Le Petit Lord/3

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 21-26).


III


Le lendemain, aussitôt le déjeuner, il se rendit à la boutique d’épicerie dans une grande anxiété.

Il trouva M. Hobbes lisant le journal, ce qui était son occupation favorite, et il s’approcha d’un pas grave. Il sentait qu’il allait porter un coup à son vieil ami en lui disant ce qui était arrivé, et tout en faisant le trajet qui séparait la maison de sa mère de celle de l’épicier, il s’était demandé comment il lui apprendrait toutes ces choses.

« Bonjour ! fit M. Hobbes, de la manière brève qui lui était habituelle.

— Bonjour, monsieur Hobbes, » dit Cédric.

Il ne grimpa pas sur un des barils ou sur un des ballots qui se trouvaient là, comme cela lui arrivait quelquefois ; mais il s’assit humblement sur une caisse de biscuit, et, prenant son genou à deux mains (c’était sa posture favorite), il demeura quelques instants silencieux. Cette manière de faire était si différente de celle qui lui était habituelle qu’elle étonna l’épicier.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il en regardant par-dessus le journal étendu devant lui.

Cédric rassembla tout son courage.

« Monsieur Hobbes, dit-il, vous rappelez-vous ce dont nous avons parlé hier matin ?

— Il me semble, répliqua l’épicier, qu’il était question de l’Angleterre.

— C’est cela, dit Cédric. Mais juste au moment où Mary vint me chercher, vous rappelez-vous ? »

M. Hobbes frotta rudement de sa main droite le derrière de sa tête.

« Est-ce que nous n’en étions pas sur l’aristocratie ?

— Oui, dit Cédric avec un peu d’hésitation, sur l’aristocratie et… sur les comtes.

— Les comtes, c’est vrai ; je me souviens, nous en avons dit quelque chose en effet. »

Cédric se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Jamais rien d’aussi embarrassant ne lui était arrivé, et il craignait que ce ne le devînt aussi pour son vieil ami.

« Vous avez dit, reprit-il en faisant effort, que vous ne voudriez pas en avoir un, assis dans votre boutique, sur une de vos caisses de biscuit.

— L’ai-je dit ? répliqua M. Hobbes. Eh bien ! je le dis encore. Qu’il y vienne, et nous verrons !

— Monsieur Hobbes, dit Cédric humblement, il y en a un maintenant, là, sur cette caisse. »

L’épicier bondit sur sa chaise.

« Comment cela ? dit-il.

— Oui, dit Cédric modestement, je suis un comte ou j’en serai un ; je ne veux pas vous tromper. »

M. Hobbes parut très agité. Il se leva vivement.

« L’enfant est fou, se dit-il ; que lui est-il arrivé ? »

Il lui prit la main, et lui tâtant le pouls :

« Comment vous trouvez-vous, mon ami ? dit-il. Avez-vous du mal quelque part ? Y a-t-il longtemps que vous vous sentez ainsi ? »

Il posa sa grosse main sur les cheveux bouclés du petit garçon.

« Je vous remercie, dit Cédric un peu étonné ; je vais très bien. Je n’ai pas de mal à la tête ni ailleurs ; seulement j’ai beaucoup de chagrin de ce que je viens de vous dire là. C’est pour cela que Mary est venue me chercher hier. M. Havisam, qui est un homme de loi, causait avec maman et lui expliquait tout cela quand je suis arrivé. »

M. Hobbes se rassit tout tremblant, et, tirant, de sa poche un ample mouchoir à carreaux, il s’en frotta énergiquement le front.

« Un de nous a eu un coup de soleil, dit-il, en revenant à son idée ; ce n’est pas possible !

— Je vous dis que si, monsieur Hobbes, et nous ferons mieux d’en prendre notre parti. M. Havisam a fait tout le chemin d’Angleterre ici pour nous le dire. C’est mon grand-papa qui l’a envoyé.

— Qui est votre grand-papa ? » demanda l’épicier.

Cédric porta la main à sa poche et en retira un papier, qu’il déplia soigneusement et sur lequel étaient tracées quelques lignes de sa grosse et irrégulière écriture.

« Je n’aurais pas pu me rappeler tous ses noms si je ne les avais pas écrits, » dit-il.

Il lut alors tout haut et lentement :

« John-Arthur Molyneux Errol, comte de Dorincourt. Il demeure dans un château, et même, je crois, dans deux ou trois. Papa était son plus jeune fils, et je n’aurais sans doute pas été un lord et un comte si papa avait vécu, et papa n’aurait pas été un comte non plus si ses deux frères avaient vécu. Mais ils sont tous morts, et alors c’est moi qui dois être lord et comte, et c’est pourquoi mon grand-père m’a envoyé chercher pour demeurer avec lui en Angleterre. »

M. Hobbes semblait avoir de plus en plus chaud, car il soufflait de plus en plus et il épongeait son front de plus en plus énergiquement. Il commençait à comprendre qu’en effet il s’était passé quelque chose d’extraordinaire ; mais en regardant l’enfant assis sur la caisse de biscuit, avec l’innocente et anxieuse expression empreinte dans ses jolis yeux bruns, il vit bien qu’il n’y avait rien de changé en lui, mais qu’il était toujours le même, aimable, beau, brave petit garçon, avec son simple habillement de drap noir et sa cravate ponceau. Alors toutes ses idées sur la noblesse furent bouleversées, surtout à cause de la simplicité ingénue avec laquelle Cédric lui avait donné toutes ces nouvelles, sans se douter de l’importance prodigieuse qu’elles pouvaient avoir.

« Et… et… quel nom m’avez-vous dit qu’était le vôtre ? demanda-t-il.

— C’est Cédric Errol, lord Fautleroy ; c’est ainsi que M. Havisam m’a appelé. Il a dit, quand je suis entré dans la chambre : « Ainsi, c’est le petit lord Fautleroy ? »

— Prodigieux ! » fit l’épicier. C’est l’exclamation qu’il employait quand il était étonné ou échauffé. « Prodigieux ! » Il ne pouvait trouver autre chose à dire pour l’instant.

Cédric parut trouver que c’était tout à fait le mot de la situation. Son respect et son affection pour M. Hobbes étaient si grands qu’il admirait et approuvait toutes ses remarques. Il ne connaissait pas assez le monde pour faire des comparaisons entre l’épicier et d’autres personnes. Les manières de son vieil ami étaient très différentes de celles de sa maman, il s’en était bien aperçu ; mais sa maman était une dame, et il avait quelque idée que les dames ne ressemblaient pas aux messieurs sous ce rapport.

Il regarda l’épicier d’un air pensif.

« L’Angleterre est très loin ? demanda-t-il.

— De l’autre côté de l’océan Atlantique, répondit M. Hobbes.

— C’est ce qui me fait de la peine : peut-être serai-je longtemps sans vous voir ; je n’aime pas à penser à cela.

— Les meilleurs amis doivent se séparer.

— Il y a longtemps que nous le sommes, amis, dit Cédric.

— Presque depuis votre naissance. Vous aviez environ six semaines quand vous fîtes votre première promenade dans les bras de votre nourrice.

— Ah ! remarqua Cédric avec un soupir, je ne pensais guère, à ce moment-là, que je deviendrais un comte !

— Il n’y a donc pas moyen de l’empêcher ? demanda M. Hobbes.

— Je crains que non. Maman dit que papa aurait été bien aise que je le fusse. Mais s’il faut absolument que je sois comte, il y a une chose que je peux essayer de faire ; je peux essayer d’en être un bon, de ne pas devenir un tyran, et si jamais il y a une autre guerre entre l’Angleterre et l’Amérique, j’essayerai de l’arrêter. »

Cette conversation fut longue et sérieuse. Une fois le premier choc reçu, M. Hobbes ne se montra pas aussi farouche qu’on aurait pu s’y attendre. Il essaya de se soumettre aux événements, et avant que l’entrevue eût pris fin il s’y était résigné. Il fit à Cédric de nombreuses questions au sujet de sa nouvelle situation, et comme l’enfant ne pouvait le plus souvent y répondre, il essayait d’y répondre lui-même. Lancé sur le sujet des marquis et des comtes, il expliqua les choses d’une manière qui probablement aurait fort étonné M. Havisam si le digne homme avait été à portée de l’entendre.