Le Parti de la Monarchie Constitutionnelle en 1789

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LE PARTI
DE LA
MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE EN 1789.

RÉIMPRESSION DE L’ANCIEN MONITEUR.

On croit assez généralement que la révolution française s’est montrée dès le début incompatible avec tout essai de rénovation modérée, et qu’elle n’a produit les idées de monarchie constitutionnelle qu’après avoir épuisé sa fougue dans des entreprises plus radicales. C’est une erreur de fait. Il y a eu dès 1789 un grand parti monarchique et constitutionnel dont le succès a été quelque temps possible et même probable. Parmi les partis qui ont tour à tour occupé la grande scène de la révolution, celui-là est le premier, le plus ancien, et les hommes qui le formaient ont droit de compter parmi les plus nobles citoyens que la France ait produits. Malheureusement ils sont venus trop tôt, et ils ont trop peu réussi pour laisser un souvenir bien retentissant. Aucune passion ne s’est attachée à leurs noms pour les rendre célèbres, ni l’emportement qui a bouleversé de fond en comble l’ancienne société, ni l’obstination aveugle qui voulait tout conserver d’un passé plein d’abus. Ils n’ont pas eu, comme Lafayette, l’illustration qui s’attache toujours à un grand commandement militaire ; ils n’ont pas eu, comme Mirabeau, la grandeur de l’éloquence et de la popularité ; ils n’ont pas eu, comme les girondins, le bonheur d’une mort touchante, ou, comme les montagnards, le prestige sauvage de la terreur. Rien de tragique et de poétique dans leur mémoire, rien qui puisse frapper l’imagination ou le cœur, ni la consécration du succès, ni l’intérêt d’une belle chute ; ils ont combattu et succombé obscurément, car ils n’avaient pour eux que ce qui émeut le moins les hommes, la vérité, la justice et la raison.

Ce serait le devoir du temps présent de les relever de cette obscurité. Le temps présent est leur héritier direct. Ce qu’ils ont voulu, il le veut ; ce qu’ils ont tenté de faire, il le fait. Chose étonnante et bien digne de réflexion, les doctrines qui devaient clore la révolution sont précisément celles qui l’ont commencée. Ce qui ne devait être réalisé que de nos jours a été proposé et généralement accepté en 1789. L’unité nationale, l’égalité civile, la liberté politique, ces trois grandes conquêtes de nos longues luttes, la France les aurait possédées dès le premier jour, si elle avait su s’y tenir. Quel que soit le jugement qu’on porte sur ce qui a suivi, c’est là un fait qui ne peut être nié. Nécessaire ou non, le mouvement de la révolution nous a ramenés où il nous avait pris ; nous sommes revenus au point de départ. Ceux qui ont inutilement essayé d’épargner à la France ce long circuit ont bien quelque titre à son souvenir, maintenant qu’elle est rentrée dans le lit qu’ils lui avaient préparé. C’est à peine cependant si elle sait leurs noms, malgré les efforts généreux qui ont été tentés plusieurs fois pour les lui rappeler[1].

Enfans d’une génération nouvelle, nous ne sommes plus emportés si vite aujourd’hui par le plus grand mouvement social qui ait agité le monde depuis des siècles. Plus calmes que nos pères, mieux éclairés qu’eux, nous jouissons de leurs victoires sans partager leurs passions et leurs erreurs. Au lieu des chimères d’un avenir inconnu, nous avons l’expérience d’un passé qui nous touche ; au lieu de vengeances à exercer, nous en avons à faire oublier. Le temps a vanné les idées qui affluaient pêle-mêle il y a cinquante ans ; il a distingué le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste. C’est donc à notre époque que revient, ce semble, le devoir de rendre à chacun ce qui lui appartient dans cet inventaire ; c’est à elle de rechercher les titres égarés de notre organisation actuelle, de retrouver le fil interrompu de la tradition, de reconnaître, de ramasser ses véritables morts dans la poudre du champ de bataille, d’honorer ceux qui ont été réellement ses devanciers et ses maîtres, de les isoler, de les séparer de ceux qui ont usurpé et souillé leur drapeau, de manifester enfin, par tous les moyens, cette unité, cette identité de 1789 et de 1830, qui est la plus belle apologie de ces deux grandes dates. Le gouvernement constitutionnel a aussi sa légitimité : pourquoi ne tiendrait-il pas à en montrer les preuves ?

La réimpression de l’ancien Moniteur nous les offre à chaque pas, ces preuves, dès ses premières pages. Le parti des idées constitutionnelles en 1789 s’est appelé, dans notre histoire révolutionnaire, le parti des monarchiens. Il a dominé à l’assemblée constituante quand elle s’est ouverte ; il fut le produit naturel de la première élection libre, l’expression spontanée de l’affranchissement national. Il se composait d’hommes recommandables à divers titres ; Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre y représentaient la noblesse libérale du temps, d’illustres évêques y figuraient pour le clergé, mais les deux noms qui en sont restés la personnification la plus vivante sont ceux de Mounier et de Malouet. C’est que tous deux appartenaient à ce tiers-état, à cette grande bourgeoisie française qui a été de tout temps la véritable puissance politique de notre pays, soit par le barreau et la magistrature, soit par les états-généraux et l’administration, soit par l’esprit municipal, et qui s’apprêtait en 1789 à conquérir la prépondérance définitive et incontestée. Mounier était juge royal à Grenoble et Malouet intendant du port de Toulon, quand la vie publique commença pour eux en même temps que pour la France. Ils se trouvèrent prêts. Bien différens de la plupart de leurs contemporains qui n’avaient que des idées vagues, des besoins indéfinis, leur esprit était déjà plein d’idées nettes, positives et pratiques. On va en juger.

Le passage de Mounier dans notre histoire politique a été court, il n’a duré qu’un an, mais cette seule année devrait suffire pour sa gloire. Quand les trois ordres du Dauphiné se réunirent à Vizille, le 21 juillet 1788, ils élurent Mounier pour secrétaire ; il avait à peine trente ans. Jeune, mais déjà influent par le talent et le caractère, ce fut lui qui anima de son esprit cette assemblée fameuse, imposant prologue de la révolution, lui qui fit adopter les trois premiers principes de notre rénovation politique, l’égalité du nombre entre les députés du tiers et ceux des deux autres ordres, la délibération des trois ordres en commun, le vote par tête. On a trop oublié quel fut dans toute la France l’immense retentissement de ces décisions. Dans l’enthousiasme universel qui accueillit les actes des états du Dauphiné, le nom de leur secrétaire fut porté aux nues. Mounier devint le représentant du mouvement, le symbole vivant des espérances qui agitaient tous les esprits. Le tiers-état ne fut pas le seul à lui rendre hommage ; des membres éminens de la noblesse et du clergé s’honorèrent en l’honorant, et le roi lui-même fit complimenter les états du Dauphiné sur la sagesse qui avait présidé à leurs travaux.

Ce moment passa bien vite dans le tourbillon qui entraînait alors la France, mais il n’en fut pas moins grave et solennel. C’était déjà une grande conquête que le triple principe qui avait vaincu à Vizille, l’esprit nouveau parut quelque temps n’avoir d’autre but que d’obtenir pour la nation entière ce qu’une de ses provinces venait de se donner. Doubler le nombre des députés du tiers, c’était lui donner en réalité la majorité sur les deux autres ordres réunis ; admettre la délibération en commun, c’était détruire la distinction des ordres et les confondre dans l’unité de la nation ; établir le vote par tête, c’était proclamer l’égalité des individus après la fusion des classes. Mounier ne s’en tenait pas là cependant ; pour lui, ces nouvelles mesures n’étaient qu’un moyen pour arriver à la rédaction d’une constitution définitive. Il développa son opinion dans une brochure qui parut au commencement de 1789, sous le titre de Nouvelles Observations sur les états-généraux. Cette brochure occupe une place à part parmi les innombrables écrits du même genre qui paraissaient alors ; elle révèle un de ces esprits calmes, sérieux et forts, si rares dans les temps de révolution, qui savent assigner d’avance à l’impulsion publique sa portée légitime, l’exciter et la contenir à la fois, et lui montrer, dans le point qu’elle a droit d’atteindre, celui où elle doit s’arrêter.

On a dit souvent, pour combattre les opinions de Mounier, qu’il n’avait eu d’autre pensée que d’importer en France la constitution anglaise. Cette accusation n’est pas exacte. Le système que Mounier essaya de faire triompher n’était pas autre chose dans l’ensemble que ce que nous avons aujourd’hui. Sans doute il proposait ce qu’il y a de commun entre notre constitution politique actuelle et celle de l’Angleterre, mais il proposait en même temps ce qui s’y trouve d’original et de particulier. La ressemblance est dans les formes du gouvernement, qui se compose également, dans les deux pays, d’un roi et de deux chambres ; la différence est dans le fond même de la société, qui, en Angleterre, repose sur le privilége, et, en France, sur l’égalité. Ressemblance et différence, tout était dans le projet de Mounier. Il voulait d’abord une seule assemblée où tous les ordres fussent réunis et toutes les voix égales ; puis, sur cette base de l’unité et de l’égalité, il voulait établir une monarchie constitutionnelle, un roi investi de la puissance publique, une chambre des députés élective et un sénat viager ; enfin, à part quelques erreurs de détail qui ne tiennent pas au fond des choses, ce qui a survécu à toutes nos expériences.

Voilà donc bien réellement un spectacle frappant et qui donne à penser, un homme indiquant dès le premier pas quel doit être le dernier terme de la révolution, et, à la suite de cet homme, tout un parti. Parmi les sept gouvernemens qui se sont succédé depuis, les uns, comme la république et le directoire, ont été au-delà du plan de Mounier ; les autres, comme le despotisme militaire de l’empire et la royauté aristocratique de la restauration, ont été en-deçà. Rien de ce qui était plus ou moins que son programme n’a pu se soutenir, ni la chambre unique de la constitution de 91, ni la fureur niveleuse des jacobins de 93, ni le gouvernement absolu de l’empereur, ni la pairie héréditaire de la charte de 1814. Tout ce qui lui avait paru frappé de mort dans l’ancien régime a péri ; tout ce qui lui avait semblé chimérique dans l’esprit nouveau a échoué. On peut dire ce qu’on voudra sur les causes qui ont empêché en 1789 la réalisation immédiate de ses idées ; le fait même de ces idées ne lui est pas moins acquis et lui assure parmi les hommes qui ont pris part à la fondation d’un gouvernement libre en France le titre glorieux de précurseur.

L’opinion publique ne s’y trompa pas d’abord. Nommé à l’unanimité par les états de sa province à l’assemblée nationale, il fut accueilli avec transport par les députés du tiers ; quand son nom fut entendu pour la première fois dans l’appel nominal, il fut couvert d’applaudissemens. Tant que l’assemblée fut livrée à elle-même, à ses propres instincts, elle suivit les inspirations de Mounier ; ce temps ne dura que trois mois, mais ces trois mois furent peut-être les plus beaux de la révolution. Et il ne faut pas croire qu’ils aient été perdus pour la liberté ; il n’y en eut pas de plus féconds au contraire. La société nouvelle fut fondée alors par la suppression des priviléges. Lors de la séance du jeu de paume, ce fut Mounier lui-même qui proposa le fameux serment de ne se séparer que lorsque la constitution serait fixée. Ce serment, qui a été le noble préambule de notre régénération et le premier acte viril de l’assemblée, est en même temps le témoignage du courage politique de son auteur. Exclu du lieu ordinaire de ses séances et forcé de se rassembler dans la première salle qui pût le contenir, le tiers-état prit réellement possession ce jour-là de la puissance souveraine qu’il allait exercer. Voici le texte du décret tel qu’il fut rendu sur la proposition de Mounier :

« L’assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, à opérer la régénération de l’ordre public et à maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle ne continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l’assemblée nationale ;

« Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondemens solides, et que, ledit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable. »

On sait quelle magnifique scène présenta cette séance, et de quel généreux enthousiasme battaient alors tous les cœurs. L’homme qui présenta cette déclaration si ferme, au moment où la cour ne dissimulait plus son ardente hostilité contre l’assemblée, quand les deux autres ordres ne s’étaient pas encore réunis au tiers, portait sans doute plus que personne, dans son ame, l’amour sincère de la liberté. Plus tard, Mounier s’est repenti un moment de ce qu’il avait fait ; mais, vers la fin de ses jours, il est revenu à sa première pensée, et il a eu raison. L’auteur du serment du jeu de paume ne saurait être responsable des horreurs qui ont suivi. Le moment était venu de constituer la nation française, et celui-là qui ne sentait pas profondément ce devoir n’était pas digne du titre de représentant. S’il y avait alors un danger que dût prévenir la sagesse humaine, c’était celui de tromper l’espoir de la France, et de la laisser encore dans la confusion d’où elle aspirait à sortir. Si l’assemblée ne s’était pas montrée fermement résolue à remplir sa mission, l’anarchie n’aurait été que plus prompte et plus terrible ; c’était servir le roi que de lui résister dans un pareil moment.

Il importe d’ailleurs de remarquer dans quels termes la déclaration était rédigée. En même temps que Mounier fit preuve d’une grande énergie de caractère par la fermeté de sa conduite, il fit preuve aussi d’une grande force d’esprit par la précision qu’il mit dans la rédaction, au milieu du tumulte immense de l’assemblée et de l’effervescence des esprits. L’assemblée nationale déclarait qu’elle était appelée à fixer la constitution du royaume, à opérer la régénération de l’ordre public, à maintenir les vrais principes de la monarchie ; tout un système était contenu dans ces mots choisis à dessein. Mounier ne prétendait pas à un bouleversement complet de la société ; il voulait fonder la jeune liberté sur les bases antiques de la monarchie, et il le voulait fermement, résolument, en homme de cœur. L’esprit des états de Vizille vivait encore tout entier en lui.

La cour répondit au serment du jeu de paume par la séance royale du 23 juin. Le roi ordonnait aux ordres de se séparer sur-le-champ, et de se rendre le lendemain dans leurs salles respectives, pour y délibérer séparément. Ce fut à la suite de cette séance que Mirabeau fit sa fameuse réponse à M. de Brézé, grand-maître des cérémonies, et que Sieyès prononça cette phrase non moins significative : Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier. Mounier et ses amis virent avec une douleur profonde la rupture du roi et des communes, mais ils demeurèrent fidèles à la cause de la liberté. Moins ardens que Sieyès et Mirabeau, mais non moins décidés, ils prirent part à la délibération qui suivit la sortie du roi et qui maintint le droit de l’assemblée en présence du droit de la couronne.

Ces démonstrations hardies de la part du tiers avaient pour but de forcer les ordres privilégiés à se réunir à lui. Il y réussit. Deux amis de Mounier, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre, proposèrent la réunion à la chambre de la noblesse, et se mirent à la tête de la minorité qui l’effectua. Aussitôt après la fusion des ordres, un comité fut nommé pour préparer le travail de la constitution. C’était là ce que voulait Mounier avant tout. Au milieu des passions qui fermentaient autour de lui et qui commençaient à l’inquiéter, sa seule pensée était de doter au plus tôt la France d’une constitution libre, et de clore la révolution dès son début. Le 9 juillet, il présenta, au nom du comité, un premier rapport ; on y remarque le passage suivant qui révèle ses préoccupations dans ce moment décisif : « Ceux qui connaissent le prix du temps et qui veulent se prémunir contre les évènemens choisissent toujours, parmi les actions qu’ils se proposent, ce qui est indispensable, avant de passer à ce qui est utile ou ce qui peut être différé. Certainement les maux de nos concitoyens exigent de nouvelles lois, mais il est bien moins important de faire les lois que d’en assurer l’exécution, et jamais les lois ne seront exécutées tant qu’on n’aura pas détruit le pouvoir arbitraire par une forme précise de gouvernement. Il n’est point de maux dont la liberté ne console, point d’avantage qui puisse en compenser la perte. Saisissons l’instant favorable ; hâtons-nous de la procurer à notre patrie. Profitons des intentions bienveillantes de sa majesté. Quand une fois la liberté sera fixée et que le pouvoir législatif sera déterminé, les bonnes lois se présenteront naturellement. »

Ce langage était celui de la raison même. Dans ces grandes et terribles circonstances où la nécessité d’une rénovation sociale est évidente, la crise ne saurait être trop courte. Si la nouvelle organisation ne succède pas aussitôt à la chute de l’ancienne, l’absence de tout pouvoir régulier, de toute autorité nettement constituée, peut amener, en se prolongeant, les plus formidables conséquences. Plus la société est profondément remuée, plus elle a besoin d’avoir vite un gouvernement qui la soutienne et la contienne à la fois dans le travail de sa transformation. Ce que la France entière n’a su qu’en 1830, Mounier le savait en 1789 ; ce que quarante ans d’épreuves ont fini par nous enseigner, il l’avait appris par la méditation solitaire et par l’étude de l’histoire politique. Malheureusement il était à peu près seul alors à le savoir. Il ne put parvenir à faire voter la constitution aussi promptement qu’il l’aurait voulu. L’assemblée avait un sentiment vague qu’il avait raison, mais l’inexpérience des uns et l’emportement des autres ne lui permirent pas d’arriver à son but. Il fut gagné de vitesse par les évènemens. Deux jours seulement après son rapport, le renvoi des ministres donna le signal des troubles de Paris ; Le dimanche 12 juillet, l’émeute naquit au Palais-Royal ; le 13, les électeurs, réunis à l’Hôtel-de-Ville, formèrent ce comité permanent qui est devenu l’origine de la commune ; le 14, la Bastille fut prise. Le peuple venait de faire son entrée dans la révolution.

Mounier était l’ami de Necker : plus que personne il regretta la disgrace de ce ministre, il présenta à l’assemblée une motion pour demander son rappel ; mais ce qu’il aurait voulu par l’autorité légale, il craignait de l’obtenir de l’émeute. Cependant, quand les évènemens de Paris furent consommés, il chercha encore à se rendre maître de l’enthousiasme patriotique qu’ils avaient excité. Il s’attacha à borner au retour des ministres le triomphe des Parisiens, et à reporter au roi la reconnaissance publique. Lally-Tollendal, son ami, l’orateur de ses idées, prononça à l’Hôtel-de-Ville un discours touchant dans ce sens ; tel était encore en ce moment l’état des esprits, que ce discours amena une de ces scènes d’ivresse, d’espérance et d’attendrissement, si fréquentes au commencement de la révolution. Mounier lui-même était alors au comble de la popularité ; il fut membre de la grande députation envoyée par l’assemblée à la ville de Paris, et rendit compte de sa réception à l’Hôtel-de-Ville. Ce rapport fut accueilli par des applaudissemens unanimes ; il se terminait ainsi : « Sans doute, il n’est aucun de nous qui n’eût désiré de prévenir, par tous les moyens possibles, les troubles de Paris ; mais les ennemis de la nation n’ont pas craint de les faire naître. Ces troubles vont cesser ; la constitution sera établie ; elle nous consolera, elle consolera les Parisiens de tous les malheurs précédens. Tout en pleurant sur la mort de plusieurs citoyens, il sera peut-être difficile de résister à un sentiment de satisfaction en voyant la destruction de la Bastille ; sur les ruines de cette horrible prison du despotisme s’élèvera bientôt, suivant le vœu des citoyens de Paris, la statue d’un bon roi, restaurateur de la liberté et du bonheur de la France. » Paroles significatives qui montrent Mounier partagé entre l’inquiétude et la résolution, entre le regret et l’espérance, et cherchant à s’étourdir lui-même avec l’assemblée sur la portée probable de ce qui s’était passé.

Cependant une grande lutte ne tarda pas à s’établir entre les partisans de la réforme légale et ceux d’un bouleversement radical. La prise de la Bastille avait en apparence investi l’assemblée d’un pouvoir absolu, souverain, irrésistible, mais elle lui avait retiré en réalité la véritable direction des esprits. La question n’était plus enfermée dans le cercle des pouvoirs constitutionnels ; elle était descendue sur la place publique. Mounier ne voulut pas l’y suivre. Toujours au premier rang pour défendre les lois, il protesta sans relâche contre les épisodes de meurtre et d’incendie qui se succédaient rapidement au dehors. Lally, Malouet, Clermont-Tonnerre, tous les hommes de sagesse et de cœur comme lui, l’appuyèrent de leurs discours, de leurs votes, mais en vain. La majorité, frappée de stupeur, ne répondait plus que faiblement à leur voix. En même temps que l’autorité échappait à l’assemblée, l’assemblée elle-même échappait à Mounier. Quant on relit les débats de ces temps mémorables, il est triste de voir cette poignée de citoyens illustres débordés tous les jours de plus en plus par l’entraînement et la terreur, opposant pied à pied les principes éternels de la liberté légale aux tentatives victorieuses de ses ennemis, abandonnés et trahis par les uns, insultés et menacés par les autres, et perdant peu à peu, avec leur légitime ascendant, la noble confiance qu’ils avaient d’abord en eux-mêmes et dans l’avenir de leur pays.

Nous ne nous arrêterons que sur ce qui occupait Mounier par-dessus tout, sur ce qu’il regardait toujours avec raison comme le premier devoir de l’assemblée, comme le seul remède aux maux de la France, le travail de la constitution. La constitution faite, il eût été peut-être encore temps d’arrêter le mouvement. Un comité définitif de rédaction avait été nommé dans la séance du 14 juillet, presqu’au moment même où la Bastille était prise. Il se composait de huit membres : Mounier, l’évêque d’Autun, Sieyès, Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, l’archevêque de Bordeaux, Chapelier et Bergasse. Nommé le premier, et à une majorité immense, Mounier fut encore l’homme le plus influent du comité. Certes, il était difficile de conserver, au milieu des scènes ardentes de chaque jour, le calme qui convient à des législateurs ; le comité comptait d’ailleurs parmi ses membres quelques-uns de ces esprits systématiques qui, traitant les nations comme des abstractions, veulent à toute force leur appliquer des règles absolues aussi incompatibles avec le monde moral qu’avec le monde physique. Mounier n’en poursuivit pas moins son dessein avec une fermeté d’esprit admirable, et finit par faire adopter presque toutes ses propositions. Dans le courant du mois d’août, plusieurs rapports furent présentés, tant par lui que par Lally, sur les principes de la constitution. Nous allons donner des extraits des plus importans.

La première question qui se présentait était celle de la déclaration des droits. Une opinion fort généralement répandue alors voulait que tout travail pour la constitution fût précédé d’une exposition métaphysique des droits de l’homme et du citoyen. Mounier était peu partisan de cette idée, qui appartenait plus à des philosophes qu’à des législateurs ; il avait cédé cependant et proposé lui-même une déclaration, mais en accompagnant cette proposition de réserves judicieuses. « Les Anglais, disait un des rapports, ont plusieurs actes qui constatent leurs droits et qui sont les fondemens de leur liberté. Dans ces divers actes, ils ont constamment évité toutes ces questions métaphysiques, toutes ces maximes générales susceptibles de dénégation, de disputes éternelles, et dont la discussion atténue toujours plus ou moins le respect de la loi qui les renferme. Ils y ont substitué ces vérités de fait qu’on ne peut entendre que d’une manière, qu’on ne peut réfuter d’aucune, qui n’admettent ni discussion ni définition, et qui réduisent la mauvaise foi elle-même au silence. C’est sans doute une grande et belle idée que d’exposer tous les principes avant d’en tirer les conséquences, de faire remonter les hommes à la source de leurs droits ; mais il faut que cette déclaration des droits soit aussi claire, aussi courte, aussi réduite qu’il se pourra, que, le principe posé, on se hâte d’en tirer la véritable conséquence, de peur que d’autres n’en tirent pas une fausse, et qu’après avoir transporté l’homme dans les forêts, on le reporte sur-le-champ au milieu de la France. »

Ces réflexions étaient bien justes, bien pratiques, pour réussir complètement dans ces jours d’espérance illimitée et d’orgueilleuse illusion. Une déclaration des droits fut votée avec cet appareil de rédaction métaphysique qu’il eût été sage d’éviter. Les disputes éternelles que le rapport avait prévues n’ont pas manqué depuis de se réaliser ; à chaque constitution nouvelle, la déclaration a donné lieu à de nouveaux débats, jusqu’à ce qu’on en soit venu à ces formules simples, courtes, qui n’admettent ni discussion ni définition, et qui portent avec elles un commandement en même temps qu’elles expriment un principe : tous les Français sont égaux devant la loi, nul ne peut être distrait de ses juges naturels, la liberté individuelle est garantie, etc. Ici déjà, nous trouvons Mounier et son parti fort en avant du reste de l’assemblée. Aussi bien que Lafayette et Mirabeau, il veut proclamer les droits nouveaux que le progrès du temps a amenés, mais il ne veut pas leur donner la forme d’abstractions. Ce sont des faits qu’il constate et non des systèmes qu’il enseigne. Le système est plus large, mais plus douteux ; le fait est plus borné, mais plus sûr. C’est une prétention naturelle à l’homme, surtout dans un temps de rénovation, que celle de s’élever jusqu’à la vérité absolue et de l’écrire pour l’avenir sur l’indestructible airain ; le sage résiste à la séduction, il craint ses propres erreurs et les erreurs d’autrui, il ne transporte pas le genre humain dans les forêts, suivant l’heureuse expression du rapport, et se borne à suivre pas à pas les changemens irrésistibles survenus dans la société.

La seconde question était celle de la forme du gouvernement. Pour Mounier, comme pour l’assemblée et la France entière en ce moment, la forme du gouvernement devait être monarchique ; mais tous ne se rendaient pas également compte des conditions essentielles de la monarchie. On était d’accord sur le nom, on ne l’était pas sur la chose. Mounier et ses amis maintinrent seuls la véritable notion du pouvoir royal contre le débordement des théories. « Le roi, dit encore un des rapports, est le chef de la nation ; il est une partie intégrante du corps législatif ; il a le pouvoir exécutif souverain ; il est chargé de maintenir la sécurité du royaume au dehors et dans l’intérieur, de veiller à sa défense, de faire rendre la justice en son nom par les tribunaux, de faire punir les délits, de procurer le secours des lois à tous ceux qui le réclament, de protéger les droits des citoyens et les prérogatives de la couronne, suivant les lois et la constitution. La personne du roi est inviolable et sacrée. Les offenses envers le roi, la reine et l’héritier présomptif de la couronne, doivent être plus sévèrement punies que celles qui concernent ses sujets. Le roi est le dépositaire de la force publique ; il est le chef suprême de toutes les forces de terre et de mer ; il a le droit exclusif de lever des troupes, de régler leur marche et leur discipline, d’ordonner les fortifications nécessaires pour la sûreté des frontières, de faire construire des arsenaux, des ports et des havres, de recevoir et d’envoyer des ambassadeurs, de contracter des alliances, de faire la paix et la guerre. Le roi est la source des honneurs ; il a la distribution des graces, des récompenses, la nomination des dignités et emplois ecclésiastiques civils et militaires. »

La plupart de ces idées étaient encore admises par la majorité au commencement de 1789, mais elles étaient déjà contestées par une minorité remuante. Il en était une surtout qui soulevait une vive opposition. Puisque le roi était à lui seul le pouvoir exécutif, pourquoi devait-il être en même temps une portion du pouvoir législatif ? Voici la réponse du rapport : « La division du pouvoir législatif et la réunion du pouvoir exécutif sont deux axiomes politiques que la raison et l’expérience ont placés hors de toute atteinte. Partout où le pouvoir exécutif est partagé entre plusieurs, la liberté ne saurait exister. Il serait également superflu de chercher à établir que le roi doit être une portion intégrante du pouvoir législatif. Pour maintenir la balance de la constitution, il est nécessaire que la puissance exécutrice soit une branche sans être la totalité de la puissance législative. Comme l’union entière de ces deux puissances produirait la tyrannie, leur désunion absolue la produirait également. Si la législation était totalement séparée du pouvoir exécutif, elle entreprendrait sur les droits de ce dernier et se les arrogerait infailliblement. La nécessité d’établir un point d’union entre ces deux pouvoirs une fois reconnue, le pouvoir législatif étant divisible par sa nature, et le pouvoir exécutif étant indivisible par la sienne, c’est par conséquent à la totalité de ce dernier que doit être attachée une portion du premier. Ajoutons que, cette portion étant restreinte au droit d’approuver ou de rejeter, l’autorité royale n’acquiert par là que le moyen d’empêcher le mal et non celui de le faire. Disons encore que, celui qui est chargé de faire exécuter la loi devant être le premier à s’y soumettre, nous aurons un garant de plus de cette soumission, lorsqu’il aura concouru lui-même à faire cette loi. »

Il est difficile d’exposer avec plus de netteté ce point fondamental, qui paraît, au premier abord, contraire au principe de la division des pouvoirs. On ne saurait trop s’étonner de voir la vraie doctrine de la monarchie constitutionnelle professée avec cette rigueur dans un temps où les généralités du Contrat social remplissaient toutes les têtes. Quant aux propositions du comité pour l’organisation de la chambre des représentans, elles étaient fort simples. Cette chambre devait être composée de six cents membres, égaux en droits, librement élus dans des circonscriptions qui seraient rendues elles-mêmes aussi égales que possible Ce n’était alors une question pour personne que la nécessité d’une représentation nationale, et la réunion des ordres, la suppression des cahiers, le vote par tête, avaient déjà décidé les principes qui devaient présider à sa formation. Ce que la séance du jeu de paume avait commencé, la nuit du 4 août l’avait accompli sans retour, aux applaudissemens du monde. Tous les anciens priviléges étaient abolis, toutes les distinctions de classes effacées ; d’un chaos de coutumes, d’ordres, de provinces, de juridictions, il ne restait que ce grand tout homogène et un, la nation française. L’immense transformation s’était opérée en quelque sorte d’elle-même, sans secousse, sans effort, avec ce caractère de puissance calme et sûre qui n’appartient qu’à la véritable nécessité. En ce qui concernait l’existence et les conditions de l’assemblée élective, le projet de Mounier se confondait avec tous les projets qui étaient alors proposés ; il était même, pour les conditions d’âge et de cens, plus libéral que la loi actuelle.

Mais suffit-il que la législation soit divisée entre les représentans et le roi ? Ne faut-il pas un troisième pouvoir entre les deux ? Ici recommençait la contestation. « C’est une vérité générale, dit le rapport, qu’il est dans le cœur de tous les hommes un penchant invincible à la domination, que tout pouvoir est voisin de l’abus du pouvoir, et qu’il faut le borner pour l’empêcher de nuire. Mais il ne s’agit pas ici de bornes immobiles, passives ; on les renverserait. Des lois, portées dans un temps, oubliées dans un autre, ne suffiraient pas ; il faut, à une force active, opposer une force active. De là suit la nécessité de balancer les pouvoirs, de diviser la puissance, non pas en deux, mais en trois portions. Un pouvoir unique finira nécessairement par tout dévorer, deux se combattront jusqu’à ce que l’un ait écrasé l’autre ; mais trois se maintiendront dans un parfait équilibre, s’ils sont combinés de telle manière que, quand deux lutteront ensemble, le troisième, également intéressé au maintien de l’un et de l’autre, se joigne à celui qui est opprimé contre celui qui opprime, et ramène la paix entre tous. Ainsi, en Angleterre, pendant l’absence des parlemens, le pouvoir unique du monarque fut presque toujours celui d’un despote. L’époque sanglante qui vit détruire la chambre des pairs vit les démagogues renverser la monarchie. Mais depuis le rétablissement du trône et des deux chambres du parlement, surtout depuis le pacte national qui a défini leurs pouvoirs et leurs droits respectifs après la révolution de 1688, aucun pays n’a joui dans son intérieur d’une tranquillité plus complète que l’Angleterre. Nulle part la propriété n’a été plus sacrée, la liberté individuelle plus intacte. »

Le rapporteur ne s’en tient pas là ; il insiste sur les inconvéniens d’une chambre unique. « Il n’est pas douteux, dit-il, que, pour aujourd’hui, une chambre unique n’ait été préférable et peut-être nécessaire. Il y avait tant de difficultés à surmonter, tant de préjugés à vaincre, tant de sacrifices à faire, tant de vieilles habitudes à déraciner, une puissance si forte à contenir, en un mot, tout à détruire, et presque tout à créer ! Mais la manière d’établir est-elle aussi la manière de conserver ? Le procédé qui perfectionne n’est-il pas différent de celui qui crée ? Ce qui est nécessaire pour une circonstance extraordinaire, pour une crise unique dans la durée d’un empire, ne serait-il pas dangereux, appliqué à tous les temps et à l’état habituel de son gouvernement ? Une assemblée unique court perpétuellement le danger d’être entraînée par l’éloquence, séduite par des sophismes, égarée par des intrigues, enflammée par des passions, emportée par des mouvemens soudains qu’on lui communique, arrêtée par des terreurs qu’on lui inspire, par une espèce de cri public même dont on l’investit, et contre lequel elle n’ose pas seule résister. Plus son pouvoir est étendu, et moins sa prudence est avertie. Elle se porte avec une sécurité entière à une décision dont elle est sûre que personne n’appellera. Mais qu’il existe deux chambres au lieu d’une, la première portera plus d’attention à ses décisions, par cela seul qu’elles doivent subir une révision dans la seconde. La seconde, avertie des erreurs de la première, se prémunira d’avance contre un jugement erroné, etc. »

Voici maintenant comment s’exprimait le rapporteur sur la composition de ce troisième pouvoir. « Le sénat sera-t-il formé de ce qu’on appelle à présent la noblesse et le clergé ? Non, sans doute. Ce serait perpétuer cette séparation d’ordres, cet esprit de corporation, qui est le plus grand ennemi de l’esprit public, et qu’un patriotisme universel concourt aujourd’hui à éteindre. Le sénat serait composé de citoyens de toutes les classes, à qui leurs talens, leurs services, leurs vertus, en ouvriraient l’entrée. Le nombre pourrait en être fixé à deux cents. Cette magistrature, cette dignité nationale serait-elle pour un temps limité ? serait-elle à vie ? serait-elle héréditaire ? pour un temps limité, ne manquerait-elle pas son but ? pourrait-elle acquérir cette conscience, se former cet esprit, trouver cet intérêt distinct, nécessaire, pour mettre un poids de plus dans la balance politique ? Ne serait-ce pas, au lieu de deux chambres, deux bureaux d’une même chambre ? D’un autre côté, c’est une forte objection contre l’hérédité qu’un individu naisse investi d’une magistrature judiciaire et politique, par conséquent dispensé de la mériter et sûr de l’exercer, même sans capacité pour la remplir. Enfin à qui appartiendrait le droit de nommer les sénateurs ? peut-être trouvera-t-on que faire nommer les sénateurs par le roi, sur la présentation des provinces, et ne les faire nommer qu’à vie, serait le moyen le plus propre à concilier tous les intérêts. L’influence du roi existerait ; elle serait modérée ; le sénat ne serait composé que de citoyens choisis ; la durée de cette magistrature, qui serait à vie, la perpétuité de ce sénat, qui ne se renouvellerait qu’insensiblement et par individus, y formeraient les nuances nécessaires pour différencier les deux chambres, autant qu’il le faudrait, sans les rendre étrangères l’une à l’autre. »

Ce plan fut accusé d’aristocratie ; il était cependant plus démocratique encore que ce qui existe aujourd’hui. Une erreur grave s’était glissée dans cette conception du sénat ; c’était le principe de la limitation du nombre. L’expérience et la réflexion ont appris depuis de quel danger serait pour la chose publique l’existence d’un corps dont les autres pouvoirs ne pourraient pas modifier les élémens dans un moment donné. Il y a aussi dans le projet une disposition qui trouve encore faveur dans quelques esprits, mais qui n’a pas été inscrite dans notre loi constitutionnelle : c’est l’union de la présentation élective et du choix royal dans la nomination d’un pair ou d’un sénateur. À notre avis, on a pris le meilleur parti en écartant toute participation directe de l’élection au recrutement de la pairie, et sous ce rapport, comme sous celui de la limitation du nombre, l’esprit si sage de Mounier nous paraît avoir failli. Mais il n’est pas moins remarquable que ce soit l’excès de démocratie qui soit à reprendre dans son projet de constitution ; rien ne fait mieux mesurer la distance parcourue depuis 1789 que de voir réclamer maintenant comme une extrême exigence par les plus grands partisans de la démocratie ce qui était offert sans succès, au commencement de la révolution, par les plus zélés soutiens de l’autorité royale. Lally se plaint, dans une note de son rapport, que le sénat proposé par le comité de constitution ait été comparé au conseil des dix et à l’inquisition d’état de Venise, et il se croit obligé de réfuter sérieusement cette absurdité. Où est aujourd’hui l’écrivain politique qui oserait soutenir un moment une pareille comparaison ?

Sur plusieurs autres points, le projet du comité était encore trop démocratique. Ainsi il refusait au roi la proposition des lois, par cette raison que la loi, étant l’expression de la volonté générale, devait nécessairement naître au milieu des représentans de tous. C’était mériter le reproche de métaphysique qu’on avait fait avec juste raison à la déclaration des droits. Mais ce qui recommandera toujours ce projet à l’estime des esprits politiques, c’est ce qu’il contenait sur la sanction et le veto. Le roi et le sénat auront-ils un veto ? ce veto sera-t-il illimité ou suspensif ? Le rapporteur prouva parfaitement que tout pouvoir qui n’aurait pas le droit illimité de veto n’était pas un pouvoir. Il cita et développa ce mot de Montesquieu, dans le livre XI de l’Esprit des Lois : Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. Ces idées sont à peu près vulgaires aujourd’hui ; elles étaient alors hardies et généralement peu comprises.

Tout le monde sait quel soulèvement terrible finit par éclater contre les propositions du comité de constitution. Toutes les passions du dehors firent irruption dans l’enceinte de l’assemblée. Des cris de mort furent proférés contre ceux qu’on n’appelait plus que les fauteurs du despotisme. L’immense majorité des députés partageait les idées de Mounier ; la plupart d’entre eux se laissèrent intimider par les démonstrations populaires. La première question qui fut mise aux voix fut celle de la division du pouvoir législatif. Sur 1,200 membres, 710 seulement prirent part à la délibération ; 499 se prononcèrent pour une chambre unique, 89 pour deux chambres, 122 s’abstinrent de voter comme n’étant pas suffisamment éclairés. Ainsi on peut affirmer que la proposition des deux chambres aurait eu pour elle 700 voix si l’assemblée avait été libre, et que tout le monde eût fait son devoir. Ce fut une minorité numérique qui devint la majorité par l’absence et la fuite de la majorité véritable. Ce vote fatal eut lieu le 10 septembre. Le lendemain, il arriva ce qui arrive toujours après ces jours de lutte décisive où un premier avantage est obtenu. La majorité contre le projet s’accrut de ces voix flottantes qui vont où elles croient trouver la force ; le 11, la question du veto fut posée ; 673 voix se prononcèrent pour le veto suspensif et 385 pour le veto illimité. Ce vote consommait la ruine de la première tentative faite en France pour l’établissement de la liberté politique ; le tour de la seconde ne devait venir que vingt-cinq ans après.

Après les scrutins des 10 et 11 septembre, Mounier désespéra. Il donna immédiatement sa démission de membre du comité. Lally-Tollendal, Bergasse et Clermont-Tonnerre en firent autant. Après l’avoir lâchement abandonné au moment décisif, ses collègues voulurent au moins lui donner une dernière preuve de leur estime en l’élevant à la présidence. C’est lui qui présidait lors des fatales journées des 5 et 6 octobre. Il eut la douleur de voir la salle de l’assemblée nationale envahie par la populace, et se montra avec honneur dans cette catastrophe qu’il n’avait pu empêcher. Le premier jour, Mirabeau étant monté au bureau pour lui dire que quarante mille Parisiens marchaient sur Versailles, il refusa intrépidement de lever la séance : « Qu’ils viennent, dit-il, et qu’ils nous tuent tous, oui tous ! les affaires de la république en iront mieux. » Réponse toute personnelle qui fit reculer Mirabeau. Le lendemain, le même Mirabeau ayant dit que la dignité de l’assemblée ne permettait pas aux députés de se rendre au château pour entourer le roi : « Notre dignité, répondit Mounier, est de faire notre devoir. » Mais, s’il résistait encore, il ne croyait plus au succès. Découragé, il ne voulut pas assister à des malheurs qui lui paraissaient inévitables. Il quitta, dès le 9 octobre, l’assemblée et Versailles. Il se rendit d’abord à Grenoble, puis en Suisse. C’est de là qu’il assista au drame sanglant de la révolution. En 1792, il publia le plus important de ses ouvrages, Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres. Il ne revint en France qu’à la suite du 18 brumaire, après avoir passé douze ans dans l’exil.

Cette retraite de Mounier a été blâmée, et avec raison à notre avis. Il y a des circonstances où la vie publique impose des devoirs sacrés. Même après une défaite, tout soldat doit rester à son poste. Qui sait de quel poids peut être un jour le vote d’un homme quand le sort du monde s’agite à chaque instant dans un scrutin ? Il ne suffit pas de savoir où est la bonne cause, il faut encore travailler sans relâche à la faire triompher. Dans les crises politiques, les opinions sages et mesurées sont celles qui ont le plus besoin de courage et de persévérance. Plus l’esprit est solide et le cœur droit, plus la volonté doit être ferme, car il est plus difficile en ce monde de faire le bien que le mal. Presque jamais, d’ailleurs, il n’y a en politique de partie complètement gagnée ou complètement perdue. Lally-Tollendal suivit Mounier et se retira comme lui après les 5 et 6 octobre ; si tous deux étaient restés à l’assemblée, ils auraient vu ceux qui les avaient combattus avec le plus d’ardeur revenir peu à peu sur leurs pas, à mesure qu’ils étaient éclairés par l’expérience. L’éloquence persuasive de Lally, l’autorité des croyances inébranlables de Mounier, auraient pu venir au secours de ces conversions tardives, les activer, les multiplier, les rallier peut-être, et reformer plus ou moins les rangs dispersés de leur parti. Nous avons vu que la véritable majorité de l’assemblée voulait la monarchie constitutionnelle. Avec un pareil point d’appui, rien n’était désespéré. Mais, si l’intelligence de Mounier avait deviné les conditions légales de la liberté, il n’avait pas pu se donner en même temps les mœurs qu’elle exige. Il aurait su mourir sur son fauteuil un jour d’émeute ; il répugnait à ce labeur ingrat et incessant, à ce combat éternel et triste qui est imposé dans un pays libre à tout homme de conviction et de cœur.

Malouet a joué un rôle moins actif que Mounier pendant quelques mois, mais il racheta cette infériorité par plus de persévérance. Il prit part aux travaux de l’assemblée jusqu’au bout, et ne quitta la France qu’après le 10 août, lorsqu’il fut bien évident que toute conciliation était pour un temps impossible. Du reste, c’était bien la même ligne d’opinion que Mounier, mais avec moins de raideur dans l’esprit et plus de tempérament dans le caractère. Avant l’ouverture des états-généraux, il avait publié, sous le titre d’Appel à la noblesse, un habile plaidoyer en faveur de l’égalité. Pendant les longs jours d’attente et d’indécision qui précédèrent la réunion des ordres, il proposa et défendit tous les accommodemens de détail, toutes les concessions de forme, qui pouvaient ménager l’amour-propre des ordres privilégiés et les amener plus vite à un rapprochement. Il fut un des premiers à ouvrir des négociations avec Mirabeau pour essayer de le ramener au roi, et cette seule démarche suffirait pour prouver qu’il était doué à un haut point de l’esprit politique. Il appuya de sa parole et de son vote les propositions du comité de constitution. Après le départ de Mounier et de Lally, il resta presque seul avec Clermont-Tonnerre pour soutenir leurs opinions communes. Tant que durèrent les orageux débats qui remplirent deux années entières, il ne manqua pas un moment à ce rôle difficile : véritable modèle de résolution et de vertu, en même temps que de modération et de sagesse.

Ce serait recommencer l’histoire de l’assemblée constituante que d’essayer de suivre Malouet dans sa longue et pénible lutte. Trop faible pour rien empêcher, il ne peut se faire illusion sur le résultat de ses efforts, et cependant, insulté par les pamphlets, hué par les tribunes, interrompu presqu’à chaque mot par une partie de l’assemblée, menacé de mort chaque jour, il s’obstine à faire fermement et tranquillement son devoir. Quelquefois il parvient à forcer l’attention et à commander la déférence de ses ennemis, mais le plus souvent il ne recueille que des outrages. Nous avons montré l’attitude de Mounier à l’ouverture de l’assemblée ; nous allons montrer celle de Malouet à la fin. Nous aurons ainsi donné la première et la dernière parole de leur parti. C’était au moins d’août 1791 ; l’assemblée allait se séparer, la constitution était terminée ; il ne s’agissait plus que de la revoir dans son ensemble avant de la promulguer. Glorieux et informe mélange de vérités sublimes et d’erreurs funestes, cette constitution posait les principes que la révolution était venue proclamer, mais en même temps elle contenait les dispositions dont les monarchiens n’avaient pu empêcher l’adoption, et qui la rendaient inexécutable, comme l’établissement d’une chambre unique, le veto suspensif, etc. La situation générale du pays était formidable ; les clubs organisés couvraient le territoire ; la fuite de Varennes avait livré le roi, qu’on gardait à vue dans son palais ; l’attitude menaçante de l’Europe soulevait à l’intérieur de violentes colères ; les décrets de persécution se multipliaient ; les plus intrépides courbaient la tête devant la fatalité ; la terreur approchait. Malouet ne se laissa pas étonner ; au moment de sortir de la vie publique, il voulut déposer sur la tribune une dernière protestation, et dire encore une fois quels étaient les vices de la constitution ; on ne le lui permit pas.

« Vous avez ordonné, s’écria-t-il, une révision des articles constitutionnels. Si la nation était assemblée pour en entendre la lecture, chaque Français aurait le droit de dire : j’accepte ou je rejette. Assurément, si la constitution peut tenir tout ce qu’elle promet, elle n’aura pas de plus zélé partisan que moi ; car, après la vertu, rien n’est au-dessus de la liberté et de l’égalité. Mais je vois dans la déclaration des droits une source d’erreurs pour le commun des hommes, qui ne doit connaître la véritable égalité que devant la loi. L’histoire n’offre aucun exemple du changement qui va s’opérer dans l’ordre social ; les anciens législateurs ont tous reconnu la nécessité d’une échelle de subordination morale. Vous avez voulu rapprocher le peuple de la souveraineté, et vous lui en avez donné la tentation sans lui en confier l’exercice. Je ne crois pas cette vue saine. La souveraineté appartient au peuple, cette idée est juste ; mais il faut qu’il la délègue immédiatement : en ne lui faisant déléguer que des pouvoirs, vous affaiblissez ces pouvoirs. Ceux-ci ne sont efficaces qu’autant qu’ils sont une représentation sensible de la souveraineté, et, d’après vos principes, ils prennent un caractère subalterne dans l’esprit du peuple. Il n’en serait pas de même si… » À ces mots, un affreux tumulte interrompit l’orateur ; Chapelier demanda que toute critique générale de la constitution fût interdite, et l’assemblée, adoptant cette proposition, coupa la parole à Malouet.

Violemment privé du droit de critique, il voulut au moins constater que la France n’était pas libre, et, quelques jours après, à propos de l’article qui établissait des conventions nationales pour la révision, il redemanda la parole ; cette fois on le laissa parler avec un peu plus de développement : « Tous les gouvernemens dont nous avons eu connaissance, dit-il, se sont formés par des actes successifs dont le complément est devenu, à certaine époque, une constitution. Ainsi les capitulaires en France, la grande charte en Angleterre, la bulle d’or dans l’empire germanique, sont devenus la constitution de ces états en fixant des droits et des usages antérieurs garantis par l’expérience et par le consentement des peuples. La constitution même des États-Unis est fondée sur des usages, des mœurs, des établissemens antérieurs à la déclaration de leur indépendance ; elle n’a effacé que le nom du prince pour y substituer celui du peuple, elle n’a rien détruit et tout amélioré. Pour abroger ou changer de pareilles lois, il est sage d’attendre qu’une longue expérience en montre l’insuffisance. Mais lorsqu’une constitution, au lieu d’être la réunion d’anciens statuts, la fixation légale et solennelle des anciens usages, en établit complètement la proscription, il faut, pour donner à cette loi nouvelle un caractère permanent, que le consentement universel ait pu se manifester librement. Cette condition ne se trouve pas encore dans notre constitution, et remarquez dans quelles circonstances on vous propose d’imposer silence aux vœux et aux réclamations de la nation.

« C’est lorsque vous ne connaissez que l’opinion de ceux dont votre loi favorise les intérêts et les passions, lorsque toutes les opinions contraires sont subjuguées par la terreur ou par la force, lorsque la France ne s’est encore expliquée que par l’organe de ses clubs, car tout ce qui existe aujourd’hui de fonctionnaires publics est sorti de ces sociétés ou leur est asservi. Et qu’on ne dise pas que la constitution fondée sur ces principes immuables de la liberté, de la justice, doit avoir l’assentiment de tous les bons citoyens ; qu’importe la pureté de votre théorie, si le mode de gouvernement auquel elle est unie perpétue les désordres dont nous gémissons ? Avez-vous donc pris quelques mesures pour que ces sociétés tyranniques qui corrompent et subjuguent l’opinion, qui influent sur toutes les élections, qui dominent toutes les autorités, nous restituent la liberté et la paix qu’elles nous ont ravies ? Avez-vous pris quelques mesures pour que cette multitude d’hommes armés, dont la France est couverte, soit invinciblement contenue dans les limites que la loi lui prescrit ? Il me serait facile, en parcourant vos institutions, de vous montrer comment elles vont s’altérer et se corrompre, si, au lieu de les confier aux épouses et aux mères, vous ne vous hâtez de les soustraire à ce fanatisme bruyant qui les célèbre, pour les livrer à une raison sévère qui les corrige et qui puisse résister aux temps et commander aux évènemens.

« Tel est le danger de faire marcher de front une révolution violente et la fondation d’une constitution libre. L’une ne s’opère que dans le tumulte des passions ou des armes ; l’autre ne peut s’établir que par des transactions amiables entre les intérêts anciens et les intérêts nouveaux. Voyez tous les principes de morale et de liberté que vous avez posés recueillis avec des cris de joie et des sermens redoublés, mais violés avec une audace et une fureur inouies ! C’est au moment où, pour me servir des expressions usitées, la plus sainte, la plus libre des constitutions se proclame, que les attentats les plus horribles contre la liberté, la propriété, que dis-je ? contre l’humanité et la conscience, se multiplient et se prolongent ! Comment ce contraste ne vous effraie-t-il pas ? Je vais vous le dire. Trompés vous-mêmes sur le mécanisme d’une société politique, vous avez cherché une régénération par les moyens d’une dissolution ; vous renversez journellement vos principes, et vous apprenez au peuple à les braver ; vous détruisez constamment d’une main ce que vous édifiez de l’autre. Il n’est aucun homme raisonnable qui prenne confiance en ce que votre constitution lui promet de sûreté et de liberté individuelle, de liberté de conscience, de respect pour les propriétés, tant qu’il en verra la violation. Ainsi vos comités de recherche, les lois sur les émigrans, les sermens multipliés et les violences qui les suivent, la persécution des prêtres, les emprisonnemens arbitraires, les procédures criminelles des accusés sans preuves, le fanatisme et la domination des clubs, tout cela doit disparaître à la présentation de la constitution, si vous voulez qu’on l’accepte librement et qu’on l’exécute… »

À la suite de ce discours, Malouet proposa un projet de décret qui n’était qu’une condamnation de l’état de la France et un rappel aux principes éternels de légalité, de propriété et de liberté. Cette proposition fut écartée avec emportement et la constitution votée. Bientôt après l’assemblée se sépara, la tribune fut fermée à Malouet, et la révolution resta en face d’elle-même.

Ainsi a commencé, lutté et péri ce premier parti constitutionnel né du mouvement national de 1789. Pour si incomplètes qu’aient dû être nos citations, nous croyons en avoir dit assez pour prouver son identité avec le parti qui a fini par l’emporter de 1815 à 1830. À l’aspect de ce retour frappant de l’histoire, on ne peut s’empêcher d’être saisi de tristes pensées. Pourquoi tant de luttes, de crimes, de guerres, de sanglans déchiremens, pour revenir ainsi sur ses pas, heureux de retrouver à la fin de la route l’asile dont on n’a pas voulu au départ ? Combien la France moderne n’eût-elle pas été plus pure, sans être moins grande, si elle avait reconnu à temps sa véritable destinée, et que de malheurs elle eût évités si elle s’était gardée contre ses excès ! Quand nous regardons en arrière, nous trouvons ces cinquante années bien pleines à la fois d’angoisse et de gloire ; nous pourrions les trouver plus belles encore et moins douloureuses. Qui sait à quel faîte d’honneur, de puissance, notre chère patrie serait montée, si les bienfaits qu’elle a apportés au monde avaient été mêlés de moins de sang et de pleurs ! Sans doute il y aurait toujours eu dans cette immense rénovation l’inévitable part de l’infirmité humaine, mais cette part eût pu être moins large, moins terrible, et le bien eût pu l’emporter encore plus sur le mal. La société nouvelle en serait plus puissante, plus aimée de tous, et l’histoire du monde entier aurait avancé peut-être d’un demi-siècle.

Un historien de la révolution a voulu juger le parti des monarchiens en disant qu’à chaque époque ils supplièrent les plus puissans de transiger avec les plus faibles. Mais n’est-ce pas là le plus bel éloge qu’on puisse faire d’une opinion et d’un parti ? N’est-ce pas pour défendre le faible contre le fort, que la société elle-même a été créée ? Lois politiques, lois civiles, lois criminelles, toutes les constitutions humaines ont-elles un autre but ? Tous les hommes publics, quels que soient leurs titres, leurs fonctions et leurs droits, ont-ils un autre devoir ? Oui, certes, les monarchiens ont toujours invité les puissans à ménager les faibles, et c’est là leur gloire. Avant le 14 juillet, dit le même historien, ils demandaient à la cour et aux classes privilégiées de contenter les communes ; après, ils demandèrent aux communes de recevoir à composition la cour et les classes privilégiées. Et quand cela serait, ou serait le tort ? Ce qu’il faut poursuivre et bannir de ce monde, s’il est possible, c’est l’oppression, quel que soit le nom de l’oppresseur. La cour et les classes privilégiées étaient dominantes avant 1789 ; après le 14 juillet, la domination passa du côté des communes, et, avec la force, l’abus de la force. Niez donc la moralité humaine, niez la liberté, ou reconnaissez que la résistance fut légitime dans l’un et dans l’autre cas ; et à qui peut-on s’adresser sinon à la force elle-même pour lui demander de se tempérer ?

Mais, poursuit-on, ce que Mounier et ses amis ne voyaient pas, c’est le peu d’à-propos de leurs idées dans un moment de passions exclusives. Et qui vous dit qu’ils ne la voyaient pas, cette difficulté de se faire écouter ? Placés eux-mêmes au milieu des passions aux prises, comment auraient-ils pu ne pas les voir ? Chaque jour, ils sentaient sur leur visage l’haleine ardente des combattans ; chaque jour, ils entendaient de plus près que personne, les cris de colère des courtisans de Versailles et le grondement terrible du peuple soulevé. Mais ce qu’ils voyaient en même temps, c’était le danger d’une lutte désespérée, et ils n’épargnaient rien pour la prévenir. Loin de s’effrayer de la grandeur du mal, ils y puisaient au contraire un plus profond sentiment de leur devoir. Quand il eût été impossible de réussir dans cette noble tâche, il était toujours beau de l’entreprendre, et généreux de s’y dévouer. Pourquoi les supposer aveugles quand ils étaient braves ? Allez, ne cessons pas d’admirer la vertu aux prises avec la fortune, et gardons-nous de lui dire trop tôt qu’elle s’égare : ce serait préparer une excuse trop facile à toutes les lâchetés.

Qui osera dire d’ailleurs que tout succès fût absolument impossible ? Si nous accusons les contemporains de n’avoir pas tout vu, à notre tour n’avons-nous pas beaucoup perdu de vue le temps que nous prétendons juger ? Nous ne nous souvenons que de ce qui a vaincu, ce qui a résisté se perd dans l’ombre. Transportons-nous plus réellement en 1789, et regardons mieux au fond des choses. Nous verrons les intérêts nouveaux bien puissans sans doute, bien irrésistibles, mais satisfaits pour la plupart dès le premier jour dans ce qu’ils avaient de légitime ; nous verrons une partie des membres de la noblesse et du clergé se rattachant avec ardeur à l’ancien régime, mais une autre partie allant au-devant des réformes et tendant la main à l’avenir. La conciliation était si bien dans la nature des choses, qu’elle fut complète pendant quelque temps, et que le parti qui la représentait domina les états-généraux. Tous les présidens, jusqu’aux journées d’octobre, furent choisis dans ce parti. On était bien loin alors des idées de 93, et nul ne sentait les prétendus besoins qui se sont développés plus tard. Avec un roi consciencieux et bon comme Louis XVI, un ministre comme Necker, une réunion de grands citoyens comme ceux qu’avait fournis chacun des trois ordres, une majorité comme celle que renfermait réellement l’assemblée, comment eût-il été impossible d’obtenir, sinon un triomphe absolu et définitif, du moins quelque chose de plus régulier et de plus gradué que ce qu’on a eu ? Les élémens d’un gouvernement libre étaient nombreux ; il ne s’agissait que de les grouper, de les fondre ensemble, de les maintenir unis et actifs, en dépit des forces hostiles qui tendaient sans cesse à les dissoudre. Mais c’est là le problème éternel de tous les corps délibérans ; il se pose encore aujourd’hui, tous les jours, aussi bien qu’alors.

Qu’a-t-il donc manqué à la majorité de 1789 pour se constituer plus fortement ? Peut-être un homme. Mounier n’avait pas à proprement parler les qualités d’un chef de parti, l’éloquence, l’ambition, l’active habileté, l’art de frapper les imaginations et de rallier les intelligences. D’un caractère inflexible comme son esprit, il ne savait qu’avoir raison ; ce n’est pas assez. Malouet entendait mieux que lui les détails de la conduite, Lally avait de son côté une parole plus entraînante et plus facile : il ne sut tirer ni de l’un ni de l’autre un parti décisif. Il ne fit rien pour se conserver Barnave, qui était d’abord son ami, son élève, et qui lui fut enlevé par un jeune désir de gloire et de popularité. Il ne voulut jamais se rapprocher de Mirabeau, dont il méprisait les vices et dont il détestait les succès. Il ne comprit pas enfin, lui qui comprenait si bien toute chose, que l’idée la plus juste, la plus légitime, ne peut faire son chemin par elle-même, et, s’il le comprit, il ne voulut pas ou ne put pas suffire aux exigences de sa position. Il aurait fallu qu’il exerçât plus activement la direction, ou qu’il la déléguât ; il ne fit ni l’un ni l’autre, et personne ne se rencontra pour se saisir de l’empire qu’il laissait vacant.

On peut dire que le sort de la France fut un moment dans les mains de Mirabeau. Cet homme si puissant et si coupable était doué des qualités qui manquaient à Mounier ; malheureusement il n’avait pas cette droiture de l’ame qui peut seule donner à l’esprit toute sa rectitude. Lors de la discussion sur la sanction, il se prononça pour le veto absolu, il était trop tard ; le succès des scènes les plus factieuses avait déjà livré l’assemblée effrayée aux influences populaires, et Mirabeau y avait travaillé plus que personne. Ce qui s’apprend en dernier lieu dans la vie politique, c’est la solidarité qui unit toutes les questions par un lien indissoluble, et qui fait qu’aucune d’elles ne peut être traitée complètement à part. L’opinion sur le veto tenait à un système général qui devait réussir ou échouer dans toutes ses parties. Les hommes se conduisent plus par les impressions que par les idées, et la vérité d’un détail les frappe moins que la puissance de l’ensemble ; il ne suffit pas de les convaincre, il faut les dominer. Les raisons données par Mirabeau en faveur du veto étaient sans doute excellentes ; on ne les jugea pas, on ne les écouta pas. L’attention était absorbée tout entière par les bandes armées qui promenaient l’émeute dans Paris et l’incendie dans les départemens. Comment investir le roi de l’autorité souveraine quand on le voyait si impuissant à maintenir l’ordre dans l’état et à se défendre lui-même ? Mirabeau avait été des premiers à encourager la sédition contre l’antique prestige de la royauté ; quand il s’en est repenti, il n’était plus temps. Les fautes de ma jeunesse ont fait bien du mal à la France, disait-il souvent lui-même dans les derniers jours de sa vie, et il avait raison. Le souvenir de ces fautes fut la vraie fatalité qui le poussa. Son esprit supérieur sentait vaguement ce qu’il fallait faire pour fonder en France un gouvernement libre ; la considération lui manquant pour le tenter, il n’osait pas. Il avait presque toutes les idées justes et embrassait avec violence le parti des passions contraires. Il aspirait par momens à prendre le beau, le grand rôle de médiateur ; mais, repoussé par l’aversion des honnêtes gens et le sentiment de ses propres souillures, il retombait dans le rôle plus facile d’agitateur populaire. Une fois entre autres, il lui arriva de monter à la tribune pour parler dans le sens de la résistance ; il y fut accueilli par de telles rumeurs de la part du parti modéré, qu’il ne put s’empêcher de tonner contre ceux qu’il était venu défendre, et de soutenir avec passion ce qu’il aurait voulu combattre. Le jour de l’ouverture des états-généraux, pendant que le nom de Mounier était couvert d’applaudissemens, le sien avait soulevé des murmures de réprobation, et ce ne fut que la rougeur sur le front qu’il put arriver jusqu’à sa place. L’orgueil blessé, la colère, la vengeance, l’emportaient hors de lui-même, quand il se voyait ainsi humilié ; il se réfugiait dans la popularité comme dans un fort toujours ouvert, et d’où il pouvait rendre guerre pour guerre. Tout en partageant au fond les idées de Mounier, il fut son ennemi ; leur intelligence aurait pu tout sauver, car ils se seraient complétés l’un par l’autre ; leur fatale désunion perdit tout.

Ces faits expliquent la marche de la révolution, ils n’en démontrent pas la nécessité. Les hommes et les évènemens étant ce qu’ils ont été, il en devait sortir ce qui en est sorti. Mais les hommes auraient pu être différens, et les évènemens aussi. Que Mounier se fût trouvé aussi intègre et plus habile, Mirabeau aussi éloquent et moins dépravé, Malouet aussi sage et plus remuant, Barnave aussi brillant et moins inconsidéré, tout changeait de face. Qui sait d’ailleurs combien de circonstances fortuites, d’accidens imprévus, auraient pu détourner à tout moment le cours des choses ? Il importe de s’entendre sur le sens de ce grand mot, la nécessité ; s’il veut dire seulement que toute cause a son effet, que tel résultat particulier devient inévitable dans un moment donné, il est juste ; s’il implique une sorte de fatalité supérieure, d’ordonnance providentielle et divine, quelque chose comme le destin des anciens, il est faux. La nécessité et la liberté se disputent ce monde ; il n’est point de liberté que la nécessité ne domine, point de nécessité que la liberté n’altère ; nul ne peut se vanter d’assigner à l’une et à l’autre les bornes qu’elle ne saurait franchir. Supposez seulement l’élection de Mirabeau manquée à Aix, que serait-il arrivé ? Nous l’ignorons ; rien sans doute de tout-à-fait différent, mais rien non plus d’absolument semblable, et le nombre des suppositions qu’on peut faire ainsi est illimité. Tout fait est le résultat d’une foule de causes successives ou simultanées ; supprimez, modifiez une seule de ces causes, même la plus futile, et il cesse d’être le même ; il n’était donc pas nécessaire.

On dit que la série entière des erreurs de la révolution a pu seule dégager et fixer ses résultats légitimes : ici encore il faut s’entendre. Ce qui était inévitable en 1789, c’était un changement social qui mît la puissance politique aux mains de la nation, et qui réalisât ce qu’il y avait de juste et de vrai dans les idées de la philosophie du XVIIIe siècle. Or, il est évident que de pareilles transformations ne s’opèrent pas sans effort. La vieille France avait beaucoup à expier, la nouvelle beaucoup à apprendre. De là le danger imminent d’une explosion, la difficulté, et, jusqu’à un certain point, l’impossibilité d’arriver au but sans secousse. Tout cela est vrai ; mais, ce qui ne l’est pas moins, c’est la variété infinie des moyens qui pouvaient être mis en œuvre. Si rien ne pouvait dispenser la France du travail pénible de sa régénération, elle était libre d’en atténuer l’angoisse, d’en adoucir les effets, et c’est beaucoup. Si les monarchiens l’avaient emporté en 1789, ils n’auraient obtenu qu’un de ces succès imparfaits, contestés, chanceux, les seuls qu’on obtienne dans les pays libres. Il aurait fallu recommencer la lutte tous les jours, comme il faut la recommencer aujourd’hui encore, comme il faudra la recommencer sans fin ; mais, pour peu qu’un premier succès eût soutenu les courages, on eût pu maîtriser l’horrible tempête qui a failli tout détruire, et on serait arrivé plus tôt à des temps plus calmes. Les crises les plus violentes ne sont pas les plus courtes, au contraire. Après s’être violemment guéri du mal, il faut souvent beaucoup de temps pour se guérir du remède ; c’est surtout en révolution que, pour aller vite, il importe de ne pas se presser.

On dit enfin que les excès de 92 et 93 ont été nécessaires pour sauver la France des attaques de l’Europe. Ceci encore a son côté vrai ; mais ce qu’on ne dit pas, c’est que les attaques de l’Europe furent provoquées elles-mêmes par les violences qui devaient servir à les repousser.

Dans le dernier chapitre de ses Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres, Mounier soutient avec une certaine éloquence que les auteurs de la constitution de 91 ne se sont pas seulement rendus coupables envers leur patrie, mais envers le genre humain tout entier. « Dans les premiers momens de la révolution, s’écrie-t-il, tous les amis des hommes applaudirent avec transport au zèle des citoyens qui voulaient procurer aux Français un gouvernement libre ; ils crurent que le sort de leurs semblables allait s’améliorer, que cette nation offrirait des exemples dignes d’être soutenus dans toute l’Europe par l’opinion publique, d’être accueillis par tous les souverains qui voudraient donner à leur puissance le plus solide appui, celui de la prospérité de leurs états. Quelle eût été l’influence des travaux de la première assemblée, si les chefs du parti dominant eussent senti que le premier devoir de tous ceux qui sont appelés à gouverner les peuples est de respecter constamment les règles de la justice, s’ils eussent pu comprendre que les droits des sujets peuvent se concilier avec ceux des rois, et qu’il était facile de les intéresser tous également au maintien de la liberté ! Les Français, dont les relations avec les autres contrées sont si multipliées, dont la langue est devenue universelle en Europe, eussent répandu partout des leçons de sagesse et de bonheur. Insensés et cruels auteurs des maux de la France, vous avez trompé l’espérance et trahi les intérêts du genre humain ; vous avez déshonoré les noms de patriotisme et de liberté ; vous n’avez pas rougi d’employer, pour surprendre la confiance de la multitude, des principes de raison et de justice dont vous avez dénaturé le sens par de fausses interprétations. Bien loin de travailler à l’affranchissement des peuples partout où existe le despotisme, vous l’avez consolidé plus qu’il ne le fut jamais. Vous avez soumis, dans le conseil des princes, tous les sentimens de générosité à des calculs de prudence ; vous leur avez appris que le meilleur des rois peut voir tourner contre lui ses propres bienfaits, être réduit au sort le plus déplorable, par les mains de ceux dont il aurait mérité la reconnaissance. Vous avez armé contre la liberté la plupart des ministres des cultes divins, tous les hommes distingués par leur rang ou leur fortune, tous ceux qui pouvaient craindre qu’une tentative en sa faveur ne soit, comme en France, une source de crimes ou d’oppression. Et si de funestes pressentimens qu’autorisent les effets de vos institutions viennent à se réaliser, si la France retombe sous le despotisme ou devient la proie des étrangers, puisse la liberté ne pas être bannie de l’univers ! puisse la raison humaine trouver un asile, et ne pas rétrograder dans toute l’Europe à ce qu’elle était dans le XIIIe siècle ! »

Ces paroles, écrites et publiées en 1792, ont été en partie justifiées par l’histoire de ces cinquante dernières années. On ne se souvient pas assez de ce qu’était la situation générale des gouvernemens et des peuples en 1789, et de tous les pas rétrogrades que les violences de la révolution française ont fait faire depuis à la cause de la liberté universelle. Avant 1789, les idées de la philosophie du XVIIIe siècle avaient pénétré dans toute l’Europe et gagné jusqu’aux princes. En Prusse, le grand Frédéric avait toute sa vie courtisé Voltaire et ses successeurs et écrit lui-même contre Machiavel ; en Russie, Catherine II donnait aux grands seigneurs de son empire l’exemple d’une déférence marquée envers les philosophes français ; en Allemagne, l’empereur Joseph avait commencé à réaliser leurs idées en portant la main sur l’édifice féodal ; en Espagne, Charles III, aidé de ministres habiles, travaillait à détruire l’ancien absolutisme politique et religieux ; en Italie, le grand-duc de Toscane Léopold abolissait la peine de mort, et le roi de Naples Ferdinand créait la fameuse colonie de San-Leucio, l’essai le plus hardi qui ait été tenté pour réaliser les utopies des philosophes ; à Rome, un pape avait accepté la dédicace de la tragédie de Mahomet, un autre donnait le signal de l’expulsion générale des jésuites ; en Angleterre enfin, le pays de la tradition par excellence, des besoins nouveaux commençaient à se faire sentir, Hume et Gibbon avaient écrit leurs histoires, et la voix tonnante de Fox prenait dans le parlement la défense des révoltés américains.

La noble histoire de l’émancipation américaine avait achevé d’exalter dans toutes les ames l’enthousiasme de la liberté. Au sein même des cours les plus despotiques, le nom de Washington était populaire comme aux bords de la Delaware et de l’Hudson. Quand le premier signal de la réunion des états-généraux fut donné, on crut, d’un bout de l’Europe à l’autre, qu’on allait assister à l’affranchissement du genre humain. Les premiers actes de l’assemblée répondirent à cette immense attente et remplirent de joie le monde entier. M. de Ségur raconte, dans ses mémoires, qu’on s’embrassait dans les rues, à Saint-Pétersbourg, le jour où l’on y apprit la prise de la Bastille. Si la révolution s’était soutenue à la hauteur où elle se mit dès les premiers jours, le mouvement eût été universel. Les premiers désordres eux-mêmes ne suffirent pas pour désenchanter l’Europe. Peu à peu seulement, et à mesure que les scènes sanglantes se multiplièrent, d’autres pensées naquirent dans les conseils des princes ; au parlement anglais, les accusations passionnées de Pitt et de Burke grandirent avec les troubles de la France, et finirent par couvrir les apologies de plus en plus embarrassées de Fox.

Les dates ici sont importantes ; elles servent à distinguer ce qu’il est facile de confondre dans l’ardente poussière que soulèvent derrière nous les pas des armées républicaines. Le fameux traité de Pilnitz n’est que du 27 juillet 1791 ; il n’y avait pas moins de deux ans que la première émigration avait eu lieu à la suite du 14 juillet. L’Europe avait d’abord été bienveillante ; elle voulut ensuite être neutre ; elle devint enfin inquiète et menaçante ; les rois ne se décidèrent à intervenir que lorsqu’ils se crurent personnellement en danger. Ils laissèrent passer les décrets révolutionnaires de l’assemblée constituante, les troubles des 5 et 6 octobre, la décision sur le veto, la constitution civile du clergé, l’abolition des titres, la fédération ; ce ne fut que la suspension de Louis XVI, après la fuite de Varennes, qui les amena à se concerter. Encore les hostilités ne commencèrent-elles pas immédiatement ; un an entier s’écoula entre le traité de Pilnitz et l’invasion, et cette année fut remplie par la proclamation de la constitution de 1791, la réunion de l’assemblée législative, le soulèvement de la Vendée, la domination croissante du parti républicain, les décrets contre les prêtres réfractaires et les princes émigrés, et enfin la déclaration de guerre de l’assemblée à l’empereur.

L’agression fut presque toujours du côté de la révolution. La déclaration de guerre de la France est du 20 avril 1792, le manifeste du duc de Brunswick n’est que du 25 juillet suivant ; les rois avaient encore laissé passer trois mois avant de relever le gant, et dans l’intervalle était survenue la journée populaire du 20 juin, qui ne laissait plus de doute possible sur la chute imminente de la royauté. Même après ce manifeste, il n’y avait d’engagé dans la guerre que l’empereur et le roi de Prusse ; le reste de l’Europe demeurait immobile. La révolution n’en fit pas moins une foudroyante réponse ; elle s’empressa de se précipiter avec une rapidité inouie jusqu’aux dernières extrémités ; la journée du 10 août, les massacres de septembre, la réunion de la convention, la proclamation de la république, le jugement et la mort de Louis XVI se succédèrent en moins de six mois. Quelques-unes de ces démonstrations terribles purent avoir leur utilité, mais elles furent bientôt hors de toute proportion avec le danger réel du pays. La seule journée de Valmy avait suffi, dès les premiers jours de septembre, pour arrêter les Prussiens. Quand la république fut proclamée, l’ennemi était déjà en retraite de toutes parts. Quand le procès du roi commença, l’armée française avait repris l’offensive sur les Alpes, sur le Rhin, dans les Flandres, partout ; Mayence était occupé par nos troupes, la Savoie était envahie, la victoire de Jemmapes nous livrait la Belgique.

La catastrophe du 21 janvier ne fut pas l’effet, mais la cause de la coalition. L’empereur et le roi de Prusse étaient prêts à traiter ; les autres nations, étonnées, s’applaudissaient de leur neutralité. La mort du malheureux Louis XVI rendit tout accommodement impossible et fit cesser les incertitudes de ceux des gouvernemens étrangers qui n’avaient par encore pris parti contre nous. L’Espagne et Naples entrèrent aussitôt dans la coalition. Les pays libres eux-mêmes y accédèrent ; l’Angleterre se déclara et entraîna avec elle la Hollande. Alors seulement toute l’Europe fut en armes ; alors aussi la révolte de la Vendée prit ce caractère d’acharnement qui l’a rendue si redoutable. C’est en ce moment suprême que la convention fit face à tout avec une énergie admirable. Tout ce qu’on a dit de la puissance qu’elle déploya pour conserver l’intégrité du plus beau royaume après celui du ciel, se trouva vrai ce jour-là, mais ce jour-là seulement. Rien de plus gigantesque assurément que l’effort des quatorze armées ; mais n’eût-il pas mieux valu n’en avoir pas besoin ? Où devait aboutir après tout ce duel d’un peuple avec le monde ? à Waterloo. Nos héroïques soldats sont entrés tour à tour dans toutes les capitales de l’Europe, mais nous avons vu deux fois la nôtre occupée par les alliés, et nous nous sommes retrouvés, après tant de prodiges, affaiblis et rançonnés.

Sans doute, quand nos armées traversèrent pour la première fois l’Europe, elles trouvèrent les peuples dans l’attente, et partout les sociétés antiques se renouvelèrent à leur voix ; mais ce n’est pas à la république qu’il faut reporter tout l’honneur de ces succès : elle ne fit que recueillir ce qu’un siècle d’apostolat avait semé. Depuis long-temps éteintes dans le cœur des rois, les espérances de 1789 vivaient encore dans les nations ; sous quelque forme qu’elle se présentât, la révolution devait être la bien-venue. L’Europe entière fit comme la France, elle se soumit au mal pour avoir le bien. Puis, l’expérience faite, la propre nature de la république parut à découvert, avec ses goûts de désordre et de tyrannie, et elle finit par soulever partout autant de répulsion qu’elle avait d’abord excité de sympathie. La réaction fut quelque temps contenue par le génie de Napoléon et le magnifique épisode de l’empire ; mais, quand ce qui restait du glorieux esprit de 1789, esprit de justice, de liberté, de fraternité humaine, d’indépendance nationale, eut entièrement disparu dans l’ivresse de la conquête, l’Europe se leva pour secouer le joug. La colère avait succédé à l’enthousiasme, la reconnaissance de nos bienfaits s’était perdue dans le ressentiment de notre domination. De même que l’élan de 89 avait amené les victoires de 92 et des années qui suivirent, de même le souvenir de l’anarchie républicaine et de l’oppression impériale produisit les deux invasions.

Et la double prévision de Mounier s’est réalisée : la France est d’abord retombée sous le despotisme, elle a été ensuite la proie des étrangers. Grace à Dieu, ces deux expiations sont passées, et la raison humaine n’a pas péri. Mais l’épreuve a été rude ; il a fallu à la société nouvelle une bien grande vie pour résister à la funeste solidarité dont elle portait la peine. Chez nous, elle a survécu ; la France est revenue aux idées de 1789. En Europe, au contraire, il semble que ces idées aient reculé, tant le passé pèse encore sur elles. La Pologne saignante, l’Italie abattue, l’Allemagne déçue dans ses espérances de liberté, le pouvoir de nos plus formidables rivales, la Russie et l’Angleterre, démesurément accru, tels sont encore au dehors les fruits de cette triste confusion entre les principes de la révolution et les fléaux qui l’ont accompagnée. Quand viendra le moment où, pour le monde comme pour nous, la séparation sera faite ?


Léonce de Lavergne.
  1. Voir surtout l’excellente Histoire de Louis XVI, par M. Droz.