Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope/Acte I

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Texte établi par Adolphe Rion, chez tous les libraires (p. 3-18).

ACTE PREMIER


Scène I

ÉLIANTE, PHILINTE.
PHILINTE, avec humeur.

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font.
Éliante, on fait mal, pour vouloir trop bien faire ;
Un défaut peut servir, et ce qui nuit peut plaire.
Mais il vous faut, madame, un empire absolu,
Ce qu’une femme veut, ce qu’elle a résolu,
Ne peut souffrir d’obstacle ; et quand la circonstance
Lui fournit les moyens d’établir sa puissance,

Il ne faut pas douter de sa précaution
À dominer partout avec prétention :
Qu’importe le succès ? L’erreur n’est jamais grande :
Tout va bien, après tout, pourvu qu’elle commande.

ÉLIANTE.

Pourquoi donc cette humeur ? Philinte, y pensez-vous ?
D’où vient cette colère ? Et quand…

PHILINTE.

D’où vient cette colère ? Et quand…Moi, du courroux ?
Non, madame : je sais que, si je fus le maître
Dans ma maison, c’est vous, oui, vous qui devez l’être
Maintenant.

ÉLIANTE.

Maintenant.Maintenant ?

PHILINTE.

Maintenant.Maintenant ? Votre tour est venu.
Au ministère enfin votre oncle parvenu,
À votre volonté donne un relief étrange ;
Et sur ce grand crédit il faut que je m’arrange.

ÉLIANTE.

Oh ! Que cette querelle est bien d’un vrai mari !

PHILINTE.

Mais point. Je sens très-bien tout ce qu’un favori,
Un oncle tout-puissant, depuis quelques semaines,
Doit donner à nous deux d’influence ou de peines.
Un peu d’ambition m’a gagné, je le sais.
Me voilà, par vos soins, comte de Valancès,
Mais Philinte toujours d’humilité profonde.
Comte de Valancès pour briller dans le monde ;
Mais Philinte, céans, autant qu’il se pourra,
Pour n’y faire, en un mot, que ce qu’il vous plaira.

ÉLIANTE, riant.

Comte de Valencès, mais toujours cher Philinte,
Avez-vous tout dit ?

PHILINTE.

Avez-vous tout dit ? Oui.

ÉLIANTE.

Avez-vous tout dit ? Oui.Voyons : de cette plainte,
De cet excès d’humeur, dites-moi la raison,

Raison juste ou plausible.

PHILINTE.

Raison juste ou plausible.Eh bien ! Quelle maison,
Dites-moi, je vous prie, est celle que j’habite
Depuis six jours ?

ÉLIANTE.

Depuis six jours ? C’est un hôtel garni.

PHILINTE.

Depuis six jours ? C’est un hôtel garni.Quel gîte !
Lorsqu’un titre d’honneur exige de l’éclat ;
Que tour à tour, chez moi, les plus grands de l’État
Vont venir à la file ; il vous a plu de faire
De l’hôtel de Poitou ma demeure ordinaire.

ÉLIANTE.

Sur de nouveaux projets notre hôtel s’établit ;
Et quand du haut en bas on arrange, on bâtit,
Fallait-il, pour trois mois d’intervalle peut-être,
Se meubler autre part ? Vous en êtes le maître ;
Mais qui s’en chargera ? Sera-ce vous, ou moi ?
Cette espèce de soin veut de la bonne foi.
Qu’à quelque entrepreneur la charge en soit donnée,
Et l’on vous volera vos rentes d’une année.

PHILINTE.

C’est fort bien dit, madame, et vous ne pourriez pas
M’alléguer aujourd’hui ces motifs d’embarras,
Si, comme j’ai déjà commencé de le dire,
Vous n’aviez, par avance, usé de votre empire
Pour me faire chasser Robert, mon intendant.

ÉLIANTE.

C’est un fripon.

PHILINTE.

C’est un fripon.Robert était adroit, prudent,
Actif, officieux.

ÉLIANTE.

Actif, officieux.C’est un fripon, vous dis-je.
Oui, Monsieur, et croyez, lorsqu’un valet m’oblige
À le faire chasser sans nul ménagement,
Qu’il le mérite bien.

PHILINTE.

Qu’il le mérite bien.Madame, assurément,
Je n’ai pas balancé. Soit raison, soit caprice,
Ce Robert, en un mot, n’est plus à mon service :
Que voulez-vous de plus ? Mais d’un vol controuvé
Je pense qu’on l’accuse, et rien n’est moins prouvé.

ÉLIANTE.

Et moi, j’en suis certaine ; et, sans trop vous déplaire,
Voulez-vous que j’ajoute un avis nécessaire ?
Sans zèle pour les bons, faible pour les méchants,
Vous vous ménagez trop, mon cher, dans vos penchants.

PHILINTE.

Je suis comme il faut être ; et tout me dit, me prouve…


Scène II

ÉLIANTE, DUBOIS, PHILINTE.
DUBOIS.

Monsieur, grâces au ciel, à la fin je vous trouve.

PHILINTE.

J’ai cru…C’est vous, Dubois ? Que faites-vous ici ?

DUBOIS.

Je vous cherche tous deux.

PHILINTE.

Je vous cherche tous deux.Que veut dire ceci ?
Comment ?

ÉLIANTE.

Comment ? N’êtes-vous plus au service d’Alceste ?

DUBOIS.

J’y suis jusqu’à la mort ; mais un tracas funeste…

ÉLIANTE.

Éprouve-t-il encore des revers, aujourd’hui,

DUBOIS.

Dans sa retraite ? Encore ? Le diable est après lui.
Ils vont chanter victoire à présent, les infâmes ;

Et s’il tombe un malheur, c’est sur les bonnes âmes.

PHILINTE.

Vous verrez qu’au milieu des rochers et des bois,
Sévère défenseur de la vertu, des lois,
Il se sera mêlé, je gage, en quelque affaire,
Ou dans quelque débat dont il n’avait que faire.

DUBOIS.

Monsieur l’a deviné. C’est son cœur excellent…

PHILINTE.

Oh ! Voilà mon censeur austère et violent…

DUBOIS.

Tout ceci vient d’un champ, près d’une métairie,
Qui depuis fort longtemps est dans sa seigneurie.
Et pour le conserver… mon maître a tant de mal !
Le champ n’est pas à lui… Non vraiment… C’est égal ;
Tout comme le sien propre il cherche à le défendre.
Les enragés, voyant qu’ils ne pouvaient le prendre,
L’ont voulu saisir, lui… Douze ou quinze sergents
Sont venus l’arrêter…

ÉLIANTE, alarmée.

Sont venus l’arrêter…Votre maître !…

DUBOIS.

Sont venus l’arrêter…Votre maître !…Ses gens
Ont écarté bientôt toute cette canaille :
Et lui de se sauver. Enfin, vaille que vaille,
Il fuit, pour aller loin dévorer son souci ;
Et, pour vous embrasser, il passe par ici.

ÉLIANTE.

Et quand arrive-t-il ?

DUBOIS.

Et quand arrive-t-il ? Mais, de la nuit dernière,
Nous sommes dans l’hôtel. La chose est singulière ;
Vous y logez aussi. L’on m’a dit : « Demandez… »
Car vous avez deux noms, à présent. Attendez…
On vous nomme monsieur… Monsieur… D’abord j’oublie
Les noms. Quoi qu’il en soit, l’hôtesse, fort jolie,
Qui me voyait courant depuis le grand matin,
Et qui sait vos deux noms, m’a dit…

ÉLIANTE.

Et qui sait vos deux noms, m’a dit…Heureux destin !
Ton maître est dans l’hôtel ?

DUBOIS.

Ton maître est dans l’hôtel ? Oui, vraiment.

PHILINTE.

Ton maître est dans l’hôtel ? Oui, vraiment.Viens, je vole…

DUBOIS.

Attendez. N’allons pas ici faire une école.
Il écrit. Vous sentez qu’après de pareils coups,
Les affaires, là-bas, sont sans dessus-dessous ;
Il m’a bien dit : « Dubois, ne laisse entrer personne…
Parce que… » Peste ! Il faut faire ce qu’on m’ordonne.
Attendez, s’il vous plaît, que j’aille un peu savoir
Si vous… Oh ! Qu’il aura de plaisir à vous voir !

(Il sort.)
PHILINTE.

Cet homme, je le vois, sera toujours le même.

ÉLIANTE.

Monsieur, plaignons Alceste.

PHILINTE.

Monsieur, plaignons Alceste.Ou plutôt son système.

ÉLIANTE.

Que nous devons bénir la fortune, aujourd’hui,
Qui nous offre un moyen de lui servir d’appui !
Mon oncle avec succès, sur notre vive instance,
Emploiera son crédit, son zèle, sa puissance,
Et surtout sa justice, à servir notre ami.

PHILINTE.

Je promets de ne pas m’employer à demi
Pour finir une affaire assez embarrassée,
Puisque sa liberté se trouve menacée.
Mais encore, madame, il est prudent, je crois,
De connaître, avant tout sa conduite, ses droits ;
Car sa bizarrerie, impossible à réduire,
En de tels embarras aurait pu le conduire,
Qu’il serait messéant et même dangereux
De s’avouer, bien haut, sottement généreux.
Mais je le vois.


Scène III

ÉLIANTE, ALCESTE, PHILINTE.
PHILINTE, se jetant au cou d’Alceste.

Mais je le vois.Alceste, embrassons-nous ! Que j’aime
Ce souvenir touchant, qu’en un malheur extrême,
Vous ayez pris le soin de venir, de voler
Vers vos plus chers amis, prompts à vous consoler !

ÉLIANTE, émue.

Rassurez-vous, Alceste, et croyez qu’Éliante
Ne voit pas vos malheurs d’une âme indifférente.

ALCESTE, serrant les mains de ses amis.

Je cherchais, sur la terre, un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on eût la liberté ;
Je ne le trouve point. Hé ! Quel endroit sauvage
Que le vice insolent ne parcoure et ravage ?
Ainsi de proche en proche, et de chaque cité,
File au loin le poison de la perversité.
Dans la corruption le luxe prend racine ;
Du luxe l’intérêt tire son origine ;
De l’intérêt provient la dureté du cœur.
Cet endurcissement étouffe tout honneur !
Il étouffe pitié, pudeur, lois et justice.
D’une apparence d’ordre et d’un devoir factice
Les crimes les plus grands grossièrement couverts,
Sont le code effronté de ce siècle pervers.
La vertu ridicule avec faste est vantée ;
Tandis qu’une morale en secret adoptée,
Morale désastreuse, est l’arme du puissant
Et des fripons adroits, pour frapper l’innocent.

PHILINTE.

Croyez qu’il est encor des âmes vertueuses,
Promptes à secourir les vertus malheureuses.
Il en est, cher Alceste, ainsi que des amis,
Prêts à s’intéresser à vous.

ALCESTE.

Prêts à s’intéresser à vous.Est-il permis
Que, parmi tant de gens présents à ma mémoire,

Je n’en sache pas un que je voulusse croire
Assez franc et sincère, ici comme autre part,
Pour mériter de moi la faveur d’un regard !
Et que, dans le projet de quitter ma patrie,
Vous deux soyez les seuls que mon âme attendrie
Ne puisse abandonner parmi ceux que je vois,
Sans vous revoir au moins pour la dernière fois !

ÉLIANTE.

J’espère un meilleur sort. Vous changerez d’idée.
L’espérance, en mon cœur, en est juste et fondée.
Vous ne nous quittez pas ?

ALCESTE.

Vous ne nous quittez pas ? Je ne vous quitte pas !
Je porterai si loin ma franchise et mes pas,
Qu’enfin je trouverai pour eux un sûr asile.
Morbleu ! grâce au destin qui de ces lieux m’exile,
Je veux voir une fois si ce vaste univers
Renferme un petit coin à l’abri des pervers ;
Ou si j’aurai la preuve effrayante et certaine
Que rien n’est si méchant que la nature humaine.

PHILINTE, ricanant.

Allons… apaisez-vous. Vous n’êtes pas changé ;
Et si je puis ici former un préjugé
Sur un dessein si prompt et sur votre colère,
Nous pourrons aisément arranger votre affaire.
On la dirait terrible, à voir votre courroux ;
Mais je m’en vais gager, cher Alceste, entre nous,
Que ce nouveau désastre est au fond peu de chose.

ALCESTE.

C’est un amas d’horreurs dans l’effet, dans la cause ;
Et vous déjà, Monsieur, qui me désespérez,
Qui jugez de sang-froid ce que vous ignorez,
Voyez s’il fut jamais une action plus noire
Que le trait… Attendez ! avant que cette histoire,
Qui sera pour notre âge un éternel affront,
Vous fasse ici dresser les cheveux sur le front,
Attendez qu’à Dubois je donne en diligence
Un ordre assez pressant et de grande importance.
Dubois !


Scène IV

ÉLIANTE, DUBOIS, ALCESTE, PHILINTE.
DUBOIS.

Dubois !Monsieur.

ALCESTE.

Dubois ! Monsieur.Va-t’en chercher un avocat,
Pour tenir mes papiers et mes biens en état.
Je ne veux plus du mien. Cours.

DUBOIS.

Je ne veux plus du mien. Cours.Monsieur !…

ALCESTE.

Je ne veux plus du mien. Cours.Monsieur !…Va, te dis-je.

DUBOIS.

Où donc ?

ALCESTE.

Où donc ? Où je te dis.

DUBOIS.

Où donc ? Où je te dis.Je ne sais…

ALCESTE.

Où donc ? Où je te dis.Je ne sais…Quel vertige !
N’entends-tu pas ?

DUBOIS.

N’entends-tu pas ? J’entends.

ALCESTE.

N’entends-tu pas ? J’entends.Va donc.

DUBOIS.

N’entends-tu pas ? J’entends.Va donc.En quel endroit ?

ALCESTE.

Où tu voudras.

DUBOIS.

Où tu voudras.Monsieur, mais encor…

ALCESTE.

Où tu voudras.Monsieur, mais encor…Maladroit !
Je te dis de m’aller chercher, et tout à l’heure,
Un avocat.

DUBOIS.

Un avocat.Fort bien…

ALCESTE.

Un avocat.Fort bien…Pars donc.

DUBOIS.

Un avocat.Fort bien…Pars donc.Mais sa demeure ?

ALCESTE.

Sa demeure est le lieu que choisiront tes pas.
Prends le premier venu. Cours ; ne t’informe pas
Ce qu’il est, ce qu’il fait, ni comment il se nomme.
Va : du hasard lui seul j’attends un honnête homme.

DUBOIS.

Allons.

(Il sort.)

Scène V

ÉLIANTE, ALCESTE, PHILINTE.
PHILINTE, ricanant.

Allons.Y pensez-vous ? Peut-on, de bonne foi,
Charger un inconnu, mon cher, d’un tel emploi ?
Et pour trouver un homme exact, plein de droiture…

ALCESTE.

Vraiment, je risque fort d’aller à l’aventure.

PHILINTE.

Mais…

ALCESTE.

Mais…Comme si tous ceux que je pourrais choisir
Ne se prétendaient pas formés à mon désir ?
Et que le plus fripon ne soit, par son adresse,
Réputé le héros de la délicatesse ?

PHILINTE.

Mais il faudrait encor, pour livrer votre bien,
De votre préposé connaître d’abord…

ALCESTE.

De votre préposé connaître d’abord…Rien.
Je veux un honnête homme, il est bien vrai, Philinte :
Mais je ne l’attends pas, à vous parler sans feinte,
Même en sortant ici de l’usage commun :
Et c’est un coup du ciel s’il peut m’en tomber un.

PHILINTE.

Cependant…

ALCESTE.

Cependant…Vos discours sont perdus, je vous jure.
Voulez-vous écouter ma fâcheuse aventure ?

PHILINTE.

Voyons donc.

ALCESTE.

Voyons donc.Quand l’hymen vous unit tous les deux,
J’allai m’ensevelir dans un désert affreux…
Affreux ? pour le méchant : pour la vertu, superbe !
L’homme avait, en ces lieux, pour trésor une gerbe ;
Pour faste, la santé ; le travail pour plaisirs,
Et la paix de ses jours pour uniques désirs.
Grâce au ciel, dans ce lieu sauvage et solitaire,
Parmi de bons vassaux je trouvais ma chimère ;
Douce pitié, candeur, raison, franche gaieté,
L’ignorance des maux, et l’antique bonté.
Mais qu’elle dura peu cette charmante vie !
En un jour la discorde, et le luxe, et l’envie,
Les désirs corrupteurs et l’avide intérêt,
Et les besoins parés de leur perfide attrait,
Avec un parvenu, turbulent personnage,
Vinrent, en s’y logeant, troubler mon voisinage.
Vous vous doutez fort bien, à cette invasion,
Des rapides progrès de la contagion ?
Le bonheur déserta… Je tais les brigandages
Qui vinrent assaillir nos paisibles ménages.
Je veux, dans le principe, effrayé de ces maux,
Maintenir à la fois la paix et mes vassaux.
Mais enfin, à l’appui d’un renom de puissance,
L’iniquité parut avec tant d’impudence,
Que j’oppose en courroux, au front de l’oppresseur,
Le front terrible et fier d’un juste défenseur.
Le champ d’un villageois, son patrimoine unique,
Convient au parvenu, qui de ce bien modique
Veut agrandir un parc, je ne sais quel jardin,
Qui fatigue la terre et mon village. Enfin, ;
Il veut avoir ce champ ; on ne veut pas le vendre,
Et voilà cent détours inventés pour le prendre.
Titres insidieux, procès, ruse, incidents,

Créanciers suscités, persécuteurs ardents,
Bruit, menaces, terreur et domestique guerre,
L’enfer est déchaîné pour un arpent de terre :
Et moi, lâche témoin de ce crime inouï,
Je l’aurais enduré ! Je me suis réjoui
De braver les fripons et d’en avoir vengeance :
Et, faisant tête à tous, plaidant à toute outrance,
J’ai soutenu le faible, et le faible vainqueur
A conservé son bien. Alors, la rage au cœur,
Les traîtres ont tourné contre moi leurs machines :
Ils ont tant fait d’horreurs, tant fait jouer de mines,
Tant controuvé de faits avec dextérité,
Que, je ne sais comment, je me vois décrété.
(Il montre un portefeuille.)
J’ai cent preuves, ici, de leur lâche conduite,
Et cependant il faut que je prenne la fuite.
La loi donne aux méchants son approbation,
Et l’exil est le prix d’une bonne action.

ÉLIANTE.

Oui sans doute elle est bonne, Alceste ; je la loue :
Et des lois c’est en vain que le méchant se joue.
Avant peu, croyez-moi, vous aurez de l’appui.
Mon oncle de l’État est ministre aujourd’hui,
Et son rang m’autorise à promettre d’avance
Que vos vils ennemis…

ALCESTE.

Que vos vils ennemis…Qui, moi ? Je l’en dispense.
De vos soins généreux je suis reconnaissant :
Mais la seule vertu doit garder l’innocent ;
Et j’aurais à rougir qu’une main protectrice
Redressât la balance aux mains de la justice.

PHILINTE.

Mais il peut arriver…

ALCESTE.

Mais il peut arriver…Tout ce que l’on voudra :
Des juges ou de moi, voyons qui rougira.

PHILINTE.

Enfin…

ALCESTE.

Enfin…Et devant eux j’accuserais en face
Quiconque en ma faveur irait demander grâce.

PHILINTE.

C’est tenir un discours dépourvu de raison.
Et si, par un effet de quelque trahison,
Des calomniateurs, d’une voix clandestine,
Ont suscité l’arrêt, comme je l’imagine,
Il faut bien s’employer, avant d’être arrêté,
À se laver du fait qui vous est imputé.
La faveur est utile alors ; et j’ose croire…

ALCESTE.

Et peut-on m’alléguer d’iniquité plus noire
Que ce jeu ténébreux et ces perfides soins
Par lesquels, à l’appui de quelques faux témoins,
De l’homme le plus juste, et sans qu’il le soupçonne,
On peut, à tout moment, arrêter la personne ?
À la perversité dès lors tout est permis,
Et tout homme est coupable, ayant des ennemis.
Ah ! c’est trop écouter ces avis politiques :
La vérité répugne à ces lâches pratiques.
En ceci je n’ai fait que le bien. Oui, morbleu !
Je fais tête à l’orage ; et nous verrons un peu
Si l’on refusera de me faire justice.
Justice ? c’est trop peu. Je veux qu’on m’applaudisse.
Non que ma vanité s’abaisse à recevoir
De l’encens pour un trait qui ne fut qu’un devoir ;
Mais enfin, dans un siècle égoïste et barbare,
Où le crime est d’usage et la vertu si rare,
Je prétends qu’un arrêt, en termes solennels,
Cite mon innocence en exemple aux mortels.

PHILINTE, riant.

La méthode, en effet, serait toute nouvelle.

ALCESTE.

En serait-elle donc et moins juste et moins belle ?

PHILINTE.

Mais comment voulez-vous, obligé de partir… ?

ALCESTE.

Mon bien reste ; et, plutôt que de me démentir,

J’en emploierai la rente et le fonds, je vous jure,
À sauver à l’honneur une mortelle injure.
J’attends un avocat, et je vais l’en charger.
Et vous, en ce moment, qui voulez m’obliger
Par la protection d’un oncle que j’honore,
Que je connais beaucoup, j’ajoute même encore
Digne du noble poste où j’apprends qu’on l’a mis,
Gardez-vous, je vous prie, au moins, mes chers amis,
De souiller par vos soins la beauté de ma cause.
S’il faut d’un tel crédit que votre main dispose,
Que ce soit par clémence, ou pour aider des droits
Que ne peut protéger la faiblesse des lois.


Scène VI

ÉLIANTE, ALCESTE, DUBOIS, PHILINTE.
ALCESTE.

Te voilà ? tu viens seul ?

DUBOIS.

Te voilà ? Tu viens seul ? Ah ! monsieur quel message !

ALCESTE.

Quoi donc ?

DUBOIS.

Quoi donc ?Si vous saviez !

ALCESTE.

Quoi donc ? Si vous saviez !Parle sans verbiage.

DUBOIS.

Je n’aurais jamais cru, puisqu’il faut achever,
Monsieur, un avocat si pénible à trouver.

ALCESTE.

En vient-il un enfin ?

DUBOIS.

En vient-il un enfin ? Donnez-vous patience.

ALCESTE.

Morbleu !…

DUBOIS.

Morbleu !…Je viens, monsieur…

ALCESTE.

Morbleu !…Je viens, monsieur…Et d’où ?

DUBOIS.

Morbleu !…Je viens, monsieur…Et d’où ? De l’audience

ALCESTE.

Hé bien ?

DUBOIS.

Hé bien ? Vous m’avouerez qu’en un semblable cas,
C’était un bon moyen d’avoir des avocats ?

ÉLIANTE.

Finis, bavard.

DUBOIS.

Finis, bavard.J’arrive en une grande salle.
J’entre modestement, et sans bruit, sans scandale,
Parmi vingt pelotons d’hommes noirs. Doucement
J’adresse à l’un d’entre eux mon petit compliment
Il avait un grand air, une attitude à peindre…
Il m’a bien écouté ; je ne peux pas me plaindre.

ALCESTE.

Abrège, impertinent.

DUBOIS.

Abrège, impertinent.Là, sans faire le sot,
Ce que vous m’avez dit, je l’ai dit mot à mot.
Que croiriez-vous, monsieur… ?

ALCESTE.

Que croiriez-vous, monsieur… ? Parle.

DUBOIS.

Que croiriez-vous, monsieur… ? Parle.Il s’est mis à rire.
Non, vraiment, comme j’ai l’honneur de vous le dire.
À tous ses compagnons, d’un et d’autre côté,
Il m’a conduit lui-même avec civilité ;
Et dans moins d’un instant, autour de moi sans peine,
Au lieu d’un avocat, j’en avais la centaine.
À trente questions j’ai fort bien répondu,
Et de rire toujours. Du reste, temps perdu ;
Nul n’a voulu venir.

ALCESTE.

Nul n’a voulu venir.Comment, maraud !…

DUBOIS.

Nul n’a voulu venir.Comment, maraud !…De grâce,
Attendez un moment. Alors, d’une voix basse,
L’un des rieurs m’a dit : « Mon ami, voyez-vous
« Cet homme seul, là-bas, qui lit ? C’est, entre nous,
« L’homme qui vous convient. Abordez-le. » J’y vole :
C’est un homme assez mal vêtu ; mais la parole,
Il la possède bien, si je peux en juger.
Bref, nous sommes d’accord ; et, pour vous obliger,
Il va venir ici ; j’ai dit votre demeure ;
(En sortant.)
Et vous allez le voir, monsieur, dans un quart d’heure.

PHILINTE.

Je vois, à son discours bien circonstancié,
Qu’un homme de rebut va vous être envoyé.

ALCESTE.

Qu’importe ?

PHILINTE.

Qu’importe ?Un ignorant, et quelque pauvre hère…

ALCESTE.

Que mon opinion de la vôtre diffère !
Car il me plaît déjà.

PHILINTE, riant.

Car il me plaît déjà.Je n’en suis pas surpris.

ALCESTE.

Eh ! mon Dieu, laissez donc vos sarcasmes, vos ris.
Rentrons. Je suis à vous, madame, à l’instant même.
Et vous, monsieur, malgré la répugnance extrême
Que pour un homme pauvre, ici, vous faites voir,
Sachez que, dans un temps si funeste au devoir,
Où rien n’enrichit mieux que le crime et le vice,
La pauvreté souvent est un heureux indice.