Le Peuple Romain au théâtre lors de la mort de Caligula

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LE
Peuple Romain au Théâtre
AVANT ET APRÈS LA MORT DU CALIGULA[1].

Un vaste théâtre de bois était construit tous les ans devant le palais de Caïus César, exprès pour les jeux augustaux, qui duraient trois jours. La foule des spectateurs de tout rang, pêle-mêle, hommes, femmes, enfans, vieillards, encombre les péristyles du palais pour se placer. C’est le troisième jour. Un autel est dressé devant la principale porte, au haut du péristyle. C. César, en costume sacerdotal, fait un sacrifice à son aïeul Auguste. Une goutte du sang de la victime tombe par hasard sur la robe du sénateur Asprénas.

Caïus, riant. Par Jupiter, mon pauvre Asprénas, te voilà consacré. Cette goutte est-elle d’un bon ou d’un mauvais augure ?

Asprénas. Dès qu’elle vient de la main de mon très-clément Auguste, elle ne peut être qu’un signe de félicité.

Caïus. Bien dit, honnête père conscript. Allons, dignes quirites, finissons ces jeux aussi heureusement qu’ils ont commencé. Suivez-moi, mes familiers ; prenons place. Si les acteurs s’acquittent de leurs rôles comme les jours précédens, ils se loueront de ma munificence. Mais quelle tragédie donnent-ils ?Cynire, je crois ? (À Chereas.) Par mon génie, tu as fait une lourde sottise, Chereas, en donnant la question, et si cruellement encore, à cette belle Quintilia, qui eût prêté au personnage de Myrrha le charme de sa pantomime et le pathétique de sa voix. Voilà des exploits de ce fier guerrier ; c’est contre des femmes qu’il faut l’expédier… Tu ne dis rien, Chereas ? N’en parlons plus. Je jette ces paroles en riant.

Chereas, bas à Asiaticus, en levant les yeux au ciel. Courage, Ô Caïus ! aiguise bien ce glaive.

Caïus, à Minucianus. Ah ! il est ceint de son glaive, le tribun prétorien : c’est donc lui qui viendra aujourd’hui demander la tessère ? J’ai un bon mot d’ordre à lui donner.

Minucianus, d’un air indifférent. Il est vrai, César ; c’est son tour aujourd’hui.

Sabinus, bas à Chereas. Je tremble que cette remarque ne le mette sur ses gardes.

Chereas, bas. Non ; il ne paraît déjà plus y songer.

Caïus, au consul Pomponius Secundus, en s’appuyant sur son épaule. Il me vient vme plaisante idée. Si je n’avais pas absous cette Quintilia, ainsi que son amant Popedius, j’ordonnerais qu’elle vînt jouer le rôle de Myrrha dans l’état où elle est. Cela ferait enrager ce maladroit de Chereas, de voir la fille de Cinyre toute disloquée par son fait.

Pomponius. Voilà de ces idées réjouissantes pour lesquelles ton génie est sans rival, ô César !

Caïus, regardant le public. J’aime ces petites saturnales de nos jeux augustaux : n’est-il pas amusant de voir se presser pêle-mêle cette cohue d’hommes, de femmes, de maîtres, d’esclaves, de sénateurs, chevaliers et plébéiens ?

Annius Minucianus, bas à Valerius, proconsul, et à Paullus Arruntius. Ne remarquez-vous pas qu’aujourd’hui César n’a rien de rude et de farouche ?

Valérius. Il ne dit aux gens que des choses gracieuses, et sa physionomie n’est point terrible comme de coutume.

Arruntius. C’est vraiment extraordinaire.

Pendant ce temps, Caïus, accompagné des membres de sa famille et de ses favoris, marchait vers le théâtre, afin de s’y asseoir au côté droit, sur un lit préparé pour cela.

« Il y avait, dit Flavius Josèphe, à ce théâtre deux portes : l’une à découvert, qui regardait la grande place ; l’autre vis-à-vis du portique, par où les acteurs entraient et sortaient sans incommoder les spectateurs ; et on avait fait de ce côté-là une loge séparée par une cloison où se plaçaient les comédiens et les musiciens. »

Chereas et les autres tribuns du prétoire sont près de Caïus, selon le devoir de leur charge. Chereas seul a son glaive au côté, par la raison dite ci-dessus.

Parmi les spectateurs.

Le sénateur Batinus, ex-préteur, bas à Clivius, consulaire. As-tu entendu parler de rien ?

Clivius. Non.

Bativius. « Eh bien ! tu verras aujourd’hui jouer une pièce qui finira la tyrannie. »

Clivius. « Tais-toi, de peur que quelques-uns des Grecs ne nous entendent[2]. »

On jette aux spectateurs, pour le congiaire ou sportule, une quantité d’oiseaux rares venus des contrées lointaines ; Caïus prend plaisir à voir le peuple se presser pour les saisir. La première pièce qu’on représente est le supplice d’un juge prévaricateur.

Bativius, bas. Que dis-tu de cette tragédie ? Y a-t-il là un présage ?

Clivius. Retiens donc ta langue.

Bativius. N’as-tu pas remarqué que le tribun Chereas est sorti ?

Clivius. En effet, il me semble que le beau-frère de César, Minucianus, voudrait s’esquiver aussi.

Bativius. Oui : il regarde avec inquiétude ; mais il est assis trop près de Caïus, et puis … Oh ! regarde ce lâche adulateur, ce vil Pomponius ; il n’a pas cessé de tenir les pieds du Caligula, et de les baiser amoureusement. Quelle attitude pour un consul !

Sur le théâtre.

Caïus. Amis, nous avons encore la tragédie de Cinyre à entendre. J’ai presque envie d’aller au bain un moment, et de prendre quelque chose pour attendre la fin du spectacle.

Minucianus, se levant. C’est très à propos, César ; nous t’accompagnerons.

Caïus. Non ; au surplus, c’est le dernier jour ; je puis rester.

Asiaticus, bas à Minucianus. L’homme est rusé ; est-ce une feinte ?

Minucianus faisant néanmoins mine de sortir, Caïus l’arrête par sa robe, en lui disant avec douceur :

« Où vas-tu donc, homme de bien ? »

Minucianus, se rasseyant. Je songeais à sortir un moment.

Puis il se lève de nouveau, et Caïus dit :

« Ne le retenons pas, s’il veut décidément sortir. »

Asprenas. Crois-moi, illustre César, la tragédie de Cinyre est longue ; il est déjà la neuvième heure.

Caïus. Allons, je me rends ; et puis… Ah ! j’oubliais ces jeunes garçons qui sont arrivés d’Asie pour chanter dans mon temple, et pour exécuter des danses pyrriques. Cet idiot d’Hélicon ne m’y faisait pas songer. Il faut que j’entende leurs voix avant d’aller aux bains. Ce que c’est que de fonder un culte ! J’en suis le dieu, et il faut encore que j’aie tout l’embarras d’un grand-prêtre ! Sortons ; la tragédie peut commencer sans qu’on m’attende.

Minucianus, bas à Asprenas. La nôtre ne commencera pas sans lui.

En parlant ainsi, Caïus marchait vers le palais, précédé de Tibère-Claude César, son oncle ; d’Annius Minucianus, son beau-frère, et de Valérius, proconsul. Paullus Arruntius le suit.

Auprès du palais.

Chereas, aux conjurés, qui tiennent leurs glaives cachés. La fortune se joue-t-elle de nous ? Il ne vient pas encore !

Sabinus. Va-t-il rester là jusqu’à la fin ?

Aquilas. On dirait qu’il nous a devinés.

Clémens. Tu es sorti trop tôt, Chereas.

Papinianus. Oui, c’est là ce qui peut lui avoir donné des soupçons.

Chereas, vivement. Trop tôt ! trop tôt ! Avec ce signal de la prudence, on ne ferait jamais rien. Allons, plutôt que de tout perdre, risquons tout. Je vais l’immoler à la face des lâches Romains. Me suive qui voudra.

Ils marchent vers le théâtre. Un bruit s’élève dans l’assemblée.

Aquilas. Arrêtons-nous, amis : il y a là-bas du mouvement. Caïus arrive.

Clémens. Que va-t-on dire de nous voir ainsi ?

Chereas. Marchons toujours. Nous serons là comme pour fendre la presse.

Ils s’avancent en criant : « Place, place à César ! » Puis ils accompagnent Caïus jusqu’au palais, où il les laisse entrer par le vestibule ordinaire, et prend une issue dérobée.

Papinianus. Que va-t-il donc faire par-là ?

Aquilas. Peut-être veut-il entendre ses chanteurs d’Asie.

Sabinus. Il va chanter lui-même une autre musique.

Papinianus. Ah ! c’est pour les cérémonies qu’il institue en son honneur ! Il veut être dieu de son vivant : quand il sera mort, passe encore.

Chereas. L’heure s’approche où il sera dieu dans les formes. À moi maintenant.

Chereas se détache pour suivre Caïus dans un corridor, où il va lui demander le mot d’ordre.

Dans les petits appartemens de Caïus.

Caïus C., assis sur un lit de repos, et regardant les jeunes Asiatiques danser avec le javelot, le glaive et le bouclier. Ils vont bien. Mais pourquoi tous ces javelots tournés sur moi ? Ah ! j’oublie : c’est contre les spectateurs. Ma statue sera derrière avec une attitude menaçante. C’est cela : il faut frapper de terreur.

Ils accourent tous sur lui avec le glaive en avant. Caïus se lève, et recule.

Hélicon, affranchi de Caïus. César, ta sacrée majesté n’a rien à craindre.

Caïus, souriant. Si je ne croyais pas ma nature immortelle… Cependant ordonne à ces enfans de tourner les pointes de l’autre côté, comme si le public y était, (Ils accourent encore.) Assez, assez. Du chant maintenant ; dans le milieu de la voix, sur le mode phrygien qui mettait en fureur le beau Macédonien, mon collègue de l’Olympe. Voyons s’il y a ici un autre Timothée. Qu’on me chante pour essai quelque fragment d’ode grecque.

On prélude avec des lyres ; un des jeunes hommes chante :
« L’eau est bonne… »

Caïus, interrompant. Ah ! de ce stupide Pindare. Oui, tout est bon, l’eau, la terre, et caetera ; mais rien n’est tel que Hiéron, un méchant roitelet de Sicile qui savait à peine tenir en main quatre chevaux. Qu’ils laissent là ces sottises, ou bien, par le père Tibérin, on ne leur donnera que de l’eau à boire, puisqu’elle est bonne.

Hélicon. Mot charmant de mon divin maître !

Caïus, brusquement. Oui, divin, divin ! Tu le dis ici, et tu l’oublies ailleurs. Il faudrait que ces gens-là fussent déjà pénétrés de ma divinité, et remplis d’un saint effroi devant ma face, pour le faire partager aux peuples de la terre. Allons, autre chose. J’écoute. Je veux du grave, du dorien ; on finira par le lydien, pour les voix aiguës ou flûtées qui doivent m’adresser des chants supplians.

On chante en chœur :

« Le Destin est le maître des dieux et des hommes. D’une main de fer il tient la balance où se pèsent les choses de l’univers, et d’une main de plomb il fait pencher l’un des deux bassins au hasard. Dans l’un est une couronne souillée de sang, dans l’autre un poignard caché dans les fleurs : Une cité florissante, immense, et une étincelle sous la cendre. Le Destin est le maître des dieux et des hommes.

» Quelle puissance est à l’abri de ses coups ? Il écrase des peuples comme des fourmis. Ne comptons donc sur rien, et prosternons-nous devant ce bandeau redoutable, qui ne cache ni prudence ni volonté, qui ne couvre pas même des yeux. Le Destin est le maître des dieux et des hommes.

» Qu’y a-t-il donc derrière ce bandeau ? Si c’était une volonté, on pourrait la fléchir ; si c’était la prudence, on pourrait étudier ses calculs. Il y a ce qui décide un coup de dés ou la chute d’un trône, quelque chose au-dessus de la pensée humaine, ou bien rien. Rien ! ce mot fait trembler ! Le Destin est le maître… »

Hélicon. Arrêtez, enfans. C’est assez, (Bas à un autre affranchi de Caïus.) Je crois que, si cela continuait, César entrerait bientôt en fureur. Vois-tu comme sa prunelle s’est tournée vers son front ; on la voit à peine.

L’Affranchi. Il est sans mouvement, et l’on dirait que sa vie est ailleurs.

Hélicon. C’est une rêverie terrible. Est-ce l’effet des paroles qu’ils ont chantées ? Malheur à eux ! Mais le voici qui sort de cette extase ; ses yeux reparaissent. Comme il tremble de tous ses membres, et quelle sueur ruisselle sur ses joues !

Caïus, revenant à lui, et d’un air étonné. Eh bien ! qu’est-ce ? Que faites-vous ici ? J’ai vu des glaives, des poignards étinceler dans l’ombre ; j’ai vu… oh ! je ne sais quoi. Ce sont de vains fantômes qui traversent le cerveau entre la veille et le sommeil, qui passent, repassent, dont on ne peut se défaire, mais qu’on ne peut rappeler. Où sont-ils ? Qu’on garde les portes. Sont-ce des êtres vivans ? Viennent-ils ?… J’ai cru les reconnaître ici près. (Avec colère.) Quoi ! qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Est-ce que je vous fais pitié par hasard ? Ce serait un crime de lèze… Oh ! mes prétoriens ne sont pas ici ! (Plus doucement.) Je suis seul avec vous, mes amis. Bien, bien. Je suis malade ; la tête me tourne. Ai-je pris quelque breuvage, quelque aliment ?… Qu’on jette dans les viviers tous les esclaves des cuisines. Ça, pourquoi ne chantez-vous plus ? Qui vous a fait taire ? Quel traître… C’était pourtant le mode dorien. Il a trop fait vibrer mes nerfs. Ces voix sont belles ; oui, trop belles. Et la poésie ? d’où était-ce ? Je ne connais pas… Oh ! les poètes sont d’affreux misérables ! J’en veux purger l’empire ; je veux qu’on brûle tous leurs livres, sous peine de mort, (il se lève.) Vengeance ! Mes prétoriens, à moi ! Restez ici, je vais donner le mot d’ordre.


Il sort précipitamment, et va dans le corridor, où l’attendait Chereas, un glaive à la main.

Cependant on représente Cinyre. À la fin de cette tragédie, Cinyre et sa fille Myrrha tombent baignés dans leur sang. Le peuple fait éclater des cris de joie et de bruyans applaudissemens.

Dans un groupe de spectateurs.

Un homme du peuple. Oh ! la belle pièce que César nous a donnée là. Par Hercule ! je me suis autant amusé qu’à un combat de gladiateurs.

Un enfant. Et moi aussi, mon père. Permets une question : était-ce leur vrai sang qui coulait à flots, de ce méchant et de sa fille qu’il voulait épouser ?

La mère. Pour moi, je le crois, tant ils sont morts au naturel !

Un prolétaire. César ne ménage rien pour les plaisirs du peuple romain.

Troisième citoyen. Bonnes gens ! ne savez-vous pas que les acteurs avaient dans leurs vêtemens des outres pleines de sang de bœuf ?

Premier citoyen. Belle et ingénieuse invention ! Cela ne vaut pas toutefois du vrai sang d’homme coulant sur l’arène.

On entend du côté du palais un long murmure, un bruit confus de voix qui gagne de proche en proche.

La femme du peuple. Quoi de nouveau ? que se passe-t-il par là ?

Plusieurs. Écoutons.

Premier citoyen. J’entends nommer César. Grand Jupiter ! On parle de meurtre. Qu’est-ce ?

Troisième citoyen. Oui, on dit de ce côté que César est tué.

Second citoyen. Oh ! par le temple de Pollux, on en a menti ; c’est un faux bruit que font courir les ennemis du peuple romain.

Premier citoyen. Certes, oui : un si digne jeune homme ne peut mourir ainsi à vingt-neuf ans ; lui qui nous a donné dans le cirque tant de beaux lions, de si furieux tigres et de si fameux rhinocéros ! Oh ! par la divinité d’Auguste, mes yeux se dessécheraient.

Second citoyen. Un si libéral Auguste, qui fait tant de largesses au peuple, et ne laisse point les pauvres de Rome manquer de blé ! Qui aurait tenté un pareil coup ?

Une femme. Par la bonne déesse ! lui qui nous donne de si belles fêtes tous les jours ! Je ne le crois pas.

La mère. Ne disais-je pas que tout ce sang versé était d’un funeste augure ?

Un affranchi, à un ancien esclave son contubernal. Si ce qu’on dit est vrai, le bon temps est passé.

L’esclave. Tu dis vrai. Il était bien agréable de pouvoir dénoncer son maître pour gagner à la fois sa liberté et le huitième des biens confisqués.

Bativius, à Clivius. Entends-tu ce qu’on dit ici près ?

Clivius. Je suis tout oreilles. Mais gardons de laisser voir nos sentimens. Si ce peuple s’émeut, il n’y fera pas bon.

Bativius. D’ailleurs je tremble qu’il n’en soit rien. Le coup peut être manqué, et tout cela n’être qu’une fausse alerte.

L’affranchi, à l’esclave. Connais-tu ces deux sénateurs qui ont toujours parlé bas entre eux ? Le plus grand est, je crois, le consulaire Clivius. Si la nouvelle est fausse, malheur à lui. Je le couche sur mes tablettes avec un signe rouge. Nous prouverons par témoin qu’il a eu l’air joyeux.

Bativius. Veille sur toi, Clivius : il y a ici près des oiseaux qui guettent leur proie.

Une voix. On dit là-bas que César est en effet blessé ; mais, grâce aux dieux immortels, il vit, et l’on panse ses blessures.

L’affranchi, haut, en regardant effrontément le sénateur Clivius. Que tous les dieux nous conservent sa précieuse vie !

Un grand nombre de voix à la fois. Que les dieux gardent César !

L’affranchi poursuit en regardant Bativius. Ne craignez rien, Romains, César vivra ; nous ferons, pour célébrer son auguste salut, une hécatombe de ses ennemis.

Bativius, d’un ton ferme à l’affranchi. Si tu les connais, toi, va les lui dénoncer sur-le-champ.

L’affranchi. Sénateur, ne sois pas si fier ; il n’est pas encore temps pour vous autres de lever la tête et d’insulter le peuple romain.

Clivius, bas à Bativius. Il vaut mieux se taire que d’irriter ces loups furieux.

Le second citoyen qui s’était éloigné du groupe. Citoyens, savez-vous la bonne nouvelle ?

Plusieurs à la fois. Quoi ! parle vite.

Le second citoyen. Eh ! j’ai entendu dire cela de ce côté. C’est un bruit qui vient du palais, et de bonne source, un affranchi de César, un des principaux chefs des cuisines.

La femme. Ne nous fait pas languir ainsi.

Le second citoyen. Vous ne m’écoutez pas quand je vous dis que c’est un esclave attaché aux cuisines, qui le tient de son chef, et qui l’a dit à un porte-litière qui me l’a appris, et je lui dis…

Le troisième citoyen. Puisse Harpocrate te coller la langue quand tu voudras trop parler.

Le second citoyen. Patience, donc, citoyens, puisque je vous dis que Caïus César Auguste Germanicus, notre invincible empereur, qui a été indignement percé par des sicaires comme son grand… Enfin, lui-même, dis-je, moi qui parle, en digne fils de Germanicus il est allé de son pied, de sa personne, aussi vrai que je me nomme Lucius-Testaceus Nuga… Je me reprends. Il n’a pas voulu qu’on bandât ses plaies, et il s’est transporté tout sanglant au Forum pour haranguer le peuple romain, comme ils disent que fit le grand pontife C.-J. César, après avoir été frappé le jour des Ides de mars par les infâmes patriciens du sénat.

Troisième prolétaire. As-tu donc fini ? Tu veux dire comme fit l’empereur Marc-Antoine, en tenant la toge sanglante de son ami. Si tout le reste est également vrai…

L’affranchi. Peut-être plus vrai que tu ne l’espères, toi. Tu m’es suspect d’être un ennemi de César.

Le deuxième prolétaire. Courage. Par Bacchus, voilà un bon Romain ; cela tient les mauvais en respect ; et les riches eux-mêmes, qui ne sont pas loin d’ici, peuvent prendre cela pour eux.

Clivius, bas à Bativius. Cette canaille s’échauffe de plus en plus. Cela va finir par quelque horrible tumulte.

Bativius. Ô Jupiter conservateur, je te promets une belle génisse, si tu veux nous tirer d’ici. N’est-il pas moyen de faire retraite vers nos maisons ?

Clivius. Gardons-nous d’y songer. Ces infâmes ont les yeux sur nous, et les plus belles offrandes votives ne nous sauveraient pas.

L’affranchi, les apostrophant. Que murmurez-vous tout bas ? Êtes-vous contens, patriciens ? Les riches triomphent-ils ? Les pauvres citoyens ont-ils perdu leur cause ? On va voir.

Clivius. Nous disions que nous souhaitons que justice soit faite, et que tous les coupables, quels qu’ils soient, subissent un juste châtiment.

L’affranchi. À la bonne heure. Sous la fourche, sénateurs.

On entend au loin des tambours, des trompettes qui sonnent l’alarme ; des cris partent de toutes les extrémités de la place.

Femmes et enfans. Ô dieux clémens ! sauvez-nous.

Premier prolétaire, à son fils. Tiens, enfant, monte sur mon épaule ; tu verras mieux ce qui se passe.

Le fils. Je vois… je vois… Oh ! puissant Hercule, voilà les chevelures blondes, les grands géans de la cohorte germaine qui cernent la place de toutes parts… Oh ! ils arrivent avec maniples déployés, et partout je vois briller leurs grands casques avec des aigrettes rouges… Ah ! ma mère, les voilà qui fendent la presse. Tout le monde s’enfuit devant eux ; ils culbutent et écrasent tout.

L’affranchi à l’esclave. Cela ne vaut plus rien. Est-ce qu’il y a maintenant du danger pour tout le monde ?

L’esclave. Ces grands lourdauds de barbares n’entendent pas toujours ce qu’on leur dit, et quand il s’agit de César, qui les paie grassement, ils frappent à droite et à gauche comme des sourds.

L’affranchi. Au fait, amis ou ennemis, tout leur est égal, car ils n’aiment ni n’estiment guère les Romains.

L’enfant continuant. Oh ! mon père, ils sont bien en colère, car je les entends jurer, et ce n’est point en latin, mais avec leurs vilains mots germains.

Clivius à Bativius. En effet, c’est mauvais signe quand ils parlent dans leur jargon cimbrique.[3]

L’enfant. Entendez-vous le bruit de toutes ces voix qui invoquent la pitié des Germains ? Toutes ces femmes qui crient : Si notre bon César nous est enlevé, honnêtes Germains, tout ce peuple est innocent de sa mort. Elles pleurent, elles prennent les dieux à témoin… Ah ! bonne nouvelle ! les Germains s’apaisent. Ils ne lèvent plus les glaives. En voilà qui se mettent en rang sur le théâtre… Oh ! que vois-je ! Des têtes, de vraies têtes d’hommes qu’on promène au bout des lances… Voilà qu’on en place une là-bas sur l’autel d’Auguste… Mon père, en voici une autre qui vient de notre côté.

Bativius à Clivius. Dieux tout-puissans ! Quel spectacle ! Cette tête… je la reconnais… C’est, c’était le généreux Asprenas. Le sourire du mépris erre encore sur ses lèvres… Vils Romains, qui vous repaissez de cette vue, il vous jugeait bien !

Clivius. La goutte de sang qui a jailli sur sa robe était un funeste présage.

L’affranchi à l’esclave. J’entends dire que c’est la tête du sénateur Asprénas. Cela va bien. Les Germains ont fait de bonne besogne.

L’enfant. J’aperçois sur le théâtre un citoyen en habits de deuil. Il s’avance sur le bord de la scène avec un air bien affligé. Il veut parler.

Voix confuses. Qui est celui-là ? — Dehors l’oiseau de sinistre plumage. — Point de tristes nouvelles. — Va chez Pluton, Mercure infernal. — Écoutez, attention, silence, Quirites. — C’est le riche Arruntius, le crieur public des ventes à l’encan. — C’est le Stentor de Rome, nous allons bien l’entendre. — Silence donc. Écoutez l’orateur.

L’affranchi. Il contrefait l’affligé, mais si on lisait dans son âme ?

L’esclave. Il parle, mais le bruit couvre sa voix.

Premier prolétaire. Qu’a-t-il dit ? Avez-vous entendu quelque chose ?

Troisième prolétaire. Ils disent qu’il a annoncé la mort de Caïus César, comme un fait certain, en priant la légion celtique de ne point ajouter à ce malheur en frappant un peuple innocent.

La mère. C’est un honnête homme.

L’enfant. Voilà les centurions Germains qui lèvent le cep de vigne, et font le commandement. Les soldats remettent le glaive dans le fourreau.

La mère. J’espère qu’ils vont nous laisser regagner nos pénates.

Clivius. Tiens, Bativius, il se fait par-là une issue, profitons-en. C’est le médecin Arkion qu’on est venu chercher pour panser les blessés ; je le connais, il nous fera passer avec lui.

Bativius. L’idée est excellente.

L’affranchi. Voilà comme les puissans se tirent toujours d’affaire les premiers.

Ils sortent, et quelques autres personnes avec eux. Bientôt on entend les tambours et les cors qui jouent la marche des Germains, et la légion celtique défile vers son quartier dans le camp prétorien. La foule s’éloigne alors de la place sans beaucoup de tumulte, puis elle se disperse dans les rues de Rome, où chacun regagne son logis ; les uns parlent avec chaleur, les autres gardent un morne silence.


Félix Bodin.


  1. Ce fragment est extrait d’un tableau dramatique entrepris il y a quelques années, et dans lequel l’auteur a voulu restituer au langage, aux mœurs et aux hommes de l’antiquité, la vérité, la couleur et la vie.
  2. C’est un vers d’Homère qu’il citait en grec. Ces détails curieux nous sont transmis par Josèphe.
  3. Flavius Josèphe donne quelque part à ces Germains dévoués aux Césars le nom de légion celtique. Parlaient-ils un dialecte teutonique, ou le gallique, ou le crimbrique ? C’est ce que nous demanderons quelque jour à M. Amédée Thierry, qui peut nous l’apprendre mieux que personne.