Le Petit Lord/17

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 145-152).


XVII


Quand il fut parti, Cédric, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte, revint vers le comte.

« Puis-je aller voir Chérie ? dit-il ; je pense qu’elle doit m’attendre. »

Le comte demeura quelques instants silencieux.

« Il y a quelque chose dans l’écurie qu’il faut que vous voyiez d’abord, fit-il. Sonnez.

— Je vous remercie beaucoup, dit le petit lord, en rougissant légèrement ; mais je vous en prie : elle m’attend depuis ce matin. J’irai bien voir ce qui est à l’écurie demain.

— Très bien, répliqua sèchement lord Dorincourt. — Demandez la voiture. — C’était un poney, ajouta-t-il.

— Un poney ! exclama Cédric ; quel poney ?

— Le vôtre.

— Le mien ! s’écria le petit garçon. Un poney à moi ! à moi ! comme les jouets de là-haut ?

— Oui, répliqua son grand-père. Aimeriez-vous à le voir ? Voulez-vous que je donne l’ordre de l’amener ? »

Les joues de Cédric devinrent de plus en plus rouges.

« Un poney à moi ! répéta-t-il. Je n’avais jamais pensé avoir un poney ! Comme Chérie va être contente !

— Désirez-vous le voir ? » demanda de nouveau le comte.

L’enfant poussa un long soupir.

« Bien sûr que je le désire ; je suis même impatient de le voir, mais je n’en ai pas le temps.

— Faut-il donc absolument que vous alliez chez votre mère aujourd’hui ? Ne pouvez-vous attendre à demain ?

— Oh ! non, dit Cédric. Elle a pensé à moi toute la matinée, et moi-même j’ai tant pensé à elle !

— Vraiment ! » dit le comte du même ton sec, et il ajouta : « Sonnez ! »

Quelques instants après, le grand-père et le petit-fils descendaient en voiture la grande avenue.

Le vieux lord était silencieux, mais l’enfant ne l’était pas. Il parlait du poney. Était-il grand ? Quelle était sa couleur ? Comment le nommait-on ? Que mangeait-il de préférence ? Quel était son âge ? À quelle heure pourrait-il le voir le lendemain ?

« Chérie sera si contente ! ajoutait-il ; elle vous sera si reconnaissante d’être bon pour moi ! Elle sait que j’ai toujours beaucoup aimé les poneys ; mais elle n’avait jamais pensé, pas plus que moi, que je pourrais en avoir un. Il y avait un petit garçon à New-York, dans la Cinquième Avenue, qui en montait un tous les matins, et nous avions coutume de passer devant sa maison pour le voir. »

Il s’adossa au coussin, et, regardant pendant quelques minutes avec un sérieux intérêt le comte, qui était assis en face de lui :

« Je pense que vous êtes le meilleur homme qui existe, dit-il à la fin. Vous êtes sans cesse occupé à faire le bien et à penser aux autres. Chérie dit toujours : Ne pensez pas à vous, mais pensez aux autres. C’est justement ce que vous faites, n’est-ce pas ? »

Sa Seigneurie fut tellement abasourdie en se voyant présentée sous de si agréables couleurs, qu’elle ne sut que répondre. Elle avait besoin de réfléchir. Voir chacun de ses motifs bas et égoïstes changés en intentions charitables et désintéressées par la généreuse simplicité d’un enfant, c’était une épreuve assez singulière.

Le petit lord continuait à regarder son grand-père de ses grands yeux clairs et innocents, où se peignait l’admiration.

« Vous avez rendu heureux tant de gens ! reprit-il : Michel, Brigitte et leurs enfants ; la marchande de pommes, Dick et même M. Hobbes : car la montre que je lui ai donnée a été achetée avec l’argent dont vous m’aviez fait cadeau. Maintenant c’est M. Hugues, et Mme Hugues, et leurs enfants ; et M. Mordaunt, par la même occasion ; et puis Chérie, et puis moi, à qui vous voulez donner un poney et à qui vous avez déjà donné tant d’autres belles choses. Tenez, j’ai compté sur mes doigts : cela fait vingt-sept personnes à ma connaissance que vous avez rendues heureuses. C’est beaucoup vingt-sept !

— Et c’est moi qui ai fait tout ce bien ? demanda le comte.

— Bien sûr, dit l’enfant. Savez-vous ? ajouta-t-il avec un peu d’hésitation, il y a des gens qui sont quelquefois trompés sur les comtes. M. Hobbes était de ces gens-là. Mais je vais bien vite lui écrire pour le détromper.

— Et quelle était l’opinion le M. Hobbes sur les comtes ? demanda le vieux lord.

— Il pensait… mais il n’en avait jamais vu et ne les connaissait que par les livres… Il pensait… Il ne faut pas que cela vous chagrine, au moins… Il disait que c’étaient des tyrans, et qu’il voudrait les voir tous pendus autour de sa boutique. Seulement il ne vous connaissait pas ; s’il vous avait connu, c’eût été tout différent. Je lui parlerai de vous, et alors il changera d’opinion.

— Que lui direz-vous ?

— Je lui dirai, s’écria Cédric, le teint animé par l’enthousiasme, que vous êtes l’homme le meilleur, le plus généreux que je connaisse ; que vous pensez toujours aux autres ; que vous ne cherchez qu’à les rendre heureux, et que, quand je serai grand, je ferai mon possible pour vous ressembler.

« Pour me ressembler ! » répéta le comte fixant ses yeux sur l’aimable petite figure qu’il avait devant lui. — Une sorte de rougeur monta à ses joues flétries ; il détourna ses regards et les laissa errer sur les grands hêtres dont le soleil faisait reluire les feuilles lisses et brillantes.

« Oui, pour vous ressembler, dit de nouveau Cédric ;… si je peux, ajouta-t-il modestement. Peut-être n’y réussirai-je pas ; mais j’essayerai toujours.

La voiture continua à rouler sous les grands et beaux arbres qui étendaient leurs énormes branches sur le chemin. Cédric vit de nouveau les larges places couvertes de fougères, et celles où les clochettes bleues s’agitaient à la brise. Il traversa des espaces plongés dans une ombre profonde et d’autres inondés de soleil. De nouveau les daims et les chevreuils levèrent leurs têtes fines pour regarder passer la voiture, et les lapins disparurent dans le fourré. Il entendit l’appel des perdrix, les chansons des oiseaux, et tout lui parut plus beau encore que la première fois. L’aspect de toutes ces magnificences remplissait son cœur de joie et d’amour. Mais le vieux comte voyait des choses très différentes, quoique ses yeux contemplassent les mêmes objets. Il voyait une longue vie qui ne contenait ni actions généreuses ni bonnes pensées. Il voyait une suite d’années pendant lesquelles un homme jeune, fort, riche et puissant n’avait employé sa jeunesse, sa force, sa richesse et sa puissance que pour sa propre satisfaction. Il vit cet homme, quand l’âge fut venu, rester seul, sans ami, au milieu de toutes ses richesses ; il vit des gens qui le craignaient et le détestaient ; d’autres qui le flattaient et rampaient devant lui ; mais pas une seule personne qui se souciât qu’il vécût ou qu’il mourût, à moins qu’ils eussent à gagner ou à perdre quelque chose par sa mort. Il contemplait son immense propriété : car il savait, lui, ce que le petit lord ne savait pas, c’est-à-dire jusqu’où elle s’étendait ; il songeait aux richesses qu’elle représentait, aux nombreuses familles qui vivaient sur ses terres, et il se disait — autre chose dont Cédric ne se doutait pas — qu’il n’était pas un seul habitant de ces demeures, humbles ou aisées, qui eût jamais eu la pensée d’appliquer au propriétaire de tous ces biens l’épithète de « bon », et que pas un n’eût voulu lui ressembler, comme le souhaitait en ce moment son petit-fils, avec son âme candide.

Ces réflexions n’étaient pas précisément agréables, même pour un vieillard égoïste, qui pendant soixante-dix ans n’avait jamais eu une pensée qui ne fût pour lui, et qui n’avait jamais daigné se soucier de l’opinion que le monde pouvait avoir de lui, tant que cette opinion ne nuisait ni à sa satisfaction ni à ses intérêts. Par le fait, jusque-là, il ne s’était jamais donné la peine d’y réfléchir, et, chose étonnante, s’il y avait été amené en ce moment, c’est parce qu’un enfant l’avait cru meilleur qu’il n’était, qu’il avait exprimé le désir de marcher sur ses « glorieux » pas et de suivre son exemple. Ce désir avait conduit le vieux comte à se demander s’il était réellement la personne que son petit-fils dût prendre pour modèle.

Cédric pensa que le pied du comte devait le faire souffrir, car il fronçait les sourcils tandis qu’il regardait au dehors, par la fenêtre de la voiture. Dans cette pensée, le petit garçon cessa de parler, de peur de lui irriter les nerfs, et se contenta de jouir en silence de la vue du parc et des beaux arbres. Mais la calèche, après avoir passé la grille et traversé rapidement de vertes prairies, s’arrêta enfin. On avait atteint la Loge. Cédric fut à terre presque avant que le valet de pied eût ouvert la portière de la voiture.

Le comte sortit de sa rêverie.

« Qu’y a-t-il ? dit-il, avec un léger tressaillement ; sommes-nous arrivés ?

— Oui, dit Cédric. Voici votre canne ; appuyez-vous sur moi pour descendre.

— Je ne descends pas, répliqua le comte brusquement.

— Comment ! vous n’allez pas voir Chérie ? dit l’enfant avec surprise.

— Chérie m’excusera, dit le comte sèchement. Allez, et dites-lui que rien n’a pu vous empêcher de venir la voir aujourd’hui, pas même le désir de faire connaissance avec votre poney.

— Elle sera bien fâchée ! Elle aurait été si contente de vous voir !

— Je crains que non, murmura le comte. La voiture viendra vous chercher pour retourner au château, » ajouta-t-il.

Sur un signe de son maître, Thomas ferma la portière de la calèche. Après un moment d’étonnement et d’embarras, Cédric prit sa course vers la maison. Le comte eut alors l’occasion, comme M. Havisam l’avait eue déjà, de voir une paire de belles et fortes petites jambes fuir avec une étonnante rapidité. Évidemment leur propriétaire ne voulait pas perdre de temps, et pas une fois il ne se retourna.

Le carrosse s’éloignait lentement. À travers un espace vide entre les arbres, le comte put apercevoir la porte de la maison. Elle était toute grande ouverte. Le petit coureur franchit d’un saut les marches du perron. Une autre figure, mince et vêtue de noir, s’élança au-devant de lui : on aurait dit qu’ils volaient l’un à l’autre. Cédric sauta dans les bras de sa mère, se pendit à son cou et couvrit son doux visage de baisers.