Le Particularisme bavarois/01

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Le Particularisme bavarois
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 167-186).
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LE
PARTICULARISME BAVAROIS
DE 1871 Á 1914

I
LA BAVIÈRE ET L’EUROPE

Revenons à une dizaine d’années en arrière. La Bavière fait partie de l’Empire allemand ; elle y est entrée de force à la suite des deux guerres de 1866 et de 1870 ; dans la première, elle a combattu aux côtés de l’Autriche préférée par elle à la Prusse ; plus anciennement ; elle a été l’alliée de la France contre cette même Autriche alors détestée ; enfin elle est un État continental situé au centre de l’Europe. Prusse, Autriche, France, tels sont les pays entre lesquels elle a été habituée à évoluer, et, si la contrainte l’a attachée depuis trente ans à la fortune des Hohenzollern, du moins ne l’a-t-elle jamais complètement détournée des puissances qui jouèrent un rôle dans son histoire. En outre, le royaume n’a cessé, à l’intérieur de l’Empire allemand, de vivre d’une vie propre et de nourrir de grandes ambitions.

Ces ambitions lui paraissent légitimes. Il faut voir de quel ton les historiens bavarois parlent de la grandeur de leur pays au temps passé. Ils rappellent qu’au XIVe siècle l’un des ducs, qui fut l’empereur Louis IV, régnait sur la Bavière, le Tyrol, la Carinthie, le Palatinat, la Hollande, la Frise, le Hainaut, tout le pays situé entre l’Elbe et l’Oder, et le marquisat de Brandebourg. Celui-ci a été enlevé aux Wittelsbach par une espèce de trahison en 1373, et le Tyrol était tombé entre les mains des Habsbourg quatre années auparavant. D’autre part, la maison royale possédait au XVIIIe siècle les trois voix électorales de Bavière, du Palatinat et de Cologne. Elle aurait presque des droits sur la Bohême, puisqu’en 1440 ce pays a été offert par la diète au duc Albert III. Les patriotes les plus exaltés s’enivrent de ces souvenirs, songent que le royaume pourrait bien reprendre un jour son expansion interrompue, établir tout au moins son hégémonie sur l’Allemagne du Sud, mieux encore dominer l’Allemagne du Nord pour supplanter à la fois l’Autriche et la Prusse. La prodigieuse destinée de celle-ci est surtout un permanent objet d’émerveillement et bien plus encore d’envie. Pourquoi détient-elle la couronne impériale ? Pourquoi possède-t-elle en fait l’Alsace-Lorraine conquise sur la France ? Pourquoi est-elle plus riche et plus peuplée ? La Bavière, pense-t-on communément dans le royaume, pourrait avoir la puissance de la Prusse et prendre la tête de l’empire.

Ce mirage s’appuie encore sur d’autres considérations. Les patriotes étroitement nationalistes ne croient pas que leur pays ait perdu toutes ses chances d’accroissement territorial. D’autres États, qui sont moins grands, sont certainement appelés à jouer encore un rôle en Europe. Pourquoi la Bavière devrait-elle renoncer à tout avenir ? Parmi les nations secondaires, l’Espagne exceptée, elle occupe le troisième rang par le nombre de ses habitants, après la Suède et la Belgique. Elle a le sixième rang quant à la superficie, après la Suède, la Turquie d’Europe, la Roumanie, la Bulgarie et le Portugal. Elle est enfin la seconde puissance en Allemagne, ce dont elle est très fière. Par conséquent, de grands espoirs lui sont permis. Mais, en attendant qu’elle les réalise, que personne au moins ne doute de la place importante que tient le royaume dans le Reich. « Quand l’ancien député au Reichstag de l’Allemagne du Nord Lasker a prétendu, écrit un Bavarois[1], que l’empire allemand aurait également été possible sans que la Bavière en fit partie, cela revient à dire qu’un homme pourrait vivre sans son bras droit ou son pied… La Prusse et la Bavière ensemble, avec leurs puissantes armées, sont comme les premières colonnes de l’empire… C’est parce qu’on reconnaissait l’importance de la Bavière et les services qu’elle avait rendus dans la guerre nationale, qu’elle a reçu, en adhérant au nouveau statut, des droits réservés qui lui donnent le pas sur tous les autres États confédérés. Seuls des ignorants peuvent parler d’une vassalité bavaroise. »

Un amour-propre aussi exaspéré ne va pas sans qu’on envisage la satisfaction des appétits historiques. Le royaume en effet n’a pas renoncé à s’agrandir. Certains regrettent que son entrée dans l’Empire ait pour conséquence qu’il lui soit désormais interdit d’acquérir des territoires. D’autres au contraire ripostent que tous les espoirs sont encore autorisés, comme au temps de l’ancienne Confédération. Jadis les accroissements étaient licites, avec l’assentiment de l’Empereur et du collège des princes. Rien n’a été changé ; la constitution de 1871 ne contient aucun paragraphe qui les défende ou les empêche. Il n’y a donc qu’à saisir les occasions lorsqu’elles se présenteront, et au besoin à les provoquer. Tels événements peuvent naître qui permettront de réaliser le programme national, soit par compensation, soit par voie de conquête.

Les revendications les plus immédiates de la Bavière se réduisent à deux. La première consisterait à se faire rendre par la Prusse les districts ravis en 1866, districts d’une superficie très réduite, mais dont le retour guérirait une blessure toujours saignante. A côté de cette irredenta, il y en a une seconde, celle-là beaucoup plus considérable, et c’est le Tyrol. La cause de la grande faveur qu’a rencontrée aux temps de Napoléon la politique de Montgelas, c’est que ce ministre a rendu à la Bavière cette province perdue depuis plusieurs siècles. « Montgelas, écrivent Denk et Weiss dans leur histoire du royaume[2], a été l’homme de la situation… Il a fait de l’agrandissement du territoire le but immuable de ses efforts. »

Aucune erreur n’est possible. C’est bien vers le Tyrol que tendent toutes les aspirations de la nation, et des écrivains très récents ne se sont pas fait faute de le redire, avec plus ou moins d’énergie et de clarté. « L’auteur, déclare Riezler en se désignant lui-même[3], se livrerait à sa tâche avec la plus grande joie, car il porte dans le cœur une très vive sympathie pour son sujet, si l’histoire de l’Etat était en même temps celle de la race. Le développement historique de l’Allemagne en a décidé autrement. Si nous considérons la Bavière, nous rencontrons dans l’Ouest et le Nord des territoires souabes et franconiens qu’elle a attirés à elle, mais qui n’entrent que très tard dans le cercle de nos recherches. En revanche, au Sud et à l’Est, il y a des populations de race bavaroise qui se sont détachées à une époque reculée de la mère-patrie. Elles se sont séparées d’elle de bonne heure, mais pourtant pas avant le cours du XIIe siècle, et peu à peu. Jusque-là, c’est-à-dire pendant près de sept cents ans de son histoire, le peuple bavarois, unifié dans sa langue, son droit et ses coutumes, sauf pour la Carinthie, a formé politiquement un tout, résistant à l’émiettement plus longtemps que les autres peuples germaniques. »

Ces lignes font apparaître un évident regret et dessinent un programme. D’autre part, le professeur Fester, qui enseigne à Erlangen, mais n’est pas originaire du royaume, se fait l’écho en 1899 des revendications nationales[4]quand il constate que la dynastie des Wittelsbach ne règne pas sur toutes les populations qui sont de race bavaroise. Enfin, Franziss s’exprime avec netteté : « La race bavaroise, écrit-il[5], embrasse actuellement 11 millions d’hommes environ, et elle est établie dans tout le bassin du Danube. Il n’y en a qu’une faible partie qui vive dans le royaume, en Haute et Basse-Bavière, dans le Haut-Palatinat et le Sud de la Franconie moyenne. Le plus grand nombre, au cours des siècles, s’est séparé de la mère-patrie. Les habitants allemands des deux Autriches, au-dessus et en dessous de l’Enns, ceux du Tyrol, de Salzbourg, de la Styrie, de la Carinthie, de la Bohême occidentale, etc. sont d’origine bavaroise, et, d’après leur langue, leurs coutumes, leur manière de vivre, ne font qu’un avec ceux de la Vieille-Bavière… La mission de nos compatriotes résidant au-delà des frontières est magnifique et noble. » Il résulte de tous ces textes que les patriotes bavarois considèrent leur patrie comme encore incomplète et qu’ils en désirent l’agrandissement un peu aux dépens de la Prusse, mais surtout de l’Autriche.


La haine de la Prusse, si profondément enracinée dans les cœurs, s’est traduite depuis 1871 au cours de nombreux débats parlementaires. Elle se manifeste également dans les indignations, les rancunes, les attaques de l’opinion. Elle n’a pas seulement son origine dans les humiliations subies par la Bavière, ni dans la défaite de 1866. Elle résulte de l’opposition fondamentale de deux tempéraments nationaux complètement différents, d’une incompatibilité d’humeur que rien ne peut réduire. Mais elle est la cause de la relative indulgence que rencontre l’Autriche dans le royaume. Les critiques adressées à cette puissance sont aussi rares que sont fréquentes celles qui vont à la Prusse. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à feuilleter la collection du libéral Simplicissimus, et, d’un autre côté, les catholiques la ménagent parce qu’elle forme un boulevard contre le protestantisme.

Pendant toute la durée de l’Empire, la double monarchie des Habsbourg n’est pas considérée comme une ennemie, bien que le royaume cherche à s’approprier, dès la première occasion, certains des territoires qu’elle possède. Et cependant, si l’on va au fond des choses, les sentiments sont tout autres que tendres. « Lieber bayrisch sterben als œsterreichisch verderben : Plutôt mourir Bavarois que de pourrir sous l’Autriche, » dit un proverbe que connaissent tous les sujets des Wittelsbach. On n’a pas oublié dans le peuple les souffrances endurées pendant le XVIIIe siècle. On sait que seule la crainte de Frédéric II a empêché Marie-Thérèse d’annexer la Bavière pour se dédommager d’avoir perdu la Silésie. Sous Napoléon, c’est contre l’Autriche qu’on s’est battu ; c’est elle que l’on a dépouillée sans le moindre remords, et même avec une joie que l’on n’a pas dissimulée.

Plus tard, sous les règnes de Louis Ier et de Maximilien II, sa politique a fait l’objet des pires malédictions. On s’est plaint qu’elle n’obéissait qu’à ses intérêts particuliers et qu’elle trahissait ceux du royaume. Von der Pfordten l’a jugée capable des crimes les plus noirs, et, en 1866, les deux alliés se sont rejeté l’un sur l’autre la responsabilité de la défaite. Cependant l’on s’est battu ensemble, dans un côte à côte fraternel, et depuis l’on n’a rien regretté. Les plus récents historiens racontent la campagne sans la déplorer comme une erreur. Denk et Weiss relèvent que les Bavarois ont défendu comme il convenait leur honneur militaire, et que, parmi toutes les armées des États secondaires, la leur s’est montrée l’adversaire la plus redoutable de la Prusse, quoiqu’elle fût inférieure au point de vue de l’organisation. Une illustration du livre reproduit même le combat de Rosbrunn, le 26 juillet, où des cuirassiers et des chevau-légers bavarois anéantirent des hussards et des dragons prussiens.

Qu’est-ce à dire ? Il faut conclure de tous ces faits que la vieille politique nationale n’a pas renoncé à ses directions traditionnelles. Le 5 novembre 1866, von der Pfordten adressait à ses diplomates une circulaire très caractéristique : « Depuis 1848, écrivait-il, la Bavière a eu comme principe de consentir dans la Confédération aux réformes qu’adopteraient ensemble l’Autriche et la Prusse, mais sans contracter alliance avec l’une ou l’autre de ces puissances agissant pour son propre compte, et cela aussi bien dans l’intérêt du royaume que dans celui de l’Allemagne en général, car alors il y aurait danger de médiatisation de la Bavière et de dissolution de l’Allemagne. » En d’autres termes, il serait souhaitable que la Prusse et l’Autriche se fissent équilibre, et cela seulement permet à la Bavière de subsister. « A vrai dire, écrit Franziss en 1894, le mot de politique bavaroise provoque des haussements d’épaules dans certains cercles où on le considère comme incompréhensible. Cela vient de ce qu’on y a une trop insuffisante connaissance de l’histoire et de l’importance du pays… Aucun État moyen en Europe n’a à défendre des intérêts plus élevés et plus considérables que n’en a la Bavière. »

Donc, si l’Autriche était trop puissante en Allemagne, le royaume devrait chercher dans la Prusse une alliée contre elle, et c’est ce qui s’est produit à la fin du XVIIIe siècle. Il pourrait tout aussi bien grouper autour de lui d’autres États allemands, ou même faire appel à l’étranger, comme à l’époque de la Confédération du Rhin. Hors des temps de crise, il y a le système de la bascule, qui a été très en faveur entre 1815 et 1866. Que la Prusse, au contraire, tente d’établir son hégémonie, et la Bavière se range du côté de l’Autriche comme on l’a vu au moment de Sadowa. Que cette hégémonie, enfin, soit un fait accompli, comme après 1870, alors lu royaume, devenu vassal de la Prusse, songe à l’amitié de la double monarchie et veut que celle-ci soit assez puissante pour que le maître ne cède pas à la tentation de fantaisies arbitraires. On pourrait aussi sortir de toutes ces combinaisons vérifiées par le fait, et supposer que la Bavière, démesurément agrandie en Allemagne, retrouvât, après avoir supplanté la Prusse, la liberté de ses mouvements : alors elle ne manquerait pas de se retourner vers le Sud pour s’emparer par la force de l’héritage auquel elle prétend, le Tyrol, Salzbourg et la Styrie.

Mais pendant toute la durée de l’Empire, elle vit soumise à la domination prussienne. Il n’en faut pas plus pour qu’elle manifeste d’ardentes sympathies à l’endroit de l’Autriche. Les deux dynasties sont étroitement unies par les liens du sang. Les deux maisons régnantes sont catholiques ; catholiques sont également les populations des deux États, en forte majorité dans l’un, presque totalement dans l’autre. De là des intérêts communs et le même zèle à défendre la religion romaine. Les Bavarois approuvent la politique autrichienne en Pologne ; ils attaquent celle de la Prusse en Posnanie, où Berlin installe des colons protestants qui refoulent la population indigène en occupant les terres. Les Historisch-politische Blätter dénoncent cette offensive qui présage un nouveau Kulturkampf ; elles exhortent les députés du Centre à ne pas la soutenir. A la mort du grand patriote Florian de Stablewski, évêque de Posen et de Gnesen, elles consacrent à sa mémoire en 1906 un bel article, respectueux et ému, dans lequel elles se félicitent qu’il ait si courageusement défendu ses compatriotes. Un peu plus tard, elles rendent hommage aux Polonais parce qu’ils ont protégé dans les siècles passés les territoires allemands contre les barbares et parce qu’ils ont rendu au christianisme des services signalés. Ce sont là des titres que l’Autriche a su reconnaître beaucoup mieux que la Prusse.

Après 1870, les Bavarois, isolés dans un Empire où ils n’étaient pas les plus forts, se sont plaints avec véhémence que cette même Autriche ait été exclue de l’Allemagne. Ils ont exprimé ce grief lorsque furent discutées les Conventions de Versailles, puis à bien d’autres reprises, notamment au Reichstag par la voix de Jörg, le 6 novembre 1876. La conclusion de la Triple-Alliance leur a été un espoir et une consolation. Bismarck, en maintes occasions, leur a bien laissé entendre que, grâce à ce bon accord entre Vienne et Berlin, ils ne pouvaient compter désormais sur le secours de la double monarchie, et il n’est pas douteux que, par cet artifice, lui-même n’ait eu l’intention d’enchaîner celle-ci et de lui faire approuver sa politique allemande. Les Bavarois, au contraire, ont considéré que, du fait de la Triple-Alliance, l’Autriche reprenait sa place parmi les pays germaniques, apportant ainsi une garantie au royaume.

Ils protestaient que c’était folie de laisser la Prusse à la tête de l’Allemagne, car elle est habitée par des Slaves que les chevaliers teutoniques ont germanisés ; elle n’est donc pas allemande, tandis que dix millions d’Autrichiens le sont. Il était regrettable à leurs yeux que le problème posé au XIXe siècle, d’une Allemagne prussienne ou d’une Prusse allemande eût été résolu selon les conceptions de Bismarck. Du moins ne fallait-il pas aggraver l’état de choses créé en 1871. Les conventions qui avaient réglé la formation du nouvel Empire ne portaient pas atteinte à l’existence de l’Autriche. C’était là une circonstance heureuse, et cette existence devait être maintenue. Aussi les Bavarois patriotes dénonçaient-ils avec énergie toutes les tentatives esquissées pour faire pénétrer l’esprit prussien dans la double monarchie. Le mouvement qui avait pris pour devise le cri de Los von Rom et qui tentait d’amener au protestantisme les populations catholiques de l’Autriche inquiétait à juste titre les particularistes du royaume. Si leurs voisins du Sud en effet devenaient peu à peu luthériens, Vienne bientôt ne serait plus qu’un autre Berlin, et le catholicisme, soutien de la nationalité bavaroise, serait enserré de toutes parts.

L’agitation pangermaniste ne rencontrait pas plus d’indulgence : elle était elle aussi considérée comme un péril. Les patriotes, devant les menées des partisans de l’idée pan-allemande, ne cachaient ni leurs craintes, ni leur indignation. « On sait, écrivaient les Historisch-politische Blätter en 1908, que ces messieurs menacent de temps en temps l’Autriche de la mettre dans leur poche, et qu’ils pressent sur leur cœur avec la plus grande joie certains individus, coupables de haute trahison, qui s’agitent dans la monarchie des Habsbourg. » Et la même revue ajoutait : « On peut en croire les chefs de la politique pangermaniste, quand ils se défendent de songer à une annexion de la Bohême et de l’Autriche allemande, parce qu’ainsi l’équilibre serait rompu dans l’Empire au profit des catholiques. Mais ils nourrissent le rêve de faire de l’Autriche, à l’égard de l’Allemagne, une espèce d’État vassal qui servirait d’avant-garde en Orient ; ils désirent affaiblir l’élément catholique dans la double monarchie, afin que celle-ci se laisse faire plus facilement et obéisse mieux à leur programme. »

On peut dire que, depuis 1871, la Bavière n’a jamais perdu de vue l’Autriche, et qu’elle a toujours pesé les possibilités qui, grâce à cette puissance, s’offraient pour elle de jouer un rôle ou d’alléger le joug prussien. En 1886, lorsqu’il se vit sur le point de succomber dans le guet-apens qui lui avait été tendu, Louis II invoqua l’aide de François-Joseph, et il est très probable qu’il trouva la mort au moment où il tentait de fuir vers la frontière tyrolienne. Les deux dynasties n’ont pas cessé d’entretenir de très étroits rapports. Les visites des Wittelsbach à Vienne étaient fréquentes, même en Hongrie, où Louis III possédait de vastes domaines. En 1910, le voyage d’Aerenthal à Berlin, avec arrêt bien marqué à Munich, provoqua en Bavière une satisfaction considérable, car l’on crut que l’Autriche cherchait à retrouver en Allemagne l’influence dont elle jouissait avant 1866. Les rapports économiques, toutes les questions qui se rattachent à la navigation du Danube ramenaient sans cesse l’attention publique vers la double monarchie. Celle-ci était en somme considérée comme n ne anti-Prusse et comme une alliée éventuelle, en attendant que peut-être un jour elle redevînt une rivale, ou même une ennemie.


* * *

Les sentiments de la Bavière à l’égard de la France sont tout aussi complexes, mais plus curieux encore et demandent une étude détaillée. Les libéraux et les pangermanistes lui témoignent assez peu de tendresse. Parmi les premiers, quelques-uns n’ont pas oublié le grand rôle qu’elle a joué dans les destinées du pays, mais pour eux elle achève de mourir depuis 1871, et elle mérite seulement le respect que l’on doit aux grandes choses défuntes : l’avenir du royaume leur paraît orienté vers la Prusse, et, le cas échéant, ils n’hésiteraient pas à écraser l’ancienne protectrice, si de sa défaite devait naître une plus grande prospérité pour l’Allemagne. Cela avec des nuances individuelles, naturellement, et avec des degrés dans le dédain, un dédain qui n’exclut pas toujours la courtoisie dans les relations qu’ils peuvent entretenir avec des Français. Chez d’autres au contraire, comme chez les pangermanistes, la haine se fait aveugle et violente : elle est toute semblable à celle qui, dans les milieux de même opinion, se manifeste en Prusse.

Mais il y a des groupes nombreux qui pensent d’une manière différente. Ce sont d’abord des démocrates aux idées assez avancées, des bourgeois éclairés dont le Simplicissimus à ses débuts exprime assez bien les tendances, des artistes qui ont vécu à Paris et dont l’influence est grande, surtout à Munich, puis quelques socialistes qui voient dans la France le pays de la liberté. Enfin les particularistes catholiques forment une masse imposante : ils ne renient rien du passé, et l’alliance d’autrefois a porté des fruits assez considérables pour qu’elle leur ait laissé des souvenirs. Donc, à première vue, les sentiments sont assez mélangés. On distingue facilement des ennemis violents, comme Fr. Koch-Breuberg, qui, en 1907, consacre un ouvrage aux hauts faits de l’année bavaroise pendant la guerre franco-allemande[6] ; il y blâme l’ambition de Napoléon III et de son peuple, parle des provocations françaises, glorifie le nouvel Empire : « Puisse mon petit livre, écrit-il en conclusion, réveiller la fierté des anciens combattants qui vivent encore ! Puisse-t-il inculquer l’amour de la patrie aux jeunes générations ! Salut à toi, Allemagne ! Salut à toi, Bavière, si tes fils reconnaissent que c’est la discipline allemande qui a ouvert les voies de Sedan ! »

Il y a aussi, je ne dirai pas des indifférents ou des résignés, mais des Bavarois qui se courbent devant le fait accompli et qui l’approuvent, quel qu’il soit, parce qu’il appartient à l’histoire nationale et que rien ne saurait le supprimer. Dans les milieux officiels, on célèbre tour à tour la Confédération du Rhin, la campagne de 1866 ou les victoires de 1870, les unes avec plus de mesure que ces dernières, mais sans rien désavouer. Des pinceaux officiels commémorent les faits d’armes de l’époque napoléonienne, ou bien Sedan, tout cela successivement et avec la même ardeur. C’est ainsi que la guerre franco-allemande a fait l’objet de nombreux tableaux : Hoffmann a peint les Bavarois enfonçant la porte de Landau à Wissembourg, et, dans la même bataille, la lutte soutenue par l’artillerie du deuxième corps, enfin Bazeilles en flammes ; Birkmajer a montré les troupes royales arrivant devant Paris ; H. Lang le prince Léopold au combat de Villepion. De même Von der Tann et von Hoffmann, les deux généraux qui commandaient alors, sont populaires parmi les enfants des écoles, auxquels on enseigne en même temps qu’en 1807 leurs grands-pères ont fait campagne contre la Prusse et qu’en 1809 ils ont remporté sur les Autrichiens la victoire d’Abensberg. L’histoire de Denk et Weiss glorifie à la fois les combattants de Russie, puis ceux de Woerth, de Sedan, d’Orléans et de Beaugency. Tout cela se mêle et s’enchevêtre ; une chose seulement surnage partout et partout reste immuable : l’amour de la Bavière.

Sauf quelques hommes à sympathies résolument françaises, les autres n’ont pas une doctrine invariable, ou du moins n’en expriment systématiquement aucune. Il importe donc de prendre les faits un a un et d’apporter des témoignages. La première question est de savoir comment est jugée la politique française de Maximilien Ier. Elle ne rencontre presque aucune désapprobation. Napoléon, sauf quelques réserves, est dépeint comme une manière de héros. « Le Corse, écrit l’historien Schreiber[7], était un génie mathématique et calculateur, sans enthousiasme, pour les choses élevées et idéales, mais plein de pensées créatrices. Il savait utiliser avec la rapidité de l’éclair tous les événements, toutes les situations, toutes les circonstances, pour atteindre son but suprême, la domination de l’univers. Son sang bouillant de méridional le poussait à exécuter très rapidement ce qu’il avait conçu, avec une volonté de fer et une opiniâtreté dénuée d’égards. Il cachait une ardeur passionnée sous une tranquillité apparente et une froideur marmoréenne. Napoléon était d’une stature petite et ramassée, mais il avait une tête belle et énergique, semblable à celle d’un empereur romain. Dans son simple uniforme bleu, avec son petit chapeau, il parlait brièvement, avec véhémence, laconiquement… Par l’ampleur de son esprit et la gloire de ses actions, il ensorcelait tout le monde. Il a surpassé les plus grands monarques et les plus grands généraux, Alexandre de Macédoine, Jules César, Charlemagne et Frédéric II, car tous ces hommes illustres, au beau milieu de leurs hauts faits, s’adonnaient au plaisir et prenaient du repos. Lui ne pouvait vivre que dans une tension continuelle et une action ininterrompue. Napoléon était une de ces rares personnalités historiques que la Providence divine choisit, qu’elle protège contre les périls de l’existence pour régénérer par des révolutions politiques et militaires l’humanité moralement et religieusement diminuée. »

Pour comprendre un tel génie, il s’est heureusement rencontré un Montgelas, le plus grand ministre qu’ait possédé la Bavière, l’homme qui, avec la collaboration française, a accru d’une façon inespérée le territoire national et a réalisé les plus chères aspirations du peuple. Doeberl reconnaît qu’à vrai dire Montgelas ne se souciait pas des intérêts allemands, mais seulement des intérêts bavarois. Il le justifie en faisant observer que tous les pays germaniques suivaient alors leur route particulière, que l’empereur de Vienne songeait à absorber l’électorat, et que la Confédération du Rhin était la seule solution possible. « Grâce à la France, dit-il[8], les convoitises annexionnistes de la maison de Habsbourg prirent fin. La France paya sa dette, cette promesse qu’elle avait faite d’agrandir en Allemagne un électeur de Bavière et de l’opposer à la maison d’Autriche. La Bavière devint réellement un État moyen. » Non seulement elle obtint les gains territoriaux qu’elle espérait, mais son vieux rêve de royauté s’accomplit : elle s’éleva à la pleine souveraineté, au moins dans la forme : désormais le monarque n’exerça plus ses pouvoirs par délégation de l’Empereur, mais en vertu de son droit personnel ; désormais il fut délivré du contrôle des organes impériaux, de l’Empereur, du Reichstag, de la Chambre d’empire ; désormais les réformes furent possibles sans recours des privilégiés devant les juridictions impériales. « La surveillance française, déclare-t-il encore, était seulement provisoire dans l’esprit de Montgelas, mais c’est du moins la France qui, par son exemple, a présidé aux transformations intérieures du royaume dans un sens libéral, tandis que la monarchie danubienne restait étroitement réactionnaire. »

D’autres auteurs ne se montrent pas moins favorables à la politique française de Maximilien Ier et de son ministre. Ledermann reconnaît que la France a satisfait pleinement les espérances de la Bavière, et que Napoléon, quand il a dicté la paix de Presbourg, a su récompenser les importants services que l’électeur lui avait rendus[9]. Franziss souligne que Maximilien en 1805 a bel et bien abandonné la cause du Saint-Empire ; mais il observe que la Prusse à Bâle en avait fait autant : « Dans ces temps difficiles de la domination napoléonienne, dit-il, la sagesse du premier roi bavarois et de son ministre le baron de Montgelas a non seulement sauvé l’existence de la Bavière, mais elle en a encore accru considérablement l’importance politique. »

Fester proclame que la Confédération du Rhin était une nécessité, et qu’elle se justifie par toute l’histoire du peuple allemand depuis la chute des Hohenstaufen. Denk et Weiss versent bien quelques pleurs sur le sort de l’infortunée Bavière, forcée d’obéir à des étrangers ; ils regrettent aussi que les sacrifices de leur pays n’aient pas été suffisamment récompensés ; mais ils font âprement le compte de ce qu’il a gagné en nombre d’habitants et en kilomètres carrés ; ils se réjouissent des accroissements de territoire et de puissance qui ont été son lot ; ils approuvent Montgelas et le défendent par des arguments sans réplique : « On pensera de cet homme d’Etat ce qu’on voudra, écrivent-ils. Pourtant il y a un fait indiscutable : il a rendu grande la Bavière, et c’est à bon droit que Maximilien-Joseph lui a mis la couronne royale dans ses armes. Avant lui la Bavière ne comptait que 900 kilomètres carrés avec 2 millions d’âmes ; par lui, elle en posséda 1 400, peuplés de 4 millions d’habitants. »

Dans toute cette histoire il n’y a guère qu’un point noir, le grand crime des Français, selon les libéraux à tendance prussienne et les pangermanistes, un crime auquel fait assez aigrement allusion le livre de Denk et Weiss : l’exécution du libraire Palm, de Nuremberg, fusillé pour avoir conspiré contre Napoléon. Mais ici encore une voix s’élève pour prendre la défense de l’Empereur et pour le justifier : c’est celle de Bitterauf[10]. La brochure que répandait Palm était un pamphlet dénué de toute valeur, que son auteur, Yelin von Winterhausen, avait bourré de calomnies absolument gratuites dirigées contre les troupes françaises. En temps de paix, aucun gouvernement digne de ce nom n’aurait toléré que l’on imprimât un tel amas de faussetés et de mensonges. A plus forte raison en temps de guerre, lorsqu’une armée étrangère était encore campée dans le pays. En réalité, Palm, qui n’était pas Bavarois, mais citoyen de la ville libre de Nuremberg, et qui aurait été sauvé, s’il avait été sujet de Maximilien, tentait de fomenter une révolte à main armée contre la France. Ces considérations, fait remarquer Bitterauf, suffisent à expliquer la répression ; loin d’encourager des cruautés quelconques, Berthier prit à cœur de maintenir une sévère discipline parmi ses troupes et d’alléger le fardeau que l’occupation causait aux habitants.

En somme, l’alliance franco-bavaroise n’avait pas laissé de mauvais souvenirs. On le vit bien en 1906, centenaire de l’érection de l’électorat en royaume[11]« Le président de la Chambre des députés, en un discours très appuyé, et qui provoqua les vives critiques de la presse berlinoise, célébra l’heureux temps où les Wittelsbach avaient obtenu la couronne qu’ils convoitaient. Le jour anniversaire fut marqué par des actions de grâces dans toutes les églises bavaroises. Le Simplicissimus publia une belle image représentant un paysan bavarois et un paysan wurtembergeois à genoux devant un Napoléon qui trônait dans les nues célestes. « Nous pouvons, écrivit Dœberl, contempler avec fierté le royaume de Bavière et la royauté bavaroise, la plus haute dignité en Allemagne après la couronne impériale. Cette situation résulte du renforcement de notre pays par la politique de Montgelas : nous pouvons aussi en remercier les mânes de l’homme qui a créé la moderne Bavière. » Les poètes de leur côté, tel Gottfried von Böhm, composèrent des strophes enthousiastes.

Ein Jahrhundert ist verflossen,
In der Zeiten dunkler Flut,
Seit ein Königsreif umschlossen,
Unsern alten Herzogshut.
Damals fielen morsche Schranken,
Ein Gesetz macht alle gleich,
Pfalz und Bayern, Schwaben, Franken,
Fügten sich in einem Reich.

« Un siècle s’est écoulé — dans la vague sombre des temps — depuis qu’un cercle royal a entouré — notre vieux chapeau ducal. — Alors sont tombées des barrières vermoulues ; — une loi a apporté à tous l’égalité : — Palatinat et Bavière, Souabe, Franconie — se fondirent en un seul État. »

Avant 1870, les sentiments francophiles étaient demeurés très puissants en Bavière. Une fois que l’Empire eut été fondé, ils ne s’éteignirent pas tout à fait. Au moment du Kulturkampf, c’était sur nous que comptaient les particularistes pour secouer le joug de la Prusse. Ils nous le laissèrent souvent entendre. Les journaux catholiques bavarois multipliaient alors les appels à la France, ou bien, par la plume de Sigl et de ses émules, ils en déploraient l’inopportune faiblesse. Le 4 décembre 1874, Jörg, dans le grand discours qu’il prononça au Reichstag contre Bismarck, reprocha au chancelier ses « flagrantes immixtions dans les affaires intérieures de la nation française » et s’indigna qu’il pût se complaire, selon l’étrange expression dont il était l’auteur, à « envoyer à Versailles des jets d’eau froide. » Comme en 1871 les désirs d’agrandissement territorial de la Bavière avaient été déçus et que les Bavarois voyaient d’un très mauvais œil la main-mise de la Prusse sur l’Alsace-Lorraine, il y avait dans certains milieux quelque indulgence pour les revendications françaises, et les protestations des annexés y étaient favorablement accueillies[12].

Vingt ans après la guerre franco-allemande, les sympathies n’avaient pas encore faibli. En septembre 1891, comme l’alliance russe se dessinait déjà, le Fränkisches Volksblatt, journal catholique, recherchait de quels appuis pouvait disposer le particularisme bavarois contre la Prusse. Il éliminait l’Italie, qui, hostile à la reconstitution des États du pape, restait l’ennemie du Saint-Siège. L’Autriche était inféodée à Berlin. La France seule apporterait un utile secours. Il était stupide de penser, proclamait-il, que le parti du Centre devait être animé de sentiments allemands et qu’il devait soutenir l’Empire. Que signifiaient ces exigences de la Prusse ? Elle-même n’avait-elle pas fait appel à l’étranger, aux Suédois, aux Italiens, aux Hongrois pour satisfaire ses visées ? Ce qu’elle entend par égards pour la nation, c’est la fidélité qu’elle réclame en sa faveur. Il ne faut pas être dupe. L’hégémonie prussienne est mûre pour l’anéantissement, et l’on reconstruira l’Allemagne sur de meilleures bases. « Tout peut s’accomplir, poursuivait l’article, sans effusion de sang. L’Autriche, au dernier moment, sortira de la Triplice. Par une entente avec la Russie, elle obtiendra les mains libres en Orient. En Alsace-Lorraine, un plébiscite qui décidera sur l’autonomie ou le retour à la France tranquillisera la République. Ainsi la nouvelle Triple-Alliance sera faite. Celle-ci, sans recourir aux armes, établira en Allemagne un nouvel ordre de choses : la Prusse rendra son butin de 1866 et sera réduite en l’état qui était le sien avant cette date ; la Bavière deviendra la première puissance d’une confédération sud-allemande protégée par l’Autriche ; en Italie seront rétablis les domaines du pape et les anciennes principautés. » Oh ! le beau rêve !

Un tel programme n’a rien de surprenant, quand on sait que, dans l’esprit des particularistes, la Bavière, malgré l’Empire, devait avoir le droit de conclure des alliances avec les puissances étrangères, et cela en vertu des stipulations des traités de Westphalie. C’est la thèse que soutient Franziss, et il invoque à l’appui de son opinion l’autorité du jurisconsulte Laband. Il assure, il est vrai, que la Bavière ne songe pas à s’allier avec la France, qu’elle reste fidèle aux accords de Versailles et à la constitution impériale. Mais il ajoute à cette affirmation une importante réserve : « Depuis trois siècles, écrit-il, la France a essayé d’utiliser contre l’Empire surtout la Bavière. Elle l’a fait sans succès, tant que les intérêts vitaux du peuple et du prince ont été ménagés par l’Empereur… Si un avertissement de l’histoire parle de façon claire, c’est bien celui-ci : la Bavière a toujours été le pays de l’Empire le plus fidèle et le plus prêt à tous les sacrifices aussi longtemps qu’elle n’a pas été atteinte dans ses droits les plus sacrés. »

Pourtant les sympathies des patriotes ne se sont pas toujours maintenues au même diapason. Après 1810, ils avaient fait des vœux pour qu’une restauration monarchique se produisit à Paris, parce qu’un roi pourrait contracter des alliances qu’à cette époque la République n’était pas en situation de trouver[13]. Mais bientôt le ton des journaux de Gambetta les indisposa et ils leur reprochèrent de parler comme les hommes du Kulturkampf. C’est en effet l’époque de la grande défection française, le moment où le pays de Louis XIV et de Napoléon renonce définitivement à soutenir les particularismes allemands dans leur lutte contre l’Empire. En 1876, les Historisch-politische Blätter soulignent ce qu’il y a de décevant dans l’attitude des Chambres de Versailles ; elles mentionnent la loi Waddington, qui veut remettre le monopole de l’enseignement secondaire entre les mains de l’Etat, les déclamations de Gambetta contre le jésuitisme, la ligue de Jean Macé[14]. Ce n’est pas là ce qu’on attendait en Bavière d’un peuple si durement éprouvé et qui devait retrouver son prestige. Et le grand organe catholique nous invitait à nous défier des suggestions de Bismarck, à nous souvenir de la maxime Et ab hoste doceri.

Avec les années, les alarmes devinrent plus vives. Les décrets qui suspendaient l’inamovibilité de la magistrature, La persécution contre les congrégations, les lois scolaires, les manifestations libertaires lors de l’enterrement de Blanqui soulevèrent une poignante inquiétude. A Paris il n’y avait plus d’autorité, sauf celle des puissances d’argent qui avaient pris le dessus depuis la victoire des républicains ; dans cette pseudo-démocratie, la presse vendue ou à vendre était à la discrétion de la Bourse. Qui gouverne en France ? s’écriaient en 1881 les Historisch-politische Blätter. En 1886 elles consacraient un article aux progrès du Kulturkampf en France, puis un autre encore dans lequel elles indiquaient que la France en était arrivée au dernier stade du désordre intérieur[15]. Plus tard, lorsque les ministères Waldeck-Rousseau et Combes occupèrent le pouvoir, la même revue ne cacha pas sa désapprobation. Ces gouvernements violaient l’esprit du Concordat, mettaient tout en œuvre pour avoir des évêques faibles, persécutaient les fonctionnaires qui allaient à l’église. C’était là sans doute l’œuvre d’une minorité, concédait-on, mais une œuvre pleine de périls. Les catholiques bavarois, au contraire des protestants de l’Allemagne du Nord, ne montraient aucune Schadenfreude et n’encourageaient pas la France à des mesures de destruction sociale. Ils déploraient l’abaissement de la natalité qui diminuait les forces de la nation, mais en même temps ils repoussaient cette affirmation répandue par les journaux prussiens que les Français étaient un peuple dégénéré : le mot Gesta Dei per Francos, à leur avis, pouvait toujours se vérifier.[16].

Les démocrates avancés, également par opposition à la Prusse, mais dans un esprit libéral et anticlérical, nourrissaient les mêmes sympathies. Il faut signaler la revue März, d’autres encore, mais surtout le Simplicissimus, créé en 1895 par Langen, qui avait été réfugié politique à Paris, et où écrivait Ludwig Thoma. Langen avait ouvert une maison d’édition et publiait une « bibliothèque » dans laquelle il fit figurer une masse énorme d’ouvrages français convenablement traduits. Pour son journal, il sollicita la collaboration d’un grand nombre d’écrivains parisiens, Verlaine, A. Bruant, Marcel Prévost, Maupassant. Parmi les dessinateurs, Willette lui apporta son concours. Au début, le Simplicissimus épousa vigoureusement les querelles françaises[17]. En 1905, comme l’affaire du Maroc était dans l’une de ses phases les plus aiguës, il protesta contre la politique de l’Empire et se montra résolument pacifiste. Le débarquement de Tanger, les discours belliqueux du chancelier Bülow lui donnèrent l’occasion de railleries féroces. Dans la semaine la plus critique, un numéro spécial parut, qui portait comme titre : Paix avec la France, et dont la couverture représentait Goethe à Valmy, avec la phrase bien connue : « D’aujourd’hui date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire que vous avez été présents. » Suivait un commentaire, par courtes propositions juxtaposées presque sans suite, pour expliquer que c’est la France qui a donné la liberté, à l’univers : « La célèbre armée prussienne a été mise en fuite, la marche sur Paris arrêtée, la Révolution sauvée… La nouvelle époque dans l’histoire du monde, l’époque de la liberté, qui a été vraiment réalisée !… Nous l’avons eue en présent, nous autres Allemands, sans l’avoir méritée… Remercions les Français, et, si une folie criminelle pousse à la guerre, retenons en nous une parcelle de l’aveu de Goethe… C’est le gai et beau peuple de France qui nous a apporté l’ère nouvelle… »

Pendant quelques mois, le Simplicissimus attribua toutes les responsabilités du conflit à l’Allemagne impériale. Il fut visible qu’il ne craignait rien tant qu’une guerre, et qu’il redoutait la vague de réaction qui suivrait une victoire prussienne : il prévoyait dans ce cas une recrudescence du militarisme, une exaspération des sentiments chauvins, une épidémie de piétisme protestant[18]. La politique religieuse du ministère français suscita dans les Historisch-politische Blätter un article assez aigre dont l’auteur se réjouissait que l’Allemagne eût été assez forte pour provoquer la chute d’un ministre français[19]. Pourtant, au contraire de ce qui se passait dans les milieux libéraux et pangermanistes du royaume, ni les démocrates, ni les catholiques ne cherchèrent à attiser l’incendie ; ils tâchèrent bien plutôt de l’éteindre. Ces derniers conservèrent assez longtemps la même attitude. En 1907, les Historisch-politische Blätter s’efforcent de calmer l’opinion allemande que les journaux tentent d’exciter à propos des déserteurs de Casablanca. En 1911, lors de l’incident d’Agadir, elles ont encore une attitude conciliante, et, au moment où l’accord est signé, elles impriment un article très calme : elles regrettent qu’une affaire montée avec un tel fracas ait abouti à l’humiliation de l’Allemagne : elles en rejettent la faute sur Berlin, et prennent leur parti que le Maroc devienne français[20].

Dès 1906, au contraire, un certain flottement se manifeste dans le Simplicissimus. On y relève des attaques contre le « militarisme gaulois. » En 1911, la campagne contre la France devient beaucoup plus âpre et se confond avec celle que le même journal mène depuis 1899 contre l’Angleterre. Le ministre Delcassé devient sa bête noire. On le représente en apache guettant et dépouillant le chancelier Bethmann-Hollweg. On le montre à cheval sur un coq écarlate, avec cette légende : « Quand va-t-on descendre encore une fois ce dégoûtant bonhomme ? » Quant à Bethmann-Hollweg, il est accusé d’avoir conduit l’Allemagne à un nouveau Iéna[21]. Ces attaques, il est vrai, sont encore mêlées de protestations pacifistes, de vives critiques dirigées contre les traineurs de sabre, le parti militaire, Harden, les pangermanistes qui servent la cupidité des grands industriels, et les frères Mannesmann[22]. Au même moment certains organes catholiques abandonnent l’attitude modérée qu’ils ont eue jusque-là : « Nous savons parfaitement, écrit à la date du 20 août 1911 un journal clérical, le Bayrischer Kurier, quels sacrifices imposerait une guerre, même au vainqueur allemand, et nous savons qu’elle serait notre dernier recours si nos intérêts vitaux de grande puissance indépendante se trouvaient menacés. Sous aucun prétexte nous ne les laisserons mettre en question. C’est là, et seulement là, que sont placées les limites de la paix. Il faut que le monde en soit bien convaincu. Et maintenant la parole est à la France dans la semaine anniversaire de Sedan. »

Ainsi, dès 1911, l’unanimité semble faite contre le grand pays autrefois allié en qui les vaincus de 1866, réduits en esclavage par les accords de Versailles, avaient longtemps placé leur suprême espérance. Que s’est-il donc passé ? Ceci tout simplement. Au moment d’Agadir, l’Empire allemand est parvenu à l’apogée de sa puissance. Par sa force, devant laquelle s’incline l’Europe entière, il fascine les imaginations germaniques qui en viennent à lui pardonner les violences dont il tire son origine. Par la prospérité matérielle qu’il assure ou promet à ses sujets, il invite les plus déshérités parmi ceux-ci à souhaiter un conflit militaire qui doit tourner au mieux de leurs intérêts et qui leur procurera, — leur voracité l’espère, — une richesse jusque-là refusée. Mais de tels sentiments ne produisent qu’un loyalisme conditionnel, destiné à s’effacer aussitôt que les causes qui l’engendrent auront disparu. Toutes les combinaisons restent possibles, même peut-être un retour vers cette France, dont au demeurant on n’a pas encore oublié les bienfaits, et qui, tant qu’elle subsistera, conservera des chances de devenir un jour ou l’autre, contre la Prusse envahissante, l’ultime sauvegarde du particularisme bavarois.


JULIEN ROVERE.

  1. Fr. Franziss, Bayerns nationale und internationale Stellung (Munich, 1894), p. 12.
  2. Denk et Weiss, Unser Bayerland (1906), p. 471.
  3. Riezler, Geschichte Bayerns, t. I, p. 4.
  4. R. Fester, Ein Jahrhundert bayerisch-willelsbachischer Geschichte, dans la Deutsche Rundschau, 1899.
  5. Fr. Franziss, op. cit. p. 1.
  6. Fr. Koch-Breuberg, Die Bayern im grossen Kriege 1870-1871 (Ratisbonne, 1907).
  7. Schreiber, Geschichte Bayerns in Verbindung mil der deutschen Geschichte (1891, T. II, p. 335.
  8. Doeberl, Bayern und die deutsche Erhebung gegen Napoléon I (dans les Abhandlungen der königlichen Akademie der Wissenschaften, Munich, T.24, 1906).
  9. Ledermann (de Kaufbeuren), Der Anschluss Bayerns an Frankreich im Jahre 1805 (1901), p. 76.
  10. Th. Bitterauf, Geschichte des Rheinbundes, t. I, p. 429 sq.
  11. 1906 était également le centenaire d’Iéna.
  12. Cf. la collection des Historisch-politische Blätter, encore en 1911, t. 147, p. 145 et 930.
  13. Historisch-politische Blätter, 1875, T. 75, p. 306-605.
  14. Ib. 1875, T. 76, p. 62 — 1876, T. 77, p. 8 ; T. 78, p. 235 et 236.
  15. Ib. 1881. T. 87, Aus Frankreich ; T. 88, Wer regient in Frankreich ? 1886 T. 97, p. 241, T. 98, p. 854.
  16. Ib., 1905, T. 135, p. 835 ; T. 136, p. 751 et sq. 1907, T. 139, p. 59. — C. encore 1907, T. 139, p. 224 ; 1908, T. 142, p. 923 ; 1911, T. 148, p. 930.
  17. Je renvoie seulement à la nouvelle Der gefangene Preusse, de Karl Rosner (13 juin 1896) où un prisonnier prussien, très provocant, est pendu par des paysans normands en 1871.
  18. Simplicissimus, année X, n° 18.
  19. Historisch-politische Blätter, T. 136, p. 39. — Cf. en revanche, T. 135, p. 49, où il est déclaré que « les gens cultivés déplorent amèrement le refroidissement des relations entre l’Allemagne et la France. »
  20. Historisch-politische Blätter, T. 140, p. 444 et 148, p. 792.
  21. Simplicissimus, 22 et 29 janvier 1906 ; 15 mai ; 31 juillet, 7 août, 25 septembre, 18 décembre 1911.
  22. Ib.,1er et 21 août, 4 septembre 1911.