Le Piéton de Paris/La Parisienne

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Gallimard (p. 177-191).

LA PARISIENNE

Il est bien difficile de dire ce que c’est qu’une Parisienne. En revanche, on voit très bien ce que c’est qu’une femme qui n’est pas parisienne. Becque, dans sa pièce froide et que son premier acte rendit fameuse, fait de la Parisienne une femme qui couche un peu avec tout le monde et n’hésite pas à revenir à ses premiers amants. Pour lui, comme pour les Allemands, les Russes et les Indigènes des îles Fidji, la Parisienne est l’élément féminin du ménage à trois. Ne nous formalisons pas de ces jugements sommaires et ne piquons pas de crise de patriotisme, puisque les Parisiennes peuvent être café-crème, comme Joséphine Baker, ou juives comme Sarah Bernhardt. Voici un premier point : la Parisienne peut hardiment venir de Moscou, de Sucre, ou de Castelsarrasin.

Il y a toutes sortes de Parisiennes. En 1907, deux dames, qui furent respectivement qualifiées de « dévoyée de l’Aristocratie impériale » et d’ « excentrique de la littérature », et qui n’étaient autres que la marquise de Belbeuf, née Morny, et notre admirable Colette (Willy), se montrèrent sur la scène d’un music-hall, exactement le Moulin-Rouge, dans une tenue qui effaroucha et fit hurler les mauvais bourgeois. Le préfet de police dut interdire les représentations. La nièce de Napoléon III et l’auteur de la Retraite sentimentale sont restées des Parisiennes, malgré l’averse. Par contre, Mme Steinheil n’a pas droit au titre. Comme on voit, il ne suffit pas de faire parler de soi. Il n’y a plus guère de Parisiennes. Ce qu’on rencontre de nos jours dans les salons, chez les ministres, chez Maxim’s, dans les coulisses des petits théâtres, ce sont des femmes du monde de gauche, occupées de la France, de l’Épargne ou de l’Honneur, des boutiquières de province qui ont donné un coup de main, ou plutôt un coup de reins à la carrière de leur mari, des femmes de chambre que le coup de grisou cinématographique a placées au premier rang de l’actualité, et qu’on invite, et qu’on admire et qu’on gâte ! Non, il n’y a plus beaucoup de Parisiennes à notre époque de parvenus, d’hypocrites, d’opportunistes ou de sectaires. Elles ont eu peur.

La Parisienne, si elle était légère, voire facile, exigeait au moins des hommes qui obtenaient ses faveurs, ou qui simplement la comblaient de cadeaux, pour avoir le droit de bavarder avec elle, qu’ils fussent bien nés, qu’ils eussent une allure présentable et un cœur sans boue. Elles s’appelaient alors Mme Visconti, ou Marie Duplessis, pour laquelle sept membres du Jockey se mirent en association, Virginie Déjazet, Hortense Schneider, Anna Deslions, la comtesse Walewska, Esther Guimond ou Julia Beneni, la Barucci aux belles cuisses, comme l’appelaient les maîtres d’hôtel, Italienne splendide, lancée en plein Paris par un grand bourgeois au nom prédestiné, M. de Dame, avant de montrer ses charmes, et quels charmes ! à Édouard VII, qui l’attendait dans un salon privé du Café Anglais. Elles s’appelèrent encore Lucie Mangin, Constance Rézucher, Reine Romani, Miss Claryn, Émilienne d’Alençon, qui fut élève du Conservatoire, Otéro, ou Mme Liane de Pougy. Ces dames et ces demoiselles, ces actrices et ces princesses, ces étrangères et ces danseuses furent parisiennes, et non pas seulement parce qu’elles faisaient parler Paris, ce qui est la condition primordiale, mais Londres, Biarritz, Rome, Aix-les-Bains, Carlsbad et Saint-Pétersbourg. Elles étaient parisiennes parce qu’elles considéraient que la vie devait être exclusivement consacrée au plaisir, à la frivolité, au snobisme, à l’ivresse et au tapage. Dans l’exercice de ces jeux, elles montraient une facilité, une aisance, un charme et un entrain qui constituent les bases mêmes de l’attitude.

Il ne s’agissait pas de rester dans un coin et de sourire à quelque comte bien vain de se ruiner pour vous et de vous acheter chevaux, perles, châteaux et tableaux au détriment de sa famille, mais bien de prononcer des mots que reprenaient les gazettes, et de mettre en valeur une fourrure et des bijoux qui avaient plus d’importance dans le chuchotement des milieux diplomatiques que les traités secrets ou les combinaisons européennes. Il fallait faire courber la tête aux princes, ruiner des financiers, acculer au suicide des calicots ou des bouillonneux célèbres, et participer un peu aux mouvements administratifs en faisant valser des préfets, simplement pour se donner de grands airs. Il fallait être péremptoire et renseignée sur tout. Une vraie Parisienne de 1900 ne devait pas hésiter à donner son avis en trois mots, aussitôt fameux, sur une pièce, une guerre, un cheval, un opéra, un mariage princier, une grève, ou quelque arrivée de Tsar. En un mot comme en mille, les Parisiennes étaient des Pythies.

Mais à côté de ces sorcières délicieuses, de ces biches qui firent couler des larmes et du sang, de ces marquises de cabinets particuliers, toutes unies par un sens inné de la grandeur, une distinction naturelle, et un esprit qui empruntait l’exhibitionnisme quand il n’arrivait pas à se manifester par la conversation, à côté des déesses de la galanterie, et galantes surtout parce qu’elles étaient parisiennes, il en est d’autres, plus sages, plus réservées et plus pures. Échappées des romans d’Hervieu, d’Hermant ou de Bourget, des contes d’Henri de Régnier, des pièces de Donnay et de Capus, des nouvelles de Maupassant, épouses de magistrats, de ministres, connues pour leur salon, leur pouvoir mondain, leur situation bancaire ou officielle, il y eut des Parisiennes qui brillèrent surtout par l’esprit ou l’influence.

C’est l’avenue après le boulevard. Celles qui tenaient salon furent aussi connues que celles qui fréquentaient les restaurants, aussi courtisées. Enfin, il y eut encore des Parisiennes effacées qu’aucun diamant ne signale à l’histoire, et que seuls pouvaient distinguer du tout venant les aubergistes de province ou les douaniers des frontières. Un détail de toilette, un accent, une vibration, un rien dans l’à-propos poussaient inévitablement ces traiteurs et ces fonctionnaires à s’écrier :

— Parbleu, c’est une Parisienne !

On n’en fait plus guère non plus, de celles-là. Quand Paul Morand eut le talent de nous présenter le haut personnel féminin d’après-guerre, il n’aperçut point de Parisiennes sur la carte du Tendre du xxe siècle, et ne nous fit connaître que des excitées, des bohémiennes, des excentriques ou des révolutionnaires. J’entrevois ici une des causes de la disparition de ce joli monstre. Les hommes d’aujourd’hui font trop de politique pour perdre du temps avec des femmes, et ils n’ont plus assez d’argent pour s’occuper à la fois de sociétés anonymes et de Société tout court. Ils ont laissé la femme se débrouiller. Et, mon Dieu, depuis qu’elle se débrouille, la Parisienne a choisi son mari ou son amant non plus nécessairement selon la mode, mais parfois selon ses goûts, qui se confondent souvent avec ses intérêts…

Le développement de l’égalité sexuelle par les vagues de sport, la mise à nu des femmes dans les music-halls, la vulgarisation de la poudre de riz, des massages et du bas de soie ont tué le mystère indispensable à la primauté féminine et à l’éclat du Parisianisme. Les grands restaurants s’effacent devant les banques, les théâtres se transforment en cinémas, les maisons de couture ne cachent pas qu’elles ne donnent plus le ton au monde civilisé. Ainsi l’atmosphère elle-même est-elle hostile à une renaissance des belles nuits de Paris et aux exquises tyrannies féminines. Quelques années encore, et la Parisienne disparaîtra de la capitale et de la légende, comme jadis plésiosaures, xiphodons et dinornis, pour céder la place aux femmes de Paris, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…

— Je vais vous faire connaître la dernière, me confiait un jour un grand disparu d’hier, dont je tairai le nom pour ne rien retrancher de sa mémoire. Il avait été l’un des jeunes et illustres piliers des thés de Mme de Loynes et de Mme Strauss, et il aimait la compagnie, presque la complicité des femmes. Invité à passer quelques heures chez une étrangère qui s’était fixée à l’hôtel, il m’avait prié de l’accompagner pour faire un brin de causette avec une fille chez laquelle, disait-il, des ministres assouvis et tremblants avaient oublié des documents…

— J’ai retrouvé un projet de discours, destiné à être lu à la Chambre, dans le cabinet de toilette de la dame en question, me disait-il en souriant, tandis qu’on nous annonçait chez la merveille.

Nous entrâmes bientôt dans une sorte de serre où les fleurs les plus chères et les plus rares, disposées avec grâce, nous dissimulaient les meubles de la pièce, pourtant assez vaste. Et bientôt apparut, dans ce jardin, la dernière Parisienne. C’était assurément une femme d’une grande beauté et d’un charme incontestable. Les bijoux qu’elle portait, les boîtes de chocolat qui traînaient sur les guéridons, les poupées de boîtes de nuit installées comme des enfants sur un « canapé », un poste de T. S. F. aux ornements recherchés, des rubans, des toilettes jetées sur le lit dans un désordre « artistique », des flacons précieux et des éditions de luxe aux interminables dédicaces, disaient suffisamment que les livreurs se succédaient chez la dame et qu’une fraction de Paris était à ses pieds. Sa conversation nous enchanta. Comme ces mondaines célèbres qui ébranlèrent des trônes et dont j’avais entendu parler alors que j’étais en cagne, elle savait tout, connaissait tout le monde, et téléphonait aux hommes politiques pour arranger la situation de quelque femme de chambre. Une seconde, je fus éberlué. Avions-nous affaire à une véritable descendante de la Païva et des Parisiennes de la légende ? Quelque princesse d’amour de Porto-Riche ? Quelque fille spirituelle du malicieux et tendre théâtre de Maurice Donnay ?

On nous servit des cocktails étranges et des sandwichs qui tenaient du bibelot, et qui arrivaient tout droit de la rue de Rivoli. La dernière Parisienne, qui s’appelait, je crois, Sarah, circulait entre les pétales et les porcelaines de son petit musée d’hôtel. Elle régnait. Je me pensais revenu aux temps où, selon un oncle à moi, les rois se glissaient, déguisés, mal rasés et mal chaussés, dans les alcôves où les cocottes de 1900 les réduisaient à l’état de jouets. Sarah était à peu près nue sous un déshabillé qui découvrait parfois des cuisses galbées et blanches, ma foi, à vous faire perdre le souffle. Mon vieil ami trépignait. Le brave homme ! Il croyait prendre la succession des Morny, des Roger de Beauvoir et des Castellane. Je le laissai avec son enchanteresse qui, je l’ai su depuis, lui soutira deux cent mille francs et quelques recommandations importantes pour des « affaires ». Huit jours plus tard, nous dînions tous trois au Café de Paris, où Sarah avait tenu à nous offrir un de ces menus sensationnels que seul savait préparer Louis Barraya, vieux Parisien authentique, celui-là, et traiteur de haute lignée. Mon ami était toujours sous le charme. Il nous racontait l’histoire de Paris en nous rappelant le souvenir de Maupassant, de Paul Bonnetain, de Hugues Le Roux, professionnels jolis garçons d’une époque que nous ne pleurerons jamais assez. Vers minuit, Sarah fut appelée au téléphone et nous quitta fort mystérieusement. Nous ne devions plus la revoir.

— Elle nous abandonne pour quelque prince, murmura mon ami.

Elle parlait en réalité pour l’Amérique, livrer à des industriels le fruit de son pillage à Paris, car, sous couleur d’élégance innombrable, elle copiait nos robes et accumulait les modèles. Bien entendu, je gardai ces renseignements pour moi et ne révélai jamais à son adorateur d’un jour qu’il n’y a, hélas ! plus guère de vraies Parisiennes !

De nombreuses dames, Parisiennes d’hier et jeunes filles d’aujourd’hui, avaient bien voulu m’écrire, à la suite de je ne sais plus quel article où je parlais de la disparition progressive des grandes dames et des nobles filles d’autrefois. Quelques-unes prétendaient que « l’écran » serait à même de créer de nos jours des types aussi célèbres et ravissants que ceux qui firent notre admiration, quand les dessous des femmes bruissaient dans nos imaginations de collégiens. On me laissera d’abord répondre que le cinéma crée avant tout des stars de réputation « mondiale » et d’une beauté nouvelle, et qui si elles remplacent, pour les jeunes générations, les Parisiennes d’avant la guerre, ne les font pas toutefois oublier à ceux qui les ont connues et aimées.

Pour expliquer le charme particulier qui se dégageait de ces Parisiennes et dont elles semblaient se pénétrer, Émile Goudeau avait inventé sa fameuse Fleur de Bitume, qui ne pouvait s’épanouir qu’à Paris. Cette fleur unique au monde, Roqueplan l’appelait autrefois la Parisine. Or, cette espèce s’est perdue dans le tumulte des banques, salles d’actualités et défilés politiques. Avec elle a disparu la femme particulièrement « grisante » à qui elle donnait mystérieusement naissance. Quand nos grands-pères et nos pères ouvraient autrefois les journaux du soir ou du matin, ce n’était pas pour méditer sur la nomination du général Goiran comme ministre de la guerre, en remplacement du regretté Berteaux, ou sur la démission de M. Le Peletier d’Aunay, ambassadeur de France à Berne. Non ! C’était pour savoir quelles rumeurs nouvelles couraient sur Germaine Gallois, pulpeuse avec soixante-quatre dents éclatantes, ce qui se disait de la spirituelle Jeanne Granier, des filles ravissantes qu’étaient Madeleine Carlier ou Marguerite Brésil, et si Sarah Bernhardt jouait toujours Frou Frou aux Variétés. Cela était de notre temps beaucoup plus intéressant que la politique, et les passions jouaient autour, parfumées et légères… Une petite affaire de bijoux, un colloque de boudoir prenaient bien plus de place, dans les cervelles, que les guerres possibles ou les révolutions latentes. On avait encore du cœur et de l’esprit…

Il me souvient de la cavalcade de potins tendres, de rires bienfaisants et joyeux qui accompagna l’histoire du manteau de fourrure de Madeleine Carlier, Parisienne admirable aux lignes fermes, et dont la moindre moue de muguets impeccables jetait la panique chez les couturiers et les fleuristes. Dans le parisien et noble dessein de lui rendre ses hommages, un fourreur célèbre s’était empressé de lui faire don d’un manteau à vous couper la parole, ce qui était parfaitement admis, des femmes comme Madeleine Carlier ayant droit en principe à tous les égards… Elle accepta d’ailleurs l’objet, avec cette hauteur gracieuse et troublante qu’elles ont toutes en commun, et le porta théâtralement, car il en valait la peine. À quelque temps de là, le fourreur, qui n’avait été parisien qu’une fois, osa envoyer à Madeleine Carlier une facture astronomique. Celle-ci fut accueillie par un rire qui gagna bientôt tout Paris. L’actrice garda le cadeau, comme bien vous pensez, et tout Paris lui donna raison.

Ce n’étaient que noms de femmes qui vous passaient par la tête : Mlle Beauregard aux jolis pieds, et dont les allées et venues dans les coulisses de l’Opéra faisaient se déplacer au pas cadencé des pelotons de vieux messieurs. L’inoubliable Cléo de Mérode, plus puissante que les puissances, comme l’avaient été Madeleine Brohan ou l’illustre Léonide Leblanc, connue au théâtre sous le nom de Lambelle, et qui eut toujours le courage non pas seulement de ses opinions, mais de ses actes. Un jour qu’une petite comtesse du genre pilier de conférences, (car il y en avait déjà), l’aborda pour lui dire, non sans un certain mépris, qu’elle dinait le soir même chez Son Altesse Royale le Prince de G…, la belle Leblanc, qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, répondit : « Et moi, j’y couche, Madame la Comtesse ! » Inutile de dire que le mot fit autant de sensation que l’annonce de la mort du Grand Pan !

Le propre des Parisiennes était d’être célèbres. C’était un titre, ou plutôt un emploi auquel on était nommé par l’opinion publique, et qu’on illustrait par ses qualités particulières. Elles étaient Parisiennes comme on est aujourd’hui des deux cents familles, du Suez ou de quelque extrême parti politique. Elles régnaient ensemble sur toutes les classes de la Capitale, maniant le ministre ou le « mec » avec la même aisance et la même suprématie, qu’elles fussent de l’avenue de l’Opéra ou de Montmartre, du monde du flirt ou du monde du « fric ». Quelque chose reliait ainsi les dames des cabinets particuliers aux dames des bouges, et il y eut une parenté plus grande qu’on ne croit entre Cora Pearl, Esther Guimond, Blanche d’Antigny, Marie Sergent, dite « la reine Pomaré », Anna Deslions, La Castiglione, Hortense Schneider ou la Barucci (pour commencer par les sommets), et les autres, celles de la place publique, les La Goulue, Grille d’Égout, Rayon d’Or, la Môme Fromage, Mélinite, Muguette ou Demi-Siphon. Ainsi « Monsieur le Marquis », possesseur de quelques superbes anglo-normands pour ses promenades au Bois, et les copains de Valentin le Désossé, frère d’un notaire de Sceaux, assistaient au fond à la même féerie.

Et moi aussi, tout jeune, torturé par les émanations de cet Olympe, j’allais voir au Bois les reines inconnues de Paris, coiffées de turbans de gaze d’argent, ornées de grands volants de Chantilly montés sur robes de Liberty blanc, tant de promeneuses magnifiques, difficiles à atteindre, et d’où montait pour moi cet arome singulier qui provenait du mari âgé, de quelque crème épilatoire et des parfums de l’époque, produits moins purs, évidemment, que ce que les Instituts de Beauté nous offrent aujourd’hui…

Il vous souvient de la façon dont Bourget décrit, dans Un Divorce, l’acheminement dans Paris d’une dame de la haute société, mêlée, qu’elle le voulût ou non, à tous les murmures et à tous les pièges de la capitale. On commençait déjà, avant la guerre, d’admettre Bourget, en même temps que Loti et Anatole France, dans le groupe des écrivains français corrects et dignes d’être expliqués en classe. Un jour que notre professeur de rhétorique abordait ce sujet devant nous pour explorer, comme il disait, le roman contemporain, il déclara sur un ton à la fois confidentiel et respectueux : « Il s’agit d’une Parisienne ! » Sans comprendre, nous avions tous compris. Une sorte de frisson nous courut sur la peau, et nous eûmes l’impression d’être admis tout jeunes dans le mystère…

Et plus tard, je devais m’apercevoir, en effet, que les Parisiennes, en dépit de leur vie étalée et de leurs liaisons tapageuses, demeurent des créatures mystérieuses et sans cœur, car elles ont beaucoup trop à faire pour sacrifier à la tendresse, des apparitions plutôt que des femmes, et dont le contact est souvent mortel pour l’âme de l’homme, même quand il a cru simplement s’amuser. Du moins, protecteur ou amant, cet homme pouvait toujours se dire, pour se consoler, comme on disait alors, qu’il avait connu des Parisiennes que leurs mères « avaient conçues en avalant une perle »…

Je croyais, et je l’ai dit ici même, avoir rencontré, en compagnie d’un ami, la « dernière des dernières », qui d’ailleurs n’en était pas une. Depuis, j’en ai vu une vraie, une vraie dernière, qui m’a reçu dans un petit hôtel du dix-septième qu’elle doit à une nuit d’amour prudente et opportune. C’est une dame d’âge, encore belle et dont je tairai le nom. Nous avons évoqué des souvenirs ensemble et touché des objets étonnants, derniers vestiges d’un temps à jamais disparu, par exemple, le programme de Pierre et Thérèse, de Marcel Prévost, représenté pour la première fois au Gymnase, le 20 décembre 1909, et joué par Marthe Brandès et Dumény ; des lettres de Lavallière, qui jouait l’Ange, de Capus, à la même époque ; enfin, le corset Stella no 52 de Mme Bellanger, très long autour du bas, très droit devant, dégageant l’estomac et laissant la poitrine basse, pièce de musée en beau coutil broché qui valait 22 fr. 90 !

Heureux temps ! L’orfèvrerie « en location » pour demi-mondaines coûtait trois francs par mois ; Épine-Vinette, à M. Lech, gagnait la Grande Course de Haies de Monte-Carlo ; on s’arrachait le Fauteuil Hanté de Gaston Leroux ; le roi Manuel se dérangeait pour venir à l’exposition de Sem ; le téléphone public, qu’on venait d’installer, s’appelait « innovation américaine »…

Puis, nous lûmes des billets dus à la plume de Rose Pompon, la plus stupide des grandes Parisiennes, qui confondait l’eau de Botot et l’eau de Vichy, qui tutoya des rois pour mourir sur la paille d’un couvent ; des lettres fort gaies de Blanche d’Antigny, qui allait toute nue sous son manteau en plein Paris…

Je touchai des mèches de cheveux qui avaient appartenu à celles qui bouleversèrent les cabinets particuliers, tandis que mon aimable et digne interlocutrice murmurait : « Autrefois, le plaisir a été quelque chose de divin et de suprêmement élégant, c’était l’art par excellence, alors qu’aujourd’hui, on aime vite et sérieusement… »