Le Petit Pierre/14

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 108-119).


XIV

LE MONDE INCONNU


Chaque jour, après le déjeuner, la vieille Mélanie, dans sa chambre sous les combles, chaussait ses souliers plats qui reluisaient, nouait devant sa glace les brides de son bonnet blanc à bavolet de dentelle, croisait sur sa poitrine son petit châle noir et l’y fixait par une épingle. Elle prenait ces soins avec une studieuse application, car, en toutes choses, l’art est difficile, et Mélanie n’abandonnait au hasard rien de ce qu’elle jugeait de nature à rendre la personne humaine respectable, décente et digne de sa divine origine. Assurée enfin d’avoir satisfait à toutes les convenances de son sexe, de son âge et de son état, elle fermait à clef la porte de sa chambre, descendait avec moi l’escalier, s’arrêtait, stupide, dans le vestibule en poussant un grand cri et remontait précipitamment l’escalier jusqu’à sa mansarde pour y prendre son cabas qu’elle avait oublié selon son antique coutume. Elle n’aurait jamais consenti à sortir sans ce cabas de velours grenat, qui contenait son tricot sempiternel, où elle trouvait au besoin des ciseaux, du fil et des aiguilles et dont, une fois, elle tira un petit carré de taffetas d’Angleterre pour le mettre à mon doigt qui saignait. Elle conservait encore dans ce sac un sou percé, une de mes dents de lait et son adresse sur un bout de papier, afin, disait-elle, que, si elle mourait subitement dans la rue, on ne la portât pas à la morgue. Quand, descendus sur le quai, nous tournions à gauche, nous donnions le bonjour à madame Petit, la marchande de lunettes qui, siégeant en plein air, contre le mur de l’hôtel de Chimay, près de sa vitrine, sur sa haute chaise de bois, droite, immobile, le visage brûlé du soleil et de la gelée, gardait une tristesse sévère. Et les deux femmes échangeaient des propos qui variaient peu d’une rencontre à l’autre, sans doute parce qu’ils se rapportaient au fond immuable de la nature. Elles s’entretenaient d’enfants atteints de la coqueluche ou du croup ou consumés par une fièvre lente, de femmes sujettes à des troubles plus secrets, de journaliers victimes de terribles accidents. Elles disaient l’influence maligne des saisons sur les tempéraments, renchérissement des vivres, la cupidité croissante des hommes devenus de jour en jour plus mauvais et les crimes multipliés épouvantant le monde. Je me suis aperçu plus tard, en lisant Hésiode, que la marchande de lunettes du quai Malaquais pensait et parlait comme les vieux poètes gnomiques de la Grèce. Loin de m’émouvoir, cette sagesse m’accablait d’ennui et je tirais ma bonne par sa jupe pour y échapper. Quand, au contraire, descendus sur le quai, nous tournions à droite, je voulais m’arrêter devant les gravures que madame Letord étalait le long d’une palissade de bois qui fermait le terrain vague sur lequel s’élève aujourd’hui le palais des Beaux-Arts. Ces images me remplissaient de surprise et d’admiration. Et spécialement Les Adieux de Fontainebleau, La Création d’Ève, La Montagne qui présente l’aspect d’une tête d’homme, La Mort de Virginie me causaient une émotion que les ans n’ont pas encore tout à fait calmée. Mais la vieille Mélanie me tirait en avant, soit qu’elle ne me jugeât pas d’âge à examiner toutes ces gravures, soit plutôt qu’elle-même n’y sût rien distinguer. Car il est de fait qu’elle n’y donnait pas plus d’attention que notre petit chien Caire.

Nous allions soit aux Tuileries, soit au Luxembourg. Par les temps clairs et tempérés, nous poussions jusqu’au Jardin des Plantes ou jusqu’au Trocadéro qui élevait alors, au bord de la Seine, dans la solitude, sa colline verte et fleurie. En des jours fortunés, on me menait jouer dans le jardin de M. de La B… qui m’en accordait l’accès en son absence. Ce jardin frais et désert, planté de grands arbres, s’étendait derrière un bel hôtel de la rue Saint-Dominique. J’apportais une pelle de bois, large comme ma main, et quand c’était la saison où les troncs des platanes se dépouillent de leur écorce mince et lisse, et, lorsque, à leur pied, la pluie avait amolli la terre et creusé de légers sillons ondulés, qui devenaient dans mes jeux des ravins, des précipices, j’y jetais des ponts de bois, je bâtissais sur leurs bords, avec l’écorce fine, des villages, des remparts, des églises ; j’y plantais des herbes et des branches qui représentaient des arbres et formaient des jardins, des avenues, des forêts ; et je me réjouissais de mon œuvre.

Ces promenades dans la ville et les faubourgs me semblaient tantôt lentes et monotones, tantôt agitées, parfois pénibles, parfois riantes et pleines de gaîté. Parcourant de vastes espaces, nous suivions cette longue avenue tout en fête bordée de boutiques de pains d’épice, de bâtons de sucre de pomme, de mirlitons et de cerfs-volants, ces Champs-Élysées où passait la voiture aux chèvres, où les chevaux de bois tournaient au son de l’orgue, où Guignol, dans son théâtre, se battait avec le Diable. Puis nous nous trouvions sur les berges poudreuses où les grues déchargeaient des pierres tandis que, sur le chemin de halage, les percherons remorquaient les chalands. Les pays succédaient aux pays, les contrées aux contrées ; nous en traversions de populeuses et de désertes, d’arides et de fleuries. Mais il y en avait une où je souhaitais de pénétrer préférablement à toute autre, que je me croyais, à certains moments, près d’atteindre et que je n’atteignais jamais. J’ignorais tout de cette contrée et j’étais sûr qu’en la voyant je la reconnaîtrais. Je ne l’imaginais ni plus belle ni plus agréable que celles que je connaissais, bien au contraire, mais tout autre, et j’aspirais ardemment à la découvrir. Cette contrée, ce monde, que je sentais inaccessible et proche, ce n’était pas le monde divin que m’enseignait ma mère. Pour moi, celui-là, le monde spirituel, se confondait avec le monde sensible. Dieu le père, Jésus, la Sainte Vierge, les anges, les saints, les bienheureux, les âmes du purgatoire, les démons, les damnés n’avaient pas de mystère. Je savais leur histoire, je trouvais partout des images à leur ressemblance. La rue Saint-Sulpice m’en offrait seule des milliers. Non ! Le monde qui m’inspirait une folle curiosité, le monde de mes rêves, était un monde inconnu, sombre, muet, dont la seule idée me faisait éprouver les délices de la peur. J’avais de bien petites jambes pour l’atteindre et ma vieille Mélanie, que je tirais par sa jupe, trottait menu. Pourtant, je ne me décourageais pas ; j’espérais pénétrer un jour dans ces contrées que cherchaient mon désir et mon effroi. À certains moments, en certaines régions, je m’imaginais que quelques pas de plus en avant m’y amèneraient. Pour y entraîner Mélanie avec moi, j’employais la ruse ou la violence, et, quand la sainte créature prenait déjà le chemin du retour, je la rebroussais violemment vers des frontières mystérieuses, au risque de déchirer sa robe ; et comme elle ne comprenait rien à ma fureur sacrée, doutant de mon cœur et de mon esprit, elle levait au ciel des yeux pleins de larmes. Je ne pouvais cependant lui donner les raisons de ma conduite. Je ne pouvais pas lui crier : « Un pas encore et nous pénétrons dans l’empire innomé. » Hélas ! combien de fois depuis lors ai-je dû dévorer désespérément le secret de mon désir !

Certes, je ne traçais pas dans mon esprit la carte de l’Inconnu, je n’en savais pas la géographie, mais je croyais reconnaître quelques points où ce monde touchait au nôtre. Et ces confins supposés n’étaient pas tous très éloignés des lieux que j’habitais. Je ne sais à quoi je les reconnaissais, sinon à leur étrangeté, à leur charme inquiétant, à la curiosité mêlée de crainte qu’ils m’inspiraient. L’un de ces bords, que je n’avais pu franchir, était marqué par deux maisons que reliait une grille de fer, et qui ne ressemblaient pas aux autres maisons, deux maisons de pierre carrées, lourdes, tristes, ceintes d’une belle frise de femmes qui se tenaient par la main entre de grands écussons muets. Et c’était là, en réalité, sinon la barrière du monde sensible, du moins une de ces barrières de Paris construites sous le règne de Louis XVI par l’architecte Ledoux, la barrière d’Enfer[1]. Dans les humides Tuileries, non loin du sanglier de marbre assis à l’ombre des marronniers, il est, sous la terrasse du bord de l’eau, un caveau glacial, où dort une femme blanche, un serpent enroulé autour du bras. Je soupçonnais que ce caveau communiquait avec le monde inconnu, mais qu’il fallait, pour y descendre, soulever une lourde pierre. Dans les caves de la maison même que j’habitais, une porte inquiétait ma vue ; elle était à peu près semblable aux portes des caves voisines ; la serrure en était rouillée ; des cloportes luisaient sur le seuil et dans les fentes du bois qui pourrissait ; mais, au contraire des autres portes, personne ne la venait ouvrir. Il en est ainsi de toutes les portes du mystère ; elles ne s’ouvrent jamais. Enfin, dans la chambre où je couchais, parfois, des fentes du parquet montaient des formes, non pas même des formes, des ombres, non pas même des ombres, des influences qui me terrassaient d’épouvante et ne pouvaient venir que de ce monde si proche et pourtant inaccessible. Peut-être, ce que je dis là ne paraîtra pas clair. En ce moment, c’est à moi seul que je parle, et, pour une fois, je m’écoute avec intérêt, avec émotion.

Désespérant, à certaines heures, de découvrir le monde inconnu, je souhaitais le connaître du moins par ouï-dire. Un jour que Mélanie tricotait, assise sur un banc du Luxembourg, je lui demandai si elle ne savait rien de ce qui existait dans le caveau de la femme blanche couchée, un serpent autour du bras, ni derrière la porte qui ne s’ouvrait jamais.

Elle semblait ne pas me comprendre.

J’insistai :

— Et les deux maisons des femmes de pierre, qu’y-a-t-il après qu’on les a passées ?

N’ayant point obtenu de réponse, je donnai un autre tour à mes questions.

— Mélanie, conte-moi un conte du pays inconnu ?

Mélanie sourit :

— Mon petit monsieur, je ne sais pas de conte du pays inconnu.

Comme je la pressais et devenais importun :

— Mon petit monsieur, écoute une chanson. Et elle fredonna imperceptiblement :


Compère Guilleri,
Te lairreras-tu mouri’?


Hélas ! la vie, cette reine des métamorphoses, m’a laissé semblable à l’enfant qui demandait à sa bonne ce que nul ne sait. J’ai traîné une longue chaîne de jours sans renoncer à trouver le pays inconnu. Dans toutes mes promenades, je l’ai cherché. Combien de fois, lorsque, au bord de la Gironde argentée, j’errais sur l’océan onduleux des vignes, avec mon compagnon, mon ami, le petit chien jaune Mitzi, combien de fois n’ai-je pas tressailli au tournant de la voie nouvelle et du sentier inexploré. Tu m’as vu, Mitzi, épier à tous les carrefours, à tous les angles du chemin, à tous les détours des sentiers dans les bois, l’apparition terrible, sans forme, et pareille au néant, et qui m’eut soulagé un moment de l’ennui de vivre. Et toi, mon ami, mon frère, ne cherchais-tu pas aussi quelque chose que tu ne trouvais jamais ? Je n’ai pas pénétré tous les secrets de ton âme ; mais j’y ai découvert trop de ressemblances avec la mienne pour ne pas croire qu’elle était inquiète et tourmentée. Comme moi, tu cherchais en vain. On a beau chercher, on ne trouve jamais que soi-même. Le monde, pour chacun de nous, est ce que nous en contenons. Pauvre Mitzi, tu n’avais pas comme moi, pour conduire tes recherches, un cerveau aux circonvolutions nombreuses, la parole, des appareils savants et ces trésors d’observation contenus dans nos livres. Tes yeux se sont éteints et le monde avec eux, ce monde dont tu ne savais presque rien. Oh ! si ta chère petite ombre pouvait m’entendre, je lui dirais : Bientôt mes yeux aussi se fermeront pour l’éternité, sans que j’en aie appris beaucoup plus que toi sur la vie et la mort. Quant à ce monde inconnu que je cherchais, j’avais bien raison, quand j’étais enfant, de le croire près de moi. Le monde inconnu nous enveloppe, c’est tout ce qui est hors de nous. Et, puisque nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, nous ne l’atteindrons jamais.


  1. Place d’Enfer, devenue en 1879, par un pitoyable jeu de mots, à la manière du marquis de Bièvre, la place Denfert-Rochereau.