Le Pays des fourrures/Partie 1/Chapitre 3

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Hetzel (p. 15-22).

CHAPITRE III

un savant dégelé


Le sergent Long, arrivé dans l’étroit couloir sur lequel s’ouvrait la porte extérieure du fort, entendit les cris redoubler. On heurtait violemment à la poterne qui donnait accès dans la cour, protégée par de hautes murailles de bois. Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait le sol. Le sergent, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans cette masse blanche, aveuglé par la rafale, piqué jusqu’au sang par ce froid terrible, traversa la cour en biais et se dirigea vers la poterne.

« Qui diable peut venir par un temps pareil ! se disait le sergent Long, en ôtant méthodiquement, on pourrait dire « disciplinairement », les lourds barreaux de la porte. Il n’y a que des Esquimaux qui osent se risquer par un tel froid !

— Mais ouvrez donc, ouvrez donc ! criait-on du dehors.

— On ouvre, » répondit le sergent Long, qui semblait véritablement ouvrir en douze temps.

« C’est mon voyageur ! »

Enfin les battants de la porte se rabattirent intérieurement, et le sergent fut à demi renversé dans la neige par un traîneau attelé de six chiens qui passa comme un éclair. Un peu plus, le digne Long était écrasé. Mais se relevant, sans même proférer un murmure, il ferma la poterne et revint vers la maison principale, au pas ordinaire, c’est-à-dire en faisant soixante-quinze enjambées à la minute.

Mais déjà le capitaine Craventy, le lieutenant Jasper Hobson, le caporal Joliffe étaient là, bravant la température excessive et regardant le traîneau, blanc de neige, qui venait de s’arrêter devant eux.

Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt descendu.

« Le fort Reliance ? demanda cet homme.

— C’est ici, répondit le capitaine.

— Le capitaine Craventy ?

— C’est moi. Qui êtes-vous ?

— Un courrier de la Compagnie.

— Êtes-vous seul ?

— Non ! j’amène un voyageur !

— Un voyageur ! Et que vient-il faire ?

— Il vient voir la lune. »

Ils frictionnèrent le nouveau venu.

À cette réponse, le capitaine Craventy se demanda s’il avait affaire à un fou, et, dans de telles circonstances, on pouvait le penser. Mais il n’eut pas le temps de formuler son opinion. Le courrier avait retiré du traîneau une masse inerte, une sorte de sac couvert de neige, et il se disposait à l’introduire dans la maison, quand le capitaine lui demanda :

« Quel est ce sac ?

— C’est mon voyageur ! répondit le courrier.

— Quel est ce voyageur ?

— L’astronome Thomas Black.

— Mais il est gelé !

— Eh bien, on le dégèlera. »

Thomas Black, transporté par le sergent, le caporal et le courrier, fit son entrée dans la maison du fort. On le déposa dans une chambre du premier étage, dont la température était fort supportable, grâce à la présence d’un poêle porté au rouge vif. On l’étendit sur un lit, et le capitaine lui prit la main.

Cette main était littéralement gelée. On développa les couvertures et les manteaux fourrés qui couvraient Thomas Black, ficelé comme un paquet, et sous cette enveloppe on découvrit un homme âgé de cinquante ans environ, gros, court, les cheveux grisonnants, la barbe inculte, les yeux clos, la bouche pincée comme si ses lèvres eussent été collées par une gomme. Cet homme ne respirait plus ou si peu, que son souffle eût à peine terni une glace. Joliffe le déshabillait, le tournait, le retournait avec prestesse, tout en disant :

« Allons donc ! allons donc ! monsieur ! Est-ce que vous n’allez pas revenir à vous ? »

Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n’être plus qu’un cadavre. Pour rappeler en lui la chaleur disparue, le caporal Joliffe n’entrevoyait qu’un moyen héroïque, et ce moyen, c’était de plonger le patient dans le punch brûlant.

Très heureusement sans doute pour Thomas Black, le lieutenant Jasper Hobson eut une autre idée.

« De la neige ! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs poignées de neige ! »

Cette substance ne manquait pas dans la cour du fort. Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l’astronome. Le corps du malheureux était couvert de plaques blanchâtres qui indiquaient une violente pénétration du froid dans les chairs. Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. C’était le résultat que Jasper Hobson espérait obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On sait que c’est le remède généralement employé dans les contrées polaires pour rétablir la circulation qu’un froid terrible a arrêtée, comme il arrête le courant des rivières.

Le sergent Long étant revenu, Joliffe et lui frictionnèrent le nouveau venu comme il ne l’avait jamais été probablement. Ce n’était point une linition douce, une fomentation onctueuse, mais un massage vigoureux, pratiqué à bras raccourcis, et qui rappelait plutôt les éraillures de l’étrille que les caresses de la main.

Et pendant cette opération, le loquace caporal interpellait toujours le voyageur, qui ne pouvait l’entendre.

« Allons donc ! monsieur, allons donc ! Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi ? Voyons ! n’y mettez pas tant d’obstination ! »

Il est probable que Thomas Black s’obstinait, car une demi-heure se passa sans qu’il consentît à donner signe de vie. On désespérait même de le ranimer, et les masseurs allaient suspendre leur fatigant exercice, quand le pauvre homme fit entendre quelques soupirs.

« Il vit ! il revient ! » s’écria Jasper Hobson.

Après avoir réchauffé par les frictions l’extérieur du corps, il ne fallait point oublier l’intérieur. Aussi le caporal Joliffe se hâta-t-il d’apporter quelques verres de punch. Le voyageur se sentit véritablement soulagé ; les couleurs revinrent à ses joues, le regard à ses yeux, la parole à ses lèvres, et le capitaine put espérer enfin que Thomas Black allait lui apprendre pourquoi il arrivait en ce lieu et dans un état si déplorable.

Thomas Black, bien enveloppé de couvertures, se souleva à demi, s’appuya sur son coude, et d’une voix encore affaiblie :

« Le fort Reliance ? demanda-t-il.

— C’est ici, répondit le capitaine.

— Le capitaine Craventy ?

— C’est moi, et j’ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au fort Reliance ?

— Pour voir la lune ! » répondit le courrier, qui tenait sans doute à cette réponse, car il la faisait pour la seconde fois.

D’ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. Puis, reprenant :

« Le lieutenant Hobson ? demanda-t-il.

— Me voici, répondit le lieutenant.

— Vous n’êtes pas encore parti ?

— Pas encore, monsieur.

— Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me reste plus qu’à vous remercier et à dormir jusqu’à demain matin ! »

Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure après, la fête s’achevait, et les invités regagnaient leurs demeures respectives, soit dans les chambres du fort, soit dans les quelques habitations qui s’élevaient en dehors de l’enceinte.

Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. Un autre n’eût pas dégelé, mais lui ne faisait pas comme tout le monde.

Et maintenant, qui était cet astronome ? D’où venait-il ? Pourquoi ce voyage à travers les territoires de la Compagnie, lorsque l’hiver sévissait encore ? Que signifiait la réponse du courrier ? Voir la lune ! Mais la lune ne luit-elle pas en tous lieux, et faut-il venir la chercher jusque dans les régions hyperboréennes ?

Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. Mais le lendemain, après avoir causé pendant une heure avec son nouvel hôte, il n’avait plus rien à apprendre.

Thomas Black était, en effet, un astronome attaché à l’observatoire de Greenwich, si brillamment dirigé par M. Airy. Esprit intelligent et sagace plutôt que théoricien, Thomas Black, depuis vingt ans qu’il exerçait ses fonctions, avait rendu de grands services aux sciences uranographiques. Dans la vie privée, c’était un homme absolument nul, qui n’existait pas en dehors des questions astronomiques, vivant dans le ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant du bonhomme La Fontaine qui se laissa choir dans un puits. Avec lui pas de conversation possible si l’on ne parlait ni d’étoiles ni de constellations. C’était un homme à vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel observateur sans rival au monde ! Quelle infatigable patience il déployait ! Il était capable de guetter pendant des mois entiers l’apparition d’un phénomène cosmique. Il avait d’ailleurs une spécialité, les bolides et les étoiles filantes, et ses découvertes dans cette branche de la météorologie méritaient d’être citées. D’ailleurs, toutes les fois qu’il s’agissait d’observations minutieuses, de mesures délicates, de déterminations précises, on recourait à Thomas Black, qui possédait « une habileté d’œil » extrêmement remarquable. Savoir observer n’est pas donné à tout le monde. On ne s’étonnera donc pas que l’astronome de Greenwich eût été choisi pour opérer dans la circonstance suivante qui intéressait au plus haut point la science sélénographique.

On sait que pendant une éclipse totale de soleil, la lune est entourée d’une couronne lumineuse. Mais quelle est l’origine de cette couronne ? Est-ce un objet réel ? N’est-ce plutôt qu’un effet de diffraction éprouvé par les rayons solaires dans le voisinage de la lune ? C’est une question que les études faites jusqu’à ce jour n’ont pu permettre de résoudre.

Dès 1706, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole lumineuse. Louville et Halley pendant l’éclipse totale de 1715, Maraldi en 1724, Antonio de Ulloa en 1778, Bouditch et Ferrer en 1806, observèrent minutieusement cette couronne ; mais de leurs théories contradictoires on ne put rien conclure de définitif. À propos de l’éclipse totale de 1842, les savants de toutes nations, Airy, Arago, Peytal, Laugier, Mauvais, Otto-Struve, Petit, Baily, etc., cherchèrent à obtenir une solution complète touchant l’origine du phénomène ; mais quelque sévères qu’eussent été les observations, « le désaccord, dit Arago, que l’on trouve entre les observations faites en divers lieux par des astronomes exercés, dans une seule et même éclipse, a répandu sur la question de telles obscurités, qu’il n’est maintenant possible d’arriver à aucune conclusion certaine sur la cause du phénomène ». Depuis cette époque, d’autres éclipses totales de soleil furent étudiées, mais les observations n’obtinrent aucun résultat concluant.

Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études sélénographiques. Il fallait la résoudre à tout prix. Or, une occasion nouvelle se présentait d’étudier la couronne lumineuse si discutée jusqu’alors. Une nouvelle éclipse totale de soleil, totale pour l’extrémité nord de l’Amérique, l’Espagne, le nord de l’Afrique, etc., devait avoir lieu le 18 juillet 1860. Il fut convenu entre astronomes de divers pays que des observations seraient faites simultanément aux divers points de la zone pour laquelle cette éclipse serait totale. Or, ce fut Thomas Black que l’on désigna pour observer ladite éclipse dans la partie septentrionale de l’Amérique. Il devait donc se trouver à peu près dans les conditions où se trouvèrent les astronomes anglais qui se transportèrent en Suède et en Norvège à l’occasion de l’éclipse de 1851.

On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte d’étudier l’auréole lumineuse. Il devait également reconnaître autant que possible la nature de ces protubérances rougeâtres qui apparaissent sur divers points du contour du satellite terrestre. Si l’astronome de Greenwich parvenait à trancher la question d’une manière irréfutable, il aurait droit aux éloges de toute l’Europe savante.

Thomas Black se prépara donc à partir, et il obtint de pressantes lettres de recommandation pour les agents principaux de la Compagnie de la baie d’Hudson. Or, précisément, une expédition devait se rendre prochainement aux limites septentrionales du continent afin d’y créer une factorerie nouvelle. C’était une occasion dont il fallait profiter. Thomas Black partit donc, traversa l’Atlantique, débarqua à New-York, gagna à travers les lacs l’établissement de la rivière Rouge, puis de fort en fort, emporté par un traîneau rapide, sous la conduite d’un courrier de la Compagnie, malgré l’hiver, malgré le froid, en dépit de tous les dangers d’un voyage à travers les contrées arctiques, le 17 mars, il arriva au fort Reliance dans les conditions que l’on connaît.

Telles furent les explications données par l’astronome au capitaine Craventy. Celui-ci se mit tout entier à la disposition de Thomas Black.

« Mais, monsieur Black, lui dit-il, pourquoi étiez-vous si pressé d’arriver, puisque cette éclipse de soleil ne doit avoir lieu qu’en 1860, c’est-à-dire l’année prochaine seulement ?

— Mais, capitaine, répondit l’astronome, j’avais appris que la Compagnie envoyait une expédition sur le littoral américain au-delà du soixante-dixième parallèle, et je ne voulais pas manquer le départ du lieutenant Hobson.

— Monsieur Black, répondit le capitaine, si le lieutenant eût été parti, je me serais fait un devoir de vous accompagner moi-même jusqu’aux limites de la mer polaire. »

Puis, il répéta à l’astronome que celui-ci pouvait absolument compter sur lui et qu’il était le bienvenu au fort Reliance.