Le Parnasse contemporain/1876/À une femme

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 289-291).




MARC MONNIER

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I

A UNE FEMME


Quand vous voyez celui qui vous aime apparaître
Si courbé devant vous, le front si triste et bas,
Quand vous sentez sa vie attachée à vos pas…
Vous vous dites sans doute, en souriant peut-être :
Pourquoi m’aime-t-il donc, moi qui ne l’aime pas ?

Oh ! ne le plaignez pas ! Si fort qu’on lui résiste,
Si loin qu’on le repousse, il aime ses douleurs ;
Et dût-il être heureux, il n’irait point ailleurs :
Il ne voudrait jamais, fût-il cent fois plus triste,
Échanger votre paix contre un seul de ses pleurs.

Oh ! ne le plaignez pas de votre indifférence !
Quel port vaut la tempête, au vent libre, en pleine eau ?

Dormir est doux parfois, mais vivre est bien plus beau :
Demandez aux mourants si, malgré leur souffrance,
Ils ne préfèrent pas l’agonie au tombeau ?

Ils repoussent du bras la mort qui les convie,
Quels que soient les tourments qui s’acharnent sur eux :
Ainsi nous bénissons notre amour douloureux ;
Qui ne le connaît pas ne connaît pas la vie,
Qui n’en a pas souffert ne fut jamais heureux…

Et vous ne l’êtes pas, madame, — et lui, s’il aime,
Est moins proscrit que vous qui lui fermez vos bras ;
Ne le plaignez donc plus, mais plaignez-vous tous bas !
Ne pleurez pas sur lui, mais pleurez sur vous-même !
Ayez pitié de vous puisque vous n’aimez pas !

Enviez-lui plutôt sa peine et sa détresse,
Car vous ne savez pas dans quel monde étoilé
Il vit tout plein de vous qui l’avez exilé,
Ni tout ce qu’en votre œil aride il boit d’ivresse
Et de ravissement, ce cœur inconsolé !

Vous ne saurez jamais l’extase de son âme,
Quand il vous suit partout et vous emporte en soi ;
Comme en son rêve immense il vous prend, pauvre femme,
Et comme il vous ranime, et comme il vous enflamme,
Et comme il vous couronne, et comme il est bien roi !

Vous ignorez cela ! — Pour vous dont l’âme fière,

Froide, inerte, immobile, inexorable, dort
En un sommeil de plomb qui ressemble à la mort,
Le jour succède au jour sans ombre et sans remord,
Et la nuit à la nuit, sans vie et sans lumière :

Votre cœur n’est jamais inquiet ni charmé ;
Dans la paix du sépulcre il dort inanimé…
O mon Dieu ! n’être pas aimé lorsque l’on aime,
C’est un affreux malheur — mais le malheur suprême,
C’est de ne pas aimer, lorsque l’on est aimé.