Le Piéton de Paris/Ghetto parisien

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Gallimard (p. 98-105).

GHETTO PARISIEN

Ce n’est pas, à proprement parler, un ghetto comparable à ceux de Pologne, de Roumanie ou de Hollande, c’est un petit pays limité par la rue du Roi-de-Sicile, la rue Ferdinand-Duval, autrefois rue des Juifs, et la rue Vieille-du-Temple, et dont le centre se trouve au coin de la rue des Écouffes et de la rue des Rosiers, où s’ouvre la librairie Speiser, rendez-vous de tous les Juifs du monde. Stephan Zweig ne traversa jamais Paris sans faire une visite à cette boutique. Trotsky venait souvent s’y asseoir. J’y suis entré tout à l’heure pour y apprendre la mort de Zuckermann, qui tenait à cette place, il y a quelque trente ans, un excellent restaurant où nous venions avant la guerre, Charles-Louis Philippe, Michel Yell, Chanvin et moi-même, attirés par une eau-de-vie qui sentait la violette et que le fils du patron nous servait avec une grâce de petit seigneur.

Aujourd’hui, la librairie Speiser semble plus utile au quartier que le restaurant du père Zuckermann. Elle propose à une clientèle hétéroclite le plus grand choix de disques yddisch qui se trouve à Paris, des portraits de l’énigmatique Rambam, savant polyglotte qui vivait en Espagne et dont le monde juif va célébrer prochainement le huit centième anniversaire, des photographies d’intellectuels et d’écrivains, des participations de dix pour cent à la loterie nationale, que l’on vient acheter des quatre coins de Paris sous prétexte qu’elles ont passé par des mains israélites, un bon choix de littérature hébraïque, du linge de maison importé d’U. R. S. S. et garanti fait à la main, enfin une palette de limonades pourpre, céladon, jaune de chrome, vermillon, salade, grands tubes de verre dans lesquels on souhaiterait un ludion, et qui de loin semblent tourner naïvement comme un manège de chevaux de bois pour nains…

Ce magasin, qui pourrait être à ciel ouvert, me rappelle ces gares de sous-préfecture où se réunissent chaque soir, au moment de l’apéritif, les notables, les oisifs et les fonctionnaires. On s’y recueille aussi pour la veillée. De vieux Juifs, comme on n’en rencontre qu’à Bydgoszcz, Zlatana ou Milowek, se faufilent le soir entre les livres. On s’étonne de les voir à Paris, vêtus de touloupes qui balayent le sol, le favori roulé, le cheveu huileux, la main tremblante. Ceux-là, plus libres en France que partout ailleurs, méprisent hardiment le costume chrétien. Affairés et rêveurs, ils vont et viennent dans la boue du ghetto, coiffés de petites toques à courte visière, enveloppés, enhaillonnés de longues redingotes aile de corbeau, de lévites funèbres. Les yeux profonds, tristes et perdus, le teint rose, parfois effrayant, les oreilles énormes, le corps penché, boiteux, borgnes, tuberculeux neuf fois sur dix, ils traînent d’une boutique à l’autre, chuchotent, glissent, immensément paresseux, et passent et repassent devant les pâtisseries et les merceries saumurées et fétides de ce quartier où les mousquetaires venaient autrefois se battre en duel.

Des journalistes de Londres ou de Berlin s’évertuent parfois à les photographier. Mais les vieillards deviennent alors prodigieusement agiles. Il faut les traquer comme des hyènes. Un journaliste particulièrement heureux réussit à en pincer un par hasard, à le coincer entre deux piles de bouquins et à le « prendre » dans un clignement de Leika. Le vieux se détendit alors, projeta ses bras en avant, chercha à avaler l’appareil, et se jeta dans la rue en ameutant tous ses collègues en âge et en saleté par des hurlements de monstre mourant.

Affublées de perruques de soie ou de crin, maquillées, souvent tatouées, maladives, grasses, laides à faire peur, des femmes énigmatiques soulèvent et abaissent leurs paupières larges sur ces faits-divers qui ne peuvent qu’appeler sur ce lopin de terre juive en France les foudres d’Israël. On aperçoit pourtant par intervalles, dans un magma de vieilles chairs, quelque beauté fulgurante. De vraies gazelles aux joues de cire parfumée, des filles de Shéhérazade, des Sultanes aux yeux d’aiglonne et qui font rêver le passant. On se retourne : elles se sont déjà confondues à leur famille épaisse. Ces étranges vierges sont aussi recherchées par les littérateurs de rencontre comme types caractéristiques dignes d’illustrer des volumes, mais elles fuient comme les Chassidims devant l’objectif, et aimeraient mieux mourir que de contrevenir aux ordres gravés dans les rouleaux de la Loi.

Il n’y a pas de question juive en France, du moins dans le cadre du ghetto, dont les indigènes sont trop occupés à comparer les avantages respectifs et les parties de sainteté de leurs sectes. La plupart d’entre eux, du reste, commerçants aimables, infiniment doux et sérieux, condamnent sévèrement la paresse et la saleté des émigrés de Galicie ou d’Ukraine, dont l’accoutrement et les habitudes font, à leur sentiment, un tort considérable au Peuple Élu. Rue des Rosiers, la règle est de s’occidentaliser un peu chaque jour. La police de Varsovie, où le Juif est nombreux et remuant, dispose en ce moment de pompes automobiles ingénieuses, rapides, nationales et antisémites. Elle ne se prive pas d’arroser abondamment les étudiants ou syndicalistes juifs au moindre mouvement de mauvaise humeur. Rien de pareil en France. Des forces antisémites ont bien essayé d’envahir tout récemment le quartier juif de Paris. Mais le Juif parisien est courageux, et il le fit bien voir à l’occasion de cette descente.

Assurément, il y a une minorité juive qui abandonne un jour le ghetto, à Paris comme à Wilno ou à Cracovie, qui fuit ces campements sordides après fortune faite, achète des équipages, s’habille à Londres, prend divers trains bleus et se montre dans les casinos. Mais elle regrette le décor éblouissant des premiers pas et revient souvent à ces sources d’énergie qui produisent des chirurgiens, des pianistes, des banquiers et parfois de grands électeurs, comme Baruch, le grand argentier du parti démocrate aux États-Unis, l’homme de Roosevelt. Comment ne pas éprouver en effet la nostalgie d’un ghetto quand on est juif bon teint, ce quartier fût-il minuscule comme le ghetto parisien, dont le pittoresque ramassé ne le cède en rien à celui des grands centres. Ici comme ailleurs, les bouchers s’appellent Simon Klotz, les drapiers Hirschfeld, le pain azyme de la rue des Écouffes est le meilleur du Continent, le seul véritable puisqu’il est fabriqué sous la surveillance du Grand Rabbin, lequel se fait assister pour ce rite d’un autre rabbin.

Des détritus croupissent dans les ruisseaux, mêlés aux enfants chétifs, aux chats eczémateux. Une odeur de beignets, de cuisses chaudes, de poireaux traîne à la hauteur des rez-de-chaussée. Des silhouettes ornées de tresses traversent les rues étroites et vont s’approvisionner en sirops ou en chaussons de moujik dans les librairies-restaurants. Rares sont les taxis qui se hasardent dans ce bazar. Tous les Juifs d’un ghetto se connaissent, s’épient, passent leur vie à jouer serré sur le plan de la rapacité : aucun d’eux ne voudrait fournir à ses semblables la preuve d’une trahison, d’une faiblesse. Celui qui désire se faire véhiculer est déjà marqué pour le départ, les Champs-Élysées, la politique ou les grandes affaires.

En attendant ce miracle, la population campe, patiente et résignée, sur les trottoirs, rêve devant les étalages de livres de prières, les mystères talmudiques, qui ressemblent sous le verre des vitrines à des tapis, les romans d’amour ou de sport en langue hébraïque, dont les caractères évoquent des dessins de grilles, des formes de guisarmes ou d’artichauts, des gardes de sabres. Les plus ardents achètent chez le marchand de fétiches et de cassolettes ces porte-bonheur, pareils à des cure-dents, appelés mezuzas, et que l’on fixe chez soi, à côté de la porte d’entrée, de façon à les avoir sous les yeux à tout moment, et surtout quand on rentre dans un intérieur misérable à ces heures tardives où l’argent et l’amour manquent.

Le matin, des vieillards barbus et ridés, mélanges de génie et de crainte, de grands promeneurs accablés et pensifs, que l’on devine malicieux et instruits, qui ont à la fois l’air de transporter des fardeaux de nostalgie et de détenir des secrets, de vénérables marchands tombés de quelque musée hollandais s’acheminent sans rien voir vers la synagogue, comme des chefs, et le prolétariat juif de la rue des Rosiers les regarde avec envie et stupeur, car ils sont sages et riches.

Pour le chrétien que trouble la chose juive, un ghetto est toujours plein d’énigmes. Celui de Paris est enjolivé d’enseignes ravissantes, de réclames pour pensions yddisch de Deauville, d’affiches relatives à quelque théâtre juif, rehaussées de ferrures et d’ornements architecturaux. C’est un département humain immonde et splendide, peint, criard, ouvragé, rembourré de richesses clandestines, d’accumulations singulières, d’où partent des cours et des ruelles difformes et fangeuses, des sentiers de maisons puantes, bordées de magasins dont les inscriptions hébraïques composent un paysage graphique aussi biscornu que ténébreux. Mais le ghetto parisien, si mêlé à l’arrondissement qui le renferme comme une teigne, comporte aussi des relents d’histoire.

La rue du Roi-de-Sicile, ce nom pour crimes balzaciens, se poursuit et glisse vers un horizon de tristesse. Après la fameuse boulangerie juive, où les amateurs et les initiés viennent de tous les quartiers de Paris chercher des gâteaux spéciaux, les meilleurs et les plus bizarres de formes que l’on puisse concevoir, les boutiques et les restaurants s’espacent. Il semble que la rue bâille de souvenirs. Elle tourne assez brusquement, dans une sorte d’angoisse, et se jette dans la rue Malher, laquelle s’appelait rue des Balais quand les Septembriseurs se massèrent un matin devant la prison de la Force, qui s’y trouvait à l’angle du faubourg Saint-Antoine, en massacrèrent tous les prisonniers, décollèrent la Princesse de Lamballe, fichèrent sa tête au bout d’une pique, l’oublièrent parfois dans les coins des mastroquets où ils s’arrêtaient, marchèrent sur le Palais-Royal, et la haussèrent devant les fenêtres d’une salle où son amant jouait aux cartes avec ses amis.

Les filles superbes et dégénérées de la foule juive qui font le guet rue Pavée rêvent peut-être à cet horrible souvenir en louchant de leurs longs yeux verts sur les assiettes de volaille de quelque bistrot israélite, où de vieux ivrognes ne souhaitent plus qu’une chose : mourir dans une patrie libérale et facile qui n’autorise pas les pogroms…