Le Peuple du Pôle/02

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Société du Mercure de France (p. 34-54).

CHAPITRE ii

les cavaliers…

Durant quelques jours je considérai Ceintras comme mon sauveur et Ceintras me le rendit bien ; mais, hélas ! il faut avouer que cette lune de miel de l’enthousiasme et de la reconnaissance dura peu.

Je n’ai ni le désir ni le loisir de faire ici le procès de mon infortuné collaborateur. Je ne puis cependant pas oublier tous les tiraillements, toutes les disputes dont il fut cause et qui troublèrent ma vie durant la période des essais. Les déceptions qu’il avait éprouvées depuis quelques années avaient aigri son caractère, exalté son orgueil qui prenait perpétuellement toutes les apparences de la susceptibilité la plus ridicule. Ma vertu dominante n’a jamais été la patience et, à l’heure actuelle, un de mes plus grands sujets d’étonnement est que je n’aie pas renoncé à tout, même à l’espoir de guérir, plutôt que de supporter comme je l’ai fait durant des jours et des jours la compagnie forcée d’un être aussi parfaitement haïssable. Mais lorsque le destin nous entraîne à notre perte, nous franchissons avec une facilité surprenante et presque sans nous en apercevoir les obstacles que notre nature paraît dresser entre nos desseins et leur réalisation.

Dès le début de mes relations avec Ceintras, en lui remettant les fonds, j’avais exigé de lui la promesse d’une discrétion absolue. Je tenais à ce que tous les préparatifs fussent accomplis en silence. Cette résolution était la conséquence de mes raisonnements à la fois biscornus et méticuleusement stricts de maniaque ; il me semblait que si les autres hommes avaient vent de notre tentative, le désir leur viendrait aussitôt de nous devancer. Nombreux me paraissaient devoir être, de par le monde, ceux qui souffraient du même mal que moi, et comme le remède n’existait pas en quantité suffisante, les contrées polaires restant les seules inexplorées de la terre, j’entendais bien me le réserver à moi tout seul.

Naturellement, au début, Ceintras accepta cette condition ; il eût aveuglément accepté toutes les conditions que la raison ou la fantaisie auraient pu me pousser à lui dicter ; la reconnaissance gonflait son cœur dans la même mesure que les billets de banque gonflaient ses poches. Mais il ne tarda pas à se repentir de sa promesse et à faire des pieds et des mains pour en être délié. Quoi qu’il en eût dit le jour de notre rencontre, sa passion pour les découvertes scientifiques n’était pas inspirée par le seul souci des intérêts de l’humanité ; le désir de la gloire s’y mêlait pour une bonne part. Ceintras rêvait de reporters assiégeant sa porte, de son nom s’étalant en grosses lettres à la première page des journaux, de sa photographie reproduite par tous les magazines. Il finit par m’avouer naïvement cette ambition, et lorsqu’il comprit que j’étais bien décidé à ne pas lui permettre de la satisfaire, son désir se transforma en une hantise probablement aussi douloureuse que la mienne l’avait été. Il ne dormait plus, ne mangeait plus ; il parut même pendant quelque temps se désintéresser de ses travaux. Parfois, quand j’entrais à l’improviste dans son cabinet, je le voyais dissimuler certains papiers à la hâte ; par la suite j’en retrouvai plusieurs dans la corbeille : le malheureux, ne pouvant voir des articles élogieux imprimés sur son compte, en rédigeait lui-même où il parlait en termes enthousiastes de M. Ceintras, le jeune et brillant ingénieur qui se disposait à partir à la conquête du Pôle… J’imagine qu’il les apprenait par cœur et se les récitait ensuite les yeux fermés pour essayer de se faire illusion !…

J’étais, comme de juste, effrayé par le retard que ce découragement et ces puérilités apportaient à l’exécution de nos projets. Je disais parfois à Ceintras aussi doucement et amicalement que possible :

— Plus tôt nous serons partis, plus tôt nous reviendrons et plus tôt tu possèderas cette gloire à laquelle tu tiens tant ! Je n’ai pas l’intention de t’obliger à garder le secret quand nous serons de retour !

En général, il me répondait hargneusement :

— C’est cela ! Ne laisse passer aucune occasion de me rappeler que je suis à tes ordres et à ta solde !… Avoue donc que tu es pressé d’en finir et que tu trouves que je te coûte cher… Et puis, tu sais, mon vieux, je suis pour les explications nettes : si tu te repens de ta générosité, tu n’as qu’à le dire, j’aimerai mieux ça |

Et il s’en allait, haussant les épaules et faisant claquer les portes.

De mon côté, également obsédé par une idée fixe, j’exerçais perpétuellement sur ses allées et venues une minutieuse surveillance. Je craignais, si je le perdais de vue un seul instant, qu’il n’allât porter des notes aux journaux et remplir du bruit de nos exploits prochains toutes les trompettes de la renommée. J’habitais avec lui, je l’accompagnais en tout lieu, chez les fournisseurs, chez les constructeurs. Jamais amant jaloux ne resta plus obstinément dans le sillage de sa maîtresse ! Naturellement, cette suspicion dont il s’était vite rendu comple l’exaspérait, et il se vengeait comme il pouvait, par exemple en cherchant, pour me les envoyer en pleine figure, les mots les plus cruels et les plus insultants :

— Tu as donc peur, me disait-il parfois, que je ne fasse danser l’anse du panier ? Mon pauvre ami, je plains tes cuisinières !

Pourtant le ballon fut terminé. Je revois Ceintras étalant des croquis devant mes yeux, couvrant le tableau noir de formules et de chiffres : « Ça doit marcher, » disait-il. À vrai dire, toute ma science se bornant aux souvenirs qui me restaient de mes années de lycée et aux menus profits que j’avais retirés, par la suite, de quelques conversations à bâtons rompus avec Ceintras, j’étais absolument incapable de faire subir par devers moi-même un examen critique sérieux aux données sur lesquelles il avait établi son appareil. Il fallait attendre les expériences ; je ne les attendais pas sans appréhension. Non que j’eusse jamais mis en doute la valeur de Ceintras, mais l’état de surexcitation et de dépit dans lequel il se trouvait depuis le début de l’entreprise ne lui avait évidemment pas permis d’exercer ses facultés de chercheur et d’ingénieur dans de très bonnes conditions.

Mes inquiétudes se justifièrent. Nous avions établi notre aérodrome dans un petit village de la Beauce, à deux heures de Paris. Nous étions, dans l’esprit des paysans du lieu, gens grossiers, alourdis de bien-être, à la fois insolents et sournois, « les deux Parisiens toqués qui fabriquaient une machine volante ». Nous subissions de la part de ces brutes une hostilité railleuse et stupide que parvenait à peine à masquer dans leur attitude le respect qu’ils étaient bien obligés de témoigner tout de même à des gens « qui payaient bien ». Le 15 avril eut lieu la première ascension. Il fut aussitôt évident que, si notre appareil, comme ballon dirigeable, en valait bien d’autres, il nous était impossible de compter sur lui pour un voyage qui devait, au bas mot, durer huit jours. C’était surtout la question du lestage qui avait été insuffisamment étudiée. Nous nous étions délimité, à l’aide de trois clochers comme points de repaire, un circuit aérien de 50 kilomètres environ. Ce circuit fut parcouru dix-huit fois de suite à une moyenne de 30 kilomètres à l’heure ; après quoi, notre provision de lest étant épuisée, le ballon, d’ailleurs alourdi par l’humidité de la nuit prochaine, se rapprocha peu à peu de la terre ; nous parvînmes à nous maintenir quelque temps encore à une altitude suffisante en jetant plusieurs bidons d’essence et divers objets qui représentaient le poids des accessoires indispensables, — des appareils d’observation, des vêtements, des aliments, — mais cela n’était évidemment pas une solution satisfaisante et nous nous résignâmes à atterrir.

Il m’était facile, après cet insuccès, de prendre ma revanche et de représenter triomphalement à Ceintras combien il eût été ennuyeux pour lui de mettre trop tôt le public au courant… Son attitude ne me le permit pas. Ce n’était pas, au fond, un mauvais diable. Il me demanda pardon, versa toutes les larmes de son corps et parla de mourir. Oui, il ne voulait pas survivre à son déshonneur, il n’avait pas été digne de ma confiance et, ce qui me restait de mieux à faire, c’était de m’adresser à un autre. Je le gourmandai vivement, lui rendis courage et, en somme, cet échec fut bon à quelque chose, puisque Ceintras renonça pour un temps à son arrogance, à son insolence, à sa vanité et se remit furieusement au travail.

Je n’étais cependant pas au bout de mes peines. Nous avions décidé que les essais du second ballon auraient lieu dans un pays voisin des régions arctiques, afin que les conditions climatériques durant les expériences et durant le voyage fussent les mêmes à peu de choses près. Nous choisîmes Kabarova, village samoyède situé au sud du détroit de Yougor, aux portes de la mer de Kara : c’était dans ce village même que, douze ans plus tôt, Nansen, avant de s’enfoncer au cœur des solitudes polaires, avait pris une dernière fois contact avec l’humanité.

Dès le début du mois de juillet, la mise au point du second ballon fut achevée. Toutes nos dispositions étaient prises, nos dix ouvriers et notre interprète attendaient nos ordres, les appareils à hydrogène, les obus de gaz comprimé et les caisses d’approvisionnements étaient amoncelées à la consigne de la gare du Nord, il ne nous restait plus qu’à démonter et à emballer le ballon, lorsque Ceintras, un beau matin, vint m’annoncer froidement qu’il aimait une jeune fille et que son intention bien arrêtée était de se marier sur le champ !

Je me rappelle avoir cherché un revolver dans ma poche avec l’idée de menacer Ceintras de lui brûler la cervelle s’il ne me donnait pas immédiatement sa parole d’honneur de remettre à son retour du Pôle l’exécution de ce projet insensé. Mais je n’avais pas de revolver… Ce furent, durant deux jours, des scènes terribles, puis Ceintras, m’ayant promis de partir une semaine après la noce, je compris que le plus court serait de céder et d’expédier l’affaire au plus tôt. Fort heureusement, les parents de la jeune fille et la jeune fille elle-même ne voulurent plus entendre parler de mariage lorsqu’ils surent que Ceintras entreprendrait huit jours plus tard une expédition polaire. Tout fut définitivement rompu lorsqu’il leur eut avoué, sous le sceau du secret, avec l’espoir de se poser en héros à leurs yeux, dans quelles conditions cette expédition serait accomplie.

On peut penser que mon pauvre ami, vexé et navré comme il l’était, ne fut précisément pas un très agréable compagnon de voyage. Mais je n’y prenais guère garde ; je pensais être enfin au terme de mes peines, et avoir réduit à l’impuissance le mauvais vouloir ou plutôt le fâcheux caractère de Ceintras ; je me disais qu’une fois installé à Kabarova il devrait évidemment se contenter de préparer avec soin le succès de notre entreprise ; et en effet, il était assez difficile d’imaginer d’où pourrait venir dans les solitudes de la toundra le vent qui lui soufflerait une nouvelle lubie.

Les premiers événements semblèrent justifier ces prévisions optimistes. Dès le lendemain de notre arrivée, nous commençâmes à dresser le hangar portatif où nous devions abriter notre aéronef, et à remonter celle-ci pièce par pièce, — tout cela malgré les fatigues d’un long voyage qu’il avait fallu, à la fin, accomplir à l’aide d’inénarrables véhicules, dont les meilleurs étaient réservés à nos matériaux et à nos appareils… — Nos ouvriers, que nous avions mis au courant de nos intentions, nous aidèrent avec un dévouement et un enthousiasme admirables : la lutte raisonnée de l’homme contre la Nature a pris aujourd’hui toutes les apparences d’une religion, et ce fut d’un cœur analogue à celui des vieux maçons constructeurs de cathédrales qu’ils s’employèrent à établir la machine qui devait dérober à la Terre un de ses derniers secrets.

Quant à nos hôtes, c’étaient de braves gens, merveilleusement pieux, ivrognes et simples d’esprit. Durant les après-midi des dimanches que nous passâmes à Kabarova, nous les vîmes sous la direction de trois moines sordides qui desservaient dans ce pays sauvage le culte orthodoxe, exécuter d’interminables processions, durant lesquelles leurs gosiers bien humectés entonnaient d’ineffables cantiques d’action de grâce en l’honneur des icônes que des bras mal assurés véhiculaient sous des dais de peau de renne. Les autres jours, la population du village passait de longues heures à nous contempler ; assis par terre, hommes, femmes et enfants nous adressaient sans répit de bons sourires huilés par les tartines de graisse de phoque qu’ils engloutissaient sans discontinuer, d’un appétit tranquille et insatiable. L’interprète leur ayant annoncé que notre intention était de nous envoler dans les airs plus haut que les oiseaux, leur sympathie se transforma en une adoration respectueuse et craintive ; et ils commencèrent alors à murmurer autour de nous de monotones mélopées qu’ils accompagnaient en frappant des mains et que nous sûmes bientôt être des chants à la louange de nos mérites. Tout cela ne nous empêchait pas de les tenir à l’œil ou de monter la garde autour de nos bidons d’essence dont ils auraient bu, à l’occasion, faute de mieux, quittes à redoubler par la suite de dévotion à notre endroit.

Le hangar établi, une semaine de travail modéré devait nous suffire pour remonter définitivement le ballon. Mais, tandis que mon enthousiasme croissait à mesure qu’avançaient les préparatifs, Ceintras, lui, se laissait aller de plus en plus à une mélancolie morne ; non qu’il ne fît tous ses efforts pour mener l’entreprise à bonne fin, mais il semblait bien plutôt accomplir avec conscience et résignation un devoir imposé qu’agir sous l’impulsion de la folie entreprenante et pleine d’ivresse d’un explorateur ou d’un inventeur qui se voit arrivé tout près du but. Il était loin, le Ceintras illuminé et fervent du soir de notre rencontre ! Des heures durant, il restait avec les ouvriers, donnant des ordres, examinant avec une minutie qui me rassurait, — car elle manifestait son évidente envie de réussir, — les moindres parties de l’appareil. Puis, aux moments de repos, il se disait rompu de fatigue et dormait aussitôt, ou feignait de dormir, évitant ainsi toute conversation avec moi. Parfois, pris d’une légère inquiétude devant son air dé couragé, je lui demandais en lui montrant le ballon :

— Ça marchera ?

Il répondait invariablement, d’une voix blanche et sans expression :

— Ça doit marcher.

Mais vers le cinquième jour, brusquement, il parut prendre à tâche de retarder le travail des ouvriers. Il augmentait les heures de repos, se disant à bout de forces ; puis, comme je le harcelais, le suppliant de reprendre son travail et lui rappelant que la saison s’avançait, il revenait au chantier, faisait démonter sous un prétexte futile, quelque pièce de l’appareil qu’il fallait ensuite remonter, si bien que notre ballon menaçait fort de ressembler à la toile de Pénélope.

Le septième jour, comme je me demandais avec anxiété ce qui allait advenir, Ceintras, incapable de contenir plus longtemps la pensée qui le rongeait, leva la tête de ia tâche sur laquelle il était penché et me dit brusquement :

— Si nous remettions l’expédition à l’an prochain ?

Je le regardai avec stupeur, mais, à l’expression, craintive de sa physionomie, je compris aussitôt qu’il serait sans défense devant une volonté ferme, et, avec une voix dont le calme résolu me surprit moi-même :

— C’est impossible, lui dis-je ; d’ailleurs, il est maintenant trop tard. Le navire qui doit venir nous chercher est en route.

Le matin même, en effet, décidé à brusquer les événements, j’avais fait partir un de nos hommes pour la première station télégraphique, avec une dépêche destinée à avertir le capitaine du bâtiment qui, tout équipé, attendait nos ordres au fjord d’Hammerfest, en Norvège.

— Tu as raison, dit-il, il vaut mieux en finir et, si c’est la mort qui nous attend là-bas, ne pas prolonger cette agonie atroce…

Lamentable inconséquence des hommes ! Ceintras qui, avant de me rencontrer, avait tant de fois broyé du noir à la pensée qu’il ne réaliserait jamais son rêve d’expédition polaire, craignait la mort, à présent que le destin était sur le point d’exaucer son vœu !

Le soir venu, assis au seuil de notre maison de planches, il resta un grand moment le regard fixe et vague, comme hypnotisé par le monotone ondulement des solitudes qui, au devant de nous, s’étendaient grises, à l’infini…

ÉEnervé par son immobilité, je me promenais de long en large, en sifflotant, avec un air moqueur qu’il n’eût pas en toute autre circonstance supporté aussi patiemment. Il semblait toujours ne pas remarquer ma présence. À la fin, exaspéré, je heurtai rudement sa botte avec mon pied, en lui criant dans l’oreille, de toutes mes forces :

— Hé ! Ceintras !

Je me repentis aussitôt d’avoir agi si cavalièrement, car, avec le caractère irascible de Ceintras, il fallait s’attendre à tout. Mais il avait, pour l’instant, mieux à faire qu’à se formaliser de mon manque de courtoisie. Il me regarda comme s’il s’éveillait d’un pénible cauchemar et, d’une voix un peu incertaine, il me dit :

— Alors, cette expédition polaire… on y va ? C’est décidé ?…

Avec un haussement d’épaule je répondis simplement :

— Parbleu !

Il garda un moment le silence, puis les poings crispés par une sorte de rage impuissante, il s’écria :

— Mais pour quoi faire ! pour quoi faire, bon Dieu !

— Pour voir…

— Voir quoi ?

— Des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues.

Il eut un ricanement à la fois désolé et méchant et, en répétant les paroles que je venais de dire, il en exagéra ironiquement le ton inspiré.

— Des choses… des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues ! Mais que comptes-tu donc trouver là-bas ? Voyons, parle !

— Nous le saurons quand nous y serons.

— Quand nous y serons !… Tiens, veux-tu connaître le fond de ma pensée ?… Tu n’es qu’un fou à qui l’orgueil a fait perdre la tête, un vaniteux qui se croit trop supérieur au reste des hommes pour se contenter de ce qui leur suffit… En vérité, oui, un fou et un vaniteux…

— Un vaniteux ! oh ! il me semble que sur ce point, toi-même…

— Et quand cela serait ? quand bien même, à la veille d’entreprendre une expédition aussi périlleuse, je tiendrais, du moins, à ne pas disparaître à jamais inconnu, au milieu des glaces de la banquise ?…

Je savais qu’il n’y avait pas à discuter avec Ceintras, que toutes les raisons que je pourrais lui donner, si bonnes qu’elles fussent, ne serviraient qu’à l’irriter davantage. D’ailleurs je n’avais pas de raisons à lui donner : nous ne faisions qu’exécuter le contrat tacite passé entre nous dès le début, et ses récriminations arrivaient un peu tard pour que j’eusse à en tenir compte. Aussi, sans plus m’occuper de lui, je me mis à feuilleter les journaux qui nous arrivaient assez régulièrement, mais que nous ne lisions guère, absorbés chacun par une seule pensée…

Soudain mon regard fut arrêté par ces lignes :

« Nous apprenons que le directeur d’un journal américain, M. Wellmann, a fait le téméraire projet d’atteindre le Pôle Nord en dirigeable… » Suivaient les commentaires que tout le monde à cette époque a pu lire dans la presse… Alors, avec une voix qui fit tressaillir mon voisin, je lui criai, en lui tendant le journal et en soulignant le passage avec l’ongle :

— Tiens, imbécile, lis ça… Mais lis donc…

Il prit le journal avec indifférence, y jetta négligemment les yeux et son visage se transforma, s’anima à mesure qu’il lisait… Ah ! il aurait fallu voir mon Ceintras, avec l’inconstance d’humeur qui lui était propre, passer soudain du découragement le plus plat à la plus fiévreuse exaltation…

— Ah ! non, s’exclama-t-il, après avoir hésité évidemment entre plusieurs façons de prendre la chose, elle est bonne, celle-là, elle est bien bonne ! Non, mais crois-tu que ce sera drôle et qu’il en fera une tête, ce Wellmann, lorsqu’au moment de partir, il apprendra que d’autres font précédé dans son dessein ? Car nous serons de retour bien avant son départ ! Et, s’il tient absolument à nous donner de l’inédit, il faudra qu’il aille au Pôle Sud… Ah ! ah ! au Pôle Sud… Mais l’idée, qui l’aura eue le premier ? C’est Ceintras, c’est Ceintras !…

Et il finit par chantonner ces derniers mots en gambadant et en battant des mains, à la stupéfaction des ouvriers qui le soupçonnaient, sans doute, de s’être livré à des libations un peu trop copieuses. Puis, un peu calmé par ces démonstrations ridicules, il revint au désir qui l’avait tourmenté de tout temps, et me dit en affectant un ton détaché :

— On pourrait, peut-être, envoyer un télégramme aux journaux, pour mentionner notre départ ?… Nous avons évidemment bien des chances de réussir, mais enfin, si nous ne revenions pas ?…

— Si nous ne revenions pas, comme je te l’ai répété souvent sans que tu veuilles m’entendre, nos ouvriers communiqueraient, au bout de deux mois, le procès-verbal que nous dresserons avant de partir, et l’équipage du bâtiment qui nous conduira au lieu du départ serait là lui aussi pour attester la vérité.

Il finit par se laisser convaincre qu’ainsi tout allait bien et courut au chantier, bouleversant les caisses, donnant des ordres, affolant les ouvriers, travaillant lui-même avec acharnement et fredonnant gaillardement le premier couplet de « Viens, Poupoule !… »

Je fus obligé de l’entraîner de force pour lui faire prendre un peu de nourriture et à la dernière bouchée, bien que nos hommes tombassent littéralement de fatigue, il se remit à l’ouvrage. Deux jours plus tard le ballon était complètement remonté.

Ceintras, déçu ou taciturne, était simplement ennuyeux ; devenu joyeux et expansif, il fut absolument insupportable. Il se précipitait vers moi avec effusion, me nommait son cher ami, m’accablait des manifestations d’une soudaine tendresse, et tout cela avait pour intermède son intolérable « Viens, Poupoule » dont il soulignait chaque mesure d’un claquement de doigts ou d’un pas de danse grotesque. — Oh ! cet odieux refrain dont l’obsession a survécu à tant d’aventures et qui bourdonne encore à mes oreilles à l’heure où j’écris ces lignes !

Nous allions, dès le lendemain, entrer dans la période des essais. En attendant, Ceintras prépara les documents destinés à illustrer sa gloire. Je dus le photographier dans la nacelle, au volant de direction, entouré de nos ouvriers, sur le seuil du hangar, dans toutes les poses, dans tous les costumes… Et, sur chaque châssis, il collait soigneusement des bouts de papier où étaient inscrites les explications qu’il espérait voir, plus tard, reproduites dans les magazines…

— D’ailleurs, me disait-il avec un sérieux imperturbable, si par malheur nous restions quelque part, là-bas, — et sa main esquissait un geste du côté du Nord, — ces notes explicatives deviendraient absolument nécessaires.

Vers la fin de la journée, n’entendant plus résonner dans les environs la chanson de mon camarade, je me disposais à partir à sa recherche quand je le vis apparaître, escorté des trois moines de Kabarova et d’une horde de Samoyèdes luisants et graisseux. En m’apercevant, Ceintras fit claquer ses doigts et, pour toute réponse aux questions que je lui posai, se contenta d’abord de chantonner son refrain familier. Puis, me désignant les trois moines obséquieux, souriants et totalement incapables de comprendre ses paroles, il s’écria sur un ton d’emphase comique :

— Voilà ! ces respectables moines, avertis par l’interprète que notre départ était proche, lui ont assuré qu’ils consentiraient volontiers à bénir notre navire aérien moyennant une bouteille ou deux d’eau-de-vie. Leur bénédiction vaut bien cela ! Pour ce qui est de ces nobles populations, je pense qu’elles méritent également de prendre part à nos libéralités.

On alla chercher deux litres de rhum pour les moines et un bidon d’alcool à brûler que les Samoyèdes commencèrent aussitôt à se passer de mains en mains et de bouche en bouche en poussant des grognements de satisfaction.

— Vite, vite, prends un cliché ! me cria Ceintras, juché à l’avant de la poutre armée.

Les moines s’étaient agenouillés à côté de lui ; la foule, après avoir entièrement vidé le bidon, entonna son cantique d’action de grâces… Quand tout fut terminé, Ceintras, qui entendait que la postérité prît au sérieux cette solennité burlesque, colla gravement cette note sur le châssis :

« Les habitants de Kabarova acclament le hardi aéronaute Ceintras, tandis qu’il fait bénir, en grande cérémonie, son ballon dirigeable par le clergé du lieu. »