Le Petit Passionné/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 57p. 1-48).


i

Un néo-voleur



Lorsque James-Athanase Sirup s’éveilla, ce matin-là, le ciel était d’une couleur d’eau savonneuse assez peu propice à l’élaboration des idées roses. À travers la lucarne de son gîte, James-Athanase Sirup regardait courir très haut des nuées déchiquetées, malpropres et sombres. De ce magma attristant qui cachait l’azur du ciel ressortait une abominable tristesse. Et la pluie venait corser cela de son crépitement irritant.

James-Athanase Sirup se prit la tête à pleines mains. Il lui faudrait, dans peu de minutes, sortir pour ne plus rentrer. Car il était fichu à la porte de ces lieux, faute d’avoir su trouver à temps les ors nécessaires à l’offrande trimestrielle réclamée par les dieux de la propriété.

Il lui faudrait s’en aller par la ville, avec un vêtement usagé et sans prestige, la poche vide, le ventre vide, et sans amis ou connaissances propres à le servir.

La perspective pouvait passer pour peu folâtre. Mais que faire, par Satan, que faire ? James-Athanase Sirup était au vrai un charmant jeune homme de vingt ans et peu de mois. Gracieux, il savait plaire, mais jusqu’ici une timidité quasi féroce lui avait interdit de tirer avantage de ses dons moraux plastiques et intellectuels. Timide, on ne saurait réussir ni dans les affaires, ni dans l’amour. Cela n’a aucun emploi dans la vie, la timidité, sauf au fond des provinces les plus reculées, pour faciliter le mariage des filles sans dot. Mais aujourd’hui même, l’audace des décolletés suggestifs, des jupes écourtées et des entrevisions galantes finit par primer la chaste crainte si affriolante jadis.

Ainsi le malheureux Sirup serait bientôt seul au monde à garder cette vertu timide rejetée même par les vierges provinciales. Il songeait à tout cela avec âpreté et un rire narquois le secoua.

— Si encore on voulait m’exposer dans un musée tératologique, à côté de l’homme serpent, du veau à trois têtes et de la poule qui parle ?

Hélas ! la timidité a perdu tout prestige, mais n’est pas encore une curiosité de musée.

— Hé bien ! s’écria James-Athanase Sirup, c’est bien simple, je vais me mettre voleur !

Il sauta du lit à terre, fier de cette décision plus que d’un grade dans la Légion d’honneur. Le dallage de sa chambre était froid. Fichtre, qu’on doit donc être heureux quand on marche sur des tapis !

— Parfaitement, je vais m’installer voleur. J’ouvre un fonds de voleur et j’attends les clients !

Sirup mit en hâte ses chaussures. Elles avaient encore de l’élégance. Il avait ouï souvent dire qu’à Paris un homme bien chaussé est un homme « bien ».

— Mais, reprit-il, je ne sais pas encore s’il faut se spécialiser, pour être un voleur de quelque dignité. Quel genre de vol ? De la confection, ou du « sur mesure » ?

Il avait une bibliothéque, à la tête de son lit, laquelle comportait, entre autre merveilles, un dictionnaire français édité en 1845. Il le feuilleta hâtivement.

Au mot voleur, nulle indication ne pouvait fournir d’exacts renseignements sur les diverses voies pratiques dans lesquelles on peut ouvrir une firme de voleur. James-Athanase Sirup en fut fort gêné.

— Ce n’est pas tout, de certifier que je me fais voleur. Voleur de quoi, en quoi et comment ? Celui qui veut exercer un métier doit choisir parmi les modalités de ce métier. En tout cas, c’est bien décidé. À cette heure, mon parti est pris. Je suis un voleur.

Il avait fini de s’habiller et jeta un regard dans la chambre, vide, désespérément vide, qui allait pourtant lui manquer lorsqu’il en serait sorti. Soudain, une idée lui vint :

— Si je commençais par voler quelque chose tout de suite. Cela confirmerait de façon pratique les décisions prises.

Il chercha quelque objet à voler. Mais, en vérité, il n’y avait rien du tout en ses entours. Il était propriétaire légitime, sous les réserves légales, qui font des objets meublants la garantie du loyer, de tout ce qui subsistait ici. Pas grand’chose à vrai dire, hors le lit…

— Je ne quitterai pas cette boîte sans voler quelque chose pourtant, dit sombrement James-Athanase Sirup. S’il n’y a rien ici, voyons dans le couloir et à côté.

Et, prenant son lexique sous le bras, pour contenance, comme arme, éventuellement, ou même pour le vendre si jamais quelque fou au monde — tout arrive — se pouvait trouver pour acquérir contre espèces un dictionnaire de 1845, il ouvrit et sortit.

Le galetas où il habitait occupait un fond de couloir au huitième étage d’un immeuble géant et neuf. Sirup se dirigea vers l’autre extrémité du couloir. Là il trouverait l’escalier et n’aurait plus qu’à descendre. Il fallait donc voler avant d’y parvenir…

Il fit deux, quatre, six pas. Voler quoi ? Il n’y avait que des huis clos et numérotés.

Une porte est entre-baillée. Sirup, soudain décidé et énergique, la pousse, Il se trouve dans une pièce semblable à celle qu’il occupait tout à l’heure. C’est tout de même plus digne et mieux meublé. Et puis, il y a une jolie femme. Oh ! jolie vraiment et dévêtue, puisque encore au lit ; laquelle regarde entrer avec étonnement James-Athanase Sirup. Il lui crie fortement :

— Pas un cri, madame, je suis un voleur !

Ceci dit, il s’approche, d’un pas prompt, à ce qu’il croit, mais au fond très lent, du lit où la jeune femme couchée le regarde venir sans savoir encore s’il faut rire ou s’épouvanter.

Enfin, elle se décide à parler :

— Ah ! vous êtes le voleur. Je ne vous attendais que la semaine prochaine. À combien s’élève ma facture ?

Sirup, ahuri, la regarde avec des yeux fous. Elle le trouve charmant. Elle n’est pas pressée de se lever et, en somme, le lit était un peu froid pour une femme seule…

Elle reprend, ironique, cordiale et accueillante :

— Ferme donc la porte, grand fou de voleur ! Et viens ici. Tu me diras à l’oreille ce que tu venais voler.

James-Athanase Sirup obéit. Il pose son dictionnaire sur la table de nuit, et…

ii

La garde-malade inattendue


James-Athanase Sirup descendait le rapide escalier de service avec prudence. Cette fois, il se trouvait bien expulsé, absolument expulsé et sans un sou de plus que deux heures auparavant lorsqu’il s’était éveillé. Ces deux heures avaient été toutefois remplies par l’affection de la délicieuse Marie Becassez, chez laquelle il s’était présenté pour voler, et qui l’avait accueilli en amant.

Ainsi donc, raisonnait Sirup : j’ai cent fois voulu accoster des jeunes filles et les séduire. Or, je n’ai jamais réussi. Et juste ce matin, ayant décidé d’être voleur, il m’a suffi d’entrer chez une jouvencelle, en énonçant ma nouvelle qualité, pour être reçu comme un Messie. Qu’en faut-il conclure ?

Il en était là de ses réflexions lorsqu’il se trouva dans la rue. Le concierge de la maison l’avait regardé passer avec un regard soupçonneux, mais le locataire expulsé ne portait rien qui témoignait de quelque fraude. Il oubliait même son dictionnaire de 1845, abandonné chez la délicieuse Marie Becassez, peut-être pour prix de l’amour. Laquelle jeune femme s’était d’ailleurs rendormie parmi ses draps bouleversés, après le départ de son voleur et ami.

James-Athanase Sirup regarda le ciel. Mais l’amour a cela de charmant qu’il apaise les divinités de la pluie et des orages. Et depuis que le jeune voleur s’était avisé d’aimer Marie Becassez, la grande coupole céleste se trouvait repeinte à neuf en bel azur.

— N’empêche que désormais je suis un voleur ! pensa Sirup.

Il marcha tranquillement au hasard, prit une rue, puis une autre, puis une avenue, un boulevard, un passage… Au bout d’une heure, il sentit que, sans nulle contestation possible, il ne savait oû il se trouvait et avait faim.

Un voleur peut-il avoir faim ? La question était délicate. Il semblait difficile d’y fournir une réponse à l’impromptu. James-Athanase Sirup pensa s’asseoir sur un banc pour y mieux réfléchir.

Il s’y trouvait depuis cinq minutes, et ses raisonnements n’avaient fourni à la question posée aucune convenable solution, ni plausible, lorsque vint se placer près de lui une jeune femme très pâle qui portait des paquets élégants, des paquets de confiseur.

— Monsieur, dit-elle, excusez-moi, mais je me sens très mal. Une petite crise du cœur. Je vois tout tourner, je ne sais plus où je suis.

Elle fermait les yeux, les joues couleur de cire, tendue pourtant par le désir obstiné de ne pas s’abandonner.

— Madame, dit Sirup, je suis à votre disposition. Je suis voleur.

Elle ne parut pas entendre.

— Tenez-moi par le bras. Je vais tomber. Voulez-vous appeler un taxi, lorsqu’il va en passer ?

Sirup l’étaya vigoureusement puis fit signe à une voiture-auto qu’il s’arréta devant le banc. Il y hissa la jeune femme. Comme il allait fermer la portière, elle murmura :

— Venez m’accompagner, qui me descendrait et m’aiderait à rentrer chez moi ? Songez que je viens de la banque.

James-Athanase Sirup s’assit près d’elle.

— Je vous l’ai dit, madame, je suis voleur !

Elle lui serra la main avec effusion.

— Merci ! Merci !

Alors le jeune homme ne dit plus rien, car vraiment, on a beau s’être décidé après mûre réflexion, et se dire voleur sans remords, on n’en devient pas obligé de perdre pour si peu son savoir-vivre.

Sirup et sa compagne furent bientôt à Neuilly, devant une somptueuse demeure. Là, Sirup descendit la jeune femme et la mena doucement jusqu’à l’ascenseur. Le chauffeur attendit.

Bientôt, Sirup aide la malade à pénétrer, au troisième, dans un appartement délicieux, fleuri, soyeux et parfumé.

— La bonne est sortie, dit la jeune femme, portez-moi jusqu’à mon lit !

Et trois minutes après, elle peut s’allonger enfin, la face toujours cireuse, mais satisfaite d’avoir vaincu, gràce à ce dévoué passant, le sort qui voulait la jeter à terre, évanouie, au beau milieu d’une voie parisienne.

Sirup regarde autour de lui. Jamais voleur n’a été à pareille fête. Il va pouvoir exercer son nouveau métier avec dignité.

Mais que doit voler un homme ayant le sentiment du réel, du pratique et une juste connaissance des obligations de sa profession ?

Des bijoux ? Il y en a. On ne peut pas néanmoins tout prendre, ce serait indélicat. Mais que choisir, lorsqu’on ignore la valeur des gemmes ?

Il est vrai que l’inconnue porte sans doute quelques capitaux dans son sac à main. Sirup l’ouvre. Il y a là tout un matelas de billets de banque. Faut-il s’en aller avec ?

À ce moment la malade ouvre les yeux et le regarde avec un sourire.

— Ça va mieux. Je ne saurai jamais assez vous remercier !

— Vous m’avez bien plutôt rendu votre débiteur, madame, pour la grâce que vous m’avez faite en recourant à moi, dit Sirup, très talon rouge.

Elle sourit.

— Embrassez-moi ! Vous êtes charmant !

— Je suis voleur, madame !

— Depuis quand ?

— Je m’y suis décidé ce matin !

— Et qu’est-ce que vous avez volé jusqu’ici ?

Sirup rougit. De fait, il y a déjà quatre ou cinq heures que sa décision fut prise. Or, par quoi s’est-elle manifestée dans les faits ?

— Je me demandais, madame, ce que j’allais justement vous voler pour commencer !

Elle rit.

— Volez-moi un autre baiser !

Il le fait. Elle frissonne.

— Comme vous êtes délicieux. Sans vous, je ne sais ce qui me serait advenu. Ah ! je ne sais si je vais résister à l’envie de vous aimer.

Le rose est revenu à ses joues, elle a retrouvé sa maîtrise d’elle-même. Et c’est pour l’offrir à James-Athanase Sirup…

Et lui, bouleversé, songe que c’est un Sésame merveilleux, une sorte de maître mot aux effets de prodige que de dire : « Je suis voleur ! »

— Comment te nommes-tu, mon aimé ?

— Sirup ! Et toi, ma chérie ?

— Je suis Mary Racka, mon voleur chéri, et voleuse comme toi…

iii

Virtuosités


Il est, dans la vie des jeunes gens, et notoirement dans la destinée de ceux qui choisirent, pour y faire leur carrière, le délicat métier de voleur, des circonstances extravagantes.

Lorsque la jeune femme recueillie sur un banc, en proie à un mal inconnu, une fois revenue à la vie, eut avoué son nom et qu’elle professait le vol, James-Athanase Sirup commença d’avoir peur. Il se rendait compte de l’insuffisance, en la matière, de ses grades et exploits. Était-on


Elle se mit à rire (page 11).
poursuivable pour se prétendre voleur, comme lorsqu’on prend, sans diplômes, le titre de médecin ? Sirup espéra que non. Il se tint toutefois prudemment à distance de sa nouvelle conquéte. Elle riait de toutes ses dents, ma foi bien alignées, blanches et offertes dans la plus tentante des bouches.

Tous deux se dévisagérent un instant, enfin Sirup, un peu rassuré, et, pour tout avouer, fasciné par ce qui se manifestait en sa nouvelle amie de spécifiquement et délicieusement féminin, se rapprocha du lit sur lequel, étendue, Mary Racka semblait prier un dieu galant.

— Oui, dit-elle alors, approche-toi, et conte-moi… ce que tu voudras.

Sirup n’avait rien à conter, mais il connaissait les gestes qui accompagnent à l’accoutumée les plus belles histoires. Sa nouvelle amie les comprit, les aima, les goûta, les redemanda…

Il y eut donc dans les relations de ces deux charmants personnages, ce qu’on pourrait appeler un intervalle, au sens philosophique dont on emploie ce mot dans la théorie du professeur Einstein. C’est-à-dire que l’espace qui les séparait tendit soudain vers zéro, tandis que la durée prenait une forme insaisissable, les deux partenaires s’étant placés, si l’on peut dire, hors du temps…

Mais tout finit ici-bas, même l’amour (car à quoi bon continuer à le cacher sous des algèbres, ils faisaient la bête à deux dos) et Sirup, un peu plus intime et familier toutefois, se retrouva devant les yeux curieux de sa nouvelle compagne.

— Dis-moi, mon petit, comment te nommes-tu ?

— Sirup, dit-il laconiquement.

— Alors, tu es un voleur ? Mais pourquoi me l’as-tu dit. À supposer que je fusse honnête, tu aurais pu avoir des embêtements ?

Sirup, rassuré, haussa les épaules.

— J’ai bien deviné tout de suite ce que tu étais, affirma-t-il avec orgueil.

Elle le regarda sérieusement.

— Alors, tu es terriblement fort. As-tu beaucoup d’argent ?

— Non, pas beaucoup, reprit-il, en baissant le ton. J’ai perdu hier aux courses.

Elle se mit a rire, et sa poitrine nue sautait, par saccade, de la plus exquise façon. Sirup sentit, à cette vue, une ardeur puissante renaître en lui. Mais à son geste, Mary Racka répondit sans façon :

— Parlons de choses graves. Moi aussi, je suis pauvre. On ne le dirait pas, à voir ici, mais un coquin de banquier m’a fait jouer sur le change, et il a englouti tout ce que je possédais. Heureusement que je t’ai rencontré. Ce soir, nous allons pouvoir faire une belle affaire. Seule, je ne songeais pas réussir, mais avec toi ?

— Qu’est-ce que je ferai ? demanda le jeune homme, avec un rien d’émotion.

— Oh ! rien du tout ! Tu serreras le kiki à une vieille, pendant que je viderai ses tiroirs. Je sais où est l’argent.

— Heu ! interjecta Sirup, qu’une soudaine constriction serrait lui-même à la gorge.

— Oui ! Oui ! C’est à trois cents mètres. À deux heures du matin, ce sera terminé et on s’aimera après… je ne te dis que ça…

Sirup avait faim. Voulant changer de conversation, il demanda :

— En attendant, je prendrais bien un sandwich.

Ce sandwich, dans sa pensée, représentait un appel de petit format, en vue de pantagruélisations plus vastes. La femme le comprit.

— Il est près de midi. Allons déjeuner au restaurant.

Rien ne saurait rendre la terreur dans laquelle le doux Sirup, voleur honoris causa, vécut tout cet après-midi là. Sa nouvelle amie, qui répondait pourtant au nom chaste de Mary, n’en subtilisa pas moins, devant lui, à une dizaine de personnes, des bijoux divers, des montres et des portefeuilles. Son habileté était miraculeuse. Souriante, élégante, sachant se faire frôler de trop près par les hommes qu’attirait sa face à la fois vicieuse et naïve, elle usait de sa grâce intime pour mettre à contribution les poches de ceux qui croyaient la séduire. Ses artifices possédaient une sorte de vertu diabolique. En un tournemain, le contenu des bougettes, des sacs à main ouverts comme magnétiquement, et de tous recoins accessibles des vêtures passait dans ses mains et s’allait amasser sous sa jupe, en une poche secrète qu’elle atteignait sans avoir l’air de bouger les doigts. C’était une voleuse admirable, diplômée, prix Nobel, et membre certainement de l’Institut des voleurs, que Mary Racka.

Mais Sirup, qui aurait dû pourtant se sentir bondé d’enthousiasme, à l’idée de posséder un professeur d’une telle maîtrise, passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, surtout lorsqu’il voyait disparaître autour de lui toutes les épingles de cravate des hommes. Et cette timidité semblait même à sa compagne le comble d’un art raffiné…

Le soir vint. Après avoir dîné en ville, le couple rentra chez Mary Racka, qui déposa sur une coupe d’onyx les bijoux dérobés — une vingtaine — et fit l’inventaire de cinq portefeuilles. L’un d’eux était garni de six billets de mille francs.

Sirup, qui s’habituait, dit avec un air finaud :

— Ça suffira pour aujourd’hui ?

— Jamais de la vie, rétorqua la jeune femme. À onze heures et demie nous allons chez la vieille, ça ne te plaît pas ? Tu sais, reprit-elle avec insolence, si tu as la frousse ?…

— Moi, cria Sirup, moi la frousse ? Ah ! on voit bien que tu ne connais pas les hommes. J’en ai vu d’autres !…

Ce disant, il tentait de découvrir les charmes de son aimée, pour leur offrir ce que les écrivains nomment, dans leurs dédicaces : l’hommage le plus dévoué ». Il pensait : Je vais peut-être arriver à la faire somnoler, en y mettant du mien…

Et il tenta, pour éviter d’étrangler la vieille, de se faire un virtuose d’amour. Il avait beaucoup à apprendre, mais il fallut reconnaître, et Mary n’y manqua point, sa splendide bonne volonté…


iv

Le crime


— Onze heures et demie ! Filons !

Mary Racka, d’un coup de reins, jeta presque Sirup hors du lit où les deux amants reposaient côte à ôdte. Il se mit debout. Elle rit :

— Tu as l’air d’un gosse après la fessée.

Sirup redressa l’échine, cambra la poitrine et dit gaillardement :

— Prends garde que je ne te donne cet air-là, authentiquement, toi !

Elle fit la pirouette en chantonnant :

— Plus tard, on verra ça… Pour l’instant, nous allons essayer d’autres jeux.

Elle fouilla dans un cabinet ancien, à cuivres ciselés et marqueteries charmantes.

— Tiens, voilà trois pistolets. Lequel prends-tu habituellement, pour assassiner ?

— Ma foi, répondit-il avec un air malin, c’est toujours celui-ci que je préfère.

Ce disant, il saisit le plus petit, qui, sans doute, devait être le moins dangereux…

— Bon ! charge-le !

Et elle lui donna une boîte de balles.

Sirup n’avait jamais manié le moindre browning. Il regardait le sien avec une curiosité béate, poussait ici et tirait là, tout en espérant découvrir le secret de cet ustensile, sans avoir — ce qui le compromettrait évidemment — à interroger Mary Racka. Elle errait dans la pièce, prenant des outils, une pince minuscule à charnière, des petits bibelots d’acier, et même un superbe coutelas.

L’aimable voleuse s’était déshabillée et, nue, circulait sans façons, au grand émerveillement de Sirup. Il l’admirait, le pistolet d’une main, une douzaine de balles dans l’autre.

Il pensait aussi : « Si ce n’est pas malheureux d’aller tuer des gens chez eux, quand on est deux, qu’on s’aime, qu’on sait se le prouver, et qu’il fait dehors un temps de chien ! »

Enfin, profitant de ce que son amie lui tournait le dos, il mit les balles du browning dans une poche et l’arme dans une autre, puis vint chatouiller Mary Racka.

Mais elle, furieuse, leva un grand surin.

— Tu en veux un petit coup dans la bedolle, pour te calmer ?

Il recula. Elle était pourtant belle, nue, avec ce corps étiré, jambes droites et longues, ces seins rigides et écartés, ce torse plein, porté sur un bassin large, et ces signes fascinants de la féminité !

Elle l’appela en chaussant des feutres et tendit des tiges fines de métal.

— Prends ces objets-là ! Bon. Mets-les dans une poche accessible. Ce couteau ! Tu sais comment le tenir ouvert sur soi et l’amener dans la main d’un geste ?

— Bien entendu, affirma Sirup héroïquement.

Alors, elle mit un maillot noir et, dessus, posa une robe d’un seul tenant fermée par devant.

— Tu comprends ! d’un coup de doigts, je laisse cette draperie tomber. Pour s’occuper, ça géne, tout ça.

Elle avait un petit sac noir sur la hanche, avec tout son outillage de voleuse de grande classe.

— On y est ?

— J’y suis, murmura Sirup d’une voix éteinte.

Ils sortirent tous deux, lui le cœur battant, elle froide, sans émotion, la face dure et cruelle.

Dehors, il bruinait. Ils s’avancèrent doucement, d’abord à la file, puis côte à côte. Bientôt, dans une petite rue, elle s’arrête. La pluie tombe maintenant.

— Colle-toi dans le renfoncement, et attends sans bouger.

Elle le quitte.

Lorsqu’elle reparaît, en cinq secondes, d’un coup de quelque objet inconnu, elle tire le cordon de la porte. Tous deux ont des chaussons. Ils entrent…

Elle referme délicatement, passe devant Sirup qui la suit à l’odeur, car elle sent la rose violemment et voluptueusement.

En passant devant la loge, ils entendent deux ronflements jumeaux.

Voici l’escalier, suivi jusqu’au quatrième. Sirup ne sait plus où il en est. Cette puissante et aphrodisiaque parfumerie qu’il respire, cette mutité, ces armes qui pèsent dans ses poches, tout lui fait l’effet d’une sorte de film sans conséquences et pourtant aussi redoutable qu’excitant.

À une porte, Mary Racka, armée d’une petite lampe à verre bleu se penche, travaille, sonde, tire. On entend imperceptiblement des aciers qui bougent.

La porte est ouverte. Elle entre. Sirup suit. Une seconde porte est attaquée et livre ses secrets dans le silence. Ensuite, on se trouve dans une chambre à l’air lourd et chaud.

L’habile voleuse prend Sirup par le bras et le mène à un lit. L’obscurité est totale. Elle lui dit très bas :

— Je vais opérer. Guette soigneusement, et si elle se réveille, tu la prends à la gorge et tu serres…

Il ne répond rien, mais un froid de glace coule sur son dos, et il se sent une envie atroce de fuir à toutes jambes, de fuir…

Deux minutes passent. Mary fouille partout. Sirup entend ses pas furtifs et les tiroirs qui s’ouvrent en craquant. De temps à autre, un peu de lumière vient d’elle sur le lit. Et soudain le malheureux sent ses cheveux qui se hérissent sur son front. Il a bien vu… Il y a deux personnes couchées devant lui…

Au même instant, la femme s’éveille. Ses bras s’agitent. Sa tête tourne. Elle a dû percevoir enfin Mary Racka qui remue quelques objets de métal, et elle crie :

— Au voleur ! !

Comme malgré lui, Sirup tend les deux mains vers la gorge qui appelle. Il l’empoigne, il serre. Mais il s’est trompé. La voix crie toujours. Sa maîtresse se sauve, la femme, que rien n’immobilise, saute alors du lit et se précipite sur un commutateur. La lumière jaillit. Sirup se voit en train de finir la mise à mort d’un individu qui râle déjà. Il est au sommet de l’épouvante. La guillotine l’attend… Mais, ô surprise, la volée, une femme non point vieille comme on l’avait dit, quadragénaire au plus, d’ailleurs bien conservée, regarde tranquillement et simplement la scène, sourit à Sirup, voleur et assassin, et, au lieu de courir chercher la police avec la justice, elle lui frappe sur l’épaule :

— Continuez !…

v

Nouvelles Amours


James-Athanase Sirup, promu assassin par les soins trop subtils de Marie Racka, se trouva prodigieusement ridicule lorsqu’il vit son acte sans nul doute criminel devenu, aux regards de la demi-victime, une sorte de cadeau de bienfaisance. Attendre la guillotine et recevoir un pourboire — ou quasi — c’est là une chose bien propre à déconcerter un homme de sang-froid, à plus forte raison un Sirup.

Le jeune homme lâcha donc la gorge du cadavre dont il se trouvait responsable devant les lois pénales. Ensuite, il dévisagea avec une stupeur sans équivoque la personne héroïque qui l’encourageait si étrangement à perséverer dans le meurtre et ses circonstances aggravantes.


L’aimable voleuse circulait nue (page 14).

Elle lui souriait, jolie encore, malgré une maturité fatiguée. Elle était, de plus, en chemise de nuit, une chemise aussi courte qu’une ceinture, et d’où ressortaient galamment un sein en haut et autre chose plus bas…

La femme parut comprendre l’étonnement de Sirup et l’excuser. Elle le prit par l’épaule :

— Venez boire un verre, vous ne l’avez pas volé.

Il se fit mener à une chaise et s’y laissa tomber lourdement, tandis que sa nouvelle amie et cordiale victime courait quérir un flacon de rhum à la marque du divin Soulouque, dit Rhum Faustin I Empereur.

Sirup but, et il rebut. Ensuite, il tenta de coordonner ses idées pour aviser aux événements.

Il n’en eut pas le temps. La femme s’asseyait sur ses genoux avec des mines de fillette pudique et commençait à lui raconter les aventures de l’assassiné.

— Tu comprends, mon petit chéri, il me barbait, ce gros imbécile, et il perdait tout son pognon aux courses, je veux dire le mien. Avec ça, quand je lui en refusais, il sortait un surin long comme mon bras et menaçait de me faire des boutonnières partout, à même dans la viande. Tu penses si ça me faisait rire… Lorsque vous êtes entrés, toi et le second voleur, j’ai pensé : S’ils pouvaient lui faire passer le goût du pain, à ce salaud ?… Je vous ai donc laissé faire. Tu t’es placé devant le lit, j’ai compris qu’en bougeant je te ferais sauter au kiki de mon saligaud, et ça n’a pas raté. Alors, pour faire débiner l’autre, j’ai gueulé au voleur, pas trop fort. C’est qu’à ce moment juste, il démontait la serrure du coffre où il y a mon pèze. En somme, ça s’est bien passé. Si ton copain est en bas à t’attendre, va lui dire de remonter !

James-Athanase Sirup, tout a fait abruti par cette confession, ouvrait des yeux larges comme une soupière. Enfin, la réaction de la stupeur, de l’émotion, de la peur, de l’horreur, du désespoir, se fit brusquement et il se mit à pleurer. La femme, prodigieusement émue à son tour, le prit par les épaules avec affection et comme sa toilette était réduite à la valeur d’une millième décimale, elle crut ne pouvoir mieux consoler l’assassin qu’en l’aidant à perpétrer un nouveau forfait contre la pudeur, celui-là. En effet, elle n’avait qu’un minimum de gestes à faire pour, de bienfaitrice, devenir maîtresse. Elle accomplit donc le nécessaire et les larmes de Sirup, sous l’influence d’un nouvel émoi, disparurent aussitôt. Il s’adonna sans plus à l’amour, avec l’ardeur d’un naufragé cramponné à une bouée. Cet enthousiasme eut une forte répercussion sur la tendre quarantenaire. Elle manifesta, par des interjections à la fois extatiques et douloureuses, par des appels sans rime ni raison et par des onomatopées satisfaites, que Sirup qui avait failli l’assassiner, courait désormais le risque de lui donner la petite mort…

La scéne se doubla d’un second exercice de même façon. Mais comme les yeux de Sirup, durant sa pâmoison, étaient tombés sur le cadavre, fruit incontestable de sa violence laborieuse et impitoyable, la femme comprit que la proximité de ce personnage, muet et sourd, pourtant, n’était pas favorable à la recherche des sensations délicates, et elle mena Sirup, pour jouer ce nouvel acte, dans la pièce à côté…

Mais on ne saurait, même, et peut-être surtout après une mise à mort aussi dépourvue de préparations, s’adonner aux jeux de la passion de façon trop répétée. Et puis, la présence de ce mannequin qui dormait pour si longtemps dans un lit voisin, refroidissait Sirup. On aurait tort de se moquer de lui à ce propos. Tout le monde n’a pas l’habitude… Bref, il finit par penser que cette chaude amante avait vraiment un peu trop de calorique et qu’il serait très doux de ne plus s’occuper enfin exclusivement d’occire et de créer. Pour autant, bien entendu, que ces actes, qu’il venait d’accomplir avec la femme ou la maîtresse de l’assassiné comme compagne, eussent vertu créatrice, ce qui reste douteux.

Il se leva lentement et, fort altéré, revint boire un verre de rhum Faustin. Ensuite, il songea qu’un départ rapide complèterait joliment le tableau. En somme, quoique le macchabée voisin fût son œuvre, et peut-on dire, au sens que donnaient à ce mot les vieilles corporations, son chef-d’œuvre, il n’en était pas plus flatté que ça. S’en aller, pensait-il, serait beaucoup plus agréable que rester. Et il regarda sournoisement vers la porte. La femme s’était habillée, c’est-à-dire qu’elle venait de chausser des babouches. Mais, afin de faire jouer le fameux système social des compensations, elle avait quitté sa petite chemise. Sirup admira, quoi qu’il en eût, le sort, le destin, favorable vraiment, qui le menait toujours aux bras et aux jambes d’une jolie femme. Celle-ci avait, dans sa maturité, une grâce plus émouvante. Ce corps plein et bulbeux, où les courbes de la féminité avaient de l’ampleur et de la force, sans que d’ailleurs les chairs tombassent encore, cette forme humaine si solidement étoffée de peau ferme, lisse et blanche, était tout de même une bien belle chose. Mais s’en aller, aussi…

À ce moment, la femme, en se prenant les seins comme si elle cueillait des pêches mûres et délicates, murmura avec un air amoureux :

— Tu voudrais t’en aller, mon chéri ?

— Heu ! répondit sans fermeté Sirup.

— Eh bien ! gros loup, rien de plus facile. On va sortir l’autre du lit, de mon lit, je t’aiderai à le charger…

— Le charger ?… dit avec épouvante le pauvre Sirup.

— Dame ! tu ne crois pas que je vais garder cette charogne pour en faire des pieds de porc et des entrecôtes premières. Tu l’as occis, je t’en remercie. Je vais te donner un billet de mille pour le boulot bien fait, ensuite tu prendras l’objet sur ton dos et tu l’emporteras.

— Je l’emporterai, répéta Sirup terrifié.

— Bien sûr ! Je t’en fais cadeau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


v

Sirup et le Macchabée


C’était une bonne pâte d’homme que James-Athanase Sirup, et il ne demandait qu’à faire plaisir autour de lui. Mais lorsqu’il se vit enjoindre par une femme, que d’ailleurs il venait d’aimer, de prendre, un mort, mieux, un assassiné sur son dos, à lui, l’assassin, il sentit que le monde était bien mal organisé.

Sa compagne d’une heure alla chercher de l’argent et lui remit honnêtement mille francs en petites coupures.

Le moment était venu des grandes décisions.

— Viens le chercher ! commanda la femme.

Ils y furent…

Trois minutes après, trébuchant et déjà haletant, Sirup entendait sur son dos refermer la porte de l’appartement où il avait accompli son crime, et il commençait de descendre les escaliers. Il était averti : si on le voyait emporter son fardeau dans la rue, des cris et des appels ameuteraient partout et il se ferait arrêter, puis guillotiner.

— Mais, lui disait gaillardement la belle quadragénaire, nous sommes à deux pas de la Seine. Va le coller dans le jus…

Il s’en allait doucement ainsi, écoutant les rares bruits du dehors, tout assourdis, et ceux de la maison, réduits à des tic-tacs d’horloges.

Deux étages sont descendus. La rue se rapproche. Sirup commence à espérer qu’il s’en tirera quoique le trajet du dehors soit pour tout à l’heure une chose redoutable.

Soudain, comme il arrive à l’étage, une porte s’ouvre devant lui. Une femme apparaît, toute vêtue, prête à sortir. Elle pousse un cri d’émotion. Sirup, assommé de peur, les jambes coupées, laisse tomber le corps et s’affaisse à côté.

— Pauvre monsieur, crie la survenante, vous aidiez votre oncle à descendre. C’est pénible !

Sirup répond par des syllabes sans aucune signification. L’autre reprend :

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Inutile, grogne Sirup, je n’ai qu’à aller jusqu’en bas et, avec le premier taxi qui passera, je le mènerai à l’hôpital.

— Vous êtes bon, dit la jeune femme — car elle est fort jeune — et la Providence vous récompensera.

— J’y compte bien ! reprend Sirup, qui fait de vains efforts pour replacer le corps sur son dos.

Alors, avec un air sentimental, l’ingénue inattendue demande :

— Si vous voulez que j’aille réveiller le concierge, il vous donnera un coup de main.

— Non ! rage sèchement Sirup, qui a pu enfin situer le résultat de son labeur criminel en équilibre et qui recommence à descendre.

La charmante jeune femme ferme posément sa porte et le rattrape au rez-de-chaussée. Ils vont ensemble jusqu’à la sortie. Elle demande le cordon et les voici tous deux dehors, sur le trottoir…

Le malheureux James-Athanase Sirup sent une sueur froide arroser son échine. Il voudrait maintenant gagner un coin d’ombre, à quarante mètres d’ici, y déposer celui qu’il étrangla, puis filer à toutes jambes. Mais avec cette aimable compagnonne qui le prend pour un neveu dévoué portant un oncle regrotant, que peut-il faire ?

— Voulez-vous que je saute chercher un taxi ? demande-t-elle.

— Je veux bien, murmure Sirup qui se trouve épuisé déjà, mais surtout veut être seul.

— Attendez-moi donc !

Et, légère, elle court devant, tandis que Sirup s’arrête et laisse tomber son crime, qui fait : pouf ! sur le ciment.

Mais la jeune femme est déjà à cent mètres. C’est le moment de se sauver à l’opposite…

Et notre héros s’en va, le cœur battant, faisant tous ses efforts pour ne pas attirer l’attention. Il se hâte. Il va, il va… Il a fait déja quarante mètres lorsqu’il entend courir derriêre lui.

Au moment qu’il va se mettre à détaler à son tour, un homme le rattrape.

— Monsieur, monsieur !

— Quoi ? demande Sirup, qui tuerait bien l’arrivant.

— Monsieur, il y a un homme étendu, là-bas, qui doit étre très malade. Je vais chercher le médecin, Restez ici, pour éviter qu’on le fouille ou qu’on le vole.

Sirup furieux répond :

— J’irai tout aussi bien chercher un médecin.

— Non ! celui que je vais ramener est mon frère. Les autres ne se lèveraient pas.

L’homme dévoué s’éloigne aussitôt, et Sirup reste pantois, sans oser continuer une fuite qui le dénoncerait…

Mais de là-bas, où le cadavre a été abandonné, une voix s’élève alors de quelque passant nouveau et étonné.

— Au secours ! Au secours !

Zut ! pense Sirup. Il n’y a pas moyen de s’en aller d’ici. Quelle poisse !

Cependant, un agent attiré par les appels arrive au galop, et, passant près de Sirup, crie avec autorité :

— Accompagnez-moi ?

Sirup, désespéré, suis l’agent et revient vers celui qu’il assassina tout à l’heure.

Il y a déjà trois personnes autour du corps étalé. Ce sont des gens avertis et pleins de bonnes dispositions. L’un pratique les tractions de la langue, l’autre agite frénétiquement les bras, le troisième secoue les jambes, le tout pour éveiller le zigouillé…

L’agent interroge les assistants. L’un est arrivé trop tard pour enlever la victime des mains de l’assassin, un petit homme à casquette, avec un revolver à la main.

Le second a vu la dispute. Les trois hommes et les deux criminels avaient des pelisses et des chapeaux de haute forme.

Le troisième a parfaitement vérifié qu’il n’y avait personne. Le pauvre monsieur, ici étendu, s’en allait tout tranquillement en chantonnant, quand il est tombé.

— Ça doit être un coup de sang !

Mais un taxi apparaît au plus proche croisement et arrive de tous ses gaz. Sirup qui commençait d’espérer que la chance pût le sauver, Sirup qui n’avait rien à dire et dont l’agent pouvait témoigner qu’il fut étranger au drame, Sirup voyait avec terreur la voiture que la jeune femme trop bienfaisante était allée chercher,

Et maintenant, il se sait perdu. Dans sa naïve candeur, celle qui le croyait un neveu plein d’attention va le dénoncer, le faire arrêter, le faire guillotiner. Dans cinq secondes ce sera comme fait… Sirup perçoit que ses jambes flageolent… Juste à ce moment, le taxi s’arrêta devant le groupe.

Et l’agent, sans pitié, dit alors à James-Athanase :

— Vous, qui êtes robuste, aidez-moi, à le mettre dans le taxi…

vii

L’Amante pour assassins


Athanase Sirup regarda avec un soupir de soulagement s’effacer au loin l’auto emportant le fruit de ses crimes, l’homme qu’il venait d’assassiner. Il essuya d’une main moite son front couvert de sueur. Maintenant, il se trouvait sauf. Il possédait aussi une somme congrue, honnête récompense


Elle avait quitté sa chemise (page 20).
de sa violence meurtrière, et se demanda alors si, réellement, il lui fallait reprendre sa route dans l’épineuse carriére du vol ?

Cependant, il s’éloignait tout doucement du groupe que l’évacuation du cadavre venait d’attirer mais que le départ de l’agent avec le malheureux, dans un taxi, déconcertait assez pour qu’il constituât des petits groupes bavards, bourrés de commentaires tragi-comiques. Soudain, une grande femme qui avait tout vu et dont il ne soupçonnait pas l’existence, s’approcha et lui dit avec un fort accent anglais.

— Monsieur, voulez-vous que je crie à l’assassin ?

Athanase Sirup, devenu d’un coup blême comme un œuf, regarda la survenante avec épouvante.

C’était une admirable créature aux formes opulentes, vêtue avec somptuosité et qui portait dans le dessin de son visage une telle volonté, une si âpre décision, qu’un grand frisson passa sur l’échine du malheureux à nouveau menacé.

Il dit, s’efforçant de maîtriser une peur atroce.

— Que… voulez-vous… dire…, madame ?

Elle reprit, l’air grave et dominateur.

— J’ai bien vu que vous étiez l’auteur du crime et que tous ces gens qui croyaient à un accident étaient des imbéciles.

— Moi ? dit Sirup stupidement.

— Oui, vous !

Un silence naquit. Sirup et l’Anglo-saxonne marchaient côte à côte en réfléchissant. Enfin, il se décida à protester.

— Madame, vous vous trompez. Je suis…

— Taisez-vous, ou j’appelle ! On viendra, je vous dénoncerai et bientôt vous finirez tout à fait guillotiné.

Puis, avec un air de reine :

— Je crie à l’assassin si vous ne me suivez pas.

Il suivit…

Lorsqu’ils eurent traversé trois ou quatre rues, avenues, boulevards, la femme s’arrêta devant une maison neuve, d’apparence magnifique, dont une lampe à arc faisait reluire les faïences vertes, bleues, jaunes, rouges, qui parsemaient la façade, comme des raisins de Corinthe dans un plum-pudding.

L’Anglaise leva jusqu’à la tempe de Sirup un petit revolver.

— Vous allez entrer derrière moi et me suivre à un pas jusqu’en mon appartement. Là-haut, je déciderai de votre sort…

Tout à fait abruti, Sirup suivit sans broncher l’étrange femme. Elle le précédait, revolver au poing. Enfin, ils furent tous deux dans une chambre éclatante de luxe, où le lit de marqueterie compliquée et illisible, l’armoire semblable à une forteresse, les fauteuils pareils à des cathédrales, et de petits meubles, constituaient le plus étonnant décor que le jeune Sirup eût jamais conçu.

— Asseyez-vous ici, ordonna, toujours sous la menace du revolver, l’autoritaire étrangère.

Il s’assit, sans comprendre.

Alors elle commanda.

— Je suis ravie de vous avoir trouvé. J’ai quitté mon pays pour venir à Paris satisfaire un désir difficile. Mais je m’étais juré, dès mon enfance, d’être adorée par un assassin. J’ai pourtant eu beau fréquenter tous les bouges de votre petite capitale, chercher des amants là où se recrutent les plus grands bandits, je n’ai jamais eu dans ce lit un assassin authentique. J’ai consulté master Francis Carco, mais les assassins dont il m’a donné l’adresse étaient de paisibles garçons coiffeurs, épiciers ou employés des magasins Dufayel. On m’avait recommandé sir Jean Galtier-Boissière, qui étudia certains personnages sachant tuer dans un livre charmant et pudibond, intitulé La Bonne Vie. Mais sir Galtier-Boissière m’a dit qu’on n’assassinait plus depuis longtemps que dans le Grand-Monde. J’ai donc consulté Son Excellence André de Fouquières, mais il a argué du secret professionnel. Alors, j’ai pris le parti de me promener dans les rues, au hasard, jusqu’à ce que je puisse voir un crime et en emmener l’auteur. Maintenant, déshabillez-vous !

Sirup, que, seule, pouvait désormais servir une obéissance strictement passive, se dévêtit lentement. Quand il ne lui resta plus sur le dos que sa chemise, un geste foudroyant du revolver lui fit comprendre qu’il dut renoncer à ce vain ornement. Lorsqu’il fut nu, l’Anglaise l’examina sur ses divers faces et profils.

Ensuite, elle décida.

— J’exige que vous me fassiez connaître toutes les luxures de votre pays, et surtout celles du monde où l’on tue, où l’on prostitue, où l’on vit des femmes. Mais, prenez garde que je puis vous tuer…

Sirup, retrouvant enfin son éloquence, car sa situation atteignait un degré vraiment excessif d’absurdité, s’écria :

— Madame, c’est bien moi qui ai tué l’homme que l’agent me fit mettre en taxi et emporta sans doute à l’hôpital. Mais ne pensez pas que vos ordres et vos menaces puissent avoir aucune influence érotique sur moi. Vous n’avez qu’à me regarder pour voir que c’est tout le contraire. Donc, vous désirez être aimée d’un assassin. Me voici ! Je ferai mon possible pour vous satisfaire. Mais j’exige que votre soufflant cesse de faire le garde-chasse, et je veux que vous me parliez amoureusement, galamment, gracieusement, et sans insister sur le pauvre bougre occis tout à l’heure, et qui n’est plus intéressant désormais. Enfin, vous allez vous mettre nue aussi, et faire tous vos efforts pour m’aider à retrouver mon… courage, Car j’ai déjà accompli ce soir, en compagnie de jolies femmes, moins belles certes que vous, mais point sans grâces, quelques exploits qui grèvent lourdement mes… capacités. Donc, mettez-y du vôtre si vous voulez que l’assassin vous… réjouisse, sinon, ce sera barka !

La femme avait écouté avec soin. Elle se mit à rire et plaça le revolver sur la cheminée.

— J’y consens, dit-elle. Alors, cette arme, elle vous nuisait, comment dit-on en France ?

— Parfaitement, elle me coupait la chique…

Quand, quittant rapidement ses ornements vestimentaux, l’Anglaise fut aussi nue que son partenaire, elle l’embrassa avec une passion non simulée.

— Repoussera-t-elle, la chique que mes menaces te coupaient tout a l’heure ?

— Je n’en sais rien ! s’exclama-t-il,

— Si, si !

Et, délirante, elle poussa quelques jolis appels sans destination, tandis qu’une agile frénésie arquait son corps puissant et poli.

— Ah ! murmura-t-elle, que je t’aime, mon petit assassin !

viii

Chasse à l’homme


— Mon cher papa, je te présente M. James-Athanase Sirup, mon nouvel amant !

Ainsi s’exprimait la belle Anglo-Saxonne, dernière conquête de notre assassin. C’était au matin même du jour où, après des péripéties sans nombre, Sirup avait su séduire cette milliardaire et la réjouir au mieux. Pour le récompenser en retour de tant d’efforts galants dont elle s’était émerveillée, la charmante miss avait voulu que le jeune criminel pût faire connaissance avec sir Rollpin of Whorish (ce qui veut dire à peu près boudin à radeuse…), son estimable père, par métier président de la Harlot Golding Society, banque honorée de Piccadilly Circus, et qui s’occupe de la fabrication en gros des redingotes d’Angleterre, en même temps qu’elle a fait le trust des pessaires. Sir Rollpin of Whorish, la face congestionnée par le whisky, dont il venait d’absorber trois gobelets, regarda Athanase Sirup avec dignité, puis demanda à sa délicieuse fille :

— Margarett, il n’a pas dû te faire bon usage, ce petit garcon-là. Je lui trouve l’air timide et déprimé.

La jeune fille se mit à rire.

— P’pa, il est très bien, au contraire, et puis, c’est si rare qu’en France on s’exprime comme il faut…

— Il parle bien ? demanda sir Rollpin avec intérét.

— Admirablement, p’pa, c’est un linguiste habile… En plus, d’ailleurs, c’est aussi un assassin.

Comme la scène se passait dans le hall du Chitterlings Hotel (ou Hôtel des Andouillettes), place Vendôme, James-Athanase Sirup regarda autour de lui avec épouvante. On le désignait ainsi comme un assassin, et en public ! Pourvu que personne n’ait entendu ?

Mais nul, dans le vaste jardin d’hiver, ne paraissait s’occuper des trois personnages conversant au milieu des orangers. La suite du rajah de Gaudemicham (Travancore) faisait seule un bruit d’enfer autour des deux Rollpin, en récitant des hymnes bouddhiques avec des moulins à prières, mus par une pédale, et tout semblables à des machines à coudre.

— Un assassin ! s’exclama l’Anglo-Saxon, il n’en a pourtant pas l’air…

Et il dévisagea l’amant de sa fille, lequel rougit.

— Combien pouvez-vous tuer d’hommes par jour ? demanda-t-il enfin.

— Heu, répondit Sirup, qui reprenait ses esprits, pas plus de trois ou quatre, mais, bien entendu, je ne fais pas les frais des obsèques.

Margarett Rollpin remarqua :

— L’assassinat doit être déjà bien grevé de frais généraux.

— Ne m’en parlez pas, s’exclama Sirup, tout a fait remis de ses émotions, c’est ruineux !…

— En Océanie, au moins, repartit doctement sir Rollpin, on peut manger sa victime, c’est avantageux lorsque la viande est tendre.

— La chose paraît défendue en Europe, soupira Athanase Sirup, ou alors il faut frauder la loi et débiter cela mensongèrement comme viande de porc.

Tout le monde comprit la tristesse de cette remarque, mais le banquier anglais, qui voulait tirer parti de l’amant choisi par sa fille, demanda alors brusquement à Sirup :

— Voulez-vous que j’utilise votre savoir-faire ?

— Ah ! non, p’pa, s’écria Margarett, tu comprends bien que je me le réserve encore !

— Tant pis, répondit le banquier. Je lui aurais fait une position.

— Demandez à mademoiselle votre fille, rétorqua modestement le jeune assassin, nous en avons fait bien plus d’une, et je n’ai pas usé de toutes mes ressources.

— Je viendrai voir cela en personne, grogna majestueusement sir Rollpin of Whorish, à quelle heure pourrais-je me présenter ?

Miss Margaret allait fixer l’heure de ses prochains ébats et, comme son tempérament avait des exigences, elle songeait même qu’on pût se rendre illico dans sa chambre pour fournir des références à son honorable pére. Elle n’eut pas le temps de parler. Un personnage glabre et cauteleux, qui guidait, à travers les serviteurs hindous du rajah de Gaudemicham, deux agents en bourgeois, désigna soudain le pauvre Athanase Sirup en criant :

— Voilà l’assassin, j’ai entendu la femme qui le disait. C’est un assassin !

Sirup se lève comme un diable saute en l’air d’une boîte à ressort. Dans le vaste hall, toutes les figures se tournaient vers l’olibrius hurleur. Il avait sans doute écouté la conversation des Rollpin et s’était empressé de courir chercher la police…

Cette fois, mon pauvre Sirup, tu es f…u, pensa le héros de cette histoire…

Mais comme, dans sa timidité, il avait du cran, il ne s’abandonna point. Il sauta par-dessus une table, des chaises, des gens, des arbustes empotés, un tas d’obstacles jalonnant sa piste et s’enfuit désespérément.

Son départ avait été trop prompt pour ne pas surprendre tout le monde, inclus les policiers. Aussi, Sirup gagna-t-il un espace étendu, et, comme on se mettait à le poursuivre, il entrait en bombe dans l’atrium de l’hôtel. Une porte lui apparut à droite, il l’embouqua, il était dans un couloir menant à un escalier de service. Il se mit aussitôt à gravir les marches quatre à quatre…

Sirup a monté six étages. Il n’entend rien derrière lui, mais on va retrouver sa piste. Où se cacher ? Il est dans un couloir luxueusement nanti de tapis ot s’étouffe le bruit de ses pas. Le silence est complet, il avance, l’oreille au guet, le cœur battant et l’œil partout…

Une porte de chambre est entre-baillée. Il regarde. On ne voit personne. En même temps, il croit entendre des bruits de pas pressés derrière lui.

Alors, il entre muettement, referme avec douceur et songe que s’il n’y a pas de locataire en cette chambre à coucher, il est sauvé pour un moment. Mais, horreur ! À travers une autre porte, lui vient un bruit de voix.

— Viens vite, dis !

C’est une femme qui parle. Sirup devine bien où cette femme invite son compagnon et à quoi faire. Il n’a pas le temps d’y songer plus. Un refuge est là, le lit…

Agile comme un acrobate, Athanase Sirup se glisse dessous…

À peine s’y trouve-t-il, qu’entrent deux fines jambes féminines, nues, sauf des babouches bleues, et deux autres jambes, mais viriles, poilues, massives, qui suivent. Le tout Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/35 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/36 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/37 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/38 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/39 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/40 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/41 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/42 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/43 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/44 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/45 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/46 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/47 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/48 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/49 Page:Renee-Dunan-Le-petit-passionne 1926.djvu/50