Le Pilote du Danube/Chapitre X

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Hetzel (p. 169-186).

X

PRISONNIER.

Les soupçons conçus par Karl Dragoch et que la découverte du portrait était venue confirmer, ces soupçons n’étaient point entièrement erronés, il est temps de le dire au lecteur pour l’intelligence de ce récit. Sur un point, tout au moins, Karl Dragoch avait justement raisonné. Oui, Ilia Brusch et Serge Ladko n’étaient qu’un seul et même homme.

Mais Dragoch se trompait gravement au contraire quand il attribuait à son compagnon de voyage la série de vols et de meurtres qui, depuis tant de mois, désolaient la région du Danube, et en particulier le dernier attentat, le pillage de la villa du comte Hagueneau et l’assassinat du gardien Christian. Ladko, d’ailleurs, ne se doutait guère que son passager eût de pareilles pensées. Tout ce qu’il savait, c’est que son nom servait à désigner un criminel fameux, et il était incapable de comprendre comment une telle confusion avait pu se produire.

Atterré tout d’abord en se découvrant un si redoutable homonyme, qui, pour comble de malheur, se trouvait être en même temps son compatriote, il s’était ressaisi après ce moment d’effroi instinctif. Que lui importait en somme un malfaiteur avec lequel il n’avait de commun que le nom ? Un innocent n’a rien à craindre. Et, innocent de tous ces crimes, il l’était assurément.

C’est donc sans inquiétude que Serge Ladko — on lui conservera désormais son véritable nom — s’était absenté la nuit précédente, afin de se rendre à Szalka ainsi qu’il l’avait annoncé. C’est dans cette petite ville, en effet, que, dissimulé sous le nom d’Ilia Brusch, il avait fixé sa résidence, après son départ de Roustchouk, et c’est là que, pendant de trop longues semaines, il avait attendu des nouvelles de sa chère Natcha.

L’attente, ainsi qu’on le sait déjà, avait fini par lui devenir intolérable, et il se torturait l’esprit à rechercher un moyen de pénétrer incognito en Bulgarie, quand le hasard lui fit tomber sous les yeux un numéro du Pester Lloyd dans lequel était annoncé à grand fracas le concours de pêche de Sigmaringen. C’est en lisant l’article consacré à ce concours que l’exilé, aussi habile pêcheur, on ne l’a peut-être pas oublié, que pilote réputé, conçut l’idée d’un plan d’action dont la bizarrerie assurerait peut-être le succès.

Sous le nom d’Ilia Brusch, le seul qu’il eût jamais porté à Szalka, il s’enrôlerait dans la Ligue Danubienne, il participerait au concours de Sigmaringen et, grâce à sa virtuosité de pêcheur, il y remporterait le premier prix. Après avoir ainsi donné à son nom d’emprunt un commencement de notoriété, il annoncerait avec le plus de bruit possible, et en engageant même des paris, si faire se pouvait, son intention de descendre le Danube, la ligne à la main, depuis la source jusqu’à l’embouchure. Nul doute que ce projet ne mît en révolution le monde spécial des pêcheurs à la ligne et ne valût à son auteur quelque réputation dans le reste du public.

Nanti dès lors d’un état civil hors de discussion, car on accorde, d’ordinaire, une confiance aveugle aux gens en vedette, Serge Ladko descendrait en effet le Danube. Bien entendu, il activerait de son mieux la marche de son bateau et ne perdrait à pêcher que le minimum de temps nécessaire à la vraisemblance. Toutefois, il ferait assez parler de lui le long du parcours pour ne pas se laisser oublier et pour être en état de débarquer ouvertement à Roustchouk sous la protection d’une notoriété bien établie.

Pour que cet unique but de son entreprise fût heureusement atteint, il fallait que nul ne soupçonnât son véritable nom, et que personne ne pût reconnaître, dans les traits du pêcheur Ilia Brusch, ceux du pilote Serge Ladko.

La première condition était facile à réaliser. Il suffirait, une fois transformé en lauréat de la Ligue Danubienne, de jouer ce rôle sans défaillance. Serge Ladko se jura donc à lui-même d’être Ilia Brusch envers et contre tous, quels que fussent les incidents du voyage. Il était a supposer, d’ailleurs, que ce voyage s’accomplirait lentement, mais sûrement, et qu’aucun incident ne viendrait rendre le serment difficile à tenir.

Satisfaire à la deuxième condition était plus simple encore. Un coup de rasoir qui supprimerait la barbe, une application de teinture qui changerait la couleur des cheveux, de larges lunettes noires qui cacheraient celle des yeux, il n’en fallait pas davantage. Serge Ladko procéda à ce déguisement sommaire dans la nuit qui précéda son départ, puis se mit en route avant l’aube, assuré d’être méconnaissable pour tout regard non prévenu.

À Sigmaringen, les événements s’étaient réalisés conformément à ses prévisions. Lauréat en vue du concours, l’annonce de son projet avait été favorablement commentée par la Presse des régions riveraines. Devenu ainsi un personnage assez notoire pour que son identité ne pût être raisonnablement suspectée, assuré, d’autre part, de trouver du secours, le cas échéant, près de ses collègues de la Ligue Danubienne disséminés le long du fleuve, Serge Ladko s’était abandonné au courant.

À Ulm, il avait eu une première désillusion, en constatant que sa célébrité relative ne le mettait pas à l’abri des foudres de l’administration. Aussi avait-il été trop heureux d’accepter un passager possédant des papiers bien en règle et dont la police semblait priser l’honorabilité. Certes, quand on serait à Roustchouk et que la prétendue gageure serait abandonnée par son auteur, la présence d’un étranger pourrait présenter des inconvénients. Mais, alors, on s’expliquerait, et jusque-là elle augmenterait les probabilités de succès d’un voyage que Serge Ladko avait le plus passionné désir de mener à bonne fin.

Apprendre qu’il portait le même nom qu’un redoutable bandit et que ce bandit était Bulgare avait fait éprouver à Serge Ladko sa seconde émotion désagréable. Quelle que fût son innocence, et par conséquent sa sécurité, il ne pouvait méconnaître qu’une telle homonymie était de nature à provoquer les plus regrettables erreurs ou même les plus graves complications.

Que le nom qu’il dissimulait sous celui d’Ilia Brusch vînt à être connu, et non seulement son débarquement à Roustchouk s’en trouverait compromis, mais encore il était à craindre qu’il n’en résultât de longs retards.

Contre ces dangers, Serge Ladko ne pouvait rien. D’ailleurs, s’ils étaient sérieux, il convenait de ne pas les exagérer. En réalité, il était peu croyable que la police accordât, sans raison particulière, son attention à un inoffensif pêcheur à la ligne, et surtout à un pêcheur protégé par les lauriers cueillis au concours de Sigmaringen.

Venu à Szalka après le coucher du soleil et reparti bien avant le jour sans être vu de personne, Serge Ladko n’avait fait que passer dans sa maison, juste le temps de constater qu’aucune nouvelle de Natcha ne l’y attendait. La persistance d’un tel silence avait véritablement quelque chose d’affolant. Pourquoi la jeune femme n’écrivait-elle plus depuis deux mois ? Que lui était-il arrivé ? Les périodes de troubles publics sont fécondes en malheurs privés, et le pilote se demandait avec angoisse si, en admettant qu’il débarquât heureusement à Roustchouk, il n’y débarquerait pas trop tard.

Cette pensée, qui lui brisait le cœur, décuplait en même temps la puissance de ses muscles. C’est elle qui lui avait donné, au départ de Gran, la force de résister à la tempête et de lutter victorieusement contre le vent déchaîné. C’est elle qui lui faisait hâter le pas, tandis qu’il revenait vers la barge, muni du cordial destiné à M. Jaeger.

Sa surprise fut grande de n’y pas trouver le passager qu’il avait quitté si mal en point, et le petit mot d’avertissement écrit par celui-ci ne la diminua pas. Quel motif si impérieux avait pu décider M. Jaeger à s’éloigner malgré son état de faiblesse ? Comment pouvait-il se faire qu’un bourgeois de Vienne eût des affaires si pressantes en rase campagne, loin de tout centre habité ? Il y avait là un problème dont les réflexions du pilote ne rendirent pas la solution plus prochaine.

Quelle qu’en fût la cause, l’absence de M. Jaeger avait, en tous cas, le grave inconvénient d’allonger encore un voyage déjà trop long. Sans cet incident inattendu, la barge aurait vite gagné le milieu du fleuve, et, avant le soir, beaucoup de kilomètres eussent été ajoutés aux kilomètres laissés jusqu’ici dans son sillage.

La tentation était bien forte de tenir pour nulle et non avenue la prière de M. Jaeger, de pousser au large, et de continuer sans perdre une minute un voyage dont le but attirait Serge Ladko comme l’aimant attire le fer.

Le pilote se résigna pourtant à l’attente. Il avait des obligations à l’égard de son passager, et, tout bien considéré, mieux valait perdre une journée et ne fournir aucun prétexte à des contestations ultérieures.

Pour utiliser la fin de cette journée plus qu’à demi écoulée déjà, le travail heureusement ne manquerait pas. Elle suffirait à peine à remettre de l’ordre dans la barge et à réparer quelques petits dégâts causés par la tempête.

Serge Ladko s’occupa tout d’abord de ranger les coffres dont il avait bouleversé le contenu pendant ses infructueuses recherches de la matinée. Cela ne lui aurait pas demandé beaucoup de temps, si, en achevant le rangement du dernier, son regard ne fût tombé sur ce même portefeuille qui avait précédemment sollicité l’attention de Karl Dragoch. Ce portefeuille, le pilote l’ouvrit comme l’avait ouvert le policier, et, comme celui-ci, mais agité de sentiments tout autres, il en retira le portrait que Natcha lui avait remis à l’instant de leur séparation, avec une dédicace pleine de tendresse.

Un long moment, Serge Ladko contempla ce visage adorable. Natcha !… C’était bien elle !… C’étaient bien ses traits chéris, ses yeux si purs, ses lèvres entrouvertes comme si elles allaient parler !…

Avec un soupir, il replaça enfin la chère image dans le portefeuille et le portefeuille dans le coffre, qu’il referma avec soin et dont il mit la clef dans sa poche, puis il sortit du tôt pour vaquer à d’autres travaux.

Mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage. Bientôt ses mains demeurèrent inactives, et, assis sur l’un des bancs, le dos tourné à la rive, il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensée s’envola vers Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons… Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur à la patrie, il le referait si c’était à refaire… Quelle douleur pourtant qu’un si cruel sacrifice eût été à ce point inutile ! La révolte éclatant prématurément et écrasée sans recours, combien d’années encore la Bulgarie gémirait-elle sous le joug des oppresseurs ? Lui-même pourrait-il franchir la frontière, et, s’il y parvenait, retrouverait-il celle qu’il aimait ? Les Turcs ne s’étaient-ils pas emparés, comme d’un otage, de la femme d’un de leurs adversaires les plus déterminés ? S’il en était ainsi, qu’avaient-ils fait de Natcha ?

Hélas ! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui secouait la région balkanique. Combien peu comptait cette misère de deux êtres, au milieu de la détresse publique ? Toute la péninsule était parcourue à cette heure par des hordes féroces. Partout le galop sauvage des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages avaient passé la dévastation et la guerre.

Contre le colosse turc, deux pygmées : la Serbie et le Monténégro. Ces David réussiraient-ils à vaincre Goliath ? Ladko comprenait à quel point la bataille était inégale, et, tout pensif, il plaçait son espoir dans le père de tous les Slaves, le grand Tzar de Russie, qui, un jour peut-être, daignerait étendre sa main puissante au-dessus de ses fils opprimés.

Absorbé dans ses pensées, Serge Ladko avait perdu jusqu’au souvenir du lieu où il se trouvait. Un régiment tout entier eût défilé derrière lui sur la berge qu’il ne se fût pas retourné. A fortiori ne s’aperçut-il pas de l’arrivée de trois hommes qui venaient de l’amont et marchaient avec précaution. Mais, si Ladko ne vit pas ces trois hommes, ceux-ci le virent aisément, dès que la barge leur apparut au tournant du fleuve. Le trio fit halte aussitôt et tint conciliabule à voix basse.

L’un de ces trois nouveaux venus a déjà été présenté au lecteur, lors de l’escale à Vienne, sous le nom de Titcha. C’est lui qui, en compagnie d’un acolyte, s’était attaché aux pas de Karl Dragoch, après que le détective eut filé de son côté Ilia Brusch, tandis que ce dernier faisait une innocente démarche près d’un des intermédiaires employés lors des envois d’armes en Bulgarie. Cette filature avait, on s’en souvient, amené jusqu’à proximité de la barge les deux espions, qui, sûrs de connaître l’habitation flottante du policier, s’étaient alors éloignés en projetant de tirer parti de leur découverte. Ces projets, il s’agissait maintenant de les réaliser.

Les trois hommes s’étaient tapis dans l’herbe de la rive, et, de là, ils épiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa méditation, ignorait leur présence et n’avait aucun soupçon du danger qu’elle lui faisait courir. Le danger était grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affiliés de la bande de malfaiteurs qui parcourait alors la région du Danube, n’étant pas de ceux qu’il fait bon rencontrer dans un lieu désert.

De cette bande, Titcha était même un membre important ; il pouvait être considéré comme le premier après le chef, dont les exploits valaient au nom du pilote une honteuse célébrité. Quant aux deux autres, Sakmann et Zerlang, simples comparses : des bras, non des têtes.

« C’est lui ! murmura Titcha, en arrêtant de la main ses compagnons, dès qu’il découvrit la barge au détour du fleuve.

— Dragoch ? interrogea Sakmann.

— Oui.

— Tu en es sûr ?

— Absolument.

— Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu’il a le dos tourné, objecta Zerlang.

— Ça ne m’avancerait pas à grand’chose de voir sa figure, répondit Titcha. Je ne le connais pas. À peine si je l’ai aperçu à Vienne.

— Dans ce cas !…

— Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j’ai eu tout le loisir de l’examiner, pendant que Ladko et moi nous étions noyés dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper.

— En route, alors ! fit l’un des hommes.

— En route », approuva Titcha, en dépliant un paquet qu’il tenait sous son bras.

Le pilote continuait à ne pas se douter de la surveillance dont il était l’objet. Il n’avait pas entendu les trois hommes arriver ; il ne les entendit pas davantage, lorsqu’ils s’approchèrent en étouffant le bruit de leurs pas dans l’herbe épaisse de la rive. Perdu dans son rêve, il laissait sa pensée fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays.

Tout à coup une multitude d’inextricables liens s’enroulèrent à la fois autour de lui, l’aveuglant, le paralysant, l’étouffant.

Redressé d’une secousse, il se débattait instinctivement et s’épuisait en vains efforts, quand un choc violent sur le crâne le jeta tout étourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu’il n’ait eu le temps de se voir prisonnier des mailles de l’un de ces vastes filets désignés sous le nom d’éperviers, dont lui-même avait usé plus d’une fois pour capturer le poisson.

Lorsque Serge Ladko sortit de ce demi-évanouissement, il n’était plus enveloppé du filet à l’aide duquel on l’avait réduit à l’impuissance. Par contre, étroitement ligoté par les multiples tours d’une corde solide, il n’aurait pu faire le plus petit mouvement ; un bâillon eût au besoin étouffé ses cris, un impénétrable bandeau lui enlevait l’usage de la vue.

La première sensation de Serge Ladko, en revenant à la vie, fut celle d’un véritable ahurissement. Que lui était-il arrivé ? Que signifiait cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui ? À tout prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l’on avait eu l’intention de le tuer, c’eût été chose faite. Puisqu’il était encore de ce monde, c’est qu’on n’en voulait pas à sa vie, et que ses agresseurs, quels qu’ils fussent, n’avaient d’autre intention que de s’emparer de sa personne.

Mais pourquoi, dans quel but s’emparer de sa personne ?

À cette question, il était malaisé de répondre. Des voleurs ?… Ils n’eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de précautions, quand un coup de couteau les eût servis plus rapidement et plus sûrement. D’ailleurs, combien misérables les voleurs que le contenu de la pauvre barge eût été capable de tenter !

Une vengeance ?… Impossibilité plus grande encore. Ilia Brusch n’avait pas d’ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient soupçonner que le patriote bulgare se cachât sous le nom du pêcheur, et, quand bien même ils en auraient été informés, il n’était pas un personnage si considérable qu’ils se fussent risqués à cet acte de violence si loin de la frontière, en plein cœur de l’Empire d’Autriche. Au surplus, des Turcs l’eussent supprimé, eux aussi, plus certainement encore que de simples voleurs.

S’étant convaincu que, pour l’instant du moins, le mystère était impénétrable, Serge Ladko, en homme pratique, cessa d’y penser, et consacra toutes les forces de son intelligence à observer ce qui allait suivre et à chercher les moyens, s’il en existait, de reconquérir sa liberté.

À vrai dire, sa situation ne se prêtait pas à des observations nombreuses. Raidi par l’étreinte d’une corde enroulée en spirales autour de son corps, le moindre mouvement lui était interdit, et le bandeau était si bien appliqué sur ses yeux qu’il n’aurait su dire s’il faisait jour ou s’il faisait nuit. La première chose qu’il reconnut, en concentrant toute son attention dans le sens de l’ouïe, c’est qu’il reposait dans le fond d’un bateau, le sien sans aucun doute, et que ce bateau avançait rapidement sous l’effort de bras robustes. Il entendait distinctement, en effet, le grincement des avirons contre le bois des tolets, et le bruissement de l’eau glissant sur les flancs de l’embarcation.

Dans quelle direction se dirigeait-on ? Tel fut le second problème dont il trouva assez facilement la solution, en constatant une sensible différence de température entre le côté gauche et le côté droit de sa personne. Les secousses que lui communiquait la barge à chaque impulsion des avirons lui montrant qu’il était couché dans le sens de la marche, et le soleil, au moment de l’agression, n’étant guère éloigné du méridien, il en conclut sans peine qu’une moitié de son corps était à l’ombre produite par la paroi de l’embarcation et que celle-ci se dirigeait de l’Ouest à l’Est, en continuant par conséquent à suivre le courant, comme au temps où elle obéissait à son maître légitime.

Aucune parole n’était échangée entre ceux qui le tenaient en leur pouvoir. Nul bruit humain ne frappait son oreille, hors les han ! des nautoniers lorsqu’ils pesaient sur les rames. Cette navigation silencieuse durait depuis une heure et demie environ, quand la chaleur du soleil gagna son visage et lui apprit ainsi que l’on obliquait vers le Sud. Le pilote n’en fut pas étonné. Sa parfaite connaissance des moindres détours du fleuve lui fit comprendre que l’on commençait à suivre la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis. Bientôt, sans doute, on reprendrait la direction de l’Est, puis celle du Nord, jusqu’au point extrême d’où le Danube commence à descendre franchement vers la péninsule des Balkans.

Ces prévisions ne se réalisèrent qu’en partie. Au moment où Serge Ladko calculait que l’on avait atteint le milieu de l’anse de Pilis, le bruit des avirons cessa tout à coup. Tandis que la barge courait sur son erre, une voix rude se fit entendre.

« Prends la gaffe », commanda l’un des invisibles assaillants.

Presque aussitôt, il y eut un choc, que suivit un grincement tel qu’en aurait pu produire le bordage éraflant un corps dur, puis Serge Ladko fut soulevé et hissé de mains en mains.

Évidemment la barge avait accosté un autre bateau de dimensions plus considérables, à bord duquel le prisonnier était embarqué à la façon d’un colis. Celui-ci tendait vainement l’oreille afin de saisir au passage quelques paroles. Pas un mot n’était prononcé. Les geôliers ne se révélaient que par le contact de leurs mains brutales et par le souffle de leurs poitrines haletantes.

Ballotté, tiraillé en tous sens, Serge Ladko, d’ailleurs, n’eut pas le loisir de la réflexion. Après l’avoir monté, on le descendit le long d’une échelle qui lui laboura cruellement les reins. Aux heurts dont il était meurtri, il comprit qu’on le faisait passer par une ouverture étroite, et enfin, bandeau et bâillon arrachés, il fût jeté bas comme un paquet, tandis que le bruit sourd d’une trappe qui se ferme résonnait au-dessus de lui.

Il fallut un long moment, à Serge Ladko, tout étourdi de la secousse, pour reprendre conscience de lui-même. Quand il y fut parvenu, sa situation ne lui parut pas améliorée, bien qu’il eût retrouvé l’usage de la parole et de la vue. Si l’on avait jugé un bâillon inutile, c’est évidemment que personne ne pouvait entendre ses cris, et la suppression de son bandeau ne lui était pas d’un plus grand secours. C’est en vain qu’il ouvrait les yeux. Autour de lui tout était ombre. Et quelle ombre ! Le prisonnier, qui, d’après la succession des sensations ressenties, supposait avoir été déposé dans la cale d’un bateau, s’épuisait en inutiles efforts pour découvrir la plus faible raie de lumière filtrant à travers le joint d’un panneau. Il ne distinguait rien. Ce n’était pas l’obscurité d’une cave, dans laquelle l’œil parvient encore à discerner quelque vague lueur : c’était le noir total, absolu, comparable seulement à celui qui doit régner dans la tombe.

Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? Serge Ladko estimait qu’on était parvenu au milieu de la nuit, quand un vacarme, assourdi par la distance, parvint jusqu’à lui. On courait, on piétinait. Puis le bruit se rapprocha. De lourds colis étaient traînés directement au-dessus de sa tête, et c’est à peine, il l’eût juré, si l’épaisseur d’une planche le séparait des travailleurs inconnus.

Le bruit se rapprocha encore. On parlait maintenant à côté de lui, sans doute derrière l’une des cloisons délimitant sa prison, mais, de ce qu’on disait, il était impossible de deviner le sens.

Bientôt, d’ailleurs, le bruit s’apaisa, et de nouveau ce fut le silence autour du malheureux pilote qu’environnait une ombre impénétrable.

Serge Ladko s’endormit.