Le Piccinino/Chapitre 23

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Le Piccinino
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XXIII.

IL DESTATORE.


« M’est-il permis, mon bon oncle, de vous demander où nous allons ? dit Michel lorsqu’ils se furent engagés dans un sentier étroit et sombre, qui s’enfonçait sous les vieux oliviers de la montagne.

― Parfaitement, répondit Fra-Angelo ; nous allons trouver les derniers bandits sérieux de la Sicile.

― Il en existe donc encore ?

― Quelques-uns, quoique bien dégénérés ; ils seraient encore prêts à se battre pour le pays, et ils nourrissent la dernière étincelle du feu sacré. Cependant, je ne dois pas te cacher que c’est une espèce mixte entre les braves d’autrefois, qui se fussent fait conscience d’ôter un cheveu de la tête d’un bon patriote, et les assassins d’à présent, qui tuent et dépouillent tout ce qu’ils rencontrent. Ceux-ci choisissent quand ils peuvent ; mais, comme le métier est devenu bien mauvais, et que la police est plus redoutable que de mon temps, ils ne peuvent pas toujours choisir ; si bien que je ne te les donne pas pour irréprochables : mais, tels qu’ils sont, ils ont encore certaines vertus qu’on chercherait en vain ailleurs : la religion du serment, le souvenir des services rendus, l’esprit révolutionnaire, l’amour du pays ; enfin, tout ce qui reste de l’esprit chevaleresque de nos anciennes bandes jette encore une petite clarté dans l’âme de quelques-uns, qui font société à part et qui vivent moitié sédentaires, moitié errants. C’est-à-dire qu’ils sont tous établis dans les villages ou dans les campagnes, qu’ils y ont leurs familles, et qu’ils passent même quelquefois pour de tranquilles cultivateurs, soumis à la loi, et n’ayant rien à démêler avec les campieri[1]. S’il y en a de soupçonnés et même de compromis, ils s’observent davantage, ne viennent voir leurs femmes et leurs enfants que la nuit, ou bien ils établissent leurs demeures dans des sites presque inaccessibles. Mais celui que nous allons chercher est encore vierge de toute poursuite directe. Il habite, à visage découvert, un bourg voisin, et peut se montrer partout. Tu ne seras pas fâché d’avoir fait connaissance avec lui, et je t’autorise à étudier son caractère, car c’est une nature intéressante et remarquable.

― Serai-je trop curieux si je vous prie de me renseigner un peu à l’avance ?

― Certes, tu dois être renseigné, et je vais le faire. Mais c’est un grave secret à te confier, Michel, et encore une histoire à te raconter. Sais-tu que je vais mettre dans tes mains le sort d’un homme que la police poursuit avec autant d’acharnement et d’habileté qu’elle en est capable, sans avoir pu, depuis six ou sept ans que cet homme a commencé à reprendre l’œuvre du Destatore, réussir à connaître ses traits et son nom véritable ? Voyons, ami, n’as-tu pas encore entendu parler, depuis que tu es en Sicile, du Piccinino et de sa bande ?

― Il me semble que si… Oui, oui, mon oncle, ma sœur Mila a des histoires fantastiques sur ce Piccinino, qui défraie toutes les causeries des jeunes fileuses de Catane. C’est, disent-elles, un brigand redoutable, qui enlève les femmes et tue les hommes jusqu’à l’entrée du faubourg. Je ne croyais point à ces contes.

― Il y a du vrai au fond de tous les contes populaires, reprit le moine : le Piccinino existe et agit. Il y a en lui deux hommes, celui que les campieri poursuivent en vain, et celui que personne ne s’avise de soupçonner. Celui qui dirige des expéditions périlleuses et qui rassemble, à un signal mystérieux, tous les nottoloni[2] un peu importants, épars sur tous les points de l’île, pour les employer à des entreprises plus ou moins bonnes ; et celui qui demeure non loin d’ici, dans une jolie maison de campagne, à l’abri de toute recherche et avec la réputation d’un homme intelligent, mais tranquille, ennemi des luttes sanglantes et des opinions hardies. Eh bien ! dans une heure, tu seras en présence de cet homme, tu sauras son vrai nom, tu connaîtras sa figure, et tu seras le seul, avec deux autres personnes, en dehors de l’affiliation qu’il commande, qui porteras la responsabilité de son secret. Tu vois que je te traite comme un homme, mon enfant ; mais on ne découvre pas le danger d’autrui sans s’y trouver exposé soi-même. Il te faudrait désormais payer de ta vie la plus légère indiscrétion, et en outre, commettre plus qu’une lâcheté, un crime affreux, dont tu sauras bientôt la portée.

― Tous ces avertissements sont inutiles, mon oncle ; il me suffit de savoir que ce serait un abus de confiance.

― Je le crois, et pourtant je ne connais pas assez ta prudence pour ne pas te dire tout ce qui doit l’aider. Ton père, la princesse Agathe, ta sœur peut-être, et moi-même, à coup sûr, payerions pour toi de la vie et de l’honneur, si tu manquais au serment que j’exige. Engage-toi donc sur ce qu’il y a de plus sacré, sur l’évangile, à ne jamais trahir, même sur l’échafaud, le vrai nom du Piccinino.

― Je m’y engage, mon oncle. Êtes-vous content ?

― Oui.

― Et le Piccinino aura-t-il dans mon serment la même confiance que vous ?

― Oui, quoique la confiance ne soit pas son défaut. Mais, en t’annonçant à lui, je lui ai donné des garanties dont il ne saurait douter.

― Eh bien ! dites-moi donc quelles relations vont s’établir entre cet homme et moi ?

― Patience, enfant ! je t’ai promis encore une histoire, et la voici :

« Il Destatore s’étant adonné au vin, dans ses dernières années…

― Le Destatore est donc mort, mon oncle ? Vous ne m’avez pas parlé de sa fin ?

― Je te la dirai, quoi qu’il m’en coûte ! Je dois te la dire ! Je t’ai parlé d’un crime exécrable qu’il avait commis. Il avait surpris et enlevé une jeune fille, une enfant, qui se promenait avec une femme de service dans les parages où nous nous trouvons, et qu’il rendit à la liberté au bout de deux heures… Mais, hélas ! deux heures trop tard ! Personne ne fut témoin de son infamie, mais le soir même il s’en vanta à moi et railla mon indignation. Je fus alors transporté d’horreur et de colère, au point de le maudire, de le dévouer aux furies, et de l’abandonner pour entrer dans le couvent où, bientôt, je prononçai mes vœux. J’aimais cet homme, j’avais subi longtemps son influence : je craignais, en le voyant se perdre et s’avilir, de me laisser entraîner par son exemple. Je voulais mettre entre lui et moi une barrière insurmontable, je me fis moine ; ce fut là un des plus puissants motifs de cette détermination.

« Ma désertion lui fut plus sensible que je ne m’y étais attendu. Il vint secrètement à Bel-Passo, et mit tout en usage, prières et menaces, pour me ramener. Il était éloquent, parce qu’il avait une âme ardente et sincère, en dépit de ses égarements. Je fus pourtant inexorable, et je m’attachai à le convertir. Je ne suis pas éloquent, moi ; je l’étais encore moins alors ; mais j’étais si pénétré de ce que je lui disais, et la foi s’était si bien emparée de mon cœur, que mes remontrances lui firent une grande impression. J’obtins qu’il réparerait son crime autant que possible, en épousant l’innocente victime de sa violence. J’allai la chercher de nuit, et je la fis consentir à revoir les traits de ce brigand abhorré. Ils furent mariés cette nuit-là, en secret, mais bien légitimement, dans la chapelle et devant l’autel où tu viens de prier tout à l’heure avec moi… Et, en voyant cette jeune fille si belle, si pâle, si effrayée, le prince de Castro-Reale eut des remords et se mit à aimer celle qui devait toujours le haïr !

« Il la supplia de fuir avec lui, et, irrité de sa résistance, il songea à l’enlever. Mais j’avais donné ma parole à cette enfant, et l’enfant déploya un caractère de force et de fierté bien au-dessus de son âge. Elle lui dit qu’elle ne le reverrait jamais, et s’attachant à ma robe et à celle de notre prieur… (un digne homme qui a emporté tous ses secrets dans la tombe !) « Vous m’avez juré de ne pas me laisser seule une minute avec cet homme, s’écria-t-elle, et de me reconduire à la porte de ma demeure, aussitôt que la cérémonie de ce mariage serait terminée ; ne m’abandonnez pas, ou je me brise la tête sur les marches de votre église. »

« Elle l’aurait fait comme elle le disait, la noble fille ! D’ailleurs, j’avais juré ! Je la reconduisis chez elle, et jamais elle n’a revu le Destatore.

« Quant à lui, sa douleur fut inouïe. La résistance enflammait sa passion, et, pour la première fois de sa vie, peut-être, lui qui avait séduit et abandonné tant de femmes, il connut l’amour.

« Mais il connut en même temps le remords, et, dès ce jour-là, son esprit tomba malade. J’espérais qu’il arriverait à une véritable conversion. Je n’avais pas la pensée d’en faire un moine comme moi, je voulais qu’il reprît son œuvre, qu’il renonçât aux crimes inutiles, à la débauche et à la folie. J’essayai de lui persuader que, s’il redevenait le vengeur de sa patrie et l’espoir de notre délivrance, sa jeune épouse lui pardonnerait et consentirait à partager sa destinée pénible et glorieuse. Moi-même, j’aurais jeté sans doute le froc aux orties pour le suivre.

« Mais, hélas ! il serait trop facile de s’amender si le crime et le vice lâchaient leur proie aussitôt que nous en éprouvons le désir. Le Destatore n’était plus lui-même, ou plutôt il était trop redevenu l’homme du passé. Les remords que j’excitais en lui troublaient sa raison sans corriger ses instincts farouches. Tantôt fou furieux, tantôt craintif et superstitieux, un jour il priait, noyé dans ses larmes, au fond de notre humble chapelle ; le lendemain, il retournait, comme dit l’Écriture, à son vomissement. Il voulait tuer tous ses compagnons, il voulait me tuer moi-même. Il commit encore beaucoup d’excès, et, un matin… J’ai peine à mener ce récit jusqu’au bout, Michel, il me fait tant de mal !… Un matin on le trouva mort au pied d’une croix, non loin de notre couvent : il s’était fait sauter la tête d’un coup de pistolet !…

― Voilà une affreuse destinée, dit Michel, et je ne sais, mon oncle, si c’est l’accent de votre voix, ou l’horreur du lieu où nous sommes, mais j’éprouve une émotion des plus pénibles. Peut-être ai-je entendu raconter cette histoire à mon père, dans mon enfance, et c’est peut-être le souvenir de l’effroi qu’elle m’a causé alors, qui se réveille en moi !

― Je ne crois pas que ton père t’en ait jamais parlé, dit le capucin après un intervalle de lugubre silence. Si je t’en parle, c’est parce qu’il le faut, mon enfant ; car ce souvenir m’est plus pénible qu’à qui que ce soit, et le lieu où nous sommes n’est pas propre, en effet, à me donner des idées riantes. Tiens, la voilà, cette croix dont la base fut inondée de son sang, et où je le trouvai étendu et défiguré. C’est moi qui ai creusé sa tombe de mes propres mains, sous ce rocher qui est là, au fond du ravin ; c’est moi qui ai dit les prières que tout autre lui eût refusées.

― Pauvre Castro-Reale, pauvre chef, pauvre ami ! continua le capucin en se découvrant et en étendant le bras vers une grande roche noire qui gisait au bord du torrent, à cinquante pieds au-dessous du chemin. Que Dieu, qui est l’inépuisable bonté et l’infinie mansuétude, te pardonne les erreurs de ta vie, comme je te pardonne les chagrins que tu m’as causés ! Je ne me souviens plus que de tes années de vertu, de tes grandes actions, de tes nobles sentiments, et des émotions ardentes que nous avons partagées. Dieu ne sera pas plus rigoureux qu’un pauvre homme comme moi, n’est-ce pas, Michel ?

― Je ne crois pas aux ressentiments éternels de l’Être suprême et parfait qui nous gouverne, répondit le jeune homme ; mais, passons, mon oncle ! j’ai froid ici, et j’aime mieux vous confesser l’étrange faiblesse que j’éprouve, que de rester un instant de plus au pied de cette croix… J’ai peur !

― J’aime mieux te voir trembler que rire ici ! répondit le moine. Viens, donne-moi la main, et passons. »

Ils marchèrent quelque temps en silence ; puis Fra-Angelo, comme s’il eût voulu distraire Michel, reprit ainsi son propos : « Après la mort du Destatore, beaucoup de gens, des femmes surtout, car il en avait séduit plus d’une, coururent à sa retraite, espérant s’emparer de l’argent qu’il pouvait avoir laissé pour les enfants dont il était, ou dont il passait pour être le père : mais il avait porté, le matin même de son suicide, le butin de ses dernières prises à celle de ses maîtresses qu’il aimait le mieux, ou, pour mieux dire, à celle qu’il détestait le moins ; car, s’il avait beaucoup de fantaisies, il en inspirait encore davantage, et toutes ces femmes, qui lui formaient une sorte de sérail ambulant, l’importunaient et l’irritaient au dernier point. Toutes voulaient se faire épouser, elles ne savaient point qu’il était marié. La seule Mélina de Nicolosi ne l’accabla jamais ni de ses reproches ni de ses exigences.

« Elle l’avait aimé sincèrement ; elle s’était abandonnée à lui sans résistance et sans arrière-pensée ; elle lui avait donné un fils qu’il préférait aux douze ou quinze bâtards qu’on élevait sous son nom dans la montagne. La plupart de ces bâtards existent, et, à tort ou à raison, se vantent de lui appartenir. Tous sont plus ou moins bandits. Mais celui que le Destatore n’a jamais renié, celui qui lui ressemble trait pour trait, quoique ce soit une empreinte très-réduite et un peu effacée de sa beauté mâle et vivace ; celui qui a grandi avec la pensée d’être l’héritier de son œuvre, avec des soins et des ressources auxquels les autres ne pouvaient prétendre, c’est le fils de la Mélina ; c’est le jeune homme que nous allons voir tout à l’heure ; c’est le chef des bandits dont je t’ai parlé, et dont quelques-uns sont peut-être effectivement ses frères ; c’est enfin celui que tu dois connaître sous son vrai nom : c’est Carmelo Tomabene, que l’on nomme ailleurs le Piccinino.

― Et celle que Castro-Reale avait enlevée, celle que vous avez mariée avec lui, ne me direz-vous pas son nom, mon oncle ?

― Son nom et son histoire sont un secret que trois personnes seulement connaissent aujourd’hui, elle, moi et un autre. Halte-là, Michel, plus de questions sur ce sujet. Revenons au Piccinino, fils du prince de Castro-Reale et de la paysanne de Nicolosi.

« Cette aventure du Destatore était antérieure de plusieurs années à son crime et à son mariage. Le trésor qu’il lui laissa n’était pas bien considérable ; mais, comme tout est relatif, ce fut une fortune pour la Mélina. Elle fit élever son fils comme si elle l’eût destiné à sortir de sa condition ; elle désirait, au fond du cœur, en faire un prêtre, et, pendant quelques années, j’ai été son instituteur et son guide : mais, à peine eut-il quinze ans, qu’ayant perdu sa mère, il quitta notre couvent et mena une vie errante jusqu’à sa majorité. Il avait toujours nourri l’idée de retrouver les anciens compagnons de son père et d’organiser avec leur aide une bande nouvelle ; mais, par respect pour la volonté de sa mère, qu’il aimait réellement, je dois le dire, il avait travaillé à s’instruire comme s’il eût dû, en effet, se consacrer à l’état ecclésiastique. Lorsqu’il eut recouvré sa liberté, il s’en servit, sans me faire connaître son dessein. Il avait toujours pensé que je le blâmerais. Plus tard, il a été forcé de me confier son secret et de me demander mes conseils.

« Je ne fus pas fâché, je te l’avoue, d’être délivré de la tutelle de ce jeune loup, car c’était bien la nature la plus indomptable que j’aie jamais rencontrée. Aussi brave et encore plus intelligent que son père, il a de tels instincts de prudence, de moquerie et de ruse, que je ne savais parfois si j’avais affaire au plus pervers des hypocrites, ou au plus grand des diplomates qui aient jamais embrouillé le sort des empires. C’est un étrange composé de perfidie et de loyauté, de magnanimité et de ressentiment. Il y a en lui une partie des vertus et des qualités de son père. Les travers et les défauts sont autres. Il a, comme son père, la fidélité du cœur dans l’amitié et la religion du serment : mais, tandis que son père, emporté par des passions fougueuses, restait croyant et même dévot au fond du cœur, il est, lui, si je ne me suis pas trompé, et s’il n’a pas changé, l’athée le plus calme et le plus froid qui ait jamais existé. S’il a des passions, il les satisfait si secrètement qu’on ne peut les pressentir. Je ne lui en connais qu’une, et, celle-là, je n’ai pas travaillé à la vaincre, c’est la haine de l’étranger et l’amour du pays. Cet amour est si vif en lui, qu’il le pousse jusqu’à l’amour de la localité. Loin d’être prodigue comme son père, il est économe et rangé, et possède à Nicolosi une jolie habitation, des terres et un jardin où il vit presque toujours seul, en apparence, lorsqu’il n’est pas en excursion secrète dans la montagne. Mais il opère ses sorties avec tant de prudence, ou il reçoit ses compagnons avec tant de mystère, qu’on ne sait jamais s’il est absent de sa maison, ou occupé dans son jardin à lire ou à fumer. Pour conserver cette indépendance habilement ménagée, il affecte, quand on frappe chez lui, de ne pas répondre et de se laisser apercevoir. De sorte que, lorsqu’il est à dix lieues de là, on ne peut dire si un caprice sauvage ne le retient pas dans sa forteresse.

« Il a conservé l’habit et les mœurs apparentes d’un paysan riche, et, quoiqu’il soit fort instruit et très-éloquent au besoin, quoiqu’il soit propre à toutes les carrières et capable de se distinguer dans quelques-unes, il a une telle aversion pour la société et les lois qui la régissent chez nous, qu’il aime mieux rester bandit. Ne rien être qu’un villano aisé, ne lui suffirait point. Il a de l’ambition, de l’activité, le génie des ruses de guerre et la passion des aventures. Quoiqu’il entre dans ses desseins de cacher son habileté et son instruction, ces qualités percent malgré lui, et il a une grande influence dans son bourg. Il y passe pour un caractère original, mais on fait cas de ses conseils, et on le consulte sur toutes choses. Il s’est fait un devoir d’obliger tout le monde, parce qu’il s’est fait une politique de n’avoir point d’ennemis. Il explique ses fréquentes absences et les nombreuses visites qu’il reçoit, par un petit commerce de denrées agricoles qui nécessite des voyages dans l’intérieur des terres et des relations un peu étendues. Il cache son patriotisme avec soin, mais il sonde et connaît celui des autres, et, au premier mouvement sérieux, il n’aurait guère qu’un signe à faire pour ébranler toute la population de la montagne, et la montagne marcherait avec lui.

― Eh bien ! mon oncle, je comprends que cet homme-là soit un héros à vos yeux, tandis que vous avez peine à estimer un être aussi faiblement dessiné que moi.

― Ce n’est pas le nombre, mais la qualité des paroles que j’estime, répondit le capucin. Tu m’en as dit deux ou trois qui me suffisent, et, quant à mon héros, comme tu l’appelles, il en est si peu prodigue, que j’ai dû le juger sur les faits plus que sur les discours. Moi-même je parle rarement de ce que je sens fortement, et, si tu me trouves prolixe aujourd’hui, c’est qu’il faut que je te dise en deux heures ce que je n’ai pu te dire depuis dix-huit ans que tu es au monde, sans que je te connaisse. D’ailleurs, la réserve ne me déplaît point. J’ai aimé Castro-Reale comme je n’aimerai plus jamais personne, et nous passions ensemble des journées entières, tête à tête, sans nous dire un mot. Il était méfiant comme tout vrai Sicilien doit l’être, et, tant qu’il s’est méfié de lui-même et des autres, il a été un grand cœur et un grand esprit.

― Le jeune homme que nous allons voir a donc conservé pour vous un grand attachement, mon oncle, puisque vous êtes sûr de le trouver prêt à m’accueillir ?

― S’il aime quelqu’un au monde, c’est moi, quoique je l’aie bien grondé et bien tourmenté lorsqu’il était mon élève. Pourtant, je ne suis pas bien certain qu’il nous accorde ce que j’ai à lui demander pour toi. Il aura quelque répugnance à vaincre ; mais, j’espère.

― Et, sans doute, il sait de mes affaires et de ma destinée tout ce que vous ne me permettez pas d’en savoir moi-même ?

― Lui ? il ne sait rien du tout, et il ne doit rien savoir avant toi. Le peu que vous devez savoir jusqu’à présent l’un et l’autre, je le dirai à vous deux. Après cela, le Piccinino devinera peut-être plus qu’il ne faudrait. Sa pénétration est grande ; mais ce qu’il devinera, il ne te le dira pas, et, ce qu’il voudra découvrir, il ne te le demandera jamais ; je suis fort tranquille là-dessus. Maintenant, silence, nous quittons les bois pour rentrer dans le versant de la montagne cultivée et habitée. Nous devons pénétrer inaperçus, autant que possible, dans la retraite où notre homme nous attend. »

Le moine et Michel marchèrent en silence et avec précaution le long des haies et des massifs d’arbres, cherchant l’ombre et fuyant les routes tracées ; et bientôt ils arrivèrent, à la faveur du crépuscule, à la demeure du Piccinino.

  1. Ce sont les gendarmes, les sbires du pays.
  2. Les gens qui vont de nuit à leurs affaires.