Le Piccinino/Chapitre 30

La bibliothèque libre.
Le Piccinino
◄  XXIX.
XXXI.  ►

XXX.

LE FAUX MOINE.

Mila était restée si étonnée et si alarmée de l’apparition du Piccinino, qu’elle ne pouvait pas dormir non plus. Ce qui l’effrayait, c’était de ne pas entendre parler auprès d’elle, et de ne pouvoir s’assurer que son frère était là. Elle ne voulut point se coucher, et, au bout de peu d’instants, ses réflexions ne servant qu’à redoubler sa terreur, elle se leva et alla ouvrir une autre porte de sa chambre qui donnait sur une galerie couverte, ou plutôt sur un couloir délabré, abrité d’un auvent, et terminé par un escalier qui servait de communication entre son logement et celui des autres habitants de la maison. Jamais Mila n’ouvrait cette porte la nuit ; mais, cette fois, elle sortit sur la galerie, bien décidée à se réfugier auprès de son père et à attendre le jour sur une chaise, dans la chambre de Pier-Angelo.

Mais elle eut à peine fait trois pas, qu’une nouvelle frayeur l’arrêta. Un homme était appuyé contre le mur de la galerie, immobile comme un voleur aux aguets.

Elle allait fuir, lorsqu’une voix lui dit avec précaution : « Mila, est-ce vous ? » Et cet homme faisant un pas vers elle, elle reconnut Magnani.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je veille ici par l’ordre d’une personne qui vous est chère. Sans doute vous savez pourquoi, vous qui m’avez transmis son message ?

― Je sais que mon frère a couru ce soir des dangers, répondit la jeune fille ; mais il paraît que vous n’êtes pas le seul que notre chère princesse ait placé auprès de lui pour sa défense. Il y a dans sa chambre un autre jeune homme que je ne connais pas.

― Je le sais, Mila ; mais ce jeune homme est précisément celui dont on se méfie, et je dois veiller, aussi près que possible, du lieu où il repose, jusqu’à ce qu’il soit sorti.

― Vous êtes cependant bien loin ! dit Mila épouvantée, et mon frère pourrait être assassiné sans que vous pussiez l’entendre d’ici.

― Et que faire ? reprit Magnani. Je n’ai pu me glisser plus près de sa chambre. Il a fermé avec soin l’entrée de l’autre escalier. Je suis là ; j’ai l’oreille ouverte et l’œil aussi, je vous en réponds !

― Je veillerai aussi, dit la jeune fille avec résolution, et vous veillerez près de moi, Magnani. Venez dans ma chambre. Dût-on en médire, si l’on s’en aperçoit, dussent mon père et mon frère me blâmer sévèrement, peu m’importe ! je n’ai peur que de l’homme qui est enfermé avec Michel, ou seul… ; car ils ont mis un matelas devant ma porte, et je ne peux pas savoir si Michel est réellement avec lui. J’ai peur pour Michel, j’ai peur pour moi-même. »

Et elle raconta comment le bandit était entré dans sa chambre, sans que Michel fût à portée apparemment de s’y opposer.

Magnani, ne pouvant s’expliquer des faits si étranges, accepta sans hésiter l’offre de Mila. Il entra chez elle, laissant la porte de la galerie entr’ouverte, afin de se retirer au besoin sans être vu, mais tout prêt à enfoncer la porte de Michel au moindre bruit alarmant.

Quand il eut écouté avec sang-froid et précaution, l’œil et l’oreille collés contre la cloison :

« Soyez tranquille, dit-il à Mila en lui parlant très-bas au fond de sa chambre, ils ne sont pas si bien barricadés que je n’aie pu apercevoir Michel assis devant sa table et paraissant réfléchir. Je n’ai pu distinguer l’autre, mais je vous assure qu’ils ne pourront faire un mouvement que je ne l’entende d’ici, et que leur verrou ne tiendra pas une seconde contre mon poignet. Je suis armé ; n’ayez donc plus peur, ma chère Mila.

― Non, non, je n’ai plus peur, dit-elle ; depuis que vous êtes là, j’ai retrouvé l’usage de ma raison. Avant, j’étais comme folle ; je ne voyais ni n’entendais rien qu’à travers un voile. Vous n’avez donc éprouvé aucun accident, Magnani, couru aucun danger pour vous-même, ce soir ?

― Aucun ; mais que cherchez-vous, Mila ? Vous allez faire du bruit en touchant à ce meuble.

― Non, non, dit-elle. Je prends une arme, moi aussi ; car je me sens devenir brave auprès de vous. »

Et elle lui montra un fuseau de bois d’ébène sculpté et monté en argent, dont la pointe forte et acérée pouvait, au besoin, faire l’office d’un stylet.

« En me le donnant aujourd’hui, ajouta-t-elle, cette bonne princesse ne se doutait pas qu’il servirait peut-être à la défense de mon frère. Mais, dites-moi donc, Magnani, comment la princesse vous a-t-elle reçu, et comment vous a-t-elle expliqué ces mystères qui se passent autour de nous, et auxquels je ne comprends rien ? Nous pouvons bien causer là, tout bas, sur cette porte ; personne ne nous entendra, et cela nous aidera à trouver le temps moins triste et moins long.

Elle s’assit sur la marche extérieure de la porte qui donnait sur la galerie. Magnani s’assit auprès d’elle, prêt à fuir si quelque indiscret s’approchait d’eux, prêt à se montrer si l’hôte de Michel devenait hostile. Le jeune couple parla tout bas, et le faible chuchotement de leurs paroles se perdait dans cette galerie ouverte à l’air extérieur, sans leur ôter à l’un ou à l’autre la présence d’esprit de s’interrompre et d’écouter attentivement le plus léger souffle de la nuit.



Il s’était placé au-dessous… (Page 81.)

Quand Magnani eut raconté à Mila le peu qu’il savait, elle se perdit en conjectures pour deviner quel pouvait être ce jeune homme si beau, dont l’air était à la fois doucereux et terrible, qui s’intitulait auprès d’elle l’ami de sa famille, et dont la princesse avait dit, en parlant à Magnani : « C’est notre sauveur ou notre ennemi. » Et, comme Magnani l’engageait à ne pas chercher à pénétrer un secret que la princesse et sa famille jugeaient apparemment nécessaire de lui cacher, elle reprit : « Ne croyez pas que je sois tourmentée d’une sotte curiosité d’enfant ! Non, je n’ai pas ce vilain défaut. Mais j’ai eu peur toute la journée, et pourtant je ne suis pas peureuse, non plus. Il se passe autour de moi quelque chose d’incompréhensible, et moi aussi, je crois être menacée par ces ennemis que je ne connais pas. Je n’ose en parler à mon père, ni à la princesse ; je crains qu’en s’embarrassant de moi, ils ne négligent une partie des soins que réclame leur propre sûreté. Mais enfin, il faut que moi aussi je songe à ma défense ; demain, quand vous irez à l’ouvrage, et que mon frère et mon père seront sortis, je recommencerai à trembler pour eux, pour vous et pour moi-même.

― Mila, je n’irai point travailler demain, dit Magnani. La princesse m’a ordonné de ne pas quitter votre frère, soit qu’il sorte, soit qu’il reste à la maison. Elle ne m’a point parlé de vous, ce qui me fait être presque certain que vous n’êtes pas comprise dans la secrète persécution dont elle s’alarme. Mais, quoi qu’il arrive, je ne bougerai pas d’ici, sans m’être assuré que personne ne peut venir vous y effrayer.

― Écoutez, dit-elle, je veux vous raconter, à vous, ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Vous savez qu’il vient souvent, dans notre cour, des frères quêteurs, qui tourmentent tout le monde, même les pauvres gens, et dont on ne peut se débarrasser qu’en leur donnant quelque chose. Il en est venu un, aussitôt après que mon père et Michel ont été sortis, et jamais je n’avais encore vu un moine si obstiné, si hardi et si indiscret. Imaginez que me voyant travailler à ma fenêtre, il s’était placé au-dessous et se tenait là, me regardant avec des yeux qui m’embarrassaient, quoique je ne voulusse pas les rencontrer. Je lui avais jeté une aumône afin de m’en délivrer. Il n’avait pas daigné la ramasser. « Jeune fille, me disait-il, ce n’est pas ainsi qu’on présente l’offrande à un frère de mon ordre. On se donne la peine de descendre, de venir à lui, et de se recommander à ses prières, au lieu de lui jeter un morceau de pain comme à un chien. Vous n’êtes point une fille pieuse, et vos parents vous ont mal élevée. Je gage que vous n’êtes pas du pays ? »



Retourner à la fontaine… (Page 85.)

« J’eus le tort de lui répondre. Il m’avait mise de mauvaise humeur, avec ses sermons, et il était si laid, si malpropre, si insolent, que je ne pouvais m’empêcher de lui témoigner mon dégoût. Il me semblait le reconnaître pour l’avoir vu, le matin, au palais Palmarosa. Mon frère s’était inquiété alors de sa figure, et avait questionné mon oncle Fra-Angelo. Il nous avait fait partir, en nous promettant de découvrir qui ce pouvait être, car il ne le reconnaissait point pour un capucin, et mon père disait qu’il ressemblait à un certain abbé Ninfo, qui nous en veut, à ce qu’il paraît.

« Pourtant, soit que ce ne fût pas le même, soit qu’il eût changé son déguisement, il avait l’habit d’un carme déchaussé lorsqu’il vint ici ; et, au lieu d’une grosse barbe noire et frisée, il avait une barbe rouge, courte et raide comme le poil d’un sanglier. Il était encore plus affreux de cette façon-là, et, si ce n’est pas le même homme, je puis bien dire que j’ai vu aujourd’hui les deux plus vilains moines qu’il y ait dans Valdemona.

― Vous avez donc eu l’imprudence de causer avec lui ? dit Magnani.

― Causer n’est pas le mot ; je l’ai prié d’aller prêcher plus loin, en lui disant que je n’avais ni le temps de descendre, ni celui d’écouter ses réprimandes ; que, s’il ne trouvait pas mon aumône digne de lui, il la ramassât pour le premier pauvre qu’il rencontrerait, et qu’enfin, s’il était né orgueilleux, il avait eu grand tort de se faire moine mendiant.

― Sans doute, il fut irrité de vos réponses ?

― Non, car si je l’avais vu mortifié ou en colère, j’aurais eu la charité ou la prudence de n’en pas tant dire. Mais, au lieu de continuer à me gronder, il se mit à sourire, d’un sourire affreux, il est vrai, mais où il n’entrait point trop de ressentiment.

« Vous êtes une plaisante petite fille, me dit-il, et je vous pardonne votre inconvenance à cause de votre esprit et de vos yeux noirs. »

« Je vous demande si ce n’était pas fort vilain pour un moine, de faire attention à la couleur de mes yeux ? Je lui répondis qu’il pourrait bien rester un an sous ma fenêtre, sans que je voulusse regarder la couleur des siens. Il me traita de coquette, singulière expression, n’est-ce pas, dans la bouche d’un homme qui ne devrait pas seulement connaître ce mot-là ? Je fermai ma fenêtre, mais quand je la rouvris, au bout d’un quart d’heure, ne pouvant tenir à l’étouffante chaleur qu’il fait dans cette chambre quand le soleil est un peu haut, il me regardait toujours.

« Je ne voulais plus lui parler. Il me dit qu’il resterait là jusqu’à ce que je lui eusse donné quelque chose de mieux que du pain ; qu’il savait bien que je n’étais point une pauvre fille ; que j’avais une belle épingle d’or ciselé dans les cheveux, et qu’il accepterait de bon cœur cette épingle, à moins que je n’aimasse mieux donner, à la place, une mèche de mes cheveux. Et, de là, des compliments si ridicules et si exagérés, que je les pris et les prends encore pour des moqueries, et pour une méchante et inconvenante manière de me témoigner son dépit.

« Comme il y avait du monde dans la maison, et notamment votre père et un de vos frères, que je voyais travailler chez eux à portée de ma voix, je n’étais pas inquiète des singulières paroles et des regards impertinents de ce vilain moine ; je ne lui répondis qu’en me moquant de lui, et, pour m’en débarrasser, je lui promis de lui donner quelque chose, à condition qu’il s’en irait tout de suite après. Il prétendit qu’il avait le droit d’accepter ou de refuser mon offrande, et que si je voulais le laisser choisir, il serait très-modeste et ne me ruinerait pas. ― Que voulez-vous donc ? lui dis-je ; un écheveau de soie pour raccommoder votre froc en guenilles ? ― Non, me dit-il, elle est trop mal filée. ― Voulez-vous mes ciseaux pour couper votre barbe qui pousse tout de travers ? ― Non, je m’en servirais peut-être pour couper le bout rose de cette petite langue impertinente. ― Alors une aiguille pour coudre votre bouche qui ne sait ce qu’elle dit ? ― Non, car je crains que votre aiguille ne pique pas mieux que vos épigrammes.

« Nous badinâmes quelque temps ainsi ! tout en m’impatientant, il me faisait rire, car il me semblait qu’il était devenu plus paternel qu’inquiétant, que c’était bien un vrai moine, un de ces facétieux importuns comme il y en a, qui obtiennent par la taquinerie ce qu’ils n’ont pu arracher par la prière ; enfin, je remarquai qu’il avait de l’esprit, et je ne fis pas cesser cet enfantillage de ma part aussi vite que je l’aurais dû. Je décrochai un petit miroir de nulle valeur, grand comme la main, qu’il voyait briller près de ma fenêtre, et à propos duquel il me demandait combien d’heures par jour je passais à le consulter. Je le lui descendis au bout d’un fil de soie, en lui disant qu’il aurait certainement beaucoup plus de plaisir à s’y contempler que je n’en avais, pour mon compte, à avoir sa figure si longtemps sous les yeux.

« Il le prit avidement et le baisa en s’écriant d’un ton qui m’épouvanta : « A-t-il conservé un reflet de ta beauté, ô jeune fille dangereuse ? Rien qu’un reflet, c’est bien peu ; mais encore, si je pouvais l’y fixer, je n’en détacherais plus jamais ma bouche. »

― Fi ! lui dis-je en me retirant, voilà des paroles qui déshonorent l’habit que vous portez, et ces plaisanteries-là ne vont point à un religieux.

« Je fermai encore ma fenêtre et me retirai vers cette porte où nous voici, et que j’ouvris afin de pouvoir respirer en travaillant. Mais je n’y étais pas depuis cinq minutes que je vis le capucin devant moi. Il avait osé entrer, je ne sais par où ; car j’avais fermé la porte de notre maison, et il faut qu’il ait rôdé dans les habitations voisines, ou qu’il connaisse toutes les issues de celle-ci. ― Allez-vous-en, lui dis-je ; on ne pénètre pas ainsi dans les maisons, et si vous approchez de ma porte, j’appelle mon frère et mon père, qui sont dans la chambre à côté.

― Je sais bien qu’ils n’y sont point, répondit-il avec un rire odieux, et, quant aux voisins, rien ne servirait de les appeler, je serai loin d’ici avant qu’ils en approchent. Que crains-tu de moi, jeune fille ? Je n’ai voulu que voir de près tes doux yeux et ta bouche de rose ; la madone de Raphaël n’est qu’une servante auprès de toi. Tiens, n’aie pas peur de moi (et, en me parlant ainsi, il retenait fortement la porte que je voulais lui pousser au visage). Je donnerais ma vie pour un baiser de toi ; mais, si tu me le refuses, donne-moi du moins la rose qui parfume ton sein, je mourrai de plaisir en rêvant que…

« Je n’en entendis pas davantage, car il venait de lâcher le battant de la porte pour me prendre dans ses bras. J’eus plus de présence d’esprit, malgré ma peur, qu’il ne s’y attendait ; car je fis un rapide mouvement de côté, je lui frappai le visage avec cette porte, et profitant de ce qu’il était étourdi du choc, je m’enfuis par la chambre de Michel. Je descendis en courant de toutes mes forces et ne me ralentis que quand j’eus gagné la rue, car il ne se trouvait aucun voisin assez à portée pour me rassurer. Quand je me vis au milieu des passants, je ne craignais plus le moine, mais, pour rien au monde, je ne serais rentrée chez moi. Je marchai jusqu’à la Villa Palmarosa, où je ne me sentis à l’aise que quand la princesse m’eut fait entrer dans sa chambre. J’y ai passé le reste de la journée, et n’en suis revenue qu’avec mon père. Mais je n’ai osé rien dire de tout cela, par la raison que je vous ai donnée… et s’il faut être tout à fait franche, parce que je sentais que j’avais été imprudente de plaisanter avec ce vilain quêteur, et que je méritais un peu de blâme. Un reproche de mon père me ferait une peine mortelle ; mais un reproche de la princesse Agathe… j’aimerais autant être damnée tout de suite pour l’éternité !

― Chère enfant, puisque vous craignez tant les reproches, répondit Magnani, je garderai votre secret, et ne me permettrai pas de vous faire la moindre observation.

― Au contraire, je vous prie de m’en adresser de très-sévères, Magnani. De votre part, cela ne m’humiliera point. Je n’ai pas la prétention de vous plaire, moi, et je sais que mes défauts de petite fille ne vous causeront pas le plus petit chagrin. C’est parce que je sais combien je suis aimée de mon père et de la princesse Agathe, que je redoute tant de les affliger. Mais vous, qui ne ferez que rire de mon étourderie, vous pouvez bien me dire tout ce que vous voudrez.

― Vous croyez donc m’être bien indifférente ? repartit Magnani, que cette histoire du moine avait troublé et agité singulièrement. »

Puis, s’étonnant de cette parole qui venait de lui échapper, il se leva pour aller, sur la pointe du pied, écouter à la porte de Michel. Il crut entendre la respiration égale d’une personne endormie. Le Piccinino avait fini, en effet, par dominer le tumulte de ses pensées, et Michel, vaincu par la fatigue, s’était assoupi, le front dans ses mains.

Magnani revint auprès de Mila ; mais il n’osa plus s’asseoir à ses côtés. « Et moi aussi, se disait-il honteux et comme effrayé de lui-même, je suis un moine que dévore l’imagination et que la continence exalte. Cette enfant est trop belle, trop pure, trop confiante, pour vivre ainsi de la vie libre et abandonnée des filles de notre classe ; nul ne peut la voir sans émotion, qu’il soit moine condamné au célibat, ou amoureux sans espoir d’une autre femme. Je voudrais tenir là ce moine impur pour lui briser la tête ; et pourtant je me sens frémir aussi à l’idée que cette jeune fille sans méfiance est là, seule avec moi, dans le silence de la nuit, prête à chercher un refuge dans mes bras à la moindre alarme ! »