Le Peuple du Pôle/04

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Société du Mercure de France (p. 64-76).

CHAPITRE iv

propos entre ciel et terre

— Coupez les amarres !

Et, une à une, après le brusque bruit des coups de hache, les cordes tombèrent en claquant sur le sol sec… L’équipage tout entier nous avait accompagnés, les mains s’étaient tendus vers nous ; déjà nous étions dans la nacelle. Il y eut alors quelques minutes d’impressionnant silence. Les hommes s’étaient rangés autour de nous et ne bougeaient plus.

Je les regardai. À n’en point douter, ces fils des Wikings, ces matelots hardis qui, bien avant Christophe Colomb avaient traversé l’Atlantique sur leur barques vermillonnées et découvert, sans le savoir, un monde, sentaient, en nous voyant partir, gronder au plus profond d’eux-mêmes leur héréditaire besoin d’aventures ; ce n’étaient pas seulement l’étonnement et l’admiration, mais une naïve envie, un obscur regret de n’être pas de la fête, qui faisait à cette minute étinceler d’un éclat passager leurs yeux pâles de riverains des mers du Nord.

Un chien resté à bord du navire se mit soudain à hurler ; j’eus alors la sensation de l’irréparable ; je devais être très pâle, mais Ceintras l’était affreusement ; il chancela en s’avançant vers le moteur et je vis ses doigts trembler sous l’épaisseur des gants fourrés tandis qu’il agissait sur le levier de mise en marche. Alors, en cet instant suprême, s’imposa à mon souvenir l’image d’autres pays, pleins d’animation, de soleil, de vie… C’était cela que nous avions quitté, peut-être pour toujours ! J’eus durant quelques secondes la certitude horrible d’avoir jadis frôlé bien des fois le bonheur sans m’en douter, d’avoir désespéré trop tôt de ma guérison et d’avoir lâché la proie pour l’ombre…

Mais le fracas du moteur déchirait le silence, nous perçûmes des frémissements dans les muscles de corde et de métal de l’immense bête impatiente de prendre son essor. Enfin elle s’éleva tout à coup, et si vite que Ceintras dut presque aussitôt modérer la dilatation de l’hydrogène. Alors, dominant le bruit du moteur, ce fut une acclamation formidable qui, nous rattrapant dans notre vol, monta jusqu’à nous de la terre ; devant cette tempête d’enthousiasme mes idées noires et mes pensées accablantes s’éparpillèrent, se dissipèrent comme des feuilles mortes auvent. Accoudé à la galerie, je saluai une dernière fois de la main ceux qui nous acclamaient.

À ce moment toute la grandeur de l’œuvre que j’avais accomplie inconsciemment, en ne poursuivant pas autre chose que la satisfaction d’un égoïste désir, m’apparut, et ce fut une merveilleuse aubaine sur laquelle je n’avais pas compté. Comme aux premiers instants de nos essais, mon cœur battit éperdument, et cette fois, ce n’était plus seulement à l’espoir d’un rêve bientôt réalisé qu’il devait cette impulsion enivrante, mais à un sentiment supérieur et plus doux : dès à présent, quoi qu’il dût advenir par la suite, j’avais la certitude de n’avoir pas vécu une vie inutile et de pouvoir tout au moins fournir dans l’avenir au reste des hommes un exemple illustre d’initiative et de volontaire audace.

Ceintras avait été lui aussi visiblement flatté et réconforté par l’acclamation. Mais son incorrigible vanité entraînait ses pensées dans un autre sens que les miennes :

— Que sont ces ovations, s’écria-t-il soudain, à côté de celles qui nous attendent à notre relour !

Je ne pus m’empêcher de le considérer avec quelque pitié. Puis à la pitié succéda l’irritation. La phrase ridicule avait rompu le charme. Depuis plus d’un quart d’heure les hélices propulsives avaient été embrayées ; déjà le navire s’évanouissait derrière nous, et les hommes, dont les regards nous accompagnaient encore, n’étaient plus que des taches noires sur la neige. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, je n’apercevais que la monotone blancheur des solitudes polaires. Le froid commençait à nous engourdir et nous entrâmes dans la « chambre de chauffe » dont la porte fut soigneusement fermée.

Alors nous nous aperçûmes que nous n’avions plus rien à nous dire. Ceintras s’absorba en silence dans le réglage des manettes, et moi, après avoir vainement tenté de nouer quelque conversation je m’abandonnai au fil d’une vague rêverie. Bientôt, bercé par le bruit monotone du moteur et accablé par les fatigues des jours précédents, je me sentis peu à peu envahi par une profonde somnolence. Je crois que j’étais arrivé au bord même du sommeil lorsque Ceintras me tira soudain par la manche en s’écriant hargneusement :

— J’ai faim !

Il marmotta ensuite quelques imprécations et je compris qu’il pestait contre le peu de soin avec lequel je m’acquittais de mon rôle. N’étais-je pas le cuisinier en chef de l’expédition ?

Reconnaissant qu’en principe le reproche était mérité, ou trop ahuri encore pour avoir grande envie de récriminer, je me mis en devoir de donner satisfaction à mon compagnon. Je dois dire qu’il n’était pas besoin, pour préparer nos repas, d’avoir de grandes connaissances culinaires. Nos approvisionnements consistaient surtout en aliments d’épargne, — cacao, thé, café, tablettes de viande comprimées, — en biscuit, et en diverses conserves toutes prêtes qu’il suffisait de faire chauffer un instant au bain-marie, sur notre fourneau électrique. Ceintras qui entendait ne pas se priver même du superflu avait adjoint à tout cela des confitures, des gâteaux secs, des liqueurs, de vieux vins, du champagne !

Peu après, je disposai sur la couchette, qui était à deux fins et qui devait également nous servir de table, du biscuit, deux bouteilles de bordeaux, du jambon et un civet de lièvre dont le fumet chatouilla mes narines de la plus délicieuse manière.

— Voilà, dis-je triomphalement, un repas que Nansen eût payé bien cher à certains moments de son voyage.

Bien entendu Ceintras ne fut pas de mon avis : le civet n’était pas assez chaud, le bordeaux ne devait pas se boire si froid, le biscuit lui occasionnerait certainement une maladie d’estomac… Avec la meilleure volonté du monde je ne pouvais pas cependant aller lui chercher des petits pains ! Du reste, tout en grommelant, il fit disparaître une bonne moitié des mets ; je n’eus pas grand’peine à me charger du reste, et, ce repas pourtant copieux ne nous suffisant pas, nous y adjoignîmes des fruits en conserve et une bonne lampée de rhum. Il faut noter ici, — chose assez curieuse étant donné le peu de forces que nous dépensions, — que nous éprouvâmes durant tout le voyage un formidable appétit.

Nous jouissions dans l’une et l’autre partie de la cabine d’une température très douce et, quand notre festin fut terminé, nous eûmes la sensation d’un absolu bien-être. De temps à autre nous essuyions du revers de nos manches la buée épaisse et les fleurs de glace qui s’amoncelaient sur les hublots, et, au dehors, c’était toujours le monotone paysage que les récits des explorateurs nous avaient rendu familier. Pourtant, sous l’influence d’une exaltation fiévreuse ou d’un étrange pressentiment, je ne renonçais pas à mon espoir de contempler avant peu des prodiges et, bien que prévoyant de la part de Ceintras des mots ironiques et des haussements d’épaules, je ne me lassais pas d’exprimer cet espoir à tout moment.

— Ceintras, qui sait ce que nous allons trouver au terme de notre voyage ?

— L’axe de la Terre, parbleu ! me répondit-il à la fin en ricanant.

Je répétai sur un ton interrogatif et assez niais :

— L’axe de la Terre ?

— Eh ! oui, tu sais bien que c’est là-bas qu’il s’emmanche. C’est donc autour de lui que nous prendrons le virage… Par exemple, il faudra faire attention à la manœuvre et ne pas le disloquer en le heurtant ! Hein ? vois-tu d’ici le cataclysme ?

Il ajouta, bien résolu à ne pas abandonner tout de suite une aussi bonne plaisanterie :

— Dis donc, nous pourrons écrire nos noms sur lui, comme font les touristes dans les donjons des châteaux historiques… Et nous pourrons encore en emporter de petits morceaux pour les offrir à nos amis et connaissances…

Cependant, l’énorme machine poursuivait sa route avec une si parfaite docilité que j’en éprouvais comme un obscur sentiment d’irritation ; en vérité, c’était trop facile, trop simple : il me semblait que quelques menus obstacles auraient contribué à donner plus de prix à notre victoire…

Exactement trente-trois heures après notre départ, nous dépassâmes le point extrême atteint par Nansen, et nous entrâmes enfin dans le mystère des régions vierges.

— Ceintras, m’écriai-je, Ceintras, cette fois, nous y sommes !

— Où donc sommes-nous, s’il te plaît ?

— Mais en pleine aventure, dans l’inconnu… Rien, depuis d’immémoriales séries de siècles, n’avait dérangé le silence accumulé sur ces solitudes, et c’est la première fois que cette nature est troublée par le passage orgueilleux de l’homme…

— Tu es tout à fait lyrique, interrompit Ceintras sans détourner la tête. Au fond, tu restes persuadé qu’il va t’être donné, dans quelques heures, de contempler des merveilles. Crois-moi, si tu ne veux pas éprouver une déception trop grande, n’espère pas trouver autre chose que ce que tu vois ici. Dans quelques heures, nos appareils indiqueront que nous avons atteint notre but, et puis…

— Et puis, selon toi, ce sera tout, et il ne nous restera plus qu’à revenir ?…

— Tu l’as dit. Cependant, en manière de divertissement, ou, si tu préfères, pour n’avoir pas fait en vain le voyage, nous pourrons atterrir un instant et planter le drapeau national au point même du Pôle. Le Pôle Nord colonie française ! Ah ! Ah ! voilà vraiment un joli cadeau à faire à sa patrie ! On pourra faire insérer des annonces : « Terres à distribuer… grandes facilités d’émigration… » Qu’est-ce que tu en penses ? Avec quelques protections, tu pourras peut-être te faire nommer gouverneur de la nouvelle colonie !

— Raille si cela t’amuse, mais nous avons encore le droit d’espérer que des choses imprévues nous attendent ; de ma part, c’est mieux qu’un pressentiment, c’est presque une conviction…

— On ne demande pas mieux que de croire à la réalité de ce qu’on souhaite.

— Qui sait ? un pays nouveau… une flore et une faune particulières, ajoutai-je sans prendre garde à l’interruption de Ceintras…

— Il est impossible de concevoir la vie dans ces régions de froid cruel et sans espoir… Et je serais curieux de savoir sur quoi ta conviction se fonde ?

— Sur bien des choses et, notamment, sur les légendes qui courent chez les peuples voisins du Pôle. Sais-tu que les Esquimaux du Groënland parlent volontiers de pays fabuleux, situés très loin, vers le Nord, au delà des glaces ? Il ne faut pas faire fi des légendes, qui ne sont pas des mensonges, mais des traductions de la vérité ; il est bien rare quelles ne correspondent pas à quelque chose, et celles que l’on répète sur le Pôle…

— … N’ont pas évidemment été racontées par quelqu’un qui est allé y voir. Du reste, si les événements semblent vraiment vouloir confirmer ces légendes, il ne me restera plus qu’à te présenter mes condoléances, car, évidemment, tu seras volé, tu ne seras pas le premier touriste qui aura visité le pays et l’on t’aura coupé l’herbe sous les pieds de la façon la plus vexante du monde… Il faudra donc te réjouir, en fin de compte, si, comme il y a tout lieu de le croire, les alentours immédiats du Pôle ne se distinguent en rien des pays au-dessus desquels nous naviguons.

— Cependant, hasardai-je à bout d’arguments, la mer libre…

— Ah baste ! la mer libre !… D’ailleurs la verrions-nous, on nous en a tellement rabattu les oreilles que ce ne serait plus rien de bien neuf…

Il s’interrompit soudain et prêta l’oreille : les explosions du moteur étaient devenues irrégulières tout à coup. Il s’emmitoufla de fourrures et sortit sur la galerie ; la cause du mal fut vite découverte : un fil électrique s’étant affaissé contre un cylindre avait été endommagé par la chaleur. Pourmieux effectuer la réparation, Ceintras arrêta le moteur un instant. Alors nous cons tatâmes que, les hélices restant immobiles, le sol fuyait tout de même à une assez grande vitesse au-dessous de nous.

— Bigre, s’écria Ceintras, les courants aériens sur lesquels j’avais compté deviennent de plus en plus forts ; nous allons avoir une rude avance sur notre horaire !

— Mais au retour ? demandais-je avec quelque inquiétude.

— Eh bien, répondit tranquillement mon compagnon, si la lutte contre le vent est trop pénible, au lieu de rebrousser chemin nous irons tout droit devant nous.

Il remit le moteur en marche, embraya les hélices et donna toute la vitesse.

Ensuite il parla de déboucher du champagne. J’y consentis volontiers. Tout marchait à merveille et la manœuvre ne consistait plus guère qu’à maintenir le ballon dans la bonne direction. Quand nous eûmes chacun vidé notre bouteille, la conversation se continua très animée, encore que chacun de nous ne prit guère garde au sens des paroles de l’autre. Nous étions entraînés par nos idées fixes aussi irrésistiblement que l’était le ballon par sa force propre et celle du vent.

— … La gloire, disait Geintras, l’immortalité… Christophe Colomb en mieux…

— … Des choses, répliquais-je, que nul homme n’aurait été capable d’imaginer…

— … Réception enthousiaste, réputation universelle…

— … Des points de vue nouveaux, une révolution scientifique…

Seulement mes rêves semblaient décidément plus utopiques que les siens, et je commençais à me rendre compte que je ne les exprimais si fort que pour m’halluciner et garder en eux, jusqu’au dernier moment, une confiance désespérée.

Afin de nous débarrasser des bouteilles que nous venions de boire, je soulevai le couvercle d’une ouverture ménagée dans la partie inférieure de la cabine et je demeurai stupéfait : notre vitesse s’était accrue encore et le sol n’apparaissait plus, dans ce cadre étroit, que comme une surface grise et plane sur laquelle couraient de minces raies sombres.

— Viens voir, dis-je, le vent a pris le mors aux dents. Qu’est-ce que cela signifie ?

Ceintras, pour se rendre compte, avait interrompu l’hymne de louange en son honneur et s’était penché à son tour au-dessus de la baie. Il se releva stupéfait et même, à ce qu’il me parut immédiatement, désappointé.

— Courons-nous quelque danger ? lui demandais-je.

— Un danger ? non, mais en vérité…

— Parle ! parle donc !

— Eh bien, voilà : il se peut… il se peut, en définitive, que ce soient tes prévisions qui se justifient, du moins en partie… Car ce vent violent et soudainement survenu ne peut avoir pour cause qu’une brusque différence de température entre les lieux où nous sommes… et ceux où nous allons.

Mais, cette fois, je ne devais pas profiter longtemps de l’autorisation inopinée que me donnait Ceintras de poursuivre encore mes rêves. Mon compagnon qui m’avait quitté pour aller dans la chambre de chauffe reparut presque aussitôt et me dit, très pâle :

— Regarde !

Je m’avançai et je regardai. Il avait ouvert les deux larges hublots de l’avant, une immense lumière violette venait d’apparaître à l’horizon et nous allions vers cette lumière.