Un jour, j’ai mis mon cœur dans sa petite main
Et, tous en fleur, mes chers espoirs du lendemain.

L’amour paye si bien des trésors qu’on lui donne !
Et l’amoureuse était si frêle, si mignonne !

Si mignonne qu’on l’eût prise pour une enfant
Trop tôt belle & que son innocence défend.

Mais elle m’a livré sa poitrine de femme
Dont les soulèvements semblaient trahir une âme.

Elle a baigné mes yeux des lueurs de ses yeux,
Et mes lèvres de ses baisers délicieux.

(Avec des rhythmes doux j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Mais il ne faut pas croire à l’âme des contours,
À la pensée enclose en deux yeux de velours.


Car un matin, j’ai vu que ma chère amoureuse
Cachait un grand désastre en sa poitrine creuse.

J’ai vu que sa jeunesse était un faux dehors,
Que l’âme était usée & les doux rêves morts.

J’ai senti la stupeur d’un possesseur avide
Qui trouve, en s’éveillant, sa maison nue & vide.

J’ai cherché mes trésors. Tous volés ou brisés !
Tous, jusqu’au souvenir de nos premiers baisers !

Au jardin de l’espoir, l’âpre dévastatrice
N’a rien laissé, voulant que rien n’y refleurisse.

J’ai ramassé mon cœur, mi-rongé dans un coin,
Et je m’en suis allé je ne sais où, bien loin.

(Avec des rhythmes sourds j’endors ma rêverie,
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

C’est fièrement, d’abord, que je m’en suis allé,
Pensant qu’aux premiers froids, je serais consolé.

Simulant l’insouci, je marchais par les rues.
Toutes, nous les avions ensemble parcourues !

Je n’ai pas même osé fuir le mal dans les bois :
Nous nous y sommes tant embrassés autrefois !


Fermer les yeux ? Rêver ? Je n’avais pas dans l’âme
Un coin qui n’eût gardé l’odeur de cette femme !

J’ai donc voulu, sentant s’effondrer ma raison,
La revoir, sans souci de sa défloraison.

Mais je n’ai plus trouvé personne dans sa forme.
Alors le désespoir m’a pris, lourd, terne, énorme.

Et j’ai subi cela des mois, de bien longs mois,
— Si fort, qu’en trop parler me fait trembler la voix.

Maintenant c’est fini. Souvenir qui m’opprimes,
Tu resteras glacé sous ton linceul de rimes !