Le Petit Passionné/06

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 57p. 21-24).

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Sirup et le Macchabée


C’était une bonne pâte d’homme que James-Athanase Sirup, et il ne demandait qu’à faire plaisir autour de lui. Mais lorsqu’il se vit enjoindre par une femme, que d’ailleurs il venait d’aimer, de prendre, un mort, mieux, un assassiné sur son dos, à lui, l’assassin, il sentit que le monde était bien mal organisé.

Sa compagne d’une heure alla chercher de l’argent et lui remit honnêtement mille francs en petites coupures.

Le moment était venu des grandes décisions.

— Viens le chercher ! commanda la femme.

Ils y furent…

Trois minutes après, trébuchant et déjà haletant, Sirup entendait sur son dos refermer la porte de l’appartement où il avait accompli son crime, et il commençait de descendre les escaliers. Il était averti : si on le voyait emporter son fardeau dans la rue, des cris et des appels ameuteraient partout et il se ferait arrêter, puis guillotiner.

— Mais, lui disait gaillardement la belle quadragénaire, nous sommes à deux pas de la Seine. Va le coller dans le jus…

Il s’en allait doucement ainsi, écoutant les rares bruits du dehors, tout assourdis, et ceux de la maison, réduits à des tic-tacs d’horloges.

Deux étages sont descendus. La rue se rapproche. Sirup commence à espérer qu’il s’en tirera quoique le trajet du dehors soit pour tout à l’heure une chose redoutable.

Soudain, comme il arrive à l’étage, une porte s’ouvre devant lui. Une femme apparaît, toute vêtue, prête à sortir. Elle pousse un cri d’émotion. Sirup, assommé de peur, les jambes coupées, laisse tomber le corps et s’affaisse à côté.

— Pauvre monsieur, crie la survenante, vous aidiez votre oncle à descendre. C’est pénible !

Sirup répond par des syllabes sans aucune signification. L’autre reprend :

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Inutile, grogne Sirup, je n’ai qu’à aller jusqu’en bas et, avec le premier taxi qui passera, je le mènerai à l’hôpital.

— Vous êtes bon, dit la jeune femme — car elle est fort jeune — et la Providence vous récompensera.

— J’y compte bien ! reprend Sirup, qui fait de vains efforts pour replacer le corps sur son dos.

Alors, avec un air sentimental, l’ingénue inattendue demande :

— Si vous voulez que j’aille réveiller le concierge, il vous donnera un coup de main.

— Non ! rage sèchement Sirup, qui a pu enfin situer le résultat de son labeur criminel en équilibre et qui recommence à descendre.

La charmante jeune femme ferme posément sa porte et le rattrape au rez-de-chaussée. Ils vont ensemble jusqu’à la sortie. Elle demande le cordon et les voici tous deux dehors, sur le trottoir…

Le malheureux James-Athanase Sirup sent une sueur froide arroser son échine. Il voudrait maintenant gagner un coin d’ombre, à quarante mètres d’ici, y déposer celui qu’il étrangla, puis filer à toutes jambes. Mais avec cette aimable compagnonne qui le prend pour un neveu dévoué portant un oncle regrotant, que peut-il faire ?

— Voulez-vous que je saute chercher un taxi ? demande-t-elle.

— Je veux bien, murmure Sirup qui se trouve épuisé déjà, mais surtout veut être seul.

— Attendez-moi donc !

Et, légère, elle court devant, tandis que Sirup s’arrête et laisse tomber son crime, qui fait : pouf ! sur le ciment.

Mais la jeune femme est déjà à cent mètres. C’est le moment de se sauver à l’opposite…

Et notre héros s’en va, le cœur battant, faisant tous ses efforts pour ne pas attirer l’attention. Il se hâte. Il va, il va… Il a fait déja quarante mètres lorsqu’il entend courir derriêre lui.

Au moment qu’il va se mettre à détaler à son tour, un homme le rattrape.

— Monsieur, monsieur !

— Quoi ? demande Sirup, qui tuerait bien l’arrivant.

— Monsieur, il y a un homme étendu, là-bas, qui doit étre très malade. Je vais chercher le médecin, Restez ici, pour éviter qu’on le fouille ou qu’on le vole.

Sirup furieux répond :

— J’irai tout aussi bien chercher un médecin.

— Non ! celui que je vais ramener est mon frère. Les autres ne se lèveraient pas.

L’homme dévoué s’éloigne aussitôt, et Sirup reste pantois, sans oser continuer une fuite qui le dénoncerait…

Mais de là-bas, où le cadavre a été abandonné, une voix s’élève alors de quelque passant nouveau et étonné.

— Au secours ! Au secours !

Zut ! pense Sirup. Il n’y a pas moyen de s’en aller d’ici. Quelle poisse !

Cependant, un agent attiré par les appels arrive au galop, et, passant près de Sirup, crie avec autorité :

— Accompagnez-moi ?

Sirup, désespéré, suis l’agent et revient vers celui qu’il assassina tout à l’heure.

Il y a déjà trois personnes autour du corps étalé. Ce sont des gens avertis et pleins de bonnes dispositions. L’un pratique les tractions de la langue, l’autre agite frénétiquement les bras, le troisième secoue les jambes, le tout pour éveiller le zigouillé…

L’agent interroge les assistants. L’un est arrivé trop tard pour enlever la victime des mains de l’assassin, un petit homme à casquette, avec un revolver à la main.

Le second a vu la dispute. Les trois hommes et les deux criminels avaient des pelisses et des chapeaux de haute forme.

Le troisième a parfaitement vérifié qu’il n’y avait personne. Le pauvre monsieur, ici étendu, s’en allait tout tranquillement en chantonnant, quand il est tombé.

— Ça doit être un coup de sang !

Mais un taxi apparaît au plus proche croisement et arrive de tous ses gaz. Sirup qui commençait d’espérer que la chance pût le sauver, Sirup qui n’avait rien à dire et dont l’agent pouvait témoigner qu’il fut étranger au drame, Sirup voyait avec terreur la voiture que la jeune femme trop bienfaisante était allée chercher,

Et maintenant, il se sait perdu. Dans sa naïve candeur, celle qui le croyait un neveu plein d’attention va le dénoncer, le faire arrêter, le faire guillotiner. Dans cinq secondes ce sera comme fait… Sirup perçoit que ses jambes flageolent… Juste à ce moment, le taxi s’arrêta devant le groupe.

Et l’agent, sans pitié, dit alors à James-Athanase :

— Vous, qui êtes robuste, aidez-moi, à le mettre dans le taxi…