Le Petit-Maître corrigé/Acte III
ACTE III
Scène première
MARTON, HORTENSE, FRONTIN
Je ne sais plus quel parti prendre.
Il est, dit-on, dans une extrême agitation, il se fâche, il fait l’indifférent, à ce que dit Frontin ; il va trouver Dorimène, il la quitte ; quelquefois il soupire ; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame ; voyez ce qu’il vous veut, et ce que produira le désordre d’esprit où il est ; allons jusqu’au bout.
Oui, Marton, je le crois touché, et c’est là ce qui m’en rebute le plus ; car qu’est-ce que c’est que la ridiculté d’un homme qui m’aime, et qui, par vaine gloire, n’a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu’il le sent ?
Eh ! Madame, plus il se débat, et plus il s’affaiblit ; il faut bien que son impertinence s’épuise ; achevez de l’en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s’il s’en retournait ridicule ? Je lui avais donné de l’amour, vous diriez-vous, et ce n’est pas là un présent si rare ; mais il n’avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n’y avait peut-être que moi qui en fût capable ; et j’ai laissé partir cet honnête homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur ; je ne méritais pas les beaux yeux que j’ai.
Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l’avoue ; achevons pourtant.
Ne l’épargnez point : désespérez-le pour le vaincre ; Frontin là-bas attend votre réponse pour la porter à son maître. Lui dira-t-il qu’il vienne ?
Dis-lui d’approcher.
Avance.
Sais-tu ce que me veut ton maître ?
Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-même, mais je crois le savoir.
Apparemment qu’il a quelque motif, puisqu’il demande à me voir.
Non, Madame, il n’y a encore rien de réglé là-dessus ; et en attendant, c’est par force qu’il demande à vous voir ; il ne saurait faire autrement : Il n’y a pas moyen qu’il s’en passe ; il faut qu’il vienne.
Je ne t’entends point.
Je ne m’entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire.
C’est son cœur qui le mène en dépit qu’il en ait, voilà ce que c’est.
Tu l’as dit : c’est son cœur qui a besoin du vôtre, Madame ; qui voudrait l’avoir à bon marché ; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu’il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu’il est ; c’est ma pensée.
À tout hasard, va le chercher
Scène II
HORTENSE, MARTON
Marton, je ne veux pas lui parler d’abord, je suis d’avis de l’impatienter ; dis-lui que dans le cas présent je n’ai pas jugé qu’il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s’expliquer avec toi sur ce qu’il a à me dire ; s’il insiste, je ne m’écarte point, et tu m’en avertiras.
C’est bien dit : Hâtez-vous de vous retirer, car je crois qu’il avance.
Scène III
MARTON, ROSIMOND
Où est donc votre maîtresse ?
Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez ? après tout ce qui s’est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l’épargner ; d’ailleurs, je m’imagine qu’elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guère, et vous n’avez qu’à me dire de quoi il s’agit.
Quoi ! c’est la peur d’inquiéter Dorante qui l’empêche de venir ?
Peut-être bien.
Ah ! celui-là me paraît neuf. (À part.) On a de plaisants goûts en province ; Dorante… de sorte donc qu’elle a cru que je voulais lui parler d’amour. Ah ! Marton, je suis bien aise de la désabuser ; allez lui dire qu’il n’en est pas question, que je n’y songe point, qu’elle peut venir avec Dorante même, si elle veut, pour plus de sûreté ; dites-lui qu’il ne s’agit que de Dorimène, et que c’est une grâce que j’ai à lui demander pour elle, rien que cela ; allez, ah ! ah ! ah !
Vous l’attendrez ici, Monsieur.
Sans doute.
Souhaitez-vous qu’elle amène Dorante ? ou viendra-t-elle seule ?
Comme il lui plaira ; quant à moi, je n’ai que faire de lui. (Rosimond un moment seul riant.) Dorante l’emporte sur moi ! Je n’aurais pas parié pour lui ; sans cet avis-là j’allais faire une belle tentative ! Mais que me veut cette femme-ci ?
Scène IV
DORIMÈNE, ROSIMOND
Marquis, je viens vous avertir que je pars ; vous sentez bien qu’il ne me convient plus de rester, et je n’ai plus qu’à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre ; de là à Paris où je vous attends pour notre mariage ; car il est devenu nécessaire depuis l’éclat qu’on a fait ; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mère que par là ; il faut absolument que je vous épouse.
Eh oui, Madame, on vous épousera : mais j’ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas.
Qu’est-ce que c’est que ces mesures ? Dites-les-moi en deux mots.
Je ne saurais ; je n’en ai pas le temps.
Donnez-m’en la moindre idée, ne faites rien sans conseil : vous avez quelquefois besoin qu’on vous conduise, Marquis ; voyons le parti que vous prenez.
Vous me chagrinez. (À part.) Que lui dirai-je ? (Haut.) C’est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mère.
Cela ne vaut rien ; je n’en suis pas encore d’avis : écoutez-moi.
Eh, morbleu ! Ne vous embarrassez pas, c’est un mouvement qu’il faut que je me donne.
D’où vient le faut-il ?
C’est qu’on croirait peut-être que je regrette Hortense, et je veux qu’on sache qu’elle ne me refuse que parce que j’aime ailleurs.
Eh bien, il n’en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile ; ne sait-on pas que vous m’aimez ? Cela est si bien établi et si croyable !
Eh ! de grâce, Madame, allez-vous-en. (À part.) Ne pourrai-je l’écarter ?
Attendez donc ; ne pouvez-vous m’épouser qu’avec l’agrément de votre mère ? Il serait plus flatteur pour moi qu’on s’en passât, si cela se peut, et d’ailleurs c’est que je ne me raccommoderai point : je suis piquée.
Restez piquée, soit ; ne vous raccommodez point, ne m’épousez pas : mais retirez-vous pour un moment.
Que vous êtes entêté !
L’incommode femme !
Parlons raison. À qui vous adressez-vous ?
Puisque vous voulez le savoir, c’est Hortense que j’attends, et qui arrive, je pense.
Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle : entendez-vous ?
Eh ! non, tenez-vous en repos ; j’irai vous le dire.
Scène V
ROSIMOND, HORTENSE, MARTON
Madame, n’hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m’a assuré qu’il ne serait point question d’amour entre vous, et que ce qu’il a à vous dire ne concerne uniquement que Dorimène ; il m’en a donné sa parole.
Le préambule est fort nécessaire.
Vous n’avez qu’à rester, Marton.
Autre précaution.
Voyons comme il s’y prendra.
Que puis-je faire pour obliger Dorimène, Monsieur ?
Je me sens ému… (Haut.) Il ne s’agit plus de rien, Madame ; elle m’avait prié de vous engager à disposer l’esprit de ma mère en sa faveur, mais ce n’est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas.
J’en ai meilleur augure ; essayons toujours : mon père y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout ?
J’avais à vous parler de son billet qu’on a trouvé, et je venais vous protester que je n’y ai point de part ; que j’en ai senti tout le manque de raison, et qu’il m’a touché plus que je ne puis le dire.
Hélas !
Pure bagatelle qu’on pardonne à l’amour.
C’est qu’assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu’elle y a eu ; vous ne la méritez pas.
Vous ne la méritez pas ?
Je vous jure, Monsieur, que je n’y ai point pris garde, et que je n’en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n’avez plus rien à me dire, je pense ?
Notre entretien vous est si à charge que j’hésite de le continuer.
Parlez, Monsieur.
Écoutons.
Je ne saurais revenir de mon étonnement : j’admire le malentendu qui nous sépare ; car enfin, pourquoi rompons-nous ?
Voyez quelle aisance !
Un mariage arrêté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu’il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu’il ne s’achève pas ? Cela me passe.
Ne devez-vous pas être charmé, Monsieur, qu’on vous débarrasse d’un mariage où vous ne vous engagiez que par complaisance ?
Par complaisance ?
Par complaisance ! Ah ! Madame, où se récriera-t-on, si ce n’est ici ? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid.
Elle a raison. Quand on n’examine pas les gens, voilà comme on les explique.
Voilà comme on est un sot.
J’avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. (Hortense rit. Rosimond continue.) Oui, Madame, de délicatesse.
Cet homme-là est incurable.
Il n’y a qu’à suivre ma conduite ; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y ; à peine m’avez-vous regardé : là-dessus, je me suis piqué, cela est dans l’ordre. J’ai paru manquer d’empressement, j’en conviens, j’ai fait l’indifférent, même le fier, si vous voulez ; j’étais fâché : cela est-il si désobligeant ? Est-ce là de la complaisance ? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu’on ne prît garde à rien ? Qu’on ne sentît rien ? Qu’on eût été content sans devoir l’être ? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame ?
Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre ; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur.
Encore un instant, Monsieur me charme ; on ne trouve pas toujours des amants d’une espèce aussi rare.
Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot ; convenons de quelque chose. Y a-t-il matière de rupture entre nous ? Où allez-vous ? Presser ma mère de se raccommoder avec Dorimène ? Oh ! vous me permettrez de vous retenir ! Vous n’irez pas. Qu’elles restent brouillées, je ne veux point de Dorimène ; je n’en veux qu’à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n’y a point ici, s’il vous plaît, d’autre raccommodement à faire que le mien avec vous ; il n’y en a point de plus pressé. Ah çà, voyons ; vous rendez-vous justice ? Me la rendez-vous ? Croyez-vous qu’on sente ce que vous valez ? Sommes-nous enfin d’accord ? En est-ce fait ? Vous-ne me répondez rien.
Tenez, Madame, vous croyez peut-être que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu’il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis ; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l’aimer gratis ? À votre place, pourtant, Monsieur, je m’y résoudrais. Qui est-ce qui le saura ? Je vous garderai le secret. Je m’en vais, car j’ai de la peine à voir qu’on vous maltraite.
Qu’est-ce que c’est que ce discours ?
C’est une étourdie qui parle : mais il faut qu’à mon tour la vérité m’échappe, Monsieur, je n’y saurais résister. C’est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulève la raison : c’est pourtant dommage. Voici Dorimène qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis ; et pour vous, et pour elle.
Scène VI
DORIMÈNE, HORTENSE, ROSIMOND
Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l’a dit.
Oui, Madame, et je l’assurais que mon père et moi n’oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez.
Ce n’est pas pour moi qu’il souhaite, Madame, et c’est bien malgré moi qu’il vous en a parlé.
Malgré vous ? Il m’a pourtant dit que vous l’en aviez prié.
Eh ! point du tout, nous avons pensé nous quereller là-dessus à cause de la répugnance que j’y avais : il n’a pas même voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue ; mais j’accours pour vous prier de laisser tout là. Je viens de rencontrer la Marquise qui m’a saluée d’un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet ; il y a des moyens de se passer d’une cérémonie si désagréable : elle me rebuterait de notre mariage.
Il ne se fera jamais, Madame.
Vous êtes un petit emporté.
Vous voyez, Madame, jusqu’où le dépit porte un cœur tendre.
C’est que c’est une démarche si dure, si humiliante.
Elle est nécessaire ; il ne serait pas séant de vous marier sans l’aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon père et moi, s’il ne l’a déjà fait.
Non, Madame, je vous prie très sérieusement qu’il ne s’en mêle point, ni vous non plus.
Et moi, je vous prie qu’il s’en mêle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-même. Êtes-vous content, petit ingrat ? Quelle complaisance il faut avoir !
Scène VII
LE COMTE, DORANTE, DORIMÈNE, HORTENSE, ROSIMOND
Venez, Madame, hâtez-vous de grâce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tâchent de la gagner. Le moment m’a paru favorable ; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer ; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille ; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraître.
Ceci est trop fort.
Je vous rends mille grâces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc.
Point d’inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles.
Je me charge de vous les venir dire.
Scène VIII
ROSIMOND, abattu et rêveur, FRONTIN
Son air rêveur est de mauvais présage… (Haut.) Monsieur.
Que me veux-tu ?
Épousons-nous Hortense ?
Non, je n’épouse personne.
Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini ?
Très mal.
Pourquoi cela ?
C’est que je lui ai déplu.
Je vous crois.
Elle dit que je la choque.
Je n’en doute pas ; j’ai prévu son indignation.
Quoi ! Frontin, tu trouves qu’elle a raison ?
Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable : ce sont vos agréments qui vous perdent.
Mais, Frontin, je sors du monde ; y étais-je si étrange ?
On s’y moquait de nous la plupart du temps ; je l’ai fort bien remarqué, Monsieur ; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir ; en vérité, vous ne plaisiez qu’aux Dorimènes, et moi aussi ; et nos camarades n’étaient que des étourdis ; je le sens bien à présent, et si vous l’aviez senti aussi tôt que moi, l’adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m’a défait de toute mon impertinence.
Est-ce qu’en effet il y aurait de ma faute ?
Regardez-moi : est-ce que vous me reconnaissez, par exemple ? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d’autrefois que je prenais des tons si sots : bonjour, la belle enfant, qu’estce ? Eh ! comment vous portez-vous ? Voilà comme vous m’aviez appris à faire, et cela me fatiguait ; au lieu qu’à présent je suis si à mon aise : bonjour, Marton, comment te portes-tu ? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible.
Laisse-moi, il n’y a plus de ressource : et tu me chagrines.
Scène IX
MARTON, FRONTIN, ROSIMOND
Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton.
Je vais l’achever. Monsieur, ma maîtresse que j’ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m’a chargé de vous prier d’une chose qu’elle a oublié de vous dire tantôt, et dont elle n’aurait peut-être pas le temps de vous avertir assez tôt : c’est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractère ; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien ; non pas qu’elle l’aime encore, mais comme il s’y prend d’une manière à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur.
Oh ! Parbleu ! c’en est trop ; ce trait me pousse à bout : allez, Marton, dites à votre maîtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l’affront qu’on me fait aujourd’hui.
Eh, Monsieur ! À qui en avez-vous ? Quel mal vous fait-on ? Par quel intérêt refusez-vous d’obliger ma maîtresse, qui vous sert actuellement vous-même, et qui, en revanche, vous demande en grâce de servir votre propre ami ? Je ne vous conçois pas ! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc ? Pourquoi se fâche-t-il contre Hortense ? Sais-tu ce que c’est ?
Eh ! mon enfant, c’est qu’il l’aime.
Bon ! Tu rêves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur ?
Marton, je suis au désespoir !
Quoi ! Vous ?
Ne me trahis pas ; je rougirais que l’ingrate le sût : mais, je te l’avoue, Marton : oui, je l’aime, je l’adore, et je ne saurai supporter sa perte.
Ah ! C’est parler que cela ; voilà ce qu’on appelle des expressions.
Garde-toi surtout de les répéter.
Voilà qui ne vaut rien, vous retombez.
Oui, Monsieur, dites toujours : je l’adore ; ce mot-là vous portera bonheur.
L’ingrate !
Vous avez tort ; car il faut que je me fâche à mon tour. Est-ce que ma maîtresse se doute seulement que vous l’aimez ? jamais le mot d’amour est-il sorti de votre bouche pour elle ? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance ; ce n’était pas la peine que votre cœur se développât sérieusement pour ma maîtresse, ni qu’il se mît en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grâce d’y consentir : je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts ; il faut que vous les sentiez : c’est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d’un amour qui ne vous fait qu’honneur.
Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi ; nous en étions si pénétrés…
Je me suis mal conduit, j’en conviens.
Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n’avez rien oublié pour vous empêcher de l’être. Souvenez-vous des discours de tantôt : j’en étais dans une fureur…
Oui, elle m’a dit que vous l’aviez scandalisée ; car elle est notre amie.
C’est un malentendu qui nous sépare ; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrêté, convenable, dont je faisais cas : voilà de votre style ; et avec qui ? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai même, la plus disposée d’abord à vous vouloir du bien.
Ah ! Marton, n’en dis pas davantage. J’ouvre les yeux ; je me déteste, et il n’est plus temps !
Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-être touchera-t-il ma maîtresse.
Cette belle dame a l’air si clément !
Me promettez-vous de rester comme vous êtes ? Continuerez-vous d’être aussi aimable que vous l’êtes actuellement ? En est-ce fait ? N’y a-t-il plus de petit-maître ?
Je suis confus de l’avoir été, Marton.
Je pleure de joie.
Eh bien, portez-lui donc ce cœur tendre et repentant ; jetez-vous à ses genoux, et n’en sortez point qu’elle ne vous ait fait grâce.
Je m’y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu’elle aime Dorante.
Doucement ; Dorante ne lui a plu qu’en s’efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d’abord. Cela est différent : c’est reconnaissance pour lui, c’était inclination pour vous, et l’inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s’avance ; nous vous laissons avec elle.
Scène X
ROSIMOND, HORTENSE
Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié.
Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame.
Ah ! Ciel ! Levez-vous, Rosimond ; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie.
Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m’entendre ; et ce n’est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d’embrasser vos genoux. Non, je me fais justice ; je ne suis pas même digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris ; mais mon cœur vous a manqué de respect ; il vous a refusé l’aveu de tout l’amour dont vous l’aviez pénétré, et je veux, pour l’en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystère qu’il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l’ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d’un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu’à croire que vous l’aimeriez sans cela : voilà ce que j’étais devenu par de faux airs ; refusez-m’en le pardon que je vous en demande ; prenez en réparation de mes folies l’humiliation que j’ai voulu subir en vous les apprenant ; si ce n’est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d’en être toujours vengée par la douleur éternelle que j’en emporte.
Scène XI
DORIMÈNE, DORANTE, HORTENSE, ROSIMOND
Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m’épouser ; il est vrai qu’il m’en coûte le sacrifice de ma fierté : mais, que ne fait-on pas pour ce qu’on aime ?
Un moment, de grâce, Madame.
Votre père consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-même, Madame.
Dans un instant, Dorante.
Vous ne me dites rien, Hortense ? Je n’aurai pas même, en partant, la triste consolation d’espérer que vous me plaindrez.
Que veut-il dire avec sa consolation ? De quoi demande-t-il donc qu’on le plaigne ?
Ayez la bonté de ne pas m’interrompre.
Quoi, Rosimond, vous m’aimez ?
Et mon amour ne finira qu’avec ma vie.
Mais, parlez donc ? Répétez-vous une scène de comédie ?
Eh ! de grâce.
Que dois-je penser, Madame ?
Tout à l’heure. (À Rosimond.) Et vous n’aimez pas Dorimène ?
Elle est présente ; et je dis que je vous adore ; et je le dis sans être infidèle : approuvez que je n’en dise pas davantage.
Comment donc, vous l’adorez ! Vous ne m’aimez pas ? A-t-il perdu l’esprit ? Je ne plaisante plus, moi.
Tirez-moi de l’inquiétude où je suis, Madame ?
Adieu, belle Hortense ; ma présence doit vous être à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre cœur, sentir toute l’étendue du bonheur que je perds. (À Dorante.) Tu me donnes la mort, Dorante ; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne.
Voilà qui est bien particulier !
Arrêtez, Rosimond ; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite ? Je vous la donne.
Je devrais expirer d’amour, de transport et de reconnaissance.
C’est un rêve ! Voyons. À quoi cela aboutira-t-il ?
Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s’est passé ; je vous ai refusé ma main, j’ai montré de l’éloignement pour vous ; rien de tout cela n’était sincère : c’était mon cœur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant ; je voulais pouvoir m’y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits ; jugez à présent du cas que j’ai fait de votre cœur par tout ce que j’ai tenté pour en obtenir la tendresse entière.
Rosimond se jette à genoux.
Adieu. Je vous annonce qu’il faudra l’enfermer au premier jour.
Scène XII
LE COMTE, LA MARQUISE, MARTON, FRONTIN
Rosimond à vos pieds, ma fille ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
Mon père, c’est Rosimond qui m’aime, et que j’épouserai si vous le souhaitez.
Oui, Monsieur, c’est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d’égal au bonheur de son sort.
Nous les destinions l’un à l’autre, Monsieur ; vous m’aviez demandé ma fille : mais vous voyez bien qu’il n’est plus question d’y songer.
Ah ! mon fils ! Que cet événement me charme !
Je ne me plains point, Madame ; mais votre procédé est cruel.
Vous n’avez rien à me reprocher, Dorante ; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice.
Ah, Monsieur ! Ah, Madame ! Mon incomparable Marton.
Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n’y aura rien de perdu.