Le Piccinino/Chapitre 43

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 116-118).
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XLIII.

CRISE.

« Il me semble, dit la princesse en posant le testament auprès du Piccinino sur la console, que nous sortons un peu de la question. Je rends compte des faits à Votre Seigneurie. Mon oncle a peu d’instants à vivre et ne pensera plus à son testament. Le jour de produire cet acte est donc proche. Mais je souhaiterais que, ce moment venu, il se trouvât dans les mains du docteur et non dans les miennes.

— C’est un scrupule fort noble, répondit le Piccinino, d’un ton ferme qui cachait son dépit ; mais je le partage pour mon propre compte, et, comme tout ce qui se passe d’étrange et de mystérieux dans la contrée est toujours attribué au fantastique capitaine Piccinino, je souhaite, moi, ne me mêler en rien de cette restitution. Votre Seigneurie voudra donc bien l’opérer comme elle le jugera convenable. Ce n’est pas moi qui ai dérobé le testament. Je l’ai trouvé sur le coupable, je le rapporte, et je crois avoir assez fait pour qu’on ne m’accuse pas de tiédeur. Sans aucun doute, la disparition de l’abbé Ninfo ne tardera pas à être remarquée, et le nom du Piccinino va être en jeu dans les imaginations populaires comme dans les cervelles sournoises des gens de police. De là, de nouvelles recherches ajoutées à celles dont ma véritable personnalité est l’objet, et auxquelles je n’ai échappé jusqu’ici que par miracle. J’ai accepté les risques de cette affaire ; je tiens le monstre dans mes chaînes ; Votre Altesse est tranquille sur le sort de ses amis et sur la liberté de ses démarches. Elle est en possession de son titre à la fortune : veut-elle ma vie ? Je suis prêt à la donner cent fois pour elle ; mais qu’elle le dise et qu’elle ne me pousse point à ma perte par des faux-fuyants sans me laisser la consolation de savoir que je meurs pour elle. »

Le Piccinino accentua ces dernières paroles de manière à empêcher Agathe d’éviter plus longtemps des explications délicates.

« Capitaine, dit-elle en s’efforçant de sourire, vous me jugez mal si vous croyez que je veux me délivrer du fardeau de la reconnaissance envers vous. Ma répugnance à reprendre cet acte, qui représente pour moi la possession de grandes richesses, devrait vous prouver ma confiance en vous et l’intention où je suis de vous laisser disposer vous-même de tout ce qui m’appartient.

― Je ne comprends pas, Madame, répondit Carmelo en s’agitant sur sa chaise. Vous avez donc cru que je venais à votre secours pour faire une affaire, et rien de plus ?

― Capitaine, reprit Agathe sans se laisser émouvoir par l’indignation feinte ou réelle du Piccinino, vous vous intitulez vous-même, et avec raison, le justificier d’aventure. C’est-à-dire que vous rendez la justice suivant votre cœur et votre conscience, sans vous soucier des lois officielles, qui sont fort souvent contraires à celles de la justice naturelle et divine. Vous secourez les faibles, vous sauvez les victimes, vous protégez ceux dont les sentiments et les opinions vous paraissent mériter votre estime, contre ceux que vous regardez comme les ennemis de votre pays et de l’humanité. Vous punissez les lâches et vous empêchez l’accomplissement de leurs perfides desseins. Tout cela est une mission que le monde légal ne comprend pas toujours, mais dont je connais le mérite sérieux et la tournure héroïque. Ai-je donc besoin de vous tranquilliser sur l’estime que je fais de vous, et trouvez-vous que j’aie manqué à vous la témoigner ?

« Mais puisque le monde officiel renie votre intervention, et que, pour la continuer, vous êtes forcé de vous créer par vous-même des ressources d’une certaine importance, il serait insensé, il serait indiscret de réclamer votre protection sans avoir songé à vous offrir les moyens de l’exercer et de l’étendre davantage. J’y avais songé, moi, je le devais, et je m’étais promis de ne point traiter avec vous comme avec un avocat ordinaire, mais de vous laisser régler vous-même le prix de vos généreux et loyaux services. J’aurais cru vous faire injure en les taxant. À mes yeux, ils sont inappréciables : c’est pourquoi, en vous offrant de puiser à discrétion à une fortune princière, je serai encore obligée de compter sur votre modestie et votre désintéressement pour me croire acquittée avec vous.

― Ce sont là de bien flatteuses paroles, et le doux parler de Votre Altesse me charmerait si j’étais dans les idées qu’elle me suppose. Mais si elle daignait ne pas refuser de s’asseoir un instant pour m’entendre, je pourrais lui expliquer les miennes sans craindre d’abuser de la patience qu’elle m’accorde. »

« Allons ! pensa Agathe en s’asseyant à quelque distance du Piccinino, la persistance de cet homme est comme la destinée, inévitable. »

« J’aurai bientôt dit, reprit le Piccinino avec un malin sourire, lorsqu’il la vit enfin assise. Je fais mes affaires en faisant celles des autres, cela est vrai ; mais chacun entend les profits de la vie comme il s’y sent porté par la circonstance. Avec certaines gens, il n’y a que de l’or à réclamer. Ce sont les cas vulgaires, le courant, comme on dit, je crois. Mais avec certaines autres personnes, riches de plus de qualités et de charmes encore que de ducats, l’homme intelligent aspire à de plus délicates récompenses. La richesse matérielle d’une personne comme la princesse Agathe est bien peu de chose en comparaison des trésors de générosité et de sensibilité que son cœur renferme… Et l’homme d’action qui s’est voué à la servir, s’il l’a fait avec une certaine promptitude et un certain zèle, n’est-il pas libre d’aspirer à quelque jouissance plus noble que celle de puiser dans sa bourse ? Oui, certes, il est des joies morales plus élevées et au prix desquelles l’offre de votre fortune me satisfait si peu, qu’elle blesse mon intelligence et mon cœur comme un affront. »

Agathe commença à se sentir gagner par la peur, car le Piccinino s’était levé et s’approchait d’elle. Elle n’osait changer de place, elle craignait de pâlir et de trembler ; et pourtant, quelque brave qu’elle fût, la figure et la voix de ce jeune homme lui faisaient un mal affreux. Son costume, ses traits, ses manières, son organe, réveillaient en elle un monde de souvenirs, et quelque effort qu’elle fît pour l’élever au niveau de son estime et de sa gratitude, une aversion invincible fermait son âme à de tels sentiments. Elle avait si longtemps refusé à Fra-Angelo d’accepter cette intervention, que, certes, elle eût persisté à ne jamais y recourir, si elle n’eût été certaine que l’abbé Ninfo l’avait pressé de faire assassiner ou enlever Michel, en lui montrant le testament comme moyen de récompenser ses services.

Mais il était trop tard. Le noble et naïf capucin de Bel-Passo n’avait pas prévu que son élève, qu’il s’était habitué à regarder comme un enfant, pourrait devenir amoureux d’une femme plus âgée que lui de quelques années. Et pourtant quoi de plus facile à prévoir ? Mais les personnes qu’on respecte beaucoup n’ont pas d’âge. Pour Fra-Angelo, la princesse de Palmarosa, sainte Agathe de Catane, et la madone, n’avaient même plus de sexe. Si quelqu’un eût troublé son sommeil pour lui dire qu’en cet instant Agathe courait de grands dangers auprès de son élève, il se fût écrié : Ah ! le méchant enfant aura vu ses diamants ! Et, tout en se mettant en route pour voler au secours de la princesse, il se fût dit encore que, d’un mot, elle pouvait le tenir à distance ; mais ce mot, Agathe éprouvait une répugnance insurmontable à le prononcer, et elle espérait toujours n’être pas forcée d’en venir là.

« Je comprends fort bien, monsieur le capitaine, dit-elle avec une froideur croissante, que vous me demandez mon estime pour toute récompense ; mais je répète que je vous l’ai prouvée en cette occasion même, et je crois que votre fierté doit être satisfaite.

― Oui, Madame, ma fierté ; mais il ne s’agit pas de ma fierté seulement. Vous ne la connaissez pas assez d’ailleurs pour en mesurer la portée et pour savoir si elle n’est pas au-dessus de tous les sacrifices d’argent que vous pourriez faire en ma faveur. Je ne veux pas de votre testament, je ne veux y avoir jamais aucune part, entendez-vous bien ? »

Et il s’agenouilla devant elle, et prit sa main avec une énergie farouche.

Agathe se leva, et, s’abandonnant à un mouvement d’indignation peut-être irréfléchi, elle prit le testament sur la console. « Puisqu’il en est ainsi, dit-elle en essayant de le déchirer, autant vaut que cette fortune ne soit ni à vous ni à moi ; car c’est là le moindre service que vous m’ayez rendu, capitaine ; et, s’il n’eût été lié à un autre plus important, je ne vous l’eusse jamais demandé. Laissez-moi anéantir ce titre, et ensuite vous pourrez me demander une part légitime dans mes affectations, sans que je rougisse de vous écouter. »

Mais le parchemin résista aux efforts de ses faibles mains, et le Piccinino eut le temps de le lui ôter et de le placer sous un gros bloc de mosaïque romaine qui ornait le dessus de la console et qu’elle aurait eu encore plus de peine à soulever.

« Laissons cela, dit-il en souriant, et n’y pensons plus. Supposons même que ce testament n’ait jamais existé ; sachons bien qu’il ne peut pas être un lien entre nous, et que vous ne me devez rien, en échange de votre fortune. Je sais que vous êtes assez riche déjà pour vous passer de ces millions ; je sais aussi que, n’eussiez-vous rien, vous n’accorderiez pas votre amitié pour un service d’argent que vous comptiez payer avec de l’argent. J’admire votre fierté, Madame, je la comprends et je suis fier de la comprendre. Ah ! maintenant que cette prosaïque pensée est écartée de nos cœurs, je me sens bien plus heureux, car j’espère ! Je me sens aussi bien plus hardi, car l’amitié d’une femme comme vous me paraît si désirable que je risquerais tout pour l’obtenir.

― Ne parlez pas encore d’amitié, dit Agathe en le repoussant, car il commençait à toucher à ses longues tresses de cheveux et à les rouler autour de son bras comme pour s’enchaîner à elle ; parlez de la reconnaissance que je vous dois ; elle est grande, je ne la renierai jamais, et je vous la prouverai dans l’occasion, malgré vous, s’il le faut. Le service que vous m’avez rendu vous en assure d’autres de ma part, et un jour nous serons quittes ! Mais l’amitié suppose une mutuelle sympathie, et, pour obtenir la mienne, il faut l’acquérir et la mériter.

― Que faut-il faire ? s’écria le Piccinino avec feu. Parlez ! oh ! je vous en supplie, dites-moi ce qu’il faut faire pour être aimé de vous !

― Me respecter au fond de votre cœur, lui répondit-elle, et ne pas m’approcher avec ces yeux hardis et ce sourire de satisfaction qui m’offensent. »

En la voyant si haute et si froide, le Piccinino eut du dépit ; mais il savait que le dépit est un mauvais conseiller. Il voulait plaire, et il se domina.

« Vous ne me comprenez pas, lui dit-il en la ramenant à sa place, et en s’asseyant auprès d’elle. Oh ! non, vous ne comprenez rien à une âme comme la mienne ! Vous êtes trop femme du monde, trop diplomate ; et moi, je suis trop naïf, trop rude, trop sauvage ! Vous craignez des emportements de ma part, parce que vous voyez que je vous aime éperdument ; mais vous ne craignez pas de me faire souffrir, parce que vous ne devinez pas le mal que peut me faire votre indifférence. Vous croyez qu’un montagnard de l’Etna, un brigand aventurier ne peut connaître que de grossiers transports ; et, quand je vous demande votre cœur, vous croyez avoir votre personne à défendre. Si j’étais duc ou marquis, vous m’écouteriez sans effroi, vous me consoleriez de ma douleur ; et, en me montrant votre amour comme impossible, vous m’offririez votre amitié. Et moi, je serais doux, patient, prosterné dans une reconnaissance mélancolique et tendre. C’est parce que je suis un homme simple, un paysan, que vous me refusez même le mot de sympathie ! Votre orgueil s’alarme parce que vous croyez que je la réclame comme un droit acquis par mes services, et vous me jetez toujours mes services à la tête, comme si je m’en faisais un titre auprès de vous, comme si je m’en souvenais quand je vous vois et quand je vous parle ! Hélas ! c’est que je ne sais point m’exprimer ; c’est que je dis ce que je pense, sans me torturer l’esprit à vous le persuader sans vous le dire. J’ignore l’art de vos flatteurs ; je ne suis pas plus un courtisan de la beauté qu’un courtisan du pouvoir, et ma vie maudite ne me permet pas de me poser près de vous en cavalier servant comme le marquis de la Serra. Je n’ai qu’une heure dans la nuit pour venir, au péril de ma vie, vous dire que je suis votre esclave, et vous me répondez, que vous ne voulez pas être ma souveraine, mais mon obligée, ma cliente, qui me paiera bien ! Ah ! fi ! Madame, vous posez une bien froide main sur une âme en feu !

« Si vous ne me parliez que d’amitié, dit Agathe, si vous n’aspiriez réellement qu’à être un de mes amis, je vous répondrais que cela peut venir…

― Laissez-moi parler ! reprit le Piccinino en s’animant et en s’illuminant de ce prestige de beauté qu’il avait quand il commençait à s’émouvoir réellement. Je n’osais d’abord vous demander que votre amitié, et c’est votre frayeur puérile qui a fait sortir le mot d’amour de mes lèvres. Eh bien ! qu’est-ce qu’un homme peut dire de plus à une femme pour la rassurer ? Je vous aime d’amour, donc vous ne devez pas trembler quand je prends votre main. Je vous respecte, vous le voyez bien, car nous sommes seuls et je suis maître de mes sens : mais je ne suis pas celui de mes pensées et des élans de ma passion. Je n’ai pas toute la vie pour vous la prouver. J’ai cet instant pour vous la dire, sachez-la donc. Si je pouvais passer tous les jours six heures à vos pieds, comme le marquis, je me trouverais peut-être heureux du sentiment que vous lui accordez ; mais si j’ai seulement cette heure qui passe devant moi comme une vision, il me faut votre amour, ou un désespoir que je n’ose pressentir. Laissez-moi donc parler d’amour ; écoutez-moi, et n’ayez pas peur. Si vous dites non, ce sera non, mais si vous m’entendiez sans songer à vous préserver, si vous vouliez tout de bon me comprendre, si vous vouliez oublier et votre monde, et l’orgueil qui n’ont rien à faire ici, et qui cessent d’exister dans la sphère où je respire, vous seriez attendrie, parce que vous seriez convaincue. Oh ! oui. Si vous étiez une âme simple, et si vous ne mettiez pas les préjugés à la place des pures inspirations de la nature et de la vérité, vous sentiriez qu’il y a là un cœur plus jeune et plus ardent que tous ceux que vous avez repoussés, un cœur de lion ou de tigre avec les hommes, mais un cœur d’homme avec les femmes, un cœur d’enfant avec vous ! Vous me plaindriez, du moins. Vous verriez ma vie telle qu’elle est : un tourment, une menace, un cauchemar perpétuels ! Et une solitude !… Oh ! c’est surtout la solitude de l’âme qui me tue, parce que mon âme est plus difficile encore que mes sens. Tenez ! vous savez comment je me suis conduit avec Mila, ce matin ! Certes, elle est belle, et son caractère ni son esprit ne sont d’une créature vulgaire. J’aurais voulu l’aimer, et, si j’avais senti que je l’aimais, n’eût-ce été qu’un instant, elle m’eût aimé, elle eût été à moi toute sa vie. Mais, auprès d’elle, je ne pensais qu’à vous. C’est vous que j’aime, et vous êtes la seule femme que j’aie jamais aimée, quoique j’aie été l’amant de bien des femmes ! Aimez-moi donc, ne fût-ce qu’un moment, rien que le temps de me le dire, ou, en repassant ce soir à un certain endroit qu’on appelle la Croix du Destatore, je deviendrai fou ! je gratterai la terre avec mes ongles pour insulter et jeter au vent les cendres de l’homme qui m’a donné la vie.

À ces derniers mots, Agathe perdit toute sa force ; elle pâlit : un frisson parcourut tout son corps, et elle se rejeta sur le dossier de son fauteuil, comme si un spectre ensanglanté eût passé devant ses yeux.

« Ah ! taisez vous, taisez-vous ! s’écria-t-elle ; vous ne savez pas le mal que vous me faites ! »

Le Piccinino ne pouvait comprendre la cause de cette émotion soudaine et terrible ; il s’y méprit absolument. Il avait parlé avec une énergie d’accent et de regard qui eussent persuadé toute autre femme que la princesse. Il l’avait fascinée sous ses paupières ardentes ; il l’avait enivrée de son souffle, du moins il le croyait. Il avait été si souvent fondé à le croire, alors même qu’il n’avait pas éprouvé la moitié du désir que cette femme lui inspirait ! Il la jugea vaincue, et, l’entourant de ses bras, cherchant ses lèvres, il compta que la surprise de ses sens ferait le reste. Mais Agathe échappa à ses caresses avec une énergie inattendue, et, comme elle s’élançait vers une sonnette, Michel s’élança entre elle et le Piccinino, les yeux enflammés et un stylet à la main.