Le Petit Lord/31

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 261-264).


XXXI


Ainsi que nous l’avons dit, dès que l’histoire de lord Fautleroy et des difficultés suscitées au comte de Dorincourt par les revendications de la femme qui se présentait comme lady Fautleroy furent connues, elles devinrent l’objet des discussions des feuilles publiques. Naturellement elles passèrent des journaux anglais dans les journaux américains. L’histoire était trop intéressante pour qu’on la traitât légèrement, et, aussi bien en Amérique qu’en Angleterre, elle fut bientôt le sujet de toutes les conversations. On en donnait tant de versions qu’il eût été curieux d’acheter tous les journaux pour les comparer entre eux ; mais on n’en eût pas été plus avancé pour cela. M. Hobbes, pour sa part, en lut tant et tant, qu’il n’y comprit plus rien du tout. Une de ces feuilles parlait de son jeune ami Cédric comme d’un enfant au maillot ; une autre comme d’un étudiant d’Oxford, ayant obtenu tous ses grades et s’étant déjà distingué par des poèmes grecs ; une autre prétendait qu’il était fiancé à une jeune dame d’une grande beauté, fille d’un duc ; une autre encore, qu’il venait de se marier ; mais pas une ne disait que c’était un petit garçon de huit ou neuf ans, avec de bonnes petites jambes agiles, de jolis yeux bruns et des cheveux blonds bouclés. Enfin un de ces journaux disait qu’il n’existait aucun lien de parenté entre ce prétendu lord Fautleroy et le comte de Dorincourt ; que ce garçon était un misérable petit imposteur qui avait vendu des journaux et dormi à la belle étoile dans les rues de New-York, avant que sa mère ne le donnât pour héritier du comte à l’homme d’affaires que celui-ci avait envoyé en Amérique pour aller chercher son petit-fils. Venait alors la description du nouveau lord Fautleroy et de sa mère. Pour les uns c’était une bohémienne, pour les autres une actrice, pour d’autres encore une belle Espagnole ; mais tous étaient d’accord que le comte de Dorincourt haïssait sa belle-fille, qu’il ferait tous ses efforts pour ne pas la reconnaître s’il pouvait l’empêcher ; et comme, paraît-il, il y avait un léger vice de forme dans les papiers qu’elle avait produits, on s’attendait à ce qu’il en résultât un long procès, qui ne pouvait manquer d’être des plus intéressants.

M. Hobbes avait coutume de lire tous ces journaux, jusqu’à ce que tout ce qu’ils contenaient formât dans sa tête un tohu-bohu, un pêle-mêle, un tourbillon. Dans la soirée, il parlait avec Dick de ce qu’il avait appris dans les lectures de la journée, ce qui ne l’empêchait pas de ressasser ce qu’il avait déjà dit les jours précédents, de sorte que les conversations entre les deux nouveaux amis étaient interminables. Ces lectures leur avaient appris une chose : c’est que le comte de Dorincourt était un très important personnage, plus important encore qu’ils ne se l’étaient imaginé ; qu’il possédait un revenu considérable, des propriétés immenses, et que le château qu’il habitait était une magnifique demeure, entourée d’un parc princier. Les lettres de Cédric leur avaient bien dit toutes ces choses, mais elles n’étaient pas parvenues à leur en donner quelques notions justes, et ce n’est qu’à force de les voir répétées dans les journaux qu’ils commençaient à comprendre ce que pouvait être un lord et un comte.

Plus ils parlaient sur ce sujet, plus ils s’animaient à la pensée que tant de biens, d’honneurs, de dignités, avaient été sur le point d’appartenir à leur petit ami et qu’il allait se les voir enlever.

« Il me semble qu’il y aurait quelque chose à faire, bien que je ne sache pas quoi, dit un jour l’épicier. On doit défendre son bien et celui de ses amis, qu’ils soient comtes ou non. »

Mais il n’y avait en réalité, rien à faire ; pour le brave M. Hobbes et pour Dick du moins ; rien qu’à écrire à Cédric et à l’assurer de leur amitié et de leur sympathie. C’est ce qu’ils firent, aussitôt qu’ils eurent connaissance des nouvelles qui concernaient leur jeune ami ; puis, selon leur coutume, ils se communiquèrent leurs missives.

Voici ce que M. Hobbes lut dans celle de Dick :


« Mon cher ami, j’ai reçu votre lettre, et M. Hobbes a reçu la sienne, et nous sommes bien fâchés de ce qui arrive. Nous disons : Tenez bon tant que vous pourrez, et ne vous laissez pas prendre ce qui vous appartient. Ce sont tous voleurs qui feront tout ce qu’ils pourront pour vous dépouiller. La présente est pour vous dire que je n’ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi, et, si vous n’avez pas de meilleure perspective, venez ici : vous serez mon associé. Les affaires vont assez bien, et j’espère que nous réussirons. Aucun autre garçon n’oserait s’établir dans mon voisinage, c’est pourquoi je ne vous en dirai pas plus aujourd’hui. »

La lettre de M. Hobbes était ainsi conçue :

« Cher monsieur,

(M. Hobbes, qui commençait à avoir quelque vague notion des distinctions sociales, commençait en même temps à penser qu’il ne pouvait traiter le petit-fils d’un comte, un garçon qui avait failli être lord et comte lui-même, avec la même familiarité que le jeune Cédric Errol.)

« Cher monsieur,

« J’ai reçu votre honorée, et je vois que les choses ne vont pas bien. Je crois que toute cette affaire est une duperie et qu’il faut y regarder de très près. J’ai deux choses essentielles à vous dire. C’est d’abord celle-ci : voyez un homme de loi et faites tout ce que vous pourrez pour rentrer dans ce qui vous appartient. Si le pire arrive, c’est-à-dire si vous n’êtes plus ni lord ni comte, revenez en Amérique, et soyez sûr que vous trouverez un bon ami dans l’épicerie, qui vous prendra pour associé aussitôt que vous serez en âge, et qui, en attendant, vous offre sa maison et son amitié.

« Je suis bien le vôtre.
« Silas Hobbes. »