Le Pilote du Danube/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 119-142).

VIII

UN PORTRAIT DE FEMME.

Ilia Brusch s’était-il rendu coupable d’un mensonge prémédité, ou bien changea-t-il d’avis par simple caprice ? Quoi qu’il en soit, les renseignements fournis par lui sur son itinéraire se trouvèrent être de la plus notoire inexactitude.

Parti deux heures avant l’aube, le matin du 26 août, il ne s’arrêta pas à Presbourg, comme il l’avait annoncé. Vingt heures de godille acharnée le menèrent d’une seule traite à plus de quinze kilomètres au delà de cette ville, et il recommença cet effort surhumain après quelques brefs instants de repos.

Pourquoi il s’efforçait avec une hâte si fébrile d’écourter son voyage, Ilia Brusch ne se crut pas obligé d’en faire confidence à M. Jaeger, dont les intérêts étaient ainsi gravement compromis cependant, et, de son côté, celui-ci, respectueux de la foi jurée, ne manifesta par aucun signe le désappointement que tant de précipitation devait lui faire éprouver.

Les préoccupations de Karl Dragoch détournaient, d’ailleurs, l’attention de M. Jaeger. Le petit dommage que le second risquait de subir n’avait qu’une importance bien mince en regard des soucis du premier.

Dans cette matinée du 26 août, Karl Dragoch venait, en effet, de faire une remarque du caractère le plus insolite, qui, s’ajoutant à celles des jours précédents, achevait de le troubler profondément. C’est vers dix heures du matin que la chose était arrivée. À ce moment, Dragoch, plongé dans ses pensées, regardait machinalement Ilia Brusch godiller, debout à l’arrière de la barge, avec un entêtement de bœuf au labour. À cause d’une sinuosité du chenal qui l’obligeait à se diriger, pour quelques instants, vers le Nord-Ouest, le pêcheur avait alors le soleil en plein derrière lui. Il était tête nue, car, ruisselant littéralement de sueur, il avait rejeté à ses pieds la casquette de loutre dont il se couvrait d’ordinaire, et la lumière éclairait vivement par transparence son abondante et noire chevelure.

Tout à coup, Karl Dragoch fut frappé par une particularité des plus singulières. Si Ilia Brusch était brun, et cela n’était pas contestable, il ne l’était du moins que partiellement. Noirs à leur extrémité, ses cheveux, à leur base, s’accusaient, sur une longueur de quelques millimètres, du plus indéniable blond.

Phénomène naturel que cette diversité de teintes ? Peut-être. Mais, plus vraisemblablement, simple résultat d’une vulgaire teinture dont on aurait négligé de renouveler l’application.

Quand bien même un doute aurait pu, d’ailleurs, subsister à ce sujet dans l’esprit de Karl Dragoch, celui-ci n’eût pas tardé à être exactement renseigné, puisque, dès le lendemain matin, les cheveux d’Ilia Brusch avaient perdu leur double coloration. Le pêcheur, évidemment, s’était aperçu de sa négligence et y avait remédié pendant la nuit.

Ces yeux que leur propriétaire dissimulait avec tant de soin derrière d’impénétrables verres, ce mensonge certain au moment de l’escale à Vienne, cette hâte incompréhensible si peu compatible avec le but avoué du voyage, ces cheveux blonds transformés en cheveux noirs, tout cela formait un faisceau de présomptions dont on devait nécessairement conclure… Au fait, que devait-on en conclure ? Karl Dragoch, après tout, n’en savait rien. Que la conduite d’Ilia Brusch fût louche, ce n’était que trop certain, mais quelle conclusion convenait-il d’en tirer ?

Pourtant, une hypothèse, cent fois repoussée d’abord, finit par s’imposer à Karl Dragoch qui ne cessait de réfléchir au problème posé à sa sagacité. Et cette hypothèse, c’était celle-là même que, par deux fois, lui avait suggérée le hasard. Le joyeux Serbe, Michael Michaelovitch, d’abord, les voyageurs de l’hôtel de Ratisbonne, ensuite, n’avaient-ils pas, moitié sérieusement, moitié sous forme de plaisanterie, émis l’idée que, sous le vêtement d’emprunt du lauréat, se cachait le chef des malfaiteurs qui terrorisaient la région ? Fallait-il donc en arriver à examiner sérieusement une supposition à laquelle ceux-mêmes qui l’avaient formulée n’accordaient sûrement pas la moindre créance ?

Pourquoi pas, après tout ? Certes, les faits observés jusqu’ici n’autorisaient pas une certitude. Ils autorisaient du moins tous les soupçons. Et, en vérité, si des observations subséquentes établissaient le bien-fondé de ces soupçons, ce serait une plaisante aventure que le même bateau eût transporté pendant un si grand nombre de kilomètres ce chef de bandits et le policier chargé de l’arrêter.

Par ce côté, le drame avait tendance à tourner au vaudeville, et Karl Dragoch répugnait fort à admettre la possibilité d’une si merveilleuse coïncidence. Mais les procédés techniques du vaudeville ne consistent-ils pas uniquement dans la concentration en un même lieu et en un court espace de temps de quiproquos et de surprises, qu’on ne remarque pas, ou qui semblent moins hilarants dans la vie réelle, à cause de leur éparpillement et, pour ainsi parler, de leur état de dilution ? Il ne serait donc pas d’une saine logique de rejeter de plano un fait, sous prétexte qu’il paraît anormal ou invraisemblable. Il convient d’être plus modeste, et d’admettre l’infinie richesse des combinaisons du hasard.

C’est sous l’empire de ces préoccupations que Karl Dragoch, le matin du 28, après une nuit passée en pleine campagne à quelques kilomètres en aval de Komorn, mit la conversation sur un sujet qui n’avait jamais été effleuré jusqu’alors.

« Bonjour, monsieur Brusch, dit-il, en sortant, ce matin-là, de la cabine, où il venait de dresser à loisir son plan d’attaque.

— Bonjour, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur qui godillait avec son énergie coutumière.

— Vous avez bien dormi, monsieur Brusch ?

— Parfaitement. Et vous, monsieur Jaeger ?

— Euh !… euh !… Comme ci, comme ça.

— Vraiment ! fit Ilia Brusch. Pourquoi, si vous avez été souffrant, ne pas m’avoir appelé ?

— Ma santé est parfaite, monsieur Brusch, répondit M. Jaeger. Cela n’empêche pas que la nuit m’ait paru un peu longue. Je ne suis pas fâché, je l’avoue, d’en avoir vu la fin.

— Parce que ?…

— Parce que j’étais un peu inquiet, je peux le reconnaître maintenant.

— Inquiet !… répéta Ilia Brusch d’un ton de sincère étonnement.

— Ce n’est même pas la première fois que je suis inquiet, expliqua M. Jaeger. Je n’ai jamais été très à mon aise, quand la fantaisie vous a pris de passer la nuit loin de toute ville et de tout village.

— Bah !… fit Ilia Brusch qui semblait tomber des nues. Il fallait me le dire, et je me serais arrangé autrement.

— Vous oubliez que je me suis engagé à vous laisser toute liberté d’agir à votre guise. Chose promise, chose due, monsieur Brusch ! Cela n’empêche pas que je n’aie pas toujours été très rassuré. Que voulez-vous ? Je suis un citadin, moi, et je trouve impressionnants ce silence et cette solitude de la campagne.

— Affaire d’habitude, monsieur Jaeger, répliqua gaiement Ilia Brusch. Vous vous y feriez, si notre voyage devait être plus long. En réalité, il y a moins de dangers en rase campagne qu’au cœur d’une grande ville où pullulent les assassins et les rôdeurs.

— Vous avez probablement raison, monsieur Brusch, approuva M. Jaeger, mais les impressions ne se commandent pas. Au surplus, mes craintes ne sont pas tout à fait déraisonnables dans le cas présent, puisque nous traversons une région particulièrement mal famée.

— Mal famée !… se récria Ilia Brusch. Où prenez-vous ça, monsieur Jaeger ?… J’habite par ici, moi qui vous parle, et je n’ai jamais entendu dire que le pays fût mal famé !

Ce fut au tour de M. Jaeger de manifester une vive surprise.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur Brusch ? s’écria-t-il. Vous seriez le seul, alors, à ignorer ce que tout le monde sait de la Bavière à la Roumanie.

— Quoi donc ? demanda Ilia Brusch.

— Parbleu ! qu’une bande d’insaisissables malfaiteurs met en coupe réglée les deux rives du Danube, de Presbourg à son embouchure.

— C’est la première fois que j’entends parler de ça, déclara Ilia Brusch avec l’accent de la sincérité.

— Pas possible !… s’étonna M. Jaeger. Mais on ne s’occupe pas d’autre chose d’un bout à l’autre du fleuve.

— On apprend du nouveau tous les jours, fit observer placidement Ilia Brusch. Et il y a longtemps que ces vols auraient commencé ?

— Dix-huit mois environ, répondit M. Jaeger. Si encore il ne s’agissait que de vols !… Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au moins dix meurtres dont les auteurs sont demeurés inconnus. Le dernier de ces meurtres, précisément, a été accompli à moins de cinquante kilomètres d’ici.

— Je comprends maintenant vos inquiétudes, dit Ilia Brusch. Peut-être même les aurais-je partagées, si j’avais été mieux renseigné. À l’avenir, nous nous arrêterons, le soir, autant que possible à proximité d’un village ou d’une ville, à commencer par notre halte d’aujourd’hui, que nous ferons à Gran.

— Oh ! approuva M. Jaeger, là nous serons tranquilles. Gran est une ville importante.

— Je suis d’autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y trouviez en sûreté, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine.

— Vous avez l’intention de vous absenter ?

— Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement. De Gran, où j’espère bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe jusqu’à Szalka, qui n’en est pas fort éloigné. C’est là que j’habite, comme vous le savez. Je serai, d’ailleurs, de retour avant l’aube, et notre départ, demain matin, n’en sera nullement retardé.

— À votre aise, monsieur Brusch, conclut M. Jaeger. Je conçois que vous ayez le désir de faire un tour chez vous, et à Gran, je le répète, il n’y a rien à redouter.

Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Après cet entr’acte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais.

— C’est vraiment curieux, dit-il, que vous n’ayez jamais entendu parler de ces malfaiteurs du Danube. C’est d’autant plus curieux, qu’on s’est particulièrement occupé de cette affaire quelques jours après le concours de pêche de Sigmaringen.

— À quel propos ? demanda Ilia Brusch.

— À propos de la constitution d’une brigade de police spéciale sous les ordres d’un chef que l’on dit fort habile, un nommé Karl Dragoch, détective de Budapest.

— Il aura fort à faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas autrement frapper. C’est long, le Danube, et il est peu commode de surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien.

— C’est ce qui vous trompe, répliqua M. Jaeger. La police ne serait pas sans renseignements. De l’ensemble des témoignages recueillis résulterait, d’abord, un signalement presque certain du chef de la bande.

— Comment est-il fait, ce particulier-là ? demanda Ilia Brusch.

— Comme aspect général, c’est un homme dans votre genre…

— Merci bien ! interrompit en riant Ilia Brusch.

— Oui, poursuivit M. Jaeger, il serait à peu près de votre taille et de votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport.

— Heureusement ! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui voulait être comique.

— Il aurait, dit-on, de très beaux yeux bleus, et ne serait pas obligé comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous êtes très brun et soigneusement rasé, il porterait toute sa barbe, que l’on dit blonde. Sur ce dernier point, notamment, les témoignages recueillis sont formels, à ce qu’on prétend.

— C’est une indication, évidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s’il faut les passer tous au crible !…

— On sait encore autre chose. D’après les on dit, ce chef serait de nationalité bulgare… comme vous-même, monsieur Brusch !

— Que voulez-vous dire ? demanda Ilia Brusch d’une voix troublée.

— D’après votre accent, s’excusa Karl Dragoch d’un air innocent, je vous ai cru d’origine bulgare… Mais je me suis trompé, peut-être ?

— Vous ne vous êtes pas trompé, reconnut Ilia Brusch après une courte hésitation.

— Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court même de bouche en bouche.

— Oh alors !… Si l’on sait son nom !…

— Bien entendu, cela n’a rien d’officiel.

— Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien ?

— À tort ou à raison, les riverains du fleuve mettent les méfaits dont ils ont à souffrir au compte d’un certain Ladko.

— Ladko !… répéta Ilia Brusch qui, en proie à une évidente émotion, arrêta brusquement le va-et-vient de sa godille.

— Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l’œil son interlocuteur.

Mais déjà celui-ci s’était ressaisi.

— C’est drôle, dit-il simplement, tandis que l’aviron reprenait entre ses mains son éternel travail.

— Qu’est-ce qui est drôle ? insista Karl Dragoch. Connaîtriez-vous ce Ladko ?

— Moi ? protesta le pêcheur. Pas le moins du monde. Mais ce n’est pas un nom bulgare que Ladko. Voilà tout ce que je vois de drôle là-dedans. »

Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus clair, risquait de devenir dangereux, et dont les résultats pouvaient d’ores et déjà être considérés comme satisfaisants. La surprise du pêcheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en connaissant la nationalité probable de celui-ci, son émotion en en apprenant le nom, tout cela était indéniable et donnait une force nouvelle aux présomptions antérieures, sans apporter toutefois aucune preuve décisive.

Comme l’avait prévu Ilia Brusch, il n’était pas encore deux heures de l’après-midi lorsque la barge arriva à Gran. Cinq cents mètres avant les premières maisons, le pêcheur prit terre sur la rive gauche, afin d’éviter, dit-il, d’être retardé par la curiosité populaire, et pria M. Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, où il s’arrêterait au cœur de la ville, ce à quoi le passager consentit avec obligeance.

Son travail terminé, celui-ci se transforma en détective. La barge amarrée, il sauta sur le quai, en quête de l’un de ses hommes.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se heurtait à Friedrick Ulhmann. Un dialogue rapide s’engagea entre les deux policiers.

« Tout va bien ?

— Tout.

— Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes à un kilomètre l’un de l’autre désormais.

— Ça chauffe, alors ?

— Oui.

— Tant mieux.

— Demain, tâche de ne pas me perdre des yeux. J’ai idée que nous brûlons.

— Compris.

— Et qu’on ne s’endorme pas ! Du nerf ! Qu’on se grouille !

— Comptez sur moi.

— Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n’est-ce pas ?

— Entendu. »

Les deux interlocuteurs se séparèrent, et Karl Dragoch réintégra l’embarcation.

Si son repos ne fut pas troublé par l’inquiétude qu’il prétendait éprouver d’ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme des éléments déchaînés. À minuit, une tempête de l’Est se leva, en effet, et augmenta d’heure en heure, tandis que la pluie faisait rage.

Au moment où, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge, la pluie tombait toujours à torrents et le vent soufflait avec fureur dans une direction nettement opposée à celle du courant. Le pêcheur n’hésita pas, cependant, à partir. Son amarre larguée, il poussa aussitôt au milieu du fleuve et reprit son éternelle godille. Il lui fallait un véritable courage pour se mettre au travail dans de telles conditions, après une nuit qui n’avait pu manquer d’être fatigante.

La tempête ne montra, pendant les premières heures de la matinée, aucune tendance à décroître, au contraire. La barge, malgré l’aide du courant, ne gagnait que péniblement contre ce terrible vent debout, et c’est à peine si, après quatre heures d’efforts, elle était parvenue à une dizaine de kilomètres de la ville de Gran. Le confluent de l’Ipoly, sur la rive droite duquel est situé Szalka, où Ilia Brusch disait s’être rendu la nuit précédente, ne pouvait plus alors être bien éloigné.

À ce moment, la tempête redoubla de fureur, au point de rendre la situation réellement critique. Si le Danube n’est pas comparable à la mer, il est toutefois assez vaste pour que de véritables lames réussissent à s’y former lorsque le vent acquiert une grande violence. Il en était ainsi, ce jour-là, et, malgré la hâte dont Ilia Brusch faisait preuve, force lui fut de se réfugier près de la rive gauche.

Il ne devait pas l’atteindre.

Plus de cinquante mètres l’en séparaient encore, quand surgit un effrayant phénomène. À quelque distance en amont, les arbres qui garnissaient la berge furent tout à coup précipités dans le fleuve, cassés net au ras du sol, comme s’ils eussent été rasés par une faux gigantesque. En même temps, l’eau, soulevée par une incommensurable puissance, monta à l’assaut de la rive, puis se dressa en une lame énorme qui roula en déferlant à la poursuite de la barge.

Évidemment, une trombe venait de se former dans les couches atmosphériques et promenait à la surface du fleuve son irrésistible ventouse.

Ilia Brusch comprit le danger. Faisant pivoter la barge d’un énergique coup d’aviron, il s’efforça de se rapprocher de la rive droite. Si cette manœuvre n’eut pas tout le résultat qu’il en attendait, c’est pourtant à elle que le pêcheur et son passager durent finalement leur salut.

Rattrapée par le météore continuant sa course furieuse, la barge évita du moins la montagne d’eau qu’il soulevait sur son passage. C’est pourquoi elle ne fut pas submergée, ce qui eût été fatal sans la manœuvre d’Ilia Brusch. Saisie par les spires les plus extérieures du tourbillon, elle fut simplement lancée avec violence selon une courbe de grand rayon.

À peine effleurée par la pieuvre aérienne, dont la tentacule avait, cette fois, manqué le but, l’embarcation fut presque aussitôt lâchée qu’aspirée. En quelques secondes, la trombe était passée et la vague s’enfuyait en rugissant vers l’aval, tandis que la résistance de l’eau neutralisait peu à peu la vitesse acquise de la barge.

Malheureusement, avant que ce résultat fût complètement atteint, un nouveau danger se révéla à l’improviste. Droit devant l’étrave, qui fendait l’eau avec la vitesse d’un express, le pêcheur aperçut tout à coup un des arbres arrachés, qui, les racines en l’air, suivait lentement le courant. L’embarcation, lancée dans l’enchevêtrement de ces racines, ne pouvait manquer de chavirer, d’être gravement endommagée tout au moins. Ilia Brusch poussa un cri d’effroi, en découvrant cet obstacle imprévu.

Mais Karl Dragoch avait aussi vu le danger, il en avait compris l’imminence. Sans hésiter, il s’élança à l’avant de la barge, ses mains saisirent les racines qui s’échevelaient hors de l’eau, et, s’arc-boutant pour mieux lutter contre l’impulsion du bateau, il s’efforça de l’écarter de la direction dangereuse.

Il y parvint. La barge, déviée de sa route, passa comme une flèche, en raclant les racines, puis la tête de l’arbre encore couverte de ses feuilles. Un instant de plus, et elle allait laisser derrière elle l’épave verdoyante mollement entraînée par le courant, lorsque Karl Dragoch fut atteint en pleine poitrine par une des dernières ramures. En vain, il voulut résister au choc. Perdant l’équilibre, il culbuta par-dessus bord et disparut sous les eaux.

À sa chute en succéda immédiatement une autre, volontaire celle-ci. Ilia Brusch, en voyant tomber son passager, s’était sans hésiter élancé à son secours.

Mais ce n’était pas chose facile d’apercevoir quoi que ce fût dans ces eaux limoneuses tout agitées par le passage d’un furieux météore. Pendant une minute, Ilia Brusch s’y épuisa en vain, et il commençait à désespérer de découvrir M. Jaeger, quand il saisit enfin le malheureux, flottant, évanoui, entre deux eaux.

À tout prendre, cela valait mieux. Un homme qui se noie se débat d’ordinaire et augmente ainsi sans le savoir la difficulté du sauvetage. Un homme évanoui n’est plus qu’une masse inerte dont le salut dépend uniquement de l’habileté du sauveteur.

Ilia Brusch eut tôt fait d’élever hors de l’eau la tête de M. Jaeger, puis, d’un bras vigoureux, il nagea vers la barge, qui, pendant ce temps, s’était éloignée d’une trentaine de mètres. Il s’en rapprocha en quelques brasses, qui semblaient être un jeu pour le robuste nageur, et, d’une main, il en saisit le bord, tandis que son autre main soutenait le passager toujours privé de sentiment.

Restait maintenant à hisser M. Jaeger à bord de l’embarcation, et ce n’était pas besogne aisée. Ilia Brusch, au prix de mille efforts, réussit toutefois à la mener à bonne fin.

Dès qu’il eut déposé le noyé sur une des couchettes du tôt, il le dépouilla de ses vêtements, et, ayant retiré de l’un des coffres quelques morceaux de laine, se mit en devoir de le frictionner énergiquement.

M. Jaeger ne tarda pas à ouvrir les yeux et à revenir au sentiment du réel. L’immersion n’avait pas été longue, en somme, et il était à espérer qu’elle n’aurait pas de suites fâcheuses.

« Eh ! Eh ! monsieur Jaeger, s’écria Ilia Brusch, dès qu’il vit son malade reprendre connaissance, vous vous y entendez pour les plongeons !

M. Jaeger sourit faiblement sans répondre.

— Ça ne sera rien, poursuivait Ilia Brusch, en continuant ses énergiques frictions. Rien de meilleur pour la santé qu’un bain au mois d’août !

— Merci, monsieur Brusch, balbutia Karl Dragoch.

— Il n’y a vraiment pas de quoi, répliqua gaiement le pêcheur. C’est à moi de vous remercier, monsieur Jaeger, puisque vous m’avez donné l’occasion d’un excellent bain.

Les forces de Karl Dragoch revenaient à vue d’œil. Un bon coup d’eau-de-vie, et il n’y paraîtrait plus. Malheureusement, Ilia Brusch, plus ému qu’il ne voulait le paraître, bouleversa en vain tous ses coffres. La provision d’alcool était épuisée, et il n’en restait pas une goutte à bord de la barge.

— Voilà qui est vexant ! s’écria Ilia Brusch. Pas une goutte de schnaps dans notre cambuse !

— Peu importe, monsieur Brusch, affirma Karl Dragoch, d’une voix faible. Je m’en passerai fort bien, je vous assure.

Karl Dragoch grelottait, cependant, en dépit de ses assurances, et un cordial ne lui eût certes pas été inutile.

— C’est ce qui vous trompe, répondit Ilia Brusch, qui ne s’illusionnait pas sur l’état de son passager, vous ne vous en passerez pas, monsieur Jaeger. Laissez-moi faire. Ce ne sera pas long.

En un tour de mains, le pêcheur eut échangé ses vêtements trempés contre des vêtements secs, puis quelques coups de godille amenèrent la barge à la rive gauche où elle fut amarrée solidement.

— Un peu de patience, monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch en sautant à terre. Ici, je connais le pays, puisque voilà le confluent de l’Ipoly. À moins de quinze cents mètres, il y a un village, où je trouverai tout ce qu’il faut. Dans une demi-heure, je serai de retour. »

Cela dit, Ilia Brusch s’éloigna, sans attendre la réponse.

Quand il fut seul, Karl Dragoch se laissa retomber sur sa couchette. Il était plus brisé qu’il ne lui plaisait de le dire, et, pendant un instant, il ferma les yeux avec lassitude.

Mais la vie reprenait rapidement son cours ; le sang battait dans ses artères. Bientôt il rouvrit les yeux et laissa errer autour de lui un regard plus ferme de minute en minute.

La première chose qui sollicita ce regard encore vague, ce fut l’un des coffres, qu’Ilia Brusch, dans la précipitation de son départ, avait oublié de refermer. Bouleversé par la recherche infructueuse du pêcheur, l’intérieur de ce coffre n’offrait à la vue qu’un amas d’objets hétéroclites. Linge rude, grossiers vêtements, fortes chaussures y étaient entassés dans le plus grand désordre.

Pourquoi les yeux de Karl Dragoch se mirent-ils à briller tout à coup ? Ce spectacle, pourtant peu passionnant, l’intéressait-il donc à ce point qu’il se soulevât sur le coude, après quelques secondes d’attention, de manière à voir plus commodément dans le coffre béant ?

Certes, ce n’étaient ni les vêtements, ni le linge qui pouvaient exciter ainsi la curiosité de l’indiscret passager, mais, entre ces divers objets d’habillement, l’œil fureteur du détective venait de découvrir un objet plus digne de retenir son attention.

Ce n’était pas autre chose qu’un portefeuille à demi entr’ouvert, et laissant fuir les nombreux papiers dont il était bourré. Un portefeuille ! Des papiers ! C’est-à-dire une réponse, sans doute, aux questions que Karl Dragoch se posait depuis quelques jours.

Le détective n’y put tenir. Après une courte hésitation, au risque de trahir, ce faisant, les lois de l’hospitalité, sa main s’allongea et plongea dans le coffre, d’où elle ressortit avec le portefeuille tentateur et son contenu, dont l’inventaire fut aussitôt commencé.

Des lettres, d’abord, que Karl Dragoch ne s’attarda pas à lire, mais que leur suscription montrait adressées à M. Ilia Brusch à Szalka ; puis des reçus, parmi lesquels des quittances de loyer libellées au même nom. Rien d’intéressant dans tout cela.

Karl Dragoch allait peut-être y renoncer, quand un dernier document le fit tressaillir. Rien ne pouvait être plus innocent cependant, et il fallait être un policier pour éprouver, devant un tel « document », un autre sentiment qu’une sympathique émotion.

C’était un portrait, le portrait d’une jeune femme dont la parfaite beauté eût enthousiasmé un peintre. Mais un policier n’est pas un artiste, et ce n’est pas d’admiration pour ce ravissant visage que battait le cœur de Karl Dragoch. À peine même s’il en avait regardé les traits. À vrai dire, il n’avait rien vu de ce portrait, rien qu’une simple ligne d’écriture en langue bulgare tracée au bas de la photographie. « À mon cher mari, Natcha Ladko », tels étaient les mots que pouvait lire Karl Dragoch éperdu.

Ainsi, ses soupçons étaient justifiés, et logiques ses déductions basées sur les singularités observées. Ladko ! C’était bien avec Ladko, qu’il descendait le Danube depuis tant de jours. C’était bien ce dangereux malfaiteur, vainement pourchassé jusqu’alors, qui se cachait sous l’inoffensive personnalité du lauréat de la Ligue Danubienne.

Quelle allait être la conduite de Karl Dragoch après une pareille constatation ? Il n’avait pas encore pris de décision, quand un bruit de pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait être Ilia Brusch parti depuis dix minutes à peine.

« Monsieur Dragoch ! appela une voix au dehors.

— Friedrick Ulhmann ! murmura Karl Dragoch qui parvint péniblement à se mettre debout et sortit en chancelant de la cabine.

— Excusez-moi de vous avoir appelé, dit Friedrick Ulhmann dès qu’il aperçut son chef. J’ai vu votre compagnon s’éloigner tout à l’heure et je vous savais seul.

— Qu’y a-t-il ? demanda Karl Dragoch.

— Du nouveau, Monsieur. Un crime a été commis cette nuit.

— Cette nuit ! s’écria Karl Dragoch en pensant aussitôt à l’absence d’Ilia Brusch au cours de la nuit précédente.

— Une villa a été pillée à proximité d’ici. Le gardien a été frappé.

— Mort ?

— Non, mais grièvement blessé.

— C’est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence à son subordonné.

Il réfléchissait profondément. Que convenait-il de faire ? Agir certes, et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu’il venait d’apprendre était le meilleur des remèdes. Il ne lui restait plus de traces de l’accident dont il venait d’être victime. Il n’avait plus besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous le coup de fouet des nerfs, le sang revenait à flots à son visage.

Oui, il fallait agir, mais comment ? Devait-il attendre le retour d’Ilia Brusch, ou plutôt de Ladko, puisque tel était le véritable nom de son compagnon de route, et lui mettre à l’improviste la main sur l’épaule au nom de la loi ? Cela paraissait le plus sage, puisque désormais il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité du soi-disant pêcheur. Le soin avec lequel il dissimulait sa véritable personnalité, le mystère dont il s’entourait, ce nom qui était le sien et, en même temps, celui par lequel la rumeur publique désignait le chef des bandits, son absence de la nuit dernière concordant avec la découverte d’un nouveau crime, tout disait à Karl Dragoch qu’Ilia Brusch était bien le bandit recherché.

Mais ce bandit lui avait sauvé la vie !… Voilà qui compliquait étrangement la situation !

Quelle apparence qu’un voleur, plus qu’un voleur, un assassin se fût jeté à l’eau pour l’en retirer ? Et, quand bien même cette chose invraisemblable serait vraie, était-il possible, à qui venait d’être arraché à la mort, de reconnaître ainsi le dévouement de son sauveur ? Quel risque, d’ailleurs, à surseoir à une arrestation ? Maintenant que le faux Ilia Brusch était démasqué, que sa personnalité était connue, il lui serait impossible d’échapper aux forces de police disséminées le long du fleuve, et, dans le cas où l’enquête aboutirait en effet au soi-disant pêcheur, on disposerait alors d’un plus nombreux personnel, et l’arrestation serait opérée plus sûrement pour avoir été différée.

Karl Dragoch, pendant cinq minutes, retourna sous toutes ses faces le cas de conscience qui s’imposait à lui. Partir sans avoir revu Ilia Brusch ?… Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la cabine, et, quand le pêcheur apparaîtrait, sauter sur lui sans crier gare, quitte à s’expliquer après ?… Non, décidément. Répondre par cette trahison à un tel acte de dévouement, cela lui soulevait le cœur. Mieux valait, au risque de laisser à un coupable une chance de salut, commencer l’enquête en oubliant provisoirement ce qu’il croyait savoir. Si cette enquête le ramenait finalement à Ilia Brusch, si son devoir l’obligeait alors à traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins face à face qu’il le combattrait, et après lui avoir donné le temps de se mettre en défense.

Acceptant du geste toutes les conséquences de sa décision, Karl Dragoch, son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot déposé en évidence il avertit Ilia Brusch de la nécessité où il était de s’absenter, en priant son hôte de l’attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se disposa à partir.

— Combien d’hommes avons-nous ? demanda-t-il en sortant de la cabine.

— Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel. Nous en aurons une dizaine avant ce soir.

— Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m’as-tu pas dit que le théâtre du crime n’était pas éloigné ?

— Deux kilomètres à peu près, répondit Ulhmann.

— Conduis-moi », dit Karl Dragoch en sautant sur la rive.