Le Petit Lord/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 105-118).


XIII


Cédric sauta de sa chaise ; il alla à son grand-père et, regardant le pied du comte posé sur son coussin :

« Voulez-vous me permettre de vous aider ? dit-il gentiment. Vous pouvez vous appuyer sur moi, vous savez. Une fois, M. Hobbes s’étant blessé en faisant rouler un baril de pommes de terre sur son pied, il s’appuya sur moi pour marcher. »

Le grand et imposant valet de pied faillit mettre sa situation en péril, car il se laissa presque aller à sourire. C’était un valet de pied aristocratique, qui avait toujours vécu dans les plus nobles familles, et jamais jusque-là il n’avait souri. En vérité il se serait regardé comme un laquais de bas étage s’il s’était jamais laissé aller à commettre une action aussi indiscrète qu’un sourire. Mais il avait un moyen sûr d’échapper au danger qui le menaçait. C’était de détourner ses yeux de la gentille petite figure de Cédric pour les porter sur les traits rudes et renfrognés du comte. Ceux-ci ne provoquaient jamais le moindre sourire, et leur vue suffit pour rendre au valet toute sa gravité.

Le vieux lord regarda l’enfant de la tête aux pieds.

« Croyez-vous que vous puissiez m’aider à marcher ? dit-il d’un ton bourru, en réponse à l’offre amicale de Cédric.

— Je le crois, dit celui-ci. Je suis fort ; j’ai huit ans, vous savez. Vous n’avez qu’à vous appuyer sur votre canne d’un côté et sur mon épaule de l’autre. Dick dit que j’ai des muscles étonnants pour un garçon de huit ans. »

Il ferma le poing et le leva jusqu’à l’épaule, comme s’il faisait des haltères, afin que le comte pût juger de la puissance des muscles qui avaient eu l’approbation de Dick. Sa figure était si sérieuse et si animée, en se livrant à cet exercice, que le valet de pied fut encore forcé de regarder le comte pour n’avoir pas envie de se dérider.

« Eh bien ! dit le vieux lord, essayez. »

Cédric lui donna sa canne et commença par l’aider à se lever. Ordinairement c’était le domestique qui remplissait cet office, et le comte ne se faisait pas faute de jurer après lui, surtout quand il en résultait, comme cela arrivait fréquemment, un redoublement de son mal ; mais ce soir-là il ne jura pas, quoique son pied le fît particulièrement souffrir. Il se leva péniblement et posa sa main sur la petite épaule qui se présentait à lui avec tant de courage. Le petit lord fit un pas en avant, avec précaution, les yeux fixés sur le pied malade.

« N’ayez pas peur de vous appuyer, dit-il d’une manière encourageante ; je peux très bien vous soutenir. »

Si le comte avait été aidé par le domestique, il se serait appuyé moins sur le bâton et plus sur l’épaule de son assistant ; mais en cette circonstance il fit le contraire ; cependant c’était une partie de son expérience de laisser sentir son poids à son petit-fils, et c’est un poids qui pouvait compter que le sien !

« N’ayez pas peur de vous appuyer, » dit-il…
« N’ayez pas peur de vous appuyer, » dit-il…


Au bout de quelques pas, le visage de Sa petite Seigneurie était tout rouge, et son pauvre petit cœur battait bien vite ; mais il se raidissait et tendait ses muscles, ces muscles que Dick jugeait si solides.

« Ne craignez pas de me faire du mal, continuait-il à dire bravement, quoique sa voix altérée témoignât des efforts qu’il faisait ; je peux très bien, quand il n’y a pas loin… »

Il n’y avait réellement pas bien loin de la bibliothèque à la salle à manger ; néanmoins le chemin sembla interminable à Cédric avant qu’il atteignît le haut bout de la table. La main posée sur son épaule lui semblait de plus en plus lourde à chaque pas, et, à chaque pas aussi, sa respiration devenait de plus en plus courte ; mais il ne songeait pas pour cela à abandonner son entreprise. Il continuait à raidir ses muscles d’enfant, tenant sa tête droite et encourageant le comte tout en marchant.

« Votre pied vous fait beaucoup de mal, n’est-ce pas, quand vous vous tenez debout ? N’avez-vous jamais essayé de l’eau chaude et de la moutarde ? M. Hobbes se servait toujours d’eau chaude et de moutarde. L’arnica est aussi une très bonne chose, à ce qu’on dit. »

Le gros dogue s’avançait majestueusement derrière eux, et le grand domestique suivait.

À plusieurs reprises encore quelque chose ressemblant à un sourire qu’il ne pouvait retenir entièrement, détendait un peu ses lèvres, tandis qu’il regardait le petit personnage qui marchait devant lui et qui faisait appel à toute sa force pour supporter vaillamment le fardeau qui pesait sur son épaule. Le visage du comte avait aussi une singulière expression, tandis qu’il jetait un regard de côté sur son petit-fils.

La salle à manger était une pièce vaste et d’aspect imposant. Derrière le fauteuil du comte se tenait un domestique, qui regarda avec étonnement, mais sans oser se permettre la moindre réflexion, le spectacle singulier que formaient cet homme grand et fort soutenu par un enfant. Ils atteignirent enfin le bout de la chambre, et l’épaule de Cédric se trouva dégagée.

L’enfant tira de sa poche le mouchoir de Dick et en frotta énergiquement son front ruisselant.

« Vous avez fait une rude besogne, dit le comte.

— Oh ! non, répliqua Cédric, ce n’était pas rude positivement ; seulement, j’ai chaud. En été, vous savez, il fait chaud. »

Et il frotta de nouveau son front humide. Sa propre chaise était placée de l’autre côté de la table, en face du comte. C’était un siège à haut dossier avec de larges bras. Il n’avait jamais été destiné au petit personnage qui l’occupait et qui peut-être n’avait jamais semblé si petit qu’en ce moment, au fond de ce grand fauteuil, dans cette vaste salle au plafond élevé, et devant cette table large et massive ; mais cela était indifférent au petit lord.

En dépit de sa vie solitaire, le comte menait grand train. Il aimait à bien dîner, et les repas étaient servis chez lui avec beaucoup d’apparat. Cédric n’apercevait son grand-père qu’à travers un surtout de table en cristal et en argent, garni de fleurs, qui l’éblouissait. Si le dîner était une chose sérieuse pour le comte, elle était une chose non moins sérieuse pour le cuisinier, qui avait toujours à craindre ou que Sa Seigneurie n’eût pas faim, ou qu’elle ne trouvât pas le dîner à son goût. Le jour dont nous parlons, le comte paraissait avoir un peu plus d’appétit que de coutume ; peut-être est-ce parce qu’il avait à penser à autre chose qu’à la saveur des mets et à la perfection des sauces. Il regardait son petit-fils au travers de la table. Il ne parlait pas beaucoup lui-même, mais il faisait causer le jeune garçon. Il ne s’était jamais imaginé jusque-là qu’il pût s’entretenir avec un enfant, mais la conversation de Cédric l’amusait et l’intéressait. Il se rappelait, en outre, combien il avait fait sentir la pesanteur de son corps à l’épaule de son petit-fils, rien que pour éprouver jusqu’où pouvaient aller son courage et sa faculté de résistance, et il se plaisait à penser que l’enfant qu’il avait sous les yeux, et qui à lui seul représentait sa noble race, n’avait pas faibli ni songé un instant à abandonner la tâche qu’il avait entreprise.

« Vous ne portez pas toujours votre couronne ? dit tout à coup lord Fautleroy.

— Non, répliqua le comte avec son espèce de sourire ; cela ne me convient pas.

— M. Hobbes croyait que vous l’aviez toujours ; pourtant, après y avoir réfléchi, il pensait que vous deviez l’ôter quelquefois pour mettre votre chapeau.

— En effet, dit le comte de même ; je la retire de temps en temps. »

Pour le coup, la gravité abandonna un des domestiques, qui se retourna vivement et porta la main à sa bouche pour étouffer un éclat de rire, qui se traduisit par un léger accès de toux.

Quand Cédric eut fini de manger, il s’appuya sur le dossier de sa chaise pour regarder la pièce où il se trouvait.

« Vous devez être fier de votre maison, dit-il au comte : elle est très belle. Je n’en ai jamais vu de si belle ; mais je n’ai que huit ans et, naturellement, je n’ai pas encore vu beaucoup de choses.

— Et vous pensez que je dois en être fier ?

— Tout le monde le serait. Je le serais certainement si elle était à moi. Tout y est très beau. Et le parc donc ! Comme les arbres y sont gros et comme ils bruissent au vent ! »

Il resta silencieux un instant, puis jetant un regard pensif autour de la pièce :

« C’est une bien grande maison, dit-il, pour deux personnes seulement.

— Elle est assez grande en effet. Trouvez-vous qu’elle le soit trop ? »

Sa petite Seigneurie hésita un instant.

« Je me disais, fit-il, que si deux personnes vivant ici ne s’accordaient pas bien ensemble, il pourrait leur arriver quelquefois de se trouver bien seuls.

« Pensez-vous que nous nous accorderons bien ? demanda le comte.

— Je le crois. M. Hobbes et moi nous nous accordions très bien. C’était le meilleur ami que j’eusse après Chérie. »

Le comte fronça ses sourcils en broussailles.

« Qui est Chérie ? demanda-t-il.

— C’est maman, dit le petit lord de sa douce et tranquille voix. Je l’appelle ainsi parce que je l’aime du plus profond de mon cœur ; elle a toujours été ma meilleure amie. »

Oui, elle avait toujours été sa meilleure, sa plus tendre amie, et il ne pouvait pas s’empêcher, à mesure surtout que la nuit approchait, d’éprouver un amer sentiment de solitude en pensant que cette nuit il ne dormirait pas près d’elle, sous les yeux qu’il chérissait. Plus il y pensait, plus son pauvre petit cœur se gonflait, si bien que, peu à peu, il devint silencieux. Cependant il se dit qu’il ne devait pas s’abandonner à son chagrin. Au moment où le comte quitta la table pour retourner à la bibliothèque, il s’élança au devant de lui, pour lui prêter encore l’aide de sa petite épaule, et le comte s’y appuya de nouveau, quoique moins lourdement que la première fois.

Quand le valet de pied les eut laissés seuls, Cédric s’assit sur le tapis du foyer près de Dougal. Pendant quelques instants il caressa les oreilles du chien en silence, en regardant le feu.

Le comte l’examinait. Les yeux de l’enfant avaient une expression pensive, et une fois ou deux il soupira légèrement.

« Fautleroy, demanda le vieux lord, à quoi pensez-vous ? »

Cédric fit un effort pour sourire et, regardant son grand-père :

« Je pensais à Chérie, » dit-il.

Alors il se leva et se mit à arpenter la chambre de long en large. Ses yeux brillaient, il serrait ses lèvres l’une contre l’autre, mais il tenait sa tête droite et marchait d’un pas résolu.


Oui, elle avait toujours été sa meilleure, sa plus tendre amie.
Oui, elle avait toujours été sa meilleure, sa plus tendre amie.



Dougal se leva paresseusement et le regarda faire pendant quelques instants ; puis il se décida à marcher derrière lui, allant et venant comme lui et suivant tous ses mouvements. Le petit lord posa sa main sur la tête du chien :

« C’est un très bon chien, dit-il ; il m’aime déjà, et il devine ce que je sens.

— Et que sentez-vous ? » dit le comte.

Cela le contrariait de voir quelle place les premières affections de son petit-fils tenaient dans son cœur ; mais d’un autre côté il lui était agréable de constater qu’il les contenait bravement. Ce courage enfantin lui plaisait.

« Venez ici, » dit-il.

L’enfant obéit.

« Je n’ai jamais quitté notre maison avant aujourd’hui, dit-il, avec un regard troublé dans ses yeux bruns ; cela fait une singulière impression de penser qu’on va passer la nuit dans une autre maison que la sienne ; mais Chérie n’est pas loin ; elle m’a recommandé de me le rappeler. D’abord j’ai huit ans ! À huit ans on n’est plus un petit garçon, on doit être raisonnable ; et puis je peux regarder son portrait. »

Il mit la main à sa poche et en tira un petit écrin de velours violet.

« Tenez, dit-il, vous n’avez qu’à presser ce ressort, la boîte s’ouvre… et, la voilà ! »

Il était venu près du siège du comte, et, comme il levait le couvercle, il se pencha sur son bras, avec autant de confiance que si ce bras était celui d’un grand-père tendre et affectueux.

« La voilà, » répéta-t-il, et il plaça l’écrin sous les yeux du vieux lord.

Celui-ci fronça les sourcils ; il ne se souciait pas de voir le portrait, mais il le vit en dépit de lui-même. Il présentait un doux, jeune et aimable visage, un visage si semblable à celui qui se penchait vers lui qu’il ne put s’empêcher de tressaillir.

« Et… vous l’aimez beaucoup ? dit-il en hésitant.

— Oui, répondit doucement et simplement Cédric. M. Hobbes est mon ami ; Dick, Brigitte, Mary, Michel, sont mes amis ; mais Chérie c’est bien autre chose encore ! Nous pensons et nous sentons toujours de même. Je lui dis tout ce que j’ai dans l’esprit. Mon père me l’a laissée pour que j’en aie soin, et quand je serai un homme, je travaillerai afin de gagner de l’argent pour elle.

— Et que comptez-vous faire ? »

Sa petite Seigneurie s’assit de nouveau sur le tapis du foyer, tenant toujours le portrait entre ses mains. Il semblait réfléchir sérieusement.

« Peut-être pourrais-je m’associer avec M. Hobbes, dit-il… J’aimerais aussi à être président.

— Nous vous enverrons en place à la Chambre des lords, dit le comte. (La Chambre des lords en Angleterre répond à peu près au Sénat chez nous.)

— Eh bien ! si je ne peux pas être président, et si on fait de bonnes affaires en cet endroit dont vous parlez, je ne dis pas non, répliqua Cédric. L’épicerie est ennuyeuse quelquefois. »

Sans doute il pesait les choses dans son esprit, car il fixa les yeux sur le foyer sans rien dire et parut réfléchir profondément.

Le comte aussi demeura silencieux. Il appuya son dos à son fauteuil, en regardant l’enfant. Beaucoup de nouvelles et étranges pensées se pressaient dans l’esprit du noble comte. Dougal s’était étendu sur le tapis et s’était endormi, la tête reposant sur ses larges pattes.

Il y eut un long silence.

Une demi-heure après environ, M. Havisam fut introduit. Tout était tranquille dans la chambre. Le comte était toujours dans la même position sur son siège. Quand l’homme de loi parut, le vieux lord lui fit un geste pour lui recommander de ne pas faire de bruit. Dougal dormait toujours paisiblement, et tout près de lui, sa tête bouclée reposant sur le cou du chien, dormait aussi profondément le petit lord Fautleroy.