Le Patronage des Libérés

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Le Patronage des Libérés
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 843-877).
LE
PATRONAGE DES LIBÉRÉS

La pensée qui a présidé à la fondation de la société dont je vais parler est tout entière de préservation sociale. Elle est née de nos discordes civiles, au lendemain de la plus impie des insurrections, de celle qui s’est appelée et que l’histoire appellera la commune. Les révoltés avaient bien su ce qu’ils faisaient. En mettant le feu à la préfecture de police et au Palais de Justice, ils anéantissaient « les casiers judiciaires ; » c’est-à-dire leurs titres de noblesse dans le crime et le délit, les documens officiels constatant les condamnations antérieures, les pièces où les magistrats cherchaient et retrouvaient les antécédens des accusés. C’était, en quelque sorte, faire peau neuve et se débarrasser du bagage encombrant des récidives. Le calcul était ingénieux, mais il fut déjoué, car en France l’administration est personne de précaution ; elle sait que les paperasses sont sujettes à s’égarer, c’est pourquoi il ne lui déplaît pas d’en accumuler des quantités considérables ; tôt ou tard, elle y trouve son bénéfice. Par le ministère de la justice, par les greffes de province, il fut possible de reconstituer les documens que l’incendie avait détruits. Les conseils de guerre ne se firent faute de les interroger, et l’on reconnut, sans trop de surprise, que la plupart des fédérés arrêtés les armes à la main, noirs de poudre et gluans de pétrole, avaient, en nombre appréciable, traversé les tribunaux correctionnels et les cours d’assises. On s’en émut, on fit, comme toujours, plus de rhétorique que de besogne; on parla de « l’armée du crime, du bas-fond social, du péril qui menaçait la civilisation, de la moralisation des classes pauvres, des mauvaises passions qui sapent les bases ; » on entassa lieu-commun sur lieu-commun, puis chacun retourna à ses affaires et personne n’y pensa plus.

Le danger auquel la France venait d’échapper, non sans avoir reçu plus d’une blessure profonde, était cependant de ceux qui méritent quelque méditation. La justice avait fait son devoir en frappant les récidivistes plus sévèrement que ceux dont le casier judiciaire était encore intact : la société s’écartait du criminel qui légalement était quitte envers elle, puisqu’il avait purgé sa peine ; l’état restait impuissant à subvenir à des besoins qui, pour être supportés par des gens peu dignes de pitié, n’en sont pas moins cruels. Que n’aurait-on pas dit et quelle thèse de déclamation, si le budget avait inscrit à sa dépense une somme destinée à secourir les repris de justice ? Tant d’hommes honnêtes dans la misère, abandonnés à eux-mêmes, et des criminels émargeant au trésor public comme des fonctionnaires ; la probité est donc une duperie, puisque le vice reçoit une prime d’encouragement, une sorte de pension de retraite après avoir fait son temps de prison ? On entend d’ici les plaintes de la moralité et les dissertations de la philosophie. On ne fit rien, on ne tenta rien en faveur des libérés, que la surveillance de la haute police maintenait alors dans des résidences déterminées, où le plus souvent ils ne trouvaient point d’ouvrage et retombaient en récidive. Cercle vicieux : les précautions prises pour sauvegarder la société créaient un péril pour elle. La question a toujours été mal envisagée ; il ne s’agit point de faire du sentiment et de se lamenter sur un pauvre assassin, ou sur un voleur infortuné, qui, presque toujours, n’est qu’un gredin de basse espèce ; il s’agit de sécurité publique et d’enlever aux délinquans le prétexte, sinon le motif de la faim. La loi récemment votée sur la relégation des récidivistes produira de bons résultats, si on l’applique d’une façon rigoureuse, et surtout si on lui donne une large extension. Tout individu qui a des habitudes pernicieuses, qui a fait, devant la justice, ses preuves d’incapacité morale, doit être mis hors d’état de nuire dans le milieu même que ses méfaits ont déjà attaqué. Il ne manque point en Algérie, au Sénégal, au Congo et ailleurs, de terrains où les libérés pourraient avoir l’indépendance de leurs actions et trouveraient à vivre. Dans bien des pays, ils peuvent être des pionniers dont le travail ou l’esprit d’aventure aurait un avenir fécond. Il y aura un siècle, dans un an, que le capitaine Philips fonda Botany-Bay avec huit cents déportés : on sait ce que l’Australie est devenue.

I. — LES CONDAMNES.

À l’heure où fut conçue l’idée de venir en aide aux libérés, le projet de la loi de relégation n’était même pas formulé, et l’on sentait, surtout après les désastres dont le pays avait été frappé, qu’il y aurait imprudence à demander au gouvernement de prendre en main la cause des criminels, lorsque tant de victimes de la guerre et de la commune supportaient un état misérable qu’il était presque impossible de soulager. L’initiative individuelle pouvait seule assumer une tâche que les pouvoirs publics devaient répudier. C’est ce qui se produisit. Par une contradiction qui n’est qu’apparente, l’impulsion première partit du ministère de l’intérieur. M. de Lamarque était chef du premier bureau à la direction des prisons et des établissemens pénitentiaires. Nul mieux que lui n’avait pu, par fonction, se rendre compte de la quantité de récidivistes qui avaient endossé l’uniforme de garde national, avaient troublé Paris pendant la période d’investissement et s’étaient dressés contre la civilisation même, au cours des néfastes journées qui vont du 18 mars au 28 mai 1871. Il poussa un cri d’alarme[1]. Ses attributions lui permettaient de mesurer l’étendue et la profondeur du péri ! ; comment y porter remède ? Chez lui, le fonctionnaire se doublait d’un homme de bien, philanthrope dans le sens élevé du mot, peu sujet aux illusions, mais animé d’une volonté persistante et qui s’appuyait sur une longue pratique des malfaiteurs dont il aspirait à neutraliser les mauvais instincts. Il se demanda si la société faisait tout son devoir en punissant, si elle n’aurait point intérêt à mettre le libéré à même de vivre de son travail, tout en prenant contre lui les précautions que justifiaient de coupables antécédens. Cette tâche de préservation sociale et de relèvement individuel, l’état ne pouvait l’entreprendre, mais elle pouvait tenter l’émulation de quelques âmes à la fois charitables et prévoyantes qui comprendraient qu’empêcher un malheureux de retomber dans le crime, c’est lui rendre service, et c’est en même temps supprimer un élément de perturbation dont la collectivité peut avoir à souffrir. Il se mit à l’œuvre et fit, pour les prisonniers adultes, ce que déjà l’on avait fait en faveur des jeunes détenus : il créa une société de patronage. Il ne se limita pas et ne repoussa personne ; il accueillit non-seulement les détenus correctionnels, mais les réclusionnaires, les forçats, les récidivistes ; à chacun il ne demanda que le ferme vouloir de rentrer dans la vie normale par le travail et la bonne conduite. On peut penser que les déceptions ne lui manquèrent pas ; mais plus d’une fois il eut lieu d’être satisfait, en acquérant la certitude qu’il avait sauvé des malheureux et restitué à la circulation des forces redevenues utiles. Dans l’élaboration de son projet, il eût pour confident et pour auxiliaire un de ses amis, M. Rewel La Fontaine, dont l’intelligence et la bonté furent émues par la perspective du bien que l’on allait tâcher de faire. Lui, non plus, il ne se ménagea pas ; l’indépendance de sa fortune lui permit, en certaines occurrences difficiles, d’être mieux qu’un conseiller écouté ; il a été, il est resté fidèle à la pensée qui a présidé à cette fondation de miséricorde, et nul n’y a été plus dévoué que ce collaborateur volontaire.

Pas un instant M. de Lamarque ne crut que son action bienfaisante pourrait s’exercer indifféremment sur tous les libérés. Il connaissait trop bien ce monde-là pour avoir conçu de si ambitieuses espérances, mais il s’était dit que s’il parvenait à arracher aux méfaits et aux geôles quelque pauvre homme qui n’avait failli que par désespoir, entraînement ou faiblesse, il n’aurait perdu ni son temps ni ses peines ; il pensait aussi que la vue d’un criminel, relevé par son propre effort, réhabilité par lui-même, serait de bon exemple et pousserait dans la voie droite ceux qui s’en étaient écartés plutôt par circonstances que par instinct. Dans ce monde étrange qui rôde autour de la société comme une bande de loups autour d’une étable, il serait injuste de ne voir que des êtres malfaisans, uniquement guidés par leurs passions et ne reculant devant rien pour obtenir du crime ce qu’ils n’ont point le courage de demander au travail. Certes, de tels hommes existent, et le nombre en est même considérable sous la discipline de la chiourme. Il est douloureux, mais il n’est qu’équitable, de reconnaître que les lois de l’atavisme pèsent parfois lourdement sur certaines natures : on pourrait citer des dynasties de voleurs, comme on cite des dynasties souveraines ; on s’y succède de père en fils, et certains noms, appartenant à la même famille, se reproduisent, depuis deux siècles, sur les livres d’écrou. Le vol n’est plus un métier, c’est une vocation ; on en reçoit les aptitudes au jour de la naissance, comme les germes d’une maladie héréditaire que l’âge développera et rendra incurable. Dès que l’enfant est hors de langes, dès qu’il peut se mouvoir, courir, faire usage de ses mains, il vole ; la famille l’y encourage, excitant son émulation et perfectionnant son adresse. S’il est arrêté, on l’acquitte comme ayant agi sans discernement, mais il est enfermé, jusqu’à sa majorité, dans une maison d’éducation correctionnelle ; dès lors il est perdu ; il est réservé à la prison, à la maison centrale, au bagne et peut-être à l’échafaud. Il n’est pas besoin d’appartenir à une lignée de malfaiteurs pour naître avec des instincts pervers ; il est des enfans, de cervelle défectueuse, que le vice saisit dès leurs premières années ; ni l’exemple de la probité, ni les reproches, ni les encouragemens à bien faire, ni les punitions ne peuvent rien sur ces êtres de moralité inférieure ; ils sont nés coudés, rien ne les redressera ; ils ont dans l’organisme je ne sais quoi qui les conduit naturellement au crime, et en fait, pour ainsi dire, l’élément même de leur existence. J’en ai rencontré dans les prisons, j’ai causé avec eux, la notion du bien et du mal leur échappe ; la religion, la morale, la philosophie, la justice, tout ce qui, en un mot, constitue la civilisation, a glissé sur eux sans les pénétrer ; ils sont restés l’homme primitif, l’homme de l’âge de pierre, qui vole, tue, s’enivre parce qu’il n’est encore qu’un animal. Ils ne respectent rien, ne redoutent que la force qu’ils ont en horreur, parce que souvent elle les domine et protège les autres contre eux. Le fond même de ces bêtes humaines, c’est la paresse et l’alcoolisme ; l’idéal de l’existence leur apparaît comme une orgie permanente : être couché et boire toujours, quel rêve ! Parfois je me suis demandé si ces êtres incomplets n’étaient point des malades, et si leur place ne serait pas plutôt à Bicêtre qu’à la Grande-Roquette. Grave question, qu’il ne faut point trop agiter, car la réponse pourrait désarmer la loi et compromettre le salut social.

Avant, pendant, après l’emprisonnement, nulle influence ne parvient à pénétrer ces criminels qui semblent nés pour le crime ; libres, ils cherchent un bon coup à faire ; détenus, ils aspirent à se venger de ceux qui les ont punis ; libérés, ils retournent au méfait, comme le chacal retourne à son vomissement. Avec eux, rien à faire, et M. de Lamarque a dû être certain d’avance que son action ne les atteindrait pas. Il n’en est pas de même des hommes qui sont devenus voleurs par habitude et, ceci est cruel à dire, par nécessité. C’est parmi eux que se recrute, en majeure partie, la classe des récidivistes ; petits délits en général et, par conséquent, peine minime. Quelques-uns sont très ferrés sur le code pénal et savent ne jamais s’exposer qu’à un emprisonnement variant de trois mois à une année, ce qui leur permet de faire leur temps dans les prisons de Paris, où, malgré la surveillance, les relations avec les complices ne sont point impossibles. Un homme a commis un vol ou une escroquerie, il est condamné. Lorsqu’il a purgé sa peine et qu’il est libre, il a en poche une somme dérisoire qui ne lui donne ni le pain quotidien, ni le loisir de faire des démarches pour trouver une place ; sa situation de libéré lui ferme les portes ; où aller ? on n’a pas de domicile ; que devenir ? on n’a plus d’argent : « Item faut vivre, » disait un condamné après avoir écouté les considérans de son jugement. La faim est pressante ; on vole de nouveau, et la prison ressaisit celui qu’elle vient de lâcher. L’aurait-elle repris si, au jour de sa libération, le malheureux avait trouvé une main secourable, un asile et un emploi, si infime qu’il fût, et la possibilité de manger chaque jour ? Pour certains hommes, qui déjà ont traversé les cellules pénitentiaires, l’heure de la mise en liberté est redoutable ; ils n’ont oublié ni les angoisses, ni les espoirs déçus, ni la lutte contre eux-mêmes, ni la rechute qu’ils eussent voulu éviter. Ce souvenir les déprime, et à une indépendance faite de tourmens ils préfèrent le séjour de la maison de détention, où du moins ils sont nourris à peu près, où ils dorment à l’abri, où ils sont soignés s’ils sont malades. Lorsqu’ils comparaissent devant la justice, ils ne font rien pour atténuer leur faute, ils espèrent, ils désirent le maximum, et sont déçus s’ils ne l’obtiennent pas. Il leur arrive même de commettre intentionnellement un délit en plein tribunal, afin, comme ils le disent, de se mettre du pain sur la planche pour longtemps. Au mois de février dernier, deux hommes précédemment condamnés à une peine légère passent en police correctionnelle ; délit de filouterie assez insignifiant : l’un et l’autre étaient entrés chez un marchand de vin et avaient dépensé à leur repas 1 fr. 60, qu’ils n’avaient pu payer. L’un des prévenus dit : « Je ne veux pas être un voleur, je n’avais rien à manger, on m’avait mis hors de la prison comme un chien, sans un sou. » Le tribunal le condamne à six mois et son complice à un mois d’emprisonnement. Le premier salue les juges et leur dit : « Vous n’êtes que des bourriques ! » Le second déclare qu’il s’associe à l’opinion de son camarade. Le tribunal, jugeant d’urgence, les frappe chacun d’une peine de deux ans de prison. Les deux prévenus savaient quel serait le résultat de l’insulte, et c’est pourquoi ils l’ont proférée. Ils y gagnent deux années de subsistance et la possibilité de faire « une masse » qui leur donnera quelques semaines de tranquillité au jour de leur libération.

Il est une autre catégorie de condamnés dignes de pitié, car ils ont péché par ignorance, presque de bonne foi, égarés dans leur débilité intellectuelle. Volontiers je les nommerais « les embrouillés. » Nos paysans du Perche ont un mot pour désigner l’homme embarrassé de tout et neutralisé par la moindre complication ; ils disent : « Il se noie dans son crachat. » Bien des gens qui sont sous les verrous ont été, eux aussi, noyés dans leur crachat. Appelés à une fonction qu’ils sont incapables de remplir, ils font sur eux-mêmes un effort perpétuel dont la fatigue les rend plus impropres encore à leur besogne. Ils ont beau travailler, déployer du zèle, veiller, s’ingénier de mille façons pour éclairer leur obscurité, ils restent dans les ténèbres et s’y perdent. Caissiers, ils embrouillent leurs chiffres et dénaturent involontairement les additions ; commis dans un magasin, ils embrouillent les marchandises et confondent le prix des unes avec le prix des autres ; garçons d’hôtel, ils embrouillent les clés, les vêtemens et le linge ; en toute chose ils sont ahuris. Il en résulte des irrégularités qui ressemblent à des indélicatesses et les conduisent devant les tribunaux ; ils s’embrouillent dans leurs explications, ils s’embrouillent dans leur défense ; ils impatientent les juges, les témoins, leur avocat : la cause est entendue ! on les envoie en prison, et ils ne comprennent rien à ce qui leur est arrivé. Ils accusent la destinée, ils accusent leurs patrons, ils accusent la magistrature, ils accusent tout le monde, excepté eux, qui doivent leurs désastres à leur incapacité mentale et à un amour-propre exagéré. En réalité, ils ne sont point coupables, aussi ne peuvent-ils se repentir, mais ils sont désespérés. Sur ceux-là on peut agir, rien n’est plus facile, car ils se donnent avec confiance et, en quelque sorte, avec naïveté ; on s’empresse à les sauver, et on les sauve, à condition de les pourvoir d’un emploi qui ne dépasse point leur intelligence.

La catégorie de délinquans sur laquelle on peut exercer une action bienfaisante est celle des hommes qui n’ont point reculé devant un compromis de conscience et qui ont commis une faute que l’on a découverte avant qu’ils aient eu le temps de la réparer. Catégorie nombreuse, digne d’intérêt et qu’il est aisé de rendre au bien, si la démoralisation pénitentiaire ne les a point pervertis. La quantité d’individus que les circonstances ont sollicités, qui n’ont pas su résister à une pensée mauvaise, qui sont coupables d’un larcin, d’une filouterie, d’une escroquerie, d’un vol même dont la justice n’a pas eu à s’occuper, est très considérable. Nous les côtoyons partout, dans les rues et ailleurs. Leur « patron, » par bonté, par insouciance ou par pitié, n’a point voulu faire d’esclandre ; la perte est minime, il la supporte en maugréant, mais il ne dépose pas de plainte ; il congédie le malheureux : « Va te faire pendre ailleurs ! » et tout est dit. Mais si le patron est d’esprit acerbe, si déjà il a été trompé, il cède à un mouvement d’irritation que, peut-être, il regrettera trop tard : dès lors arrestation, prévention, jugement, condamnation ; toute une existence est compromise, si la Société de patronage n’intervient pas. C’est là, dans ce monde qui n’est que faible, auquel il faut savoir épargner les tentations de la récidive, qu’elle fait son meilleur sauvetage. Souvent, très souvent, elle a remis dans la bonne route des hommes d’instinct honnête, qui s’en étaient écartés momentanément. À ces pauvres gens, qui ont payé cher l’oubli de soi-même, la leçon a profité : en eux persiste un sentiment d’humiliation sur lequel ils s’appuient énergiquement pour revenir à la probité et reconquérir une considération dont ils sont avides. Il est facile de les aider, car ils s’aident eux-mêmes ; pour les sauver, il suffit parfois de leur tendre la main, comme à un homme tombé à l’eau, mais qui sait nager. Le comptable qui fait un emprunt à la caisse et ne peut le restituer avant la vérification de son livre ; le garçon de recette qui prélève quelque somme sur la facture dont il a touché le montant et qui compte le rendre lorsqu’il aura reçu ses gages, cela se voit tous les jours et c’est le fond même de la police correctionnelle. La peine terminée, où iront-ils ? À la misère, si on ne les secourt et, par conséquent, à la récidive. Aussi on s’en occupe avec prédilection, et pour eux les efforts redoublent.

Plus d’un est entré en prison écrasé par la chute et par la condamnation ; repentant de sa sottise, réellement vertueux, malgré sa faute, s’excitant à supporter courageusement le temps de l’expiation, et se jurant de ne reculer devant aucun sacrifice pour parvenir au relèvement. Ils sont de bonne foi. L’on n’en peut douter, et cependant, lors de leur libération, ils sont gangrenés jusque dans les moelles ; la prison a fait son œuvre et leur a communiqué ses impuretés. Dans le milieu d’immondices sociales où ils ont vécu, ils n’ont respiré que l’air du vice ; ils n’étaient point de tempérament solide et la contagion les a pénétrés. Ils ont bu toute honte, jeté leur probité par-dessus les lois, et dans la société ils ne voient plus qu’une ennemie à laquelle il est légitime de livrer bataille. Ils ont écouté le catéchisme du vol, ils se sont appropriés les doctrines malfaisantes, ils ont été séduits par la vanité de la lutte, et tel qui a été accablé de remords pour avoir dérobé 20 francs, qui a été désespéré d’avoir été frappé d’une peine de trois mois d’emprisonnement, pratiquera le vol avec effraction et tuera pour essayer de s’assurer l’impunité. Le fait n’est peut-être pas très fréquent, mais il n’est pas rare non plus : il résulte de la prison même. Elle reçoit le condamné, l’enferme, le garde, le met dans des ateliers qui sont des écoles de perversion, dans des dortoirs qui sont des écoles de dépravation, et ne fait rien ni pour son intelligence ni pour son âme. Elle n’est responsable que d’un détenu ; on le lui confie, elle le rend ; c’est tout ce qu’elle exige d’elle-même ; elle se tient quitte envers tous, car on ne lui a pas imposé d’autres obligations. Dans un rapport présenté à Louis XVIII, le 9 avril 1819, le comte Decazes disait : « Il est du devoir comme de l’intérêt de la société d’exiger qu’aucun soin ne soit négligé pour opérer la réforme morale de celui qui doit rentrer un jour dans son sein. » Excellente parole, mais voilà soixante-huit ans qu’elle attend confirmation. Au point de vue matériel, des progrès considérables ont été réalisés, on ne peut qu’y applaudir ; mais sous le rapport de l’amendement, il serait temps de commencer, car nulle tentative sérieuse n’a été faite. La seule mesure efficace qui ait été adoptée et qui pourra mettre fui au danger permanent de la promiscuité et à la contagion de l’exemple est la loi du 5 juin 1875, en vertu de laquelle toute prison de courte peine doit être aménagée pour le régime cellulaire. Depuis qu’elle a été promulguée, cette loi, qui touche les départemens aussi bien que Paris, a-t-elle été exécutée ? J’en doute ; les vieux abus ont la vie longue en France ; sur trois cent quatre-vingts maisons départementales auxquelles la loi est applicable, seize seulement ont été aménagées pour le système séparé et quatre sont actuellement en construction[2] ; dans toutes les autres prisons, on retrouvera ce pêle-mêle où se recrutent, où s’exercent, où se perfectionnent les troupes du méfait et du vice. Il ne faut se lasser de répéter que la prison doit être un hôpital moral, sinon elle agit contre son but, et rend à la société des élémens plus dangereux que ceux qu’on lui a remis en garde, car elle n’est que l’école normale de la stratégie criminelle. Je demandais à un condamné qui avait commis des actions abominables avec une adresse et une énergie surprenantes : « Où as-tu appris si bien ton métier ? » Il me répondit : « En centrale ; au pays boisé. » Le pays boisé, c’est la maison de détention de Clairvaux.

Ceux qui échappent à l’influence de ce milieu d’infection et sortent indemnes de la pourriture dans laquelle ils ont vécu sont rares ; j’en ai personnellement connu deux qui, après de tristes aventures, ont été des hommes impeccables et ont même fait leur chemin dans la vie. Tous deux sont morts, leur histoire date de loin ; elle est bien antérieure à la fondation de la Société de patronage des libérés, et je peux la raconter sans inconvénient. L’un d’eux fut mon camarade, dans un des nombreux collèges où s’attrista mon enfance ; c’était un garçon sans gaîté, un peu sournois, volontiers soupçonneux, qui, ses études terminées, ne sut pas choisir son orientation ; il touchait à tout, aux lettres, à la peinture, au journalisme politique, à la chimie, pour laquelle il avait du goût, au droit, dont on lui avait imposé l’apprentissage. Il vivait dans le quartier latin, à l’aide d’une modique pension qu’il recevait de sa famille, qui n’était point riche. Il avait associé à son existence une fille jeune, blonde, d’allures un peu molles, demi-grisette, demi-ouvrière, type aujourd’hui disparu, mais fort commun il y a quarante-cinq ans. Le faux ménage allait cahin-caha ; on se disputait parfois : querelles d’amoureux qui ne duraient guère. Un jour, la discussion fut vive, car la jalousie s’en était mêlée. Il s’oublia jusqu’à la frapper ; elle fut prise de terreur, ouvrit la fenêtre et appela au secours. Il craignit un scandale, et voulut la faire rentrer ; elle se cramponna à la barre d’appui. Que se passa-t-il dans la tête du malheureux ? Il saisit un couteau, se jeta sur elle et lui coupa la gorge. Ceci se passait à la croisée, dans une rue très fréquentée, en plein midi ; cinq minutes après, il était arrêté. La cour d’assises fut sans clémence et le condamna à dix ans de travaux forcés ; au bout de la huitième année, il fut gracié et dispensé du séjour obligatoire dans une ville désignée, car à Toulon sa conduite avait été correcte. Il revint à Paris et s’y perdit dans la foule. Son nom, par un hasard étrange, était celui d’un instrument de punition usité dans les maisons de force ; il en changea. Je le rencontrais souvent, jamais je ne lui fis mauvais accueil, et jamais non plus, on peut le croire, je ne me permis la moindre allusion blessante. Il faisait pitié à voir, car il vivait sous l’oppression d’une crainte perpétuelle ; son regard, plein d’anxiété et de sollicitation, semblait toujours implorer le silence. Sa misère fut dure, il la supporta simplement, sans emphase et sans plainte ; il ne recula devant aucune besogne, pour ne devoir son pain qu’à son travail. Plusieurs fois on lui proposa de lui venir en aide, il refusa. Il était passé maître en l’art de rédiger les catalogues, il y trouva une rémunération suffisante et fut enfin attaché à une très importante publication ; il y fit paraître plusieurs volumes qui furent remarqués. Ceux qui les ont lus ne se doutent guère que le nom qu’ils ont répété avec éloge cache celui d’un ancien forçat. Il avait un geste singulier : très souvent il portait la main à son épaule, là même où le fer rouge avait été appliqué. Il est mort environ deux ans avant la guerre. Parmi les objets qui composaient son mobilier, on trouva une boîte en paille tressée qui contenait un anneau de la chaîne qu’il avait portée jadis. J’imagine qu’en ses heures de défaillances, qui ont dû sonner souvent, il ouvrait le petit coffret et chassait les pensées mauvaises. C’est peut-être grâce à ce talisman qu’il s’est maintenu droit.

L’autre n’avait sur la conscience qu’une peccadille, que l’on a trop brutalement punie. Il n’avait rien d’un meurtrier, tant s’en faut ; c’était un bon vivant, exubérant, joyeux, spirituel et gai, ne résistant pas à sa jeunesse qui l’entraînait, qui faillit le perdre et l’eût perdu s’il n’avait eu le cœur bien placé. Un samedi de carnaval, n’ayant pas d’argent pour aller au bal de l’Opéra, il brisa un tiroir dans l’étude de l’officier ministériel chez lequel il travaillait et y prit une cinquantaine de francs ; puis, le soir venu, il s’habilla en « général étranger, » alla retrouver ses camarades, passa la nuit à danser, soupa, et le lendemain avait l’oreille basse, car il s’attendait à recevoir une forte semonce et peut-être même à être congédié. La semonce fut un interrogatoire que lui fit subir le commissaire de police, car son patron l’avait dénoncé. Trois ans d’emprisonnement. Il fut envoyé dans une maison centrale et y resta dix-huit mois. Il se secoua et regarda la vie en face : non ; tout n’est point désespéré pour une frasque de jeune homme dont on n’a même pas prévu les conséquences. Il entama résolument la lutte du travail, et, je le dis à la louange de ce monde parisien trop souvent calomnié, chacun s’empressa de l’y aider. Personne ne souleva le nom sous lequel il dissimulait son nom véritable, que nul n’ignorait. Jamais on n’eut l’apparence d’une action même douteuse à lui reprocher. Très répandu, très recherché même, affable, obligeant et courtois, il s’était créé mieux que des relations, il avait des amis ; avec lui. la sécurité était parfaite ; il eut son heure de notoriété et, lorsqu’il obtint des succès, on ne lui ménagea pas les applaudissemens. Quand il mourut, encore jeune, on parla beaucoup de lui ; aucune allusion pénible ne fut faite à son passé ; le respect que son effort et sa rectitude avaient inspiré lui survécut.

Les deux hommes dont je viens de parler sont dignes de tout éloge ; plonger dans le cloaque pénitentiaire, en sortir et n’en garder aucune scorie, c’est faire acte de vertu. Jamais je n’ai rencontré l’un ou l’autre, sans me rappeler la parole de saint Luc : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. » Ces « deux pécheurs » sont des exceptions, moins peut-être par l’énergie qu’ils ont déployée pour ne plus retourner à la faute, que parce que le groupe dans lequel ils vivaient ne les a pas, à force d’avanies et de mépris, rejetés dans les bas-fonds où l’on achève de se décomposer. Pour eux, dans leur intérêt, en faveur de la correction de leur attitude, on a fait taire les préjugés et détruit les suspicions. C’est là un acte exceptionnel et qu’il fallait signaler, mais qui n’a été et ne pouvait être justifié que par une conduite irréprochable. La réserve qu’inspire le libéré, l’éloignement dont il est l’objet n’ont rien qui doive surprendre, car c’est le produit de l’expérience ; l’on a été si souvent trompé que la méfiance reste invincible. Comment en pourrait-il être autrement ? Le régime des prisons achève l’œuvre des mauvaises passions, rend chronique le mal sporadique, qui ne tarde pas à devenir incurable. On sait le mot populaire : « Il est si malade que les médecins l’ont abandonné. » On peut l’appliquer à bien des détenus dont l’écrou vient d’être levé : malade par lui-même, malade par les difficultés qui le guettent, malade par le vide dans lequel il va entrer. Il se sent traité en paria par la société qu’il traite en adversaire ; il rend coup pour coup et succombe, car la masse finit par se refermer sur lui. Ceci on peut le constater ; la statistique criminelle est un document moral de premier ordre ; elle enregistre les effets et fournit ainsi le moyen de déterminer les causes. La quantité des récidivistes augmente dans des proportions redoutables, et n’est pas éloignée de 50 pour 100. Sous l’empire de certaines circonstances, le péril a éclaté avec violence et a troublé les cœurs. Quel remède à cette menace qui n’a rien de théorique et qui serait formidable si, d’individuelle qu’elle est encore, elle devenait collective ? D’une part, l’amélioration morale du système pénitentiaire et, de l’autre, la possibilité pour les libérés de vivre de leur travail à la sortie de la prison. Si le droit de la société est d’être sévère, le devoir de l’homme est d’être compatissant ; en outre, son intérêt est de neutraliser les forces subversives qui peuvent l’attaquer en rappelant le vieux proverbe : « La faim chasse le loup du bois. » C’est ce que M. de Lamarque a voulu ; il a envisagé la question en homme pratique, connaissant la matière à fond, sans excès de sensiblerie, mû par la pensée de tenter, dans une sphère d’action restreinte, mais vivace, un essai de préservation sociale. Sa conviction était profonde, et rien ne l’a ébranlée. La récidive est un danger permanent ; il tant la combattre, non avec la présomption de la détruire, mais avec la ferme volonté de la diminuer ; c’est ce qu’il a fait, et c’est dans ce dessein qu’il a créé la Société de patronage des libérés adultes.


II. — LE SAUVETAGE.

La Société, fondée à Paris le 25 novembre 1871, a été autorisée, le 9 juin 1872, par le préfet de police, et reconnue comme établissement d’utilité publique par décret du 4 novembre 1875. Elle fonctionne régulièrement. Après avoir été dirigée par M. de Lamarque, qui est mort, puis par M. Lefébure, que connaissent bien les œuvres charitables, elle a aujourd’hui pour président M. Bérenger (de la Drôme), que ses aptitudes à secourir les malheureux, ses traditions de famille, ses études pénitentiaires ont, en quelque sorte, délégué à cette mission d’élite. Le conseil d’administration, dont il est le chef, est en réalité un conseil de famille, car les libérés peuvent être assimilés à des mineurs sur lesquels il est urgent de veiller et qu’il faut pourvoir. Cette tutelle, on ne la leur impose pas, mais on en protège ceux qui viennent la réclamer. Elle ne leur est pas marchandée ; elle est complète, très prévoyante, et ne se ménage point pour parvenir au résultat entrevu. Comparer le détenu qui sort de la geôle à un mineur n’a rien d’excessif ; l’un comme l’autre est avide de sa liberté, dont il ne sait que faire ; curieux, imprudent, insouciant, il croit à sa force de résistance, qui n’existe que bien peu, et, si on ne le guide, il s’égarera, car toute occasion peut le tenter, tout feu follet l’entraîner à l’abîme. C’est là le côté moral, que modifie cependant une sorte de sensation physique faite de honte et d’inquiétude, sensation trop souvent fugitive, mais dont on peut profiter lorsque l’on parvient à la reconnaître à temps, à la minute propice. C’est de cet instant que pont dater, non pas une rénovation immédiate et absolue, mais une amélioration qui pourra persister et devenir définitive si la volonté échappe à ses défaillances habituelles. L’heure est rapide, il faut se hâter de la saisir. C’est très délicat ; il n’est point facile d’agir sur ces âmes soupçonneuses, aigries, dont la défiance semble le principal élément. On ne saurait mettre trop de précaution dans le maniement de ces êtres, qui ne s’expliquent point le dévoûment abstrait et cherchent à comprendre dans quelle intention on essaie de les ramener, sinon au bien, du moins à la possibilité de vivre sans faire le mal. Pour les convaincre, pour les engager même seulement à tenter un essai, il faut beaucoup d’habileté, de la franchise, peu de morale, paraître ajouter foi à leurs récits, ne point solliciter des aveux, faire valoir leur intérêt matériel, et leur démontrer que la grand’route, sans étapes de tribunaux et de prison, conduit au bien-être avec plus de sûreté que le chemin de traverse où sont les fondrières et parfois les précipices. Là où la sévérité et la raideur du maintien échoueront, la bonhomie et une sorte d’indifférence philosophique seront presque certaines de réussir. Je crois que l’on n’en doute point au patronage des libérés, car on a fait à cet égard une expérience qui a servi d’enseignement.

Dès le début, à cette heure où toute œuvre nouvelle tâtonne, on pratiquait avec ferveur la visite des prisonniers ; au lieu de les attendre, on les allait chercher, et c’est dans les cellules mêmes de la détention qu’on leur montrait en perspective la protection qui s’étendrait sur eux lorsqu’ils seraient libérés. On avait cru que les hommes qui, par devoir professionnel, sont en rapports constans avec les coupables, seraient aptes, entre tous, à faire naître la volonté de l’amendement, et l’on avait réclamé le concours de jeunes magistrats, de jeunes avocats pleins de zèle que tentait la grandeur de la tâche dont ils se chargeaient bénévolement. En apparence, c’était raisonner juste, nul autre choix meilleur ne pouvait être indiqué, et l’on s’attendait à un résultat excellent : le résultat fut négatif. La source de recrutement fut tarie, et peu s’en fallut que la Société de patronage ne fût obligée de fermer ses portes, parce que personne n’y venait plus frapper. Dans le magistrat, dans l’avocat, visiteur volontaire et au besoin bienfaiteur, les détenus se refusèrent à voir l’homme, ils ne voulurent reconnaître que le fonctionnaire relevant de la justice. Dès lors, ils s’imaginèrent que l’on abuserait de leurs confidences, que l’on retournerait contre eux toute parole imprudente qui leur échapperait, et que le patronage qu’on leur offrait cachait une sorte d’ingérence de la police, à l’aide de laquelle on établirait contre eux une surveillance déguisée. Ils se tinrent sur la réserve et, tout en faisant de belles promesses aux gens de bien qui les sollicitaient à la vie régulière, ils se dissimulèrent à la sortie de prison et échappèrent à une protection qui leur apparaissait comme une entrave à leur liberté et, disons le mot, comme un espionnage organisé. On fut très surpris de constater que tant de dévoûment et d’efforts se brisaient contre un préjugé enraciné ; le système des visites fut délaissé ; on résolut d’abandonner les détenus à eux-mêmes, de les livrer à leurs propres réflexions, qui, sans doute, les pousseraient à faire spontanément ce que l’insistance et les bons conseils n’avaient pu obtenir. Cette fois, on ne se trompa point, et l’on reconnut qu’en cette matière, comme en tant d’autres, il est sage de laisser toute spontanéité à l’initiative individuelle. On s’aperçut, en outre, que pour un libéré, c’est-à-dire pour l’homme qui vient de vivre sous la réglementation poussée à outrance, le premier besoin est de se soustraire à la réglementation. Lorsque, pendant des mois ou des années, on n’a pas fait un acte qui n’ait été prévu, indiqué, prescrit, on veut à tout prix reconquérir la direction de soi-même et n’y renoncer qu’en vertu d’une résolution personnelle.

Aujourd’hui, nulle pression n’est donc plus exercée sur le condamné pendant qu’il subit sa peine ; on n’ira pas le chercher dans sa prison, mais on l’accueillera favorablement s’il se présente au patronage et y demande appui. On se contente de lui dire qu’il existe à Paris une société secourable, une société de sauvetage moral qui ne désespère point des coupables, et remplit auprès d’eux une sorte d’office paternel où l’on peut rencontrer le salut et même mériter la réhabilitation. Ce sont les surveillans, et bien souvent le directeur de la maison pénitentiaire, qui fournissent les indications, sans insister, presque comme un conseil donné entre camarades : « Moi, à ta place, j’en essaierais ! » Seul, perdu dans le silence, astreint à un travail de hasard où il est malhabile, le détenu rêvasse ; il se rappelle l’arrestation, les alternatives de crainte et d’espoir de la prévention, l’interrogatoire dont il s’était promis de triompher et qui a triomphé de lui, les juges en présence desquels il s’est enchevêtré dans ses mensonges, la condamnation, le panier à salade qui l’a secoué sur les pavés de la ville, qu’il entendait sans la voir, la formalité de l’écrou, l’étroite cellule si bien close et la morne solitude où il doit vivre pendant un nombre de jours qu’il calcule sans cesse : comme le temps est lourd, comme il dure et combien sont lentes les heures ! Faudra-t-il donc traverser encore tant d’angoisses ? Comment vivre au jour de la libération ? Si cependant ce que l’on dit de cette Société de patronage était vrai ? Le surveillant a peut-être raison ; ça ne coûte rien d’essayer ; allons, au petit bonheur, on essaiera.

On n’a eu qu’à se louer d’avoir adopté la mesure qui supprimait l’intermédiaire entre les détenus et le patronage ; le recrutement, qui était devenu presque nul, s’est accru dans de notables proportions, et, pour l’année 1885, s’est élevé au chiffre de 1,241, dont 1,143 hommes et 98 femmes. L’œuvre est ouverte ; elle reçoit indifféremment et avec une égale bienveillance les détenus qui sortent des prisons de la Seine et ceux qui arrivent des maisons centrales. Elle ne demande même pas le repentir, que toujours l’on peut feindre ; elle n’exige que la volonté de travailler et de se tenir en dehors du méfait. Les hommes de bien qui la dirigent : M. Bérenger, président ; M. Réveil La Fontaine, secrétaire-général, qui, dès le début, fut le collaborateur énergique de M. de Lamarque ; M. Sevin-Desplaces, trésorier, dont le zèle est infatigable et la conviction profonde, estiment qu’il n’est pas un condamné, si criminel qu’il soit, que l’on ne puisse, en certains cas, rendre à la vie régulière. À cet égard, leur expérience les rend affirmatifs, et, quoique les déceptions ne leur aient point été épargnées, ils ne se lassent ni de croire, ni d’espérer, ni de se dévouer. Certains faits qui, je le crains bien, ne sont qu’exceptionnels, leur donnent raison et prouvent qu’il suffit parfois d’un incident pour qu’une nature, que l’on estimait à jamais pervertie, soit modifiée et redressée pour toujours. Voici une histoire que l’on raconte volontiers et dont le héros achève de vieillir en paix :

En 1849, un certain H… purgeait, à la maison centrale de Gaillon, une condamnation à dix ans de réclusion. C’était, en langage de chiourme, un cheval de retour. Il avait débuté jeune dans le crime et ne s’était point arrêté. Il s’était résolument mis en hostilité contre les conventions sociales ; il n’était point le plus fort, avait été vaincu, et, malgré ses défaites successives, renouvelait le combat dès qu’il était rendu à la liberté. Condamné, la première fois, pour banqueroute frauduleuse, il avait subi la marque, supplice barbare emprunté au moyen âge et qui ne disparut de nos codes qu’après la révolution de 1848. Il portait donc sur l’épaule le T. F. indélébile qui avait remplacé la fleur de lis d’autrefois. Lorsqu’il eut fini son temps et que le bagne de Brest le lâcha avec le passeport jaune, il retourna au crime et subit je ne sais combien de condamnations. À Gaillon, il était respecté par ses codétenus, qui admiraient sa persistance dans le mal et le redoutaient. Ses notes étaient déplorables : « Très dangereux, capable de tout. » Capable de tout, en effet, il n’allait point tarder à le prouver. À cette époque, M. Jaillant, qui fut directeur-général de l’administration pénitentiaire en France, était directeur-adjoint de la maison centrale de Gaillon. Un jour qu’il passait dans les ateliers, un réclusionnaire, qui lui en voulait ou qui trouvait simplement le régime de la prison désagréable, se précipita sur lui, armé d’une alêne de bourrelier : le coup eût été mortel. H… vit le mouvement du détenu, d’un bond instinctif se plaça devant M. Jaillant et voulut désarmer l’assassin. Dans la lutte, il eut le bras traversé de part en part. Conduit à l’infirmerie, regardant sa blessure dont le sang coulait avec abondance, il dit en souriant : « Qui sait ? C’est peut-être le mauvais sang qui s’en va. » M. Jaillant n’eut qu’à demander la grâce de H… pour l’obtenir sans restriction, c’est-à-dire avec la suppression de la surveillance de la haute police et de la résidence obligatoire. Voilà trente-huit ans de cela ; depuis lors, H… n’a pas eu une défaillance. On s’en est occupé a ce sollicitude, je n’ai pas à le dire, mais il n’a jamais trompé l’espoir de ceux qui s’intéressaient à lui. Il a fait divers métiers, ponctuellement, à l’abri des reproches, et de tous les ateliers où il a travaillé, il est sorti avec des certificats honorables. À une certaine époque, il fut pris par le chômage et réduit à de dures extrémités ; il resta droit et ne se courba point vers les actions mauvaises. La Société de patronage existait déjà, il s’y présenta ; on lui fit fête, car on y connaissait son aventure, et la confiance qu’il inspirait y reçut un éclatant témoignage. Une ville de province venait d’installer, à grands frais, un square, lieu de promenade, de jeux pour les enfans, et qui exigeait une surveillance à la fois active et paternelle. Le poste de gardien, convenablement rétribué, était fort recherché ; grâce au patronage. H… en fut pourvu. Celui qui avait porté la casaque du réclusionnaire revêtit la tunique galonnée, se coiffa d’un képi à cocarde et sentit un sabre battre à son côté. L’homme qui, pendant tant d’années, avait combattu contre toute autorité, devenait le représentant de l’autorité, en avait les insignes, en faisait respecter les règlemens ; il fut impeccable dans ces fonctions qu’on lui avait hardiment confiées et qui le rehaussaient à ses propres yeux. Il a été le modèle des surveillans, et les gratifications que la municipalité lui accordait spontanément ont prouvé en quelle estime on tenait ses services. On le regretta, lorsque l’âge, l’affaiblissant et lui ayant imprimé le tremblement sénile, le contraignit à quitter la place où il n’avait mérité que des éloges. Il vit toujours ; il est au repos dans une maison hospitalière qui reçoit les vieillards indigens et leur donne asile jusqu’au départ définitif. Il y est très aimé ; on n’y sait rien de lui, si ce n’est que sa conduite est exemplaire et qu’il exerce de l’influence sur ses compagnons. Quand surgit quelqu’une de ces disputes si fréquentes entre vieux malingreux, ou que l’on prévoit du trouble dans les dortoirs et dans les préaux, on s’adresse au père H…, qui n’est pas lent à remettre tout en bon ordre. Il est l’auxiliaire bénévole de la direction ; il est en quelque sorte le juge de paix dans cette population de la misère et de la caducité, dont ses paroles conciliantes apaisent les différends. Lorsque la mort l’aura touché, le garçon de salle qui enveloppera son cadavre dans la funèbre serpillière sera bien surpris de découvrir à l’épaule la trace du fer dont les bourreaux stigmatisaient jadis les forçats.

J’ai été voir M. Jaillant ; j’ai causé de H… avec lui, et il a confirmé les détails qui précèdent. L’ancien réclusionnaire est très discret ; c’est à peine si de temps à autre il demande quelque peu d’argent pour acheter du tabac. M. Jaillant m’a dit : « Cet homme-là est une exception. » Soit, je n’en disconviens pas, mais cette exception, la Société de patronage s’ingénie à la faire naître, à l’entretenir, à la multiplier, et on ne saurait trop l’en louer. On ne peut imaginer les efforts qu’elle accomplit pour s’interposer entre le libéré et la récidive, la récidive mortelle qui est comme la lèpre et ne lâche plus ceux dont elle s’est emparée, à moins d’un miracle, et les miracles ne sont pas fréquens. Si le libéré a une famille où il peut trouver un asile momentané et quelque protection, la société se met en rapport avec elle, et bien souvent obtient qu’un enfant prodigue et coupable soit recueilli au foyer dont son inconduite l’avait chassé. Elle n’épargne rien pour trouver à caser, ici ou là, ceux de ses « cliens » sur lesquels elle croit pouvoir compter ; elle reste en correspondance avec ceux dont elle a accepté la tutelle ; elle fortifie leur persévérance : « Allons ! bon courage ; le vieil homme est mort, veillez assidûment sur l’homme nouveau, nous vous le confions, car nous avons foi en lui. » j’ai lu plusieurs lettres de libérés ; elles sont touchantes et écrites avec une simplicité qui donne bon espoir pour l’avenir. D’où viennent-elles ? De la frontière de Chine peut-être, ou du Sénégal, ou de l’Amérique du Sud, ou de Paris, ou d’une ville de province. On comprendra quel scrupule m’arrête ; je ne pourrais dire, sans causer préjudice à des malheureux qui s’essaient au relèvement, à quelle source on va puiser l’eau de Jouvence dont ils peuvent être régénérés. Ici, la discrétion n’est que correcte ; quand on cherche à pénétrer les misères de son temps et les œuvres des grands cœurs qui tâchent d’y porter remède, on devient presque un confesseur, et l’on n’est pas maître du secret dont on a reçu confidence. Mais ce qui nous appartient et ce que nous devons faire connaître, c’est le résultat obtenu, et nous dirons que le nombre des libérés qui s’adressent au patronage paraîtra considérable, si l’on songe qu’ils appartiennent à un monde qui pousse parfois le goût de l’indépendance jusqu’à la passion.

Ces hommes-là sont-ils animés de la volonté de fuir le vice et de n’y retomber jamais ? Oui, certes, aux premiers jours de leur liberté et au début du métier dont on les a pourvus ; mais le diable est malin, parfois il souffle de mauvais conseils à ses anciennes connaissances et alors des récidives se produisent ; on peut les évaluer à une moyenne presque régulière de 8 à 10 pour 100, ce qui est singulièrement minime en comparaison de la récidive des libérés ordinaires. L’efficacité, l’influence du patronage se manifeste ainsi d’une façon éclatante, et l’on ne peut douter, d’après ces chiffres, qu’elle ne diminue le nombre des méfaits et, par conséquent, le nombre de ceux qui les commettent. Par une contradiction qui semble singulière au premier abord, la récidive atteint les ouvriers bien moins que les employés. L’ouvrier, une fois entré et accepté dans un atelier, y reste, y fait bien sa besogne, devient parfois habile, gagne sa vie quotidienne et n’a d’autre responsabilité que celle de la tâche qu’il doit accomplir. Celui-là ne retombera pas dans sa faute, qui, huit fois sur dix, a été le résultat de la misère, d’un chômage prolongé, d’une circonstance fortuite où l’on pourrait trouver plus d’une excuse. Pour l’employé, il n’en est pas ainsi ; c’est généralement un homme qui se fait illusion sur lui-même ; l’instruction plus ou moins rudimentaire qu’il a reçue lui a donné une haute opinion de ses facultés ; il rêve d’être quelque chose et sent qu’il n’est rien ; il sait calculer, il en conclut qu’il est apte à être secrétaire-général d’une compagnie financière ; il a quelques notions de droit, et il en infère qu’il devrait être chef de division, notaire ou magistrat. Les besoins de la vie sont exigeans et l’ont réduit à être clerc d’huissier, teneur de livres ou agent comptable dans une maison de commerce. Il se trouve déclassé, il regimbe contre le sort, il est mécontent et a des goûts disproportionnés à sa position ; il joue, il parie aux courses, il s’affuble d’un faux nom, et, comme l’on dit, veut jeter de la poudre aux yeux. Avant même d’avoir failli, il est déjà tombé. Il commet un abus de confiance, il est frappé par la loi. Libéré, il accourt au patronage et jure que jamais plus il ne recommencera, que toute une existence de probité rachètera une erreur qui n’est imputable qu’à la jeunesse. Est-il aussi complètement guéri qu’il s’efforce de le faire croire aux autres et de le croire lui-même ? J’en doute, car si on lui propose un métier manuel, il s’indigne et refuse ; en lui la vanité persiste, la vanité, qui est la plus dangereuse des conseillères pour les volontés débiles.

On lui obtient un emploi en rapport avec ses aptitudes ; après mille sermens de bonne conduite, il entre, en qualité de commis, chez un négociant. Celui-ci a été prévenu ; on ne lui a rien laissé ignorer du passé de l’homme qu’il prend à son service ; on lui a recommandé de ne le jamais exposer à une tentation ; il l’a promis et ne tarde pas à oublier sa promesse. Nous sommes ainsi en France, et bien des mésaventures particulières, bien des malheurs publics n’ont eu d’autre cause que ce mal d’insouciance dont nous ne pouvons guérir. Le commis est ponctuel, on l’a surveillé pendant les premiers jours ; peu à peu on s’est accoutumé à lui, on ne se souvient plus des confidences que l’on a reçues ; on lui remet des factures à recouvrer ; il a « une belle main, » on lui donne la correspondance à faire ; il est bon comptable, on l’associe au travail du caissier ; un lundi matin, il ne paraît pas ; on le croit malade, on envoie à son domicile, il n’y a pas paru depuis deux jours ; on vérifie la caisse, elle est en déficit. La tentation a été trop forte ; l’ancien coupable mal converti a succombé, par sa faute, ceci n’est point discutable, mais aussi par celle du patron, qui n’a pas eu la prudence de le défendre contre lui-même. Ce cas de récidive se présente souvent ; celui qui le commet est coupable de n’avoir pas lutté avec courage contre les sollicitations de sa faiblesse, mais il est bien un peu victime de ces sottes conventions sociales qui imposent à un petit employé l’obligation d’avoir la tenue d’un « monsieur, » de sorte que, pour lui, le superflu devient le nécessaire. Regardez passer dans la rue un commis de nouveautés et un millionnaire ; ce n’est pas toujours celui-ci qui est le mieux vêtu et le plus élégant : mauvaise égalité que celle-là et qui a conduit bien des détenus en police correctionnelle. Elle n’est pas seulement dangereuse pour les malheureux qui portent le poids d’un passé pénible, qui ont sérieusement tenté de le faire oublier et qui n’ont pas eu la force de résister à des entraînemens mesquins, elle nous rejette au temps du baron de Fœneste, où u pour paraître » était le mot d’ordre ; elle ne ménage point les privations à ceux qui ne savent se soustraire à ses exigences et qui sacrifient tout à l’apparence extérieure. Est-elle de date récente dans notre pays et ne serait-elle pas un défaut même de notre caractère national ? Nos grands-pères disaient : « Habit de soie, ventre de son ; » et un personnage d’une comédie de Ponsard a réveillé les souvenirs de plus d’un spectateur lorsqu’il a dit :


Et je n’ai pas dîné pour acheter des gants.


III. — LES HOMMES.

Au début, lorsque l’œuvre vagissait encore et qu’elle était sans sécurité sur ses destinées, elle a fait plusieurs expériences qui lui ont permis d’améliorer ses procédés de sauvetage. À cette époque, lorsqu’un libéré venait lui demander secours, elle l’envoyait prendre gîte dans un des nombreux garnis avec lesquels elle était entrée en relation, car elle ne possédait aucune maison où elle pût abriter ses cliens. Cet état de choses était défectueux, car les garnis de bas étage et le préau des prisons, c’est tout un ; le vice, sinon le crime, s’y recrute, et l’âme mal affermie qui s’y aventure y peut trouver sa perte. Là, plus que partout ailleurs, l’ancien détenu, qui cherche à sortir de la fondrière où il s’est embourbé, s’entend dire : « Il veut travailler, en voilà un fainéant ! » Bien souvent il n’en faut pas plus pour faire évanouir les résolutions que le séjour de la cellule a pu inspirer. On ne tarda pas à reconnaître les inconvéniens que créait ce mode de protection. Les libérés se présentaient au siège de la société, y revenaient une fois ou deux, puis disparaissaient. Qu’étaient-ils devenus ? Les greffes judiciaires auraient pu répondre. On comprit que, pour être et demeurer efficace, le patronage devait posséder un asile ne relevant que de lui et où il hébergerait les libérés qui crieraient à l’aide ; mais, pour que cet asile restât temporaire, ne fût qu’une maison de convalescence et ne devînt point une retraite ouverte à la paresse et à la nonchalance, il fut décidé que l’on n’y pourrait être accueilli que pendant douze jours pleins. En 1878, on s’installa dans une maisonnette louée rue Rouelle et qui bientôt devint insuffisante. On fit un effort, on contracta un emprunt, et la société est, depuis 1880, propriétaire d’un asile situé rue de la Cavalerie, n° II, vers les confins de l’École militaire, dans le XVe arrondissement, sur des terrains qui faisaient partie de la plaine de Grenelle et où jadis j’ai vu des jardins maraîchers.

La rue n’est pas belle et la maison n’est point un palais. La rue, mal pavée, servant à toute sorte d’usages dont l’incongruité est manifeste, commence à l’avenue de Suffren et rejoint l’avenue Lamotte-Piquet par un retour d’équerre à l’angle duquel s’élève une masure percée d’une porte charretière donnant accès dans un préau orné d’un arbre qui paraît étonné de sa solitude. C’était une maisonnette à laquelle on a pu ajouter un corps de bâtiment légèrement construit, qui contient les ateliers, le réfectoire et les dortoirs ; la petite maison sert de logement au régisseur, qui est un homme vigoureux, de figure bienveillante, de regard franc, dont j’aurai suffisamment fait l’éloge en disant qu’il a été sous-officier d’infanterie et que, pendant dix-sept ans, il a appartenu aux brigades des sergens de ville. Il connaît bien son personnel, « ne s’en fait pas accroire, » traite ses pensionnaires avec une mansuétude qui n’est pas de la faiblesse et maintient la discipline imposée par le règlement. Lorsque j’ai visité la maison, elle renfermait quarante et un libérés ; on ne pourrait en coucher davantage ; la veille, il s’en était présenté dix-sept, qu’il avait été impossible de recevoir, faute de place, et que l’on avait dirigés sur l’asile de nuit municipal récemment installé quai de Valmy. La règle est uniforme et l’on est tenu de s’y soumettre. À six heures du matin, lever ; après les ablutions et un repas sommaire, le libéré est libre jusqu’à midi ; c’est l’heure des « grèves, » c’est-à-dire de l’embauchage de ce qu’autrefois l’on nommait les tâcherons, ouvriers de forte besogne, engagés à la journée et payés chaque soir. À midi, le libéré doit être rentré ; il reçoit son repas, repas substantiel, bien supérieur à celui de la prison, et où la viande, en portion suffisante, est régulièrement servie six fois par semaine. Jusqu’au repas du soir, sept heures, le séjour à la maison et le travail sont obligatoires ; à huit heures et demie, coucher ; à neuf heures, extinction des feux. Ce n’est point l’emprisonnement, ce n’est pas la liberté complète ; c’est un état intermédiaire qui offre le travail, le repos et la sécurité.

On a vu que les libérés doivent, chaque matin, aller à la recherche d’un emploi ; on fait de la sorte appel à leur initiative, on les invite à se débrouiller eux-mêmes, et, lorsqu’ils réussissent, on obtient un double avantage : d’une part, on n’a pas été contraint, par obligation de conscience, de révéler les tares d’un passé peu irréprochable ; d’autre part, on sait que l’homme se maintient volontiers plus longtemps dans le poste qu’il a choisi lui-même que dans celui qu’on lui a procuré. Le travail auquel on est astreint dans l’asile est enfantin et rappelle celui de la prison : à des hommes de tous métiers, on ne peut imposer qu’un métier facile et qui s’exerce promptement sans apprentissage. J’ai vu faire du cartonnage de dernière catégorie, boîtes molles pour les insecticides, les dentifrices : et autres poudres de perlimpinpin. Le travail n’est pas rémunérateur ; un bon ouvrier, de midi à six heures, peut gagner 0 fr. 80, dont la moitié forme sa masse et l’autre moitié entre en décompte des frais que nécessite sa présence à l’asile. Il est fâcheux qu’on ne puisse les occuper à une besogne sérieuse, mais cela est impossible ; comment faire concourir à un travail commun des serruriers, des maçons, des comptables, des peintres en bâtimens, des charretiers et des débardeurs ? C’est déjà beaucoup d’obtenir de certaines mains assez d’adresse et de flexibilité pour ne pas mettre en pièces les bandes de carton qui leur sont confiées. Lorsque les commandes font défaut, ce qui est le cas de l’heure actuelle, le chômage inutilisé ces malheureux et les réunit, désœuvrés et bâillans, autour du poêle en fonte du réfectoire. Quelques-uns lisent, d’autres causent à voix basse ; il y en a qui rêvassent, seuls, dans un coin, comme s’ils écoutaient les pernicieux conseils de l’oisiveté. Sur certains visages, on peut remarquer des expressions qui n’ont rien de rassurant pour l’avenir et qui seraient inquiétantes si l’on ne savait que la physiognomonie est une science fertile en erreurs.

Le régisseur de l’asile en est le pourvoyeur ; il reçoit par jour et par homme 1 franc, à l’aide duquel il doit nourrir ses pensionnaires, en se conformant à des menus déterminés d’avance, il a la haute main sur les libérés, et il remet à chacun d’eux une carte sur laquelle sont inscrites les conditions qu’il faut faire connaître, car elles prouvent que le patronage entend n’être point dupe de son bon vouloir et ne pas dépenser ses efforts en pure perte : « Seront exclus de la faveur du patronage, les libérés : 1o qui auront fait une fausse déclaration ; 2o qui refuseront les emplois auxquels la société les aura appelés ; 3o qui, envoyés au siège d’une administration quelconque ou au domicile d’un particulier en vue de leur placement, ne se rendront pas immédiatement à l’adresse indiquée ; 4o qui, après avoir été placés, ne justifieront pas, par une conduite exemplaire, la confiance de l’œuvre. » Ces prescriptions ne sont qu’équitables ; c’est le droit du tuteur, et c’est son devoir, d’abandonner le pupille qui le trompe, abuse de sa bonté et compromet la confiance qu’il inspire. En 1885, — C’est la dernière année dont je possède les chiffres officiels, — sur les 1,143 libérés qui se sont adressés au patronage, 943 ont passé par l’asile de la rue de la Cavalerie ; tous ne s’y sont pas comportés d’une façon correcte, car je vois que l’on a été contraint d’en expulser 44 pour fautes contre la discipline ; 2 ont été arrêtés pour délits commis antérieurement ; 112 en sont partis après y avoir passé les douze jours réglementaires ; 54 ont reçu des secours de route et un passeport afin de retourner dans leur pays natal ; 17 ont été réconciliés avec leur famille qui les a recueillis ; 32 ont contracté des engagemens militaires ; 27 ont été, par les soins de la société, admis dans des hospices ; 130 ont été placés dans des ateliers ou dans des chantiers ; 485 ont quitté spontanément l’asile sans faire connaître les motifs de leur départ ; au 31 décembre 1885, on gardait 40 pensionnaires. En résumé, sur 943 libérés entrés à l’asile, 260 ont profité de la protection que la Société de patronage a étendue sur eux.

Le nombre de ceux que l’on pourrait nommer les évadés est considérable : 485 ; c’est beaucoup ; mais il faut se garder d’en tirer des conjectures excessives ; bon nombre d’entre eux, plus de la moitié, m’a-t-on dit, ont trouvé à se caser et n’ont point reparu à l’asile, par insouciance ou pour dépister toute recherche et mieux dissimuler leur passé. Quelques-uns ont été rencontrés : « Pourquoi n’êtes-vous pas revenu ? — Parce que je suis placé ; je vous en prie, ne dites pas que j’étais chez vous ! » Quant aux autres, leur bonne résolution n’a pas tenu longtemps. La vie libre les appelait, le cabaret leur souriait derrière le comptoir d’étain ; peut-être se sont-ils grisés et n’ont-ils point osé revenir ; il est plus probable que des camarades les ont accostés dans la rue : « Viens donc ! tous ces gens-là, c’est des jésuites et des propres à rien ; vas-tu pas lâcher les amis ? » et ils sont partis avec eux, à la rencontre, comme dit leur langage, c’est-à-dire prêts à la première filouterie, au premier vol que le hasard leur offrira. Ceux-là sont perdus ; de délits en délits, de geôle en geôle, ils descendront au crime, ils arriveront au bagne ; et peut-être, si, sur leur route néfaste, ils se lient avec quelque beau parleur qui emmanche son éloquence dans le couteau de l’assassinat, parviendront-ils à se persuader et à vouloir persuader aux autres qu’ils font acte de revendication sociale et sont en lutte légitime contre une civilisation qu’ils trouvent mal faite, parce qu’ils n’ont jamais eu le courage de s’y faire la place qu’elle réserve au travail, à l’intelligence et à la probité.

Il est cependant un fait dont il convient de tenir compte : les départs spontanés de l’asile sont plus fréquens en été qu’en hiver. Les nuits de décembre et de janvier ne sont point propices au sommeil en plein air et la bise est dure sous les arches de pont ; on reste au logis, car on y a bon gîte et bon feu. Quand vient le printemps, la sève monte aussi dans ces cervelles sans pondération ; on connaît de si bons abris dans le bois de Clamart et de Chaville ; il est si doux de dormir sur l’herbe haute. On s’en va, on ne revient pas, ou, si l’on revient, c’est avec les poucettes et sous la conduite d’un gendarme qui n’ignore pas que son devoir est d’arrêter les vagabonds. Parmi ceux qui désertent l’asile, les vieillards sont à faire connaître. Ils sont finis, c’est leur mot ; incapables de travail, incapables d’une action mauvaise, parce que toute énergie physique leur manque ; parfois impotens, souvent infirmes, ils aperçoivent l’hospice comme un port de salut. On leur propose de les faire entrer à Villers-Cotterets. Ils refusent ; fi donc ! le dépôt de mendicité ! Ils réclament leur admission à Ivry, la maison des Incurables, pour laquelle on dépense un million par an. Ce n’est point chose facile de forcer de telles portes, l’Assistance publique ne se soucie guère de les ouvrir devant de vieux filous qui ont passé leur vie en prison ; elle n’est point aveugle dans ses choix, et l’on ne peut l’en blâmer. On insiste pour qu’ils acceptent Villers-Cotterets, dont l’accès est plus facile, parce que la préfecture de police en tient les clés. Ils refusent de nouveau, se plaignent, estiment que l’on est injuste à leur égard, reprennent leur béquille et s’en vont. Ils n’iront pas bien loin ; vagabondage invétéré ; ils n’ont point voulu du dépôt de Villers-Cotterets : un jugement les enverra à la maison de répression de Saint-Denis et ils perdront au change.

Les pensionnaires de l’asile appartiennent en général aux couches infimes de la population de Paris ; ils ont fait leur temps dans les prisons de la Seine. Quelques-uns cependant, avisés et désireux de bien faire, viennent des maisons centrales de Gaillon, de Poissy, de Melun ; ils sont sortis du même milieu, ils v rentreront et continueront à vivre dans le groupe social pour lequel une condamnation de plus ou de moins ne tire pas à conséquence. Il n’est pas de règle sans exceptions, et là même, en feuilletant certain registre, on en découvre dont on reste surpris. Nulle classe de la société n’échappe à la faute : ni l’éducation, ni l’aisance, ni l’exemple des vertus héréditaires de la famille ne peuvent sauver des natures faibles que le vice sollicite et qui, de chute en chute, finissent par tomber entre les quatre murs d’une cellule. On ose à peine dire que des gens de bonne condition, qui ont vêtu la toge du magistrat, ceint l’écharpe du commissaire de police, porté l’épée de l’officier, ont été heureux de pouvoir s’abriter et reprendre haleine rue de la Cavalerie : « Les destinées du joueur sont écrites sur les portes de l’enfer, » disait Moessard à Frédéric Le Maître, dans le drame fameux de Dinaux et de Victor Ducange ; elles sont également écrites sur la porte des prisons et sur celle des asiles qui accueillent les libérés, car il n’est pas rare que l’on se déshonore à jamais pour acquitter ce qu’on nomme une dette d’honneur : « manger la grenouille, » selon l’expression du régiment, c’est bien souvent commettre un abus de confiance afin de pouvoir réparer une étourderie. N’est-on pas trop sévère dans bien des cas, et ces sortes d’affaires, que la jeunesse et le respect humain mal compris rendent jusqu’à un certain point excusables, ne devraient-elles pas être soustraites à la justice et confiées à l’appréciation paternelle d’un chef militaire ? Il y a longtemps, bien longtemps, un aspirant de marine commit un larcin pour aller « courir bordée » et se donner quelque plaisir. L’aventure fut découverte et cachée dans l’intérêt même du corps, de si hautaine probité, auquel appartenait ce malheureux. Ses camarades lui infligèrent une sorte d’expiation de famille ; il s’y soumit. Sa conduite et sa bravoure le relevèrent bien au-delà de sa mauvaise action. Il fut un des grands hommes de mer dont la France garde le souvenir : il est mort amiral et son nom est attaché à l’une de nos victoires navales. Nil desperandum doit être la devise de ceux dont l’intérêt se porte sur la jeunesse qui a failli.

Un danger permanent menace les hommes de cette catégorie, sur lesquels la justice a posé la main et qui, par l’assiduité au travail et la régularité de l’existence, sont sortis du bourbier. C’est l’indiscrétion des tiers, le bavardage des imbéciles sans cœur et souvent « le chantage » d’un ancien camarade de préau. Un garçon jeune, intelligent, était employé caissier ; il se rendit coupable d’un détournement de fonds. Arrêté, jugé, puni, il demanda secours au patronage, qui, reconnaissant en lui les indices d’une résolution vigoureuse, le pourvut d’un métier, d’un très humble métier, près d’un patron auquel rien ne fut dissimulé. Il ne recula devant aucune tâche, si répugnante qu’elle fût, et témoigna d’aptitudes telles qu’il s’éleva peu à peu et devint l’associé de la maison où il servait. Tout était pour le mieux et la vie se rouvrait devant lui. Le moment de faire ses vingt-huit jours de service militaire arriva. Il n’était pas au logis lorsque le gendarme se présenta ; celui-ci remit le livret chez le portier, qui s’empressa de le lire et y vit la mention du jugement dont le malheureux avait été frappé. Au bout d’une heure, tous les locataires et tous les voisins savaient que l’homme qu’ils étaient accoutumés à respecter n’était qu’un repris de justice. Quand le pauvre homme rentra, il ne put se méprendre sur le sens des allusions qui lui étaient faites. Il mit sa caisse en balance, ses écritures à jour et partit ; il n’a jamais reparu.

Une aventure analogue, que je vais raconter, est tellement étrange qu’elle peut paraître invraisemblable : j’ai eu les documens sous les yeux et j’en garantis l’exactitude. Un enfant né dans un des départemens de l’Ouest, d’une mère qui était ouvrière en couture et d’un père qui était musicien trombone attaché à une troupe de saltimbanques, avait, par suite de protections dont j’ignore l’origine, été admis dans le collège de sa ville natale. Ses facultés d’assimilation, sa mémoire, étaient prodigieuses ; toujours le premier de sa classe, il remportait toutes les récompenses à la distribution des prix qui dot l’année scolaire. Les chefs d’institution de Paris sont très au courant de ce qui se passe dans les lycées de province, et ils excellent à y découvrir les phénix. Ils les attirent, les prennent « au pair, » c’est-à-dire pour rien, servent parfois une pension aux parens et se font des réclames à l’aide des prix que ces petits forçats de la concurrence industrielle obtiennent au concours général. J’en ai connu plus d’un qui a subi ce martyre et qui a fait son chemin dans les lettres ou ailleurs. Celui dont je parle fut accaparé par une institution de Paris qu’il est inutile de nommer ; il paya largement sa pension par le nombre de « nominations » qui avaient fait son nom célèbre dans les établissemens universitaires de ce temps-là[3]. Reconnu admissible à l’École normale, il n’y fut pas admis, à la stupéfaction de ses maîtres et à son grand désespoir. Pris par le service militaire, il fut un soldat soumis, régulier, sans reproche. Tombé malade au régiment, porté à l’hôpital, il obtint un congé de convalescence renouvelable. Sa misère était extrême ; ne sachant comment payer son pain, il vendit son pantalon d’ordonnance : 3 francs. Arrêté pour ce fait, il fut condamné à quelques mois de prison. Quatre jours après sa libération, n’ayant pas un centime en poche, il se sentit si abandonné, si affamé qu’il tendit la main ou accepta, sur la voie publique, une pièce de dix sous que lui donnait un passant touché de son air minable. — A-t-il mendié, a-t-il simplement reçu l’aumône qu’on lui a spontanément offerte ? — Le fait est obscur. — Un agent de police l’avait vu ; l’article 174 est péremptoire : de trois à six mois d’emprisonnement ; le tribunal fut indulgent et n’appliqua que le minimum de la peine. Lorsqu’il sortit de prison, sa situation matérielle restait la même, mais elle avait été moralement aggravée par les deux condamnations qu’il venait de subir. Il se promit de ne plus mendier ; mais où coucher ? Il n’avait ni domicile ni moyen de s’en procurer un. Dans la ville du Midi où ces faits se produisirent, les nuits sont tièdes ; il s’étendit sur un des bancs de la promenade et s’endormit. Un sergent de ville le réveilla et le conduisit au poste. Récidive ; le tribunal fut sévère : article 271 ; six mois de prison, surveillance de la haute police pendant dix ans.

Dès lors sa vie devint errante ; dans aucune des résidences qui lui furent assignées, il ne trouvait à vivre. « Que savez-vous faire ? — Je puis donner des leçons de latin, de grec et d’histoire. » On lui riait au nez. Il s’en allait au hasard des routes, vivant sous bois, comme un fauve, admis parfois à coucher sur la paille des granges ou près des chevaux dans l’écurie, et, néanmoins, dans ces heures de fuite et de désespérance, travaillant toujours et continuant une œuvre autrefois entreprise pour rendre son nom célèbre. — Quoi donc ? — Une traduction d’Horace. Toutes les brigades de gendarmerie le connaissaient et partout l’arrêtaient. De prison en prison, de misère en misère, il fut incarcéré dans une ville du centre de la France. Le magistrat chargé de l’instruction constata que cet infortuné avait déjà subi quarante condamnations pour le même fait : rupture de ban ; du reste rien, pas un vol, pas une escroquerie, pas même un outrage aux agens. Il le fit venir, écouta son histoire, dont la sincérité n’était pas douteuse, et comprit que ce vagabond incorrigible n’était qu’un être faible, n’ayant plus la force de lutter et abruti par les persécutions du sort. Au lieu de le traduire devant la justice, il le maintint en prison et écrivit à la Société de patronage : « Chose surprenante, aucune de ces condamnations (sauf la première, — Et la justice en conseil de guerre est souvent rigoureuse), aucune de ces condamnations n’a été prononcée pour immoralité ou indélicatesse… Il est difficile de ne pas se sentir ému de compassion en présence de ce malheureux qui, mieux secondé par les circonstances ou doué d’une plus grande énergie morale, aurait pu conquérir une situation élevée dans le corps enseignant[4]. » En présence de cette lettre écrite par un de ces hommes de bien qui sont nombreux dans la magistrature française, la Société de patronage s’émut, car il y avait là un cas de détresse digne de toute commisération. On obtint la suspension de la surveillance de haute police et l’autorisation de faire venir à Paris ce malheureux, qui fut reçu à l’asile de la rue de la Cavalerie. Il fut tout étonné de pouvoir sortir sans avoir les gendarmes à ses trousses et de ne pas s’entendre crier au détour de chaque rue : « Halte-là ! vos papiers ! »

M. Sévin-Desplaces, qui développe dans l’œuvre une infatigable énergie, se jura d’arracher cet homme à la fortune adverse. Il alla trouver un chef d’institution, ne lui cacha rien et lui demanda d’accepter son protégé à l’essai. Le maître de pension répondit : « Je me le rappelle, et nous avons jadis tous jalousé la maison X… qui avait un tel élève. Je le prends, je l’utiliserai, et vous pouvez compter que son secret est en bonnes mains. Malheureusement j’ai ici un répétiteur qui l’a connu, qui parfois lève un peu le coude et qui est capable de commettre une indiscrétion ; je le chapitrerai, il n’est point mauvais homme, et je crois qu’il gardera le silence. » Dès le lendemain, l’ancien vagabond, convenablement vêtu par les soins du patronage, entrait en fonctions et, deux fois par jour, faisait une classe supplémentaire aux élèves qui suivaient les cours du lycée. Il était heureux, il se reprenait à l’existence, il comptait sur l’avenir et se disait : « Enfin ! je vais donc pouvoir terminer ma traduction d’Horace… » Ses écoliers l’aimaient, il était naturellement enjoué, avait l’enseignement sans pédantisme et se montrait indulgent pour les peccadilles des bambins qui l’écoutaient. Un jour, le répétiteur qui « levait le coude » l’avait sans doute levé plus que de coutume ; dans la cour de l’institution, il aborda l’ex-pensionnaire de l’asile des libérés et, avec un sourire bienveillant, il lui dit : « Eh bien ! mon garçon, avouez que l’on est mieux ici qu’entre deux gendarmes ou sur le grabat des prisons… » Le pauvre homme ne répondit pas ; il sortit de la maison et n’y rentra jamais. Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait. La Société de patronage a fait toute recherche pour le découvrir et n’a point réussi. J’imagine que le coup a été trop fort et qu’il en est resté assommé ; il n’était point de vigueur à recommencer le combat où l’on est toujours vaincu. Il se sera assis, la nuit, sur le parapet d’un pont, il se sera raconté son histoire et se sera demandé pourquoi tant de misères accumulées sur lui ; il aura longtemps regardé la rivière qui miroitait sous l’éclat du gaz, il aura écouté ce murmure qui ressemble à une berceuse pleine de promesses dont toute douleur est endormie ; il aura répété le vers de Virgile :


Abstulit atra dies et funere mersit acerbo,


et il aura été voir de l’autre côté de cette vie mortelle s’il y aurait indulgence pour un traducteur d’Horace. — Si ces lignes tombent sous les yeux de celui dont une parole ironique a rejeté un malheureux dans le désespoir, qu’il comprenne, s’il se peut, la grandeur du crime que sa sottise trempée de vin lui a fait commettre.

Les hommes qui, après avoir failli, conservent une délicatesse de sentimens d’où peuvent naître pour eux de nouvelles infortunes, sont rares et très à plaindre. Derrière toute parole, ils voient des allusions, en aperçoivent là où il n’en existe pas, et souvent, par excès du désir qu’ils éprouvent à cacher un passé pénible, y retombent, ou cherchent dans la mort l’anéantissement de leur souvenir. Les autres sont plus philosophes ; volontiers, parlant ou entendant parler de leurs condamnations, ils diraient : « j’ai eu des malheurs ; » ils cherchent à tirer le meilleur parti possible de l’existence qu’ils se sont eux-mêmes rendue pénible, et, lorsqu’ils y parviennent, il n’est que juste de les applaudir, car ils ont compris, par leur propre expérience, que la régularité est supérieure aux hasards de mauvais aloi qui jadis les avaient séduits. Si, dans les emplois qu’ils occupent, ils rencontrent, à cause de leur passé, des difficultés trop dures, ils retournent à l’asile, qui ne les repousse pas. On leur tient compte de leur bon vouloir, on apprécie l’effort qu’ils ont accompli, et comme on ne veut pas, sous prétexte de relèvement, les condamner à une vie intolérable, on lâche de leur découvrir un emploi meilleur où ils puissent, sans être exposés aux avanies, jouir du fruit de leur travail et avoir le bénéfice de leur bonne conduite.


IV. — LES FEMMES.

Il est advenu à la Société du patronage ce qui arrive invariablement à toute œuvre bien conçue, de large esprit et portant avec elle un bienfait social : elle a été obligée d’élargir son cercle d’action et de se multiplier, afin de ne point repousser des misères intéressantes. Elle eût voulu, dans le principe, se limiter au patronage des hommes ; mais, toute galanterie mise à part, elle n’eut point le courage de se refuser aux femmes qui l’invoquaient, et, en 1881, sur l’initiative de M. Bérenger, un asile pour les femmes libérées fut créé et installé rue Lourmel. Il est mitoyen avec l’infirmerie des Dames du Calvaire ; par-dessus le chaperon d’une petite muraille, le cancer du corps et le cancer de l’esprit peuvent s’apercevoir ; quel est le plus incurable ? Le recrutement se fait presque exclusivement à la prison de Saint-Lazare ; quelques femmes viennent de la maison centrale de Clermont, mais le fait est tellement rare qu’on pourrait, sans manquer à la vérité, le passer sous silence. Plus encore que l’homme, la femme est sujette à faillir, et si elle a un long voyage à faire pour venir jusqu’à la maison du salut, elle rencontrera au cours de sa route tant d’occasions de retomber en faute qu’elle y retombera et n’arrivera point au but qu’elle s’était proposé, dans ce premier mouvement dont M. de Talleyrand recommandait de se méfier, parce qu’il est toujours bon. C’est donc Paris qui fournit des pensionnaires à l’asile, et l’on peut reconnaître qu’il n’y envoie pas la fleur du panier. En effet, les sœurs de Marie-Joseph, les dames de l’Œuvre des Libérées dont j’ai précédemment parlé, ont, en quelque sorte, le droit ou le privilège de faire leur choix les premières et l’on pourrait dire, sans trop forcer la note, que l’asile de la rue Lourmel ne reçoit que celles dont personne n’a voulu. Le mot m’a été dit : « Nous n’avons que le rebut de Saint-Lazare. » Eh bien ! on en tire un excellent parti, grâce à une combinaison dont l’intelligence m’a vivement frappé.

Dans les premiers temps, lorsque l’on vivait dans une maisonnette accostée d’un jardinet, on s’était ingénié à occuper les femmes d’une façon fructueuse pour elles, pendant qu’on leur cherchait un emploi, que trop souvent l’on ne découvrait pas, car ils sont bien limités, les métiers auxquels une femme peut s’adonner sérieusement. La force musculaire de l’homme lui permet de s’utiliser là où la femme est incapable ; il peut s’improviser terrassier, gravatier, démolisseur, déchargeur ; à telle besogne, un peu de vigueur et quelque courage suffisent. Pour la femme, il n’en peut être ainsi : sa faiblesse est un obstacle invincible ; elle n’est guère apte qu’aux œuvres d’adresse, celles qui exigent des bras robustes lui sont interdites. La paysanne qui vaque aux travaux des champs a été façonnée par un lent apprentissage commencé dès l’enfance, et encore est-elle réduite souvent au sarclage, à la fenaison, aux soins de la basse-cour et de la vacherie ; les plus solides battent le blé sur l’aire et sont promptement épuisées par la fatigue. En outre, les métiers sédentaires, auxquels la femme semble condamnée par sa constitution même, sont bien peu rémunérateurs. On en fit l’expérience rue Lourmel. Les libérées n’avaient d’autres ressources que le travail de la couture ; à assembler des draps, à ourler des torchons, on gagne peu : 10, 12 sous par jour ; comment vivre, comment économiser ? On s’en préoccupait ; le problème devenait ardu. Allait-on être obligé d’abandonner ces malheureuses, parce que l’on ne trouvait pas moyen de pourvoir à leurs besoins et de leur mettre en main un instrument qui leur permît de vivre ? La question était d’autant plus difficile à résoudre que la plupart des libérées ne savaient en réalité aucun métier, et que l’on était, à cause de cela même, presque dans l’impossibilité de les empêcher de retomber dans la récidive. C’est alors que M. Bérenger eut une idée des plus ingénieuses et qui fut féconde. Il se dit que, puisque les pensionnaires n’avaient point de métier, il fallait leur en enseigner un, et que, pour être véritablement utile et faire acte de sauvetage, l’asile devait être une sorte d’école professionnelle. Il résolut de créer un atelier de brochage (1883).

Il fit part de son projet à quelques grands éditeurs, qui l’approuvèrent et lui promirent leur clientèle. Il trouva mieux qu’un appui, il trouva une avance de fonds assez considérables, à l’aide desquels on put s’outiller et faire d’indispensables constructions. L’argent fut rendu au terme fixé, mais le bienfait n’en fut pas moins d’importance. Lorsque j’ai visité l’atelier, trente et une femmes étaient à l’œuvre, sous la direction d’un contremaître accompagné d’un ouvrier servi par un apprenti. L’ouvrage ne chômait pas ; attentives à leur besogne, les brocheuses coupaient, assemblaient, cousaient les feuilles. Comme on est aux pièces, c’est-à-dire payé selon la besogne terminée dans la journée, on ne perd pas son temps ; on se hâte ; nulle causerie, on n’entend que le bruit du couteau de bois glissant sur le papier.

L’apprentissage est assez rapide ; en deux ou trois mois, une femme adroite parvient à réaliser par jour un gain de 2 fr. 50, qui, au bout d’une année, lorsque l’on s’est parfait au travail, peut s’élever jusqu’à Ix francs. Le métier s’exerce facilement ; il n’exige qu’une certaine attention à la lecture des signatures, c’est-à-dire des chiffres qui indiquent en quel ordre les feuilles doivent être placées, mais il n’est lucratif que pour la jeunesse : on ne le fait bien qu’à la condition de le faire vite, et, par conséquent, de posséder une grande agilité dans les mains. Aussi n’astreint-on à ce travail que des femmes jeunes, pour lesquelles il peut devenir un gagne-pain assuré. Beaucoup de libérées qui ont passé par l’atelier de la rue Lourmel ont trouvé à se caser convenablement dans des maisons de brochage, y ont donné bon exemple et s’en sont bien trouvées.

Les nécessités de l’apprentissage n’ont pas permis d’appliquer à l’asile des femmes le règlement qui est en vigueur dans l’asile des hommes, car une période de douze jours serait insuffisante pour enseigner même les notions élémentaires d’un métier. Il en résulte que le séjour peut être prolongé pendant des mois et plus. En outre, on est autorisé à quitter l’asile et à venir y travailler en qualité d’ouvrière externe. Sur les trente et une femmes que j’ai vues assises près des longues tables et assidues au labeur, dix-huit sont pensionnaires, prennent leur repas à la maison dans les mêmes conditions que les hommes de la rue de la Cavalerie[5], et vont la nuit dormir dans un vaste dortoir, bien aéré, très propre et de tenue remarquable : six ouvrières supplémentaires, n’ayant jamais connu ni tribunaux ni prisons, avaient été appelées du dehors, parce que « l’ouvrage pressait[6] ; » enfin, les sept dernières sont des libérées qui se sont délivrées elles-mêmes par leur bonne conduite et leur travail. Après avoir réuni une « masse » suffisante, chacune d’elles a loué, dans le quartier, une chambre où elle habite et où elle fait sa cuisine. À l’heure de l’ouverture de l’atelier, elle arrivent, apportant leur repas qu’elles ont préparé, se mettent à l’ouvrage et ne le quittent qu’au moment de la fermeture. Tout leur gain leur appartient, et, comme il suffit à éviter la misère, elles sont à l’abri du besoin, lorsqu’elles savent se soustraire aux sollicitations des cabarets, des bals de barrière et des hommes qui les fréquentent. Celles-là sont relativement heureuses, on les envie, leur sort excite l’émulation, et, avec un peu d’énergie, on parvient à les imiter : avoir son indépendance, un chez soi et de l’ouvrage assuré dans un atelier où l’on est bien accueilli, c’est être certain, si l’âme est encore ferme, de n’avoir plus rien à démêler avec la justice correctionnelle. Toutes les femmes qui entrent à l’asile ne sont pas employées au brochage ; sur 98 qu’on y a reçues en 1885, 12 ont été envoyées dans des maisons hospitalières, 32 ont trouvé place dans des ateliers, 22 sont parties sans motifs apparens et ont peut-être repris leur vie d’aventure ; 8 ont été expulsées pour fautes disciplinaires ; 4 ont été rappelées dans leur famille ; au 31 décembre, il restait 20 pensionnaires, qui, sans doute, continuaient ou terminaient leur apprentissage. Quelques-unes sont gardées pour les soins de la maison, la cuisine ou les services intérieurs.

Il est une de ces pauvres femmes que je n’ai pu voir sans être ému, car je connais son histoire, qui est celle de tant de malheureuses filles arrivées à Paris pleines de confiance, et que leur confiance a perdues. Servante, elle fut chassée, non pour un acte d’indélicatesse, mais parce que les fautes qu’elle avait commises étaient devenues trop apparentes. Comment vécut-elle ? où donnâ-t-elle le jour à un enfant dont le père se dérobait, selon l’usage du sexe fort, qui n’obéit « qu’aux lois de l’honneur ? » Je l’ignore ; mais je soupçonne que les misères à travers lesquelles elle traîna furent aiguës, et qu’elle eut l’énergie de les supporter pendant quelques mois, car un soir, n’en pouvant plus, elle attacha un billet explicatif aux vêtemens de son enfant, qu’elle déposa sur le trottoir d’un quai ; puis elle fit le signe de la croix et se jeta à la rivière. Des mariniers purent la sauver ; son premier cri en revenant à l’existence fut pour redemander son fils, que l’on retrouva endormi là même où elle l’avait placé. La préfecture de police avisa la Société de patronage, qui répondit : « Envoyez vite la mère et l’enfant. » Le petit garçon devint la joie de l’atelier ; joie de courte durée, car la mort se hâta de l’emporter. La mère est restée à l’asile, employée tantôt aux travaux du ménage, tantôt aux tables où l’on broche les livres. On la traite avec quelque déférence, car l’infortune a des droits auxquels on ne résiste guère. La maison lui paraît bien grande, maintenant que le pauvre petit n’y est plus. Elle n’est pas seule à souffrir de cet impitoyable départ. La directrice, qui est une femme active et compatissante, très empressée autour du troupeau qu’elle guide, regrette l’enfant dont la gentillesse l’avait séduite et qu’elle aimait à sentir se mouvoir autour d’elle.

Tous les libérés ne séjournent point dans les asiles ; un certain nombre qui réclament les bons offices du patronage s’adressent directement au « bureau, » dont le siège est rue de l’Université, no 176, dans une dépendance des anciennes écuries impériales. Le plus souvent on n’y distribue que des vêtemens ou de faibles secours en argent ; cependant trente-neuf libérés hommes ont été pourvus d’emplois et sept ont été dirigés sur des colonies. C’est du bureau que part l’impulsion ; des administrateurs d’autant plus dévoués qu’ils ne sont point rétribués et qu’ils représentent les volontaires de la charité sociale, entretiennent des relations avec l’administration des prisons, la prélecture de police, les ministères, les grands établissemens de travaux publics, les directeurs de chantiers, les chefs d’usine, les colonies, les familles des condamnés, afin d’être utiles à ceux-ci et de les préserver lorsque sonne l’heure de la libération. Ces chefs du patronage sont très ardens à leur œuvre, ils en comprennent l’utilité, ils voudraient l’étendre, la propager et en faire ce qu’elle devrait être, ce qu’elle sera, une organisation de salut, où tout libéré de bon vouloir trouvera la possibilité de ne plus être un danger pour lui-même et pour les autres. Les services que la société a rendus sont déjà considérables ; on les a sainement appréciés en haut lieu ; aussi, tout en lui laissant son initiative, en ne s’immisçant pas dans ses façons d’être, en ne contrôlant même pas ses moyens d’action, le gouvernement a jugé utile de lui donner son appui. On semble s’être inspiré des paroles que M. Bérenger a prononcées à l’assemblée nationale, lors d’une discussion sur une loi pénitentiaire ; il a dit : « Il faut qu’il y ait des sociétés de patronage, il faut que le gouvernement intervienne, non pas pour les diriger, non pas pour en nommer les présidens, car il serait à craindre qu’une intervention de cette nature ne gâtât l’œuvre ou ne la compromît, mais pour lui prodiguer ses encouragemens et en favoriser l’action. » C’est là ce que l’on fait, rien de plus ; le cas est rare en France, où l’administration semble trop souvent prendre à lâche de substituer son action aux actions individuelles. Le ministère de l’intérieur a accordé « au bureau » un logement dans un des bâtimens qui lui appartiennent, et le budget inscrit au profit de la Société de patronage une somme importante qui cependant ne représente pas l’équivalent de la moitié de la dépense. En cette circonstance, le gouvernement se montre intelligent et généreux ; on serait mal venu de ne point se trouver satisfait.

La charité privée, qui semble inépuisable en notre bon pays de France, n’a pas refusé son offrande, mais elle est restée au-dessous des besoins, car la dépense s’est, en 1886, élevée après de 80,000 francs. La somme est considérable, mais en apparence seulement, et pour ne pas dépenser davantage, il a été nécessaire de ne reculer devant aucune économie. La société est donc très pauvre et par cela même forcée de se réserver plus qu’il ne convient. L’aumône ne lui a pas manqué, je viens de le dire, mais elle a été restreinte ; on dirait qu’elle a hésité et qu’elle s’est volontairement modérée à cause du genre particulier de misère qu’on lui demandait de secourir. Des criminels, des détenus, des libérés, des hommes qui portent en eux la honte ou la révolte de la prison, est-ce donc si intéressant et n’existe-t-il pas d’autres sujets de commisération et de générosité ? Je sais ce que l’on peut dire à cet égard ; mais, si l’offrande que l’on réclame est en quelque sorte une prime d’assurance contre le méfait ; si elle doit, non pas éteindre, mais amoindrir en partie cette terrible plaie sociale qui est la récidive ; si elle aide à pousser vers l’amélioration des êtres qu’une heure de faiblesse ou même de perversité a perdus ; si, par suite de l’expérience subie, elle rend des forces à celui qui n’avait pas appris à les respecter, n’est-elle pas mile, n’a-t-elle pas le double caractère sacré de secourir l’infortune et de favoriser le relèvement moral ; n’a-t-elle pas de quoi tenter les grands cœurs ?

Les hommes de bien qui se sacrifient à cette œuvre où tant de difficultés ne les arrêtent pas, où si souvent leur récompense est faite de déception, représentent assez fidèlement ces frères de la Merci qui jadis allaient racheter les captifs dans les états barbaresques. Ils font effort pour délivrer le détenu de ses mauvais penchans et pour rédimer le libéré de ses vices. Ils ne leur parlent que des choses immédiates : « Demain, si vous ne travaillez, la faim vous saisira et vous volerez pour vivre ; travaillez, et la facilité même de votre existence vous ramènera à la probité, qui toujours vous sera plus avantageuse que les actions prohibées. » Beaucoup ont écouté ces paroles et n’ont eu qu’à s’en applaudir ; mais combien plus en auraient profité, si la Société de patronage, au lieu d’être, pour ainsi dire, confinée dans Paris, voyait accroître ses ressources et pouvait rayonner sur la province, avoir une succursale dans tout chef-lieu de département, se mettre ainsi en rapport avec les réclusionnaires sortant des maisons centrales et avec les libérés quittant les prisons municipales. Son action se dilaterait dans de larges proportions, deviendrait féconde et serait un puissant auxiliaire pour la justice, qui parfois se sent paralysée devant le nombre toujours croissant des récidives. La loi de relégation est bonne, si elle est appliquée, mais elle sera singulièrement onéreuse pour le budget, et, de toute façon, le relèvement par le travail vaut mieux que l’éloignement imposé en charge à l’état. L’augmentation des récidives produit un résultat étrange : les prisons deviennent insuffisantes à contenir tous les détenus, et c’est pourquoi le nombre des grâces croît dans des proportions anormales. Cercle vicieux par excellence : plus on condamne, plus on gracie ; question de place, pas autre chose ; on libère un prisonnier pour donner sa cellule à un autre. Ne serait-il pas plus profitable de le libérer tout à fait de la prison et de lui-même ? C’est la mission de la Société de patronage, elle n’y faillirait pas, et serait partout où l’on a besoin d’elle, si, au lieu d’être forcée d’être très prudente, elle pouvait se déployer avec l’ampleur que donne la richesse. Elle n’est pas seulement « établissement d’utilité publique, » comme dit le décret du Il novembre 1875, elle est œuvre de nécessité sociale ; à ce titre, on ne saurait trop lui venir en aide, afin de faciliter sa tâche et de lui donner tout le développement qu’elle comporte.

Lorsqu’il est question de détenus, de libérés qui veulent tenter la fortune de la vie laborieuse, il m’est impossible de ne point regarder vers les terres inoccupées, incultes, en mal de civilisation, que la France possède dans les pays lointains, dans les contrées noires où l’existence en plein air est facile, où la température rend la misère nulle, où l’Européen se relève par la supériorité même de sa race, où la liberté des grands espaces sollicite aux aventures et où nos déclassés, pour ne dire plus, trouveraient à employer, à dépenser l’activité qui en fait un péril pour notre société méthodique et réglée. Au temps de mes voyages, j’ai rencontré quelques-uns de ces hommes dont j’ai gardé bon souvenir et dont, à cette époque, j’ai peut-être envié le sort. À l’oasis d’El-Khadjé, un déserteur français jouait au seigneur et possédait de beaux dromadaires. Il s’était enfui de je ne sais plus quel pénitencier d’Algérie, où il avait été enfermé pour des fautes qui ressemblaient à des crimes. Après un voyage invraisemblable, où les péripéties n’avaient point manqué, il était arrivé à l’oasis, s’était installé, sans souci de l’archéologie, dans un temple construit par Darius Ier[7] avait épousé une négresse et se promettait de faire souche d’honnêtes gens. « Son petit commerce, disait-il, n’allait pas trop mal. » Il était marchand d’esclaves, ce qui n’a rien de déshonorant dans ces pays-là. Sur le Nil, au-delà des cataractes, je reçus la visite d’un ancien comédien qu’un accès de galanterie exagéré avait failli envoyer aux galères ; il avait été plus leste que la justice et lui avait échappé. Il avait essayé de s’établir au Caire, avait mal réussi dans son entreprise, et un beau jour était parti pour Khartoum en compagnie d’un Bim-Bachi qui allait prendre le commandement d’un bataillon de Nubiens. Il se fit chasseur d’éléphans, vendait l’ivoire et prospérait. Je lui offris quelques livres de poudre anglaise que j’avais achetée à Malte ; en échange, il me donna la corne d’un rhinocéros qu’il avait tué et que je conserve précieusement en mémoire de ce pauvre garçon, qui bientôt après notre rencontre fut tué au champ d’honneur, écrasé, aplati sous le pied d’un éléphant blessé.

Ces hommes que les hasards de ma vie m’ont fait côtoyer étaient heureux ; mal à l’aise dans notre civilisation, que leurs passions rendaient trop étroite, ils ont trouvé dans la libre vie du voyageur à déployer sans contrainte l’ardeur qui les dévorait ; leurs défauts, incompatibles avec les devoirs et les droits du monde social, sont devenus des qualités dans leur existence sauvage ; mais on peut croire qu’ils n’ont pas failli, parce qu’ils n’ont plus eu l’occasion de faillir. Il me semble que dans nos colonies africaines des bords de l’Océan-Atlantique, vers ces fleuves que la curiosité aryenne commence à explorer, il y a place et possibilité de vivre pour bien des hommes que la récidive entraînera, s’ils restent dans nos pays. Je sais, sans que j’aie à m’expliquer davantage, qu’un petit nombre de libérés ont, sur leur demande, été expédiés dans une de ces régions où flotte le drapeau français ; ils pourront y contribuer à la civilisation, car on va construire des voies ferrées, établir des fortins et ouvrir des routes ; ce sera bien, s’ils s’y emploient ; payés comme ouvriers, recevant en outre la ration du soldat, il leur sera facile de rentrer dans la vie régulière et d’élever honnêtement les petits mulâtres qui naîtront d’eux. Mais au-delà de nos possessions, à nos frontières mêmes, se dressent les bois de gommiers et s’étendent les immenses terrains de chasse ; resteront-ils attachés à la glèbe, retourneront-ils à la vie des ancêtres primitifs ? Qu’importe ? Ils obéiront à leur instinct et nul n’aura rien à leur reprocher. Si la Société de patronage développe le goût de l’émigration volontaire chez les libérés qu’elle prend en tutelle, elle aura atteint son but, qui est de relever le coupable et de débarrasser le pays d’un danger permanent.


MAXIME DU CAMP.

  1. La Société moderne et les repris de justice, par M. J. de Lamarque. Paris, 1875 ; Dentu. — Brochure de 43 pages.
  2. Si l’on continue à marcher du même pas, il faudra 280 ans pour que la réforme soit complète.
  3. Dans l’espace de six ans, il remporte 4 prix et 3 accessits au concours général, 16 prix et 25 accessits au lycée : donc un total de 48 récompenses. Dans les deux dernières années scolaires, il n’obtient plus que des accessits (15) ; on l’a surmené, sa force de résistance est affaiblie.
  4. Les condamnations se décomposent ainsi : vente d’effets militaires, 1 ; mendicité, 2 ; vagabondage, 12 ; rupture de ban, 25.
  5. La directrice reçoit 0 fr. 75 par jour et par tête pour la nourriture des pensionnaires.
  6. On broche à l’asile 275,000 volumes par an.
  7. Le cartouche de la dédicace du temple est : « Le Dieu bienfaisant, seigneur du monde, le chéri d’Amon Ra », seigneur de la région d’Heb-Osch, le fils du soleil Ni-Triouch (Darius) toujours vivant. »