Le Parnasse contemporain/1876/Un martyr au XVIe siècle

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 251-255).




GABRIEL MARC

——


UN MARTYR

AU XVIe SIÈCLE.

I


L’Europe renaissait, et la pensée humaine
Si longtemps prisonnière allait rompre sa chaîne ;
Jours de lutte et de sang pleins d’ombre et de soleil.
Déjà la Renaissance et son éclat vermeil
Avaient illuminé la nuit sombre du cloître.
L’esprit voulait enfin s’affranchir et s’accroître ;
Et, bravant l’Empereur, et le Pape, et l’Enfer,
De sa voix d’ouragan tonnait Martin Luther.
A Rome, on redoutait cette voix ironique,
Et dans Worms, escorté de l’ordre Teutonique,
Il entrait, accusé, comme un triomphateur.
O spectacle inouï ! Devant le novateur,
Charles-Quint méditant sur le néant des choses,
Léon dix inquiet dans ses apothéoses,
Un moine révolté plus fort qu’un Médicis !

Or, c’était vers l’an mil cinq cent quarante—six.
La Réforme gagnait l’Auvergne et, dans Yssoire,
Ville ancienne qui tient sa place dans l’histoire,
L’esprit nouveau faisait son œuvre obscurément.
Quelques bourgeois, marchands ou consuls, par sermen
Avaient juré de croire aux leçons du sectaire.
Réunis chaque soir dans l’ombre et le mystère,
Ils commentaient la Bible et le texte sacré.
Un d’eux était Jehan Brugière, homme honoré
Pour sa vertu, cœur droit, âme loyale et pure,
Abhorrant le mensonge et fuyant l’imposture ;
Ce vieillard simple et bon pleurait, comme un enfant,
De voir le vice absous et le mal triomphant :
Au sommet, les seigneurs radieux dans le crime ;
Le peuple, en bas, courbé sous le cens et la dîme,
Pâle, meurtri, souffrant, en vain criant : merci !
Et l’Église, estimant que c’était bien ainsi,
Au lieu de réprimer la haine et les vengeances,
Pour la gloire de Dieu, vendant ses indulgences.
L’esprit enveloppé comme dans un linceul,
Brugière regardait ces hontes, triste et seul ;
Et dès qu’il vit au loin de clairs rayons éclore
Dans l’ombre, il y courut, comme vers une aurore.


II


Mais l’Inquisition veillait. Les Parlements
Contre les huguenots inventaient des tourments,

Prescrivant de traquer partout les hérétiques,
Et Rome bénissait en chantant des cantiques.
C’est la loi. Jésus-Christ, en mourant sur la croix,
Subjugua l’univers entier, peuples et rois ;
Les martyrs, affrontant les tigres et les hyènes,
Firent partout germer les doctrines chrétiennes ;
Car les persécuteurs, en frappant l’innocent,
Ne voient pas l’avenir qui fleurit dans le sang.
Bientôt on arrêta les réformés d’Yssoire.
Jehan Brugière était d’une vertu notoire,
Et partant son forfait d’autant plus odieux.
Horreur ! Il croyait Dieu miséricordieux ;
Il niait le pouvoir des pieuses images,
Et refusait aux Saints un culte et des hommages ;
On l’avait vu lisant des livres prohibés ;
Il ne saluait plus assez bas les abbés,
Et n’avait pas voulu dénoncer ses complices !
Lui, calme, le front haut, et bravant les supplices,
Quand tous ses compagnons, devant les gens du roi,
Tremblaient, d’une voix ferme il confessa sa foi.
Pouvait-on dans le mal s’obstiner de la sorte ?
Donc on l’emprisonna. Puis, sous nombreuse escorte,
Il fut conduit devant le procureur royal,
Comme blasphémateur, félon et déloyal.
Enfin il comparut devant la chambre ardente,
Dont la sinistre horreur manque à l’Enfer du Dante,
Et, comme il affirma sans trouble et sans regret
Sa croyance, la Cour ordonna par arrêt :
Qu’ennemi de l’Église et couvert d’anathèmes,

Pour ses crimes, erreurs, maléfices, blasphèmes,
Maudit par Rome et plus méprisable qu’un Juif,
Il devait, dans Yssoire, être ars et bruslé vif.


III


Le moment du supplice est venu. Sur la place,
Se pressent bourgeois, clercs, nobles et populace,
La soirée étant belle et le ciel azuré.
L’heure fatale est proche, et tout est préparé.
Ainsi que le prescrit la suprême sentence ;
Au milieu du marché se dresse la potence
Exécrable, où la veille on pendit un voleur.
Mais, pour Brugière, il faut prolonger la douleur.
Une chaîne de fer s’enroule à la poulie,
Afin que fortement l’exécuteur le lie,
Et qu’il soit suspendu vivant sur le bûcher.
Une torche allumée est aux mains d’un archer.
Alentour, des soldats armés de hallebardes
Forment la haie. A droite, entouré de ses gardes,
Le lieutenant du roi, d’un air indifférent,
Cause avec le seigneur bailli de Montferrand.
Qu’est-ce donc après tout que de brûler un homme ?
A gauche, le prélat inquisiteur de Rome
Regarde impatient, sous un dais brodé d’or,
Le bûcher que le feu n’embrase pas encor.
Des moines près de lui, mornes sous leur cagoule,

Psalmodient un verset funèbre. Au loin, la foule
Se coudoie et se pend aux arbres pour mieux voir.
Le silence profond, dans le calme du soir,
Est à peine troublé par quelques sourds murmures,
Et le soleil couchant fait briller les armures.
Bientôt le réformé, sur un noir tombereau,
Apparaît debout, seul, revêtu d’un sarrau,
Ainsi qu’un parricide et les mains enchaînées.
Le front nu, ses cheveux blanchis par les années
Lui font une auréole. Il sourit, calme et fort.
D’un regard pacifique il contemple la mort ;
Et le sombre cortége arrête enfin sa marche.
A l’aspect du vieillard, beau comme un patriarche,
Dans la foule circule un long tressaillement.
Lui, descend noble et fier, sans aide et gravement
Franchit l’étroit chemin qui le mène à la tombe.
Soudain l’exécuteur fait un faux pas, et tombe.

Alors, penché vers lui, simple comme un héros :
« Ne vous êtes-vous point blessé ? » lui dit Brugière.
Puis, il marche au bûcher et se livre aux bourreaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et son âme monta libre vers la lumière !