Le Pirate (Montémont)/Chapitre IV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 36-52).

CHAPITRE IV.

la tempête.


La matinée n’est pas favorable au pèlerin… Ce brouillard gris couvre montagne, vallon, plaine et forêt, comme le crêpe noir d’une veuve de nouvelle date ; et sur ma foi, bien que mon cœur soit bon, j’aimerais mieux entendre cette veuve pleurer et gémir, et rappeler les vertus du cher trépassé, que d’être exposé à la furie de la tempête qui jette au loin sa voix.
Les doubles Noëls.


Le printemps était fort avancé, quand, après une semaine passée en fêtes et en amusements à Burgh-Westra, Mordaunt Mertoun dit adieu à la famille, alléguant la nécessité de son retour à Jarlshof. Ce projet fut combattu par les jeunes filles, et plus décidément par Magnus lui-même. « Si M. Mertoun désirait voir son fils, » ce que Magnus ne pensait point, « M. Mertoun n’avait qu’à se jeter à la poupe de la barque de Sweyn, ou sauter à cheval, s’il aimait mieux voyager par terre, et il reverrait non seulement Mordaunt, mais encore vingt personnes qui seraient très satisfaites de s’assurer qu’il n’avait pas entièrement perdu l’usage de la langue pendant une si longue solitude ; quoique je doive avouer, ajouta Magnus, que quand il vivait parmi nous, personne ne parlait moins que lui. »

Mordaunt tomba d’accord de la taciturnité de son père et de son aversion pour les grandes sociétés, mais il prétendit en même temps que ces circonstances rendaient un retour immédiat d’autant plus nécessaire, puisqu’il était le canal ordinaire de communication entre son père et les autres ; et puisque M. Mertoun ne jouissait de la société d’aucune autre personne, il fallait donc retourner près de lui sans perdre de temps. Quant à la venue de son père à Burdh-Westra, « on pouvait aussi bien, dit-il, s’attendre à voir arriver le cap Sumburgh lui-même. — Ce serait un hôte embarrassant, répliqua Magnus ; mais vous resterez à dîner aujourd’hui ; nous avons les familles de Muness, de Quendale, de Therlivoe, et je ne sais quelle autre encore. Outre les trente personnes que nous avons eues à coucher cette bienheureuse nuit, nous en coucherons ce soir autant que les chambres, les granges, les greniers et les hangars pourront fournir de lits et de paille d’orge ; et vous laisseriez derrière vous une pareille partie ! — Et la joyeuse danse du soir, » ajouta Brenda d’un ton de reproche et de regret, » et les jeunes gens de l’île de Paba qui doivent danser la danse des épées ! qui prendrons-nous pour leur tenir tête en l’honneur de Main-Isle ? — Il y aurait encore dans ces environs plus d’un joyeux danseur, Brenda, répondit Mordaunt, quand bien même je ne devrais plus sauter de ma vie ; et tant qu’il y aura de bons danseurs, Brenda Troil aura toujours le meilleur cavalier. Il faut que je saute cette nuit, moi, à travers les marais de Dunrossness. — N’y songez pas, Mordaunt, » dit à son tour Minna, qui, pendant cette conversation, avait regardé par la fenêtre avec une espèce d’inquiétude ; « ne traversez pas aujourd’hui les marais de Dunrossness. — Et pourquoi pas aujourd’hui, Minna, aussi bien que demain ? » demanda Mordaunt en riant.

« Ah ! c’est que le brouillard de la mer pèse encore sur cette chaîne d’îles, et ne nous a pas permis d’apercevoir une seule fois depuis le lever du jour, le Fitful-Head, ce cap majestueux qui termine cette magnifique rangée de montagnes. Les oiseaux de mer se hâtent de regagner la côte, et le canard semble au milieu du brouillard aussi grand que le courlis. Voyez comme les plongeons mêmes et les mouettes fuient vers les rochers du rivage pour s’y abriter. — Et cependant elles se moquent d’une bouffée de vent, aussi bien qu’une frégate du roi, ajouta le père ; c’est mauvais signe quand elles tourbillonnent et s’enfuient. — Restez donc avec nous, reprit Minna ; la tempête menace d’être terrible : ce sera un beau spectacle à voir de Burgh-Westra, si nous n’avons point d’ami exposé à sa fureur. Voyez, l’air est épais et lourd, quoique la saison soit peu avancée, et le vent si calme que pas un brin d’herbe ne remue sur la bruyère. Restez avec nous, Mordaunt ; la tempête que ces signes annoncent sera épouvantable. — Je n’en partirai que plus tôt, » fut la conclusion de Mordaunt, qui ne pouvait nier les signes qui n’avaient pas échappé à sa subtile observation. « Si l’orage est trop violent, je passerai la nuit à Stourburgh. — Quoi ! s’écria Magnus, nous quitterez-vous pour le tacksman écossais du nouveau chambellan, qui va nous enseigner à nous tous, sauvages Shetlandais, de nouveaux procédés ? Agissez à votre fantaisie, mon garçon, si vous chantez une pareille chanson. — Non, répondit Mordaunt ; j’ai seulement envie de voir quelques nouveaux instruments qu’il a apportés. — Oui, oui, la nouveauté fait des têtes folles : je voudrais bien savoir si sa nouvelle charrue mordra sur un rocher shetlandais ? répliqua l’udaller. — Je m’arrêterai en route à Stourburgh, » reprit le jeune homme, en évitant de heurter les préjugés du magnat contre les innovations ; « je m’arrêterai dans le cas seulement où ces présages nous amèneraient une tempête ; mais si ces nuages fondent en pluie, comme il est fort probable, je ne fondrai sans doute pas pour être un peu mouillé. — L’ouragan ne se bornera point à une averse, dit Minna ; voyez comme le ciel devient de plus en plus noir… voyez comme par intervalle des rayons rouge-pâle et pourpre traversent cette masse couleur de plomb. — Je vois, répondit Mordaunt ; mais tout cela me dit seulement que je n’ai pas de temps à perdre. Adieu, Minna ; je vous enverrai des plumes d’aigle, si on peut trouver un seul aigle dans Fair-Isle ou Foulab. Portez-vous bien aussi, ma petite Brenda, et gardez-moi une pensée, quand même les jeunes gens de Paba danseraient aussi bien que vous le pensez. — Prenez garde à vous, puisque vous voulez partir, » dirent les deux sœurs en même temps.

Le vieux Magnus les gronda formellement pour supposer qu’un jeune et brave gaillard s’exposât au moindre péril en affrontant une bouffée de vent du printemps, sur mer ou sur terre. Pourtant il finit lui-même par donner aussi son conseil à Mordaunt, et le supplia, d’un ton sérieux, de retarder son départ, ou du moins de s’arrêter à Stourburgh. « Car, dit-il, les secondes pensées sont les meilleures ; et comme le nid de l’Écossais est droit sur votre passage, ma foi, dans une tempête, on entre dans tous les ports. Mais n’allez pas croire que vous trouverez la porte fermée seulement au loquet, quelle que soit la furie de la tempête. Il y a là ce qu’on appelle en Écosse verroux et barres, quoique nous n’en connaissions rien ici, remercions-en saint Ronald, sinon la grande serrure du vieux château de Scalloway, que tout le monde court voir… mais cela fait peut-être partie des améliorations de cet homme. Partez donc, Mordaunt, puisque vous voulez partir. Vous devriez boire un coup à cette heure, si vous aviez seulement trois années de plus ; mais les jeunes gens ne boivent jamais qu’après dîner ; je le boirai pour vous, car il ne faut pas violer les bonnes coutumes, sinon malheur s’ensuit. À votre santé, mon garçon ! » En parlant de la sorte, il avala un grand verre d’eau-de-vie aussi tranquillement que si c’eût été de l’eau de fontaine. Ainsi regretté et averti par tout le monde, Mordaunt sortit de cette maison hospitalière, et après avoir rappelé à sa mémoire toutes les jouissances qu’il y avait trouvées, et jeté un regard sur l’épaisse fumée qui s’élevait au dessus des cheminées, il se rappela d’abord l’éternelle solitude de Jarlshof, et compara au caractère taciturne et mélancolique de son père la chaude amitié de ceux dont il s’éloignait ; il ne put s’empêcher de soupirer, tandis que ces pensées se formaient d’elles-mêmes dans son esprit.

Les signes de la tempête firent honneur aux prédictions de Minna. Mordaunt n’avait pas encore marché pendant trois heures, que le vent, qui avait été si complètement calme dans la matinée, commença d’abord à gémir et à soupirer, comme déplorant d’avance les maux qu’il allait causer dans sa fureur, semblable à un fou dans l’état de tristesse qui précède son accès de rage ; puis, augmentant par degrés, il siffla, hurla et rugit avec toute la force d’une tempête du nord. Il était accompagné de bouffées de pluie mêlées de grêle qui étaient lancées avec une violence toujours croissante contre les montagnes et les rochers dont notre voyageur était entouré, au point de distraire son attention, en dépit de tous ses efforts, et de lui rendre difficile de voyager dans la direction qu’il voulait, à travers une contrée où nulle route et même nul sentier ne guidaient les pas de l’homme, et où on était souvent arrêté par de larges mares, par des lacs et des torrents. Toutes les eaux de l’intérieur des terres formaient alors des nappes qui, bouillonnant et couvertes d’écume, entraînées par la fureur des tourbillons et balayées par le vent, étaient bientôt transportées au loin ; de temps à autre des gouttes d’eau salée venaient frapper le visage de Mordaunt, et lui annonçaient que les eaux de l’Océan dont il était assez éloigné, étaient également bouleversées par la tempête.

Au milieu de cet effroyable désordre des éléments, Mordaunt Mertoun luttait, pour se frayer un passage, en homme habitué à cette guerre de la nature, et ne regardant les efforts qui devenaient nécessaires pour résister à sa furie que comme une marque de résolution et de courage. Il trouvait même, comme il arrive d’ordinaire à ceux qui endurent de rudes épreuves, que la peine qu’il fallait subir pour s’en tirer était en elle-même une espèce de triomphe. Distinguer et suivre son chemin lorsque les animaux roulaient du haut des montagnes, et les oiseaux même du haut des cieux, n’était pour lui qu’une preuve évidente de sa supériorité. « On n’entendra point parler de moi à Burgh-Westra, se disait-il à lui même, comme on y a parlé de la barque du vieux Ringan Ewenson, qui s’enfonça entre la rade et le quai. Je suis d’une autre trempe, et je ne crains ni le feu, ni l’eau, ni les vagues de la mer, ni les trous, ni les fondrières. » Il avançait toujours, luttant contre la tempête, suppléant au manque des signaux ordinaires par lesquels les voyageurs dirigent leur course (car rochers, montagnes et caps, tout était couvert de brouillard et d’obscurité) par la sagacité que lui avait donnée une longue connaissance de ces lieux sauvages, lieux dont il avait appris à remarquer chaque accident comme un objet qui pouvait régler sa marche dans l’occasion. Il continuait donc à faire route en avant, tantôt s’arrêtant, tantôt même se couchant à terre quand la rage de l’ouragan était à son comble, et se relevant, malgré l’orage, lorsque l’accès était passé ; il courait même d’un pas hardi en face de la tempête ; et quand cette marche directe était impossible, comme un vaisseau qui travaille à prendre le vent en virant de bord peu à peu, il marchait en louvoyant et sans céder jamais un pouce du terrain qu’il avait eu tant de peine à gagner.

Pourtant, malgré l’expérience et la fermeté de Mordaunt, sa position était fort désagréable et même précaire ; non parce que sa jaquette et ses pantalons de matelot, habillement que les jeunes gens de l’île portaient habituellement pour voyager, étaient complètement trempés ; car même sans un orage, dans un climat aussi humide, il ne fallait pas voyager long-temps pour éprouver un pareil inconvénient ; mais le péril réel était que, malgré ses courageux efforts, il n’avançait que bien lentement à travers des ruisseaux qui envoyaient au loin leurs eaux gonflées ; à travers des marais doublement fangeux, qui rendaient tous les passages plus dangereux encore que d’habitude, et obligeaient sans cesse notre voyageur à faire un circuit considérable. Rencontrant ainsi de nouveaux obstacles à chaque pas, Mordaunt, malgré sa jeunesse et sa force, après avoir soutenu un combat désespéré contre le vent, la pluie et la fatigue d’un voyage prolongé, après avoir perdu plusieurs fois sa route, éprouva un vif mouvement de joie en se trouvant en vue de la maison de Stourburgh, ou Harfra ; car on donnait indifféremment ces deux noms à la demeure de Triptolème Yellowley. Ce personnage était le mandataire choisi par le chambellan des Orcades et des îles Shetland, grand spéculateur qui se proposait d’introduire, par l’intermédiaire de Triptolème, des innovations dans l’Ultima Thule des Romains, qui, à cette époque, étaient à peine connues, même en Écosse.

Enfin, avec beaucoup de peine, Mordaunt gagna la maison de ce digne agriculteur, le seul abri qu’il pût trouver, dans un espace de plusieurs milles, contre la tempête qui ne se ralentissait point. Il marcha droit à la porte, avec la confiance intime qu’on allait la lui ouvrir aussitôt. Mais il ne fut pas peu surpris en la trouvant non seulement fermée, ce que le mauvais temps pouvait excuser, mais encore verrouillée, chose presque inouïe dans cet archipel, comme l’avait bien dit Magnus Troil. Frapper, appeler, puis ébranler à coups de bâton et de pierre, étaient les ressources naturelles d’un jeune homme qui commençait à perdre patience, et qui, après avoir lutté contre la tempête, rencontrait encore des obstacles inattendus et extraordinaires au moment où il se croyait à l’abri. Comme on le laissa quelques minutes dépenser son impatience en bruit et en clameurs, sans lui donner la moindre réponse, nous emploierons ce temps à informer nos lecteurs de ce qu’était Triptolème Yellowley, et comment il portait un nom si singulier.

Le vieux Jasper Yellowley, père de Triptolème (quoique né au pied de Reseberry-Topping), s’en était laissé conter par un certain comte écossais, qui, trop fin pour un simple paysan de l’Yorkshire, lui avait persuadé de prendre à bail une sienne ferme dans les Mearns, où il n’est pas nécessaire d’ajouter que les choses ne se trouvèrent point telles que Jasper s’y était attendu. Ce fut en vain que le vigoureux fermier se mit courageusement à l’ouvrage pour obvier, par une habileté supérieure, aux désavantages que lui causaient un sol froid et un climat pluvieux. Ces malheurs auraient pu avoir un terme ; mais le voisinage des Grampians l’exposait continuellement à des visites de la part des seigneurs en plaid qui habitaient au bas de ces montagnes, visites qui firent du jeune Norval un guerrier et un héros, mais qui réduisirent bientôt Jasper Yellowley à la pauvreté. Il est vrai que tous ces maux se trouvèrent balancés, en quelque sorte, par l’impression que ses joues fleuries et ses membres robustes avaient eu le bonheur de faire sur miss Barbara Clinkscale, fille du feu laird et sœur du Clinkscale, le chef actuel de cette famille.

On regardait cette union, dans le voisinage, comme horrible et surnaturelle ; car la maison de Clinkscale avait au moins une aussi grande part d’orgueil écossais que de parcimonie écossaise. Mais miss Baby avait à sa disposition une belle fortune de deux mille marcs ; c’était une femme de caractère, et qui était depuis vingt bonnes années (comme le lui assura l’écrivain qui dressa l’acte de mariage) majeure et sui juris. Elle se mit fièrement au dessus du qu’en dira-t-on, et épousa le beau paysan de l’Yorkshire. Son frère et ses plus riches parents la prirent en horreur, et désavouèrent une parente si dégradée. Mais la maison de Clinkscale, comme bien d’autres familles d’Écosse à cette époque, était alliée à une foule de gens qui n’étaient pas si dégoûtés… cousins au dixième et au seizième degré, qui, non seulement reconnurent leur cousine après son mariage avec Yellowley, mais encore s’abaissèrent à manger des pois au lard (quoique le lard fût alors l’abomination des Écossais autant que des Juifs) avec son mari ; et ils eussent cimenté même leur amitié de bon cœur en empruntant de lui certaines sommes, si la bonne dame (qui savait flairer un piège aussi bien qu’aucune femme des Mearns) n’eût arrêté, par un refus net, cette propension à une plus grande intimité. Elle sut faire payer au jeune Deilbelicket, au vieux Dougald Baresword, laird de Bandybrawl, et à d’autres, l’hospitalité qu’elle ne jugeait pas convenable de leur refuser, en les employant dans les négociations avec les jeunes montagnards aux mains légères d’au delà du Cairn ; ceux-ci trouvant que leur ancienne victime était alors alliée « à leurs amis, et reconnue par eux au marché et à l’église, » consentirent, moyennant des conditions raisonnables, à cesser leurs déprédations.

Cet important succès réconcilia Jasper avec l’empire que sa femme commençait à usurper sur lui ; empire qui fut encore mieux affermi, lorsque voyons… quelle est la manière la plus convenable de rendre ma pensée ?… lorsqu’elle lui donna l’espoir d’une postérité. En cette occasion, mistress Yellowley eut un songe remarquable, comme c’est l’ordinaire des femmes grosses qui doivent mettre au monde un illustre rejeton. Elle rêva qu’elle était heureusement accouchée d’une charrue tirée par trois couples de bœufs du comté d’Angus ; et, fort jalouse de trouver un sens à ces présages, elle se mit, après avoir convoqué ses amies, à examiner comment on pouvait expliquer un tel songe. L’honnête Jasper s’aventura, mais non sans beaucoup hésiter, à dire son opinion : savoir, que ce rêve avait rapport plutôt aux choses passées qu’aux choses présentes, et pouvait avoir été occasionné par l’impression assez forte qu’avaient reçue les nerfs de son épouse en rencontrant sa grande charrue à six bœufs qui était l’orgueil de son cœur. Mais les bonnes matrones se mirent à crier, à hurler si fort contre cette explication, que Jasper fut obligé de mettre les doigts dans ses oreilles et de s’enfuir de l’appartement.

« Écoutez-le, dit une vieille radoteuse whig… écoutez-le, avec ses bœufs qui sont une idole pour lui, tout comme le veau de Béthel ! Non, non… ce n’est pas une charrue suivant la chair que ce beau garçon… car c’est un garçon qui naîtra… conduira au travers d’un champ… c’est la charrue suivant l’esprit… et j’espère le voir lever la tête en chaire, ou prêcher pour le moins sur une montagne. — Eh ! allez au diable avec votre whigherie, s’écria la vieille lady Glenprosing ; croyez-vous que le bel enfant de notre amie ne lèvera point la tête au dessus des épaules plus haut que votre saint, miss James Guthrie, dont vous babillez tant ?… Non, non, il suivra un sentier plus honorable ; il fera un joli curé… Et si je disais qu’il deviendra évêque un jour, que dirais-je de trop ? »

Dès que le gant fut ainsi jeté par une sibylle, il fut aussitôt ramassé par une autre, et une vive controverse s’engagea entre le presbytériat et l’épiscopat : on parla haut, ou plutôt on cria, l’eau de cannelle qu’on faisait circuler à la ronde, n’opérant pas sur les controversistes autrement que l’huile jetée sur le feu. Enfin Jasper entra avec son soc de charrue à la main ; et la crainte de sa présence, ainsi que la honte de faire un pareil tapage devant « un étranger, » imposa quelque peu silence aux bavardes.

Je ne sais si c’était impatience de donner le jour à une créature destinée à jouer un rôle élevé mais incertain, ou bien si la pauvre dame Yellowley ne fut pas plutôt épouvantée de l’horrible vacarme qui avait eu lieu en sa présence, mais elle tomba subitement malade, et, contrairement à la formule prévue et usitée en pareil cas, on répandit bientôt qu’elle se trouvait beaucoup plus mal qu’on ne l’avait cru. Elle profita de cette circonstance, car elle avait toute sa présence d’esprit, pour extorquer de son sympathique mari deux promesses : la première, qu’il baptisât l’enfant, dont la naissance semblait devoir lui coûter si cher, d’un nom qui rappelât la vision dont elle avait été favorisée ; et la seconde, qu’il fût élevé de manière à entrer dans les ordres. Le simple fermier du comté d’York, pensant qu’elle avait bien droit, à une pareille heure, de dicter ses désirs pour de pareilles affaires, souscrivit à tout ce qu’elle voulut. Un enfant mâle naquit donc à ces conditions ; mais l’état de la mère ne lui permit pas, pendant plusieurs jours, de s’enquérir de la manière dont elles étaient exécutées. Quand elle se trouva un peu mieux, on lui apprit que, comme il avait été urgent de baptiser l’enfant, il avait reçu le nom de Triptolème ; le curé, qui était un homme d’érudition classique, pensant que cette épithète contenait une belle et classique allusion à la charrue du rêve et au triple couple de bœufs. Mistress Yellowley ne fut pas fort satisfaite de la façon dont on avait fait droit à sa requête ; mais murmurer étant aussi peu de saison que dans le célèbre cas de Tristram Shandy, il lui fallut bien se contenter du nom païen. Elle s’efforça néanmoins de remédier aux effets qu’il pourrait produire sur les goûts et les penchants de son fils, par une éducation qui éloignerait jusqu’à la moindre idée de socs, de coutres, de trains, de couteaux, de tout ce qui enfin avait rapport à une ignoble et servile charrue.

Jasper, en homme du Yorkshire, riait dans sa barbe, s’imaginant bien que le jeune Trippie ne serait qu’un rejeton de la vieille branche, et qu’il tiendrait plutôt du jovial fermier que du sang noble, mais un peu aigre, de la famille de Clinkscale. Il remarqua avec un secret plaisir que les sons qui parvenaient le plus aisément à l’endormir étaient le sifflet d’un charretier, et que les premiers mots que l’enfant apprit à bégayer étaient les noms des bœufs de la ferme ; en outre, le marmot aimait mieux l’ale brassée à la maison que celle que l’on vend à deux sous dans les cabarets, et il ne quittait jamais le gobelet avec plus de répugnance que quand il y avait eu, par quelque manigance sortie du cerveau de Jasper, une double dose de drèche dans la chaudière en sus de celle que permettait la parcimonieuse ménagère. De plus, tandis qu’aucun autre moyen ne réussissait à apaiser les criailleries du bambin, le père avait observé qu’il réduisait toujours Trip au silence en faisant sonner une bride à ses oreilles. D’après tous ces symptômes il avait coutume de jurer en son particulier que l’enfant deviendrait un vrai fils de l’Yorkshire, et que sa mère et le sang de sa mère n’entreraient chez lui que pour peu de chose.

Une année après la naissance de Triptolème, mistress Yellowley donna le jour à une fille, nommée Barbara, nom qui était le sien. Cette fille, dès sa plus tendre enfance, eut le nez pincé et les lèvres minces qui distinguaient la famille de Clinkscale parmi les habitants des Mearns, et à mesure qu’elle avançait en âge, son adresse à saisir et son entêtement à retenir ensuite les joujoux de Triptolème, outre une virulente envie de mordre, de pincer, d’égratigner à la moindre provocation ou même sans motif, prouvaient aux yeux d’un observateur attentif que miss Baby serait la vivante image de sa mère. Les mauvaises langues ne manquèrent pas de dire que l’âpreté du sang de Clinkscale n’avait pas été en cette occasion rafraîchie et adoucie par celui de la vieille Angleterre ; que le jeune Deilbelicket rôdait toujours dans la maison, et que raisonnablement on ne pouvait pas croire que mistress Yellowley qui, comme tout le monde le savait, ne donnait rien pour rien, fût si extraordinairement attentive à surcharger l’assiette et à remplir le verre d’un goujat fainéant et bon à rien. Mais une fois qu’on avait vu la mine sévère et terriblement vertueuse de mistress Yellowiey, on rendait pleine justice à son excellente conduite et au goût délicat de Deilbelicket.

Cependant le jeune Triptolème, après avoir reçu les instructions que le curé pouvait lui donner (car, quoique dame Yellowley adhérât aux principes de l’église persécutée, son honnête époux, édifié par la robe noire et le livre de prières, se conformait encore à la religion établie par la loi), fut envoyé avec le temps à Saint-André pour y continuer ses études. Il partit ; mais de tristes souvenirs ramenaient toujours sous ses yeux la charrue de son père, les gâteaux de son père, et l’ale de son père, qui n’était pas trop bien remplacée par la petite bière du collège, communément appelée la diarrhée[1]. Néanmoins il faisait quelques progrès, et montrait surtout une prédilection toute particulière pour les auteurs de l’antiquité qui avaient fait du perfectionnement de l’art aratoire le but de leurs recherches. Il tolérait les Bucoliques de Virgile, mais il savait les Géorgiques par cœur ; quant à l’Énéide, il ne la pouvait digérer ; il était surtout sévère sur ce vers fameux qui exprime une charge de cavalerie, parce que, dans le sens qu’il donnait au mot putrem[2], il croyait que les combattants, dans leur ardeur inconsidérée, galopaient à travers une plaine fraîchement labourée. Caton le censeur était son favori parmi les héros et les philosophes classiques, non à cause de la rigueur de sa morale, mais pour son traité de Re rustica. Il avait toujours à la bouche la phrase de Cicéron : Jam neminem antepones Catoni. Il pensait bien de Palladius et de Terentius Varron ; mais Columelle était son compagnon de poche. À ces anciennes notabilités il en joignait de plus modernes, Tusser, Hartlib, et d’autres écrivains qui ont traité de l’économie rurale, sans oublier les élucubrations du berger de la plaine de Salisbury. Il ne négligeait même pas les travaux de ces ingénieux philomathes, qui, au lieu de charger leurs almanachs de vaines prédictions sur les événements politiques, dirigent l’attention de leurs lecteurs vers des procédés de culture, au moyen desquels on pouvait en toute sûreté prédire de bonnes récoltes ; auteurs modestes qui, s’inquiétant peu de l’élévation et de la chute des empires, se contentent de marquer les saisons propres à semer et à récolter, avec une belle prophétie du temps qu’on doit avoir dans chaque mois, par exemple, que s’il plaît au ciel nous aurons de la neige en janvier et du soleil en juillet.

Or, quoique le pasteur de Saint-Léonard fût grandement satisfait en général de l’application calme, studieuse et soutenue de Triptolème Yellowley, et le déclarât en conséquence digne d’un nom de quatre syllabes à terminaison latine, pourtant il ne pouvait lui pardonner l’attention exclusive qu’il donnait à ses auteurs favoris. « Rien qui sente le limon terrestre, disait-il, si ce n’est quelque chose de pis, comme de se tenir toujours l’esprit enfoncé dans le terreau, les engrais et le fumier ! » et il lui recommandait, mais en vain, histoire, poésie, théologie, comme des objets d’étude plus propres à relever l’âme humaine. Triptolème Yellowley était obstiné à suivre sa méthode. À propos de la bataille de Pharsale, il ne pensait guère qu’elle eût influé sur la liberté du monde, mais il déclarait que les champs émathiens avaient dû produire une superbe récolte l’année suivante. Des poésies nationales, on avait grand’peine à lui en faire lire un seul couplet, à l’exception du vieux Tusser, comme nous l’avons déjà dit, dont il savait par cœur les cent recettes sur la bonne culture. Il faut aussi excepter la Vision de Pierre le laboureur, que, sur son titre, il avait achetée d’un colporteur ; mais après avoir lu les deux premières pages, il jeta le livre au feu comme un ouvrage menteur à son titre et un impudent libelle de politique. Quant à la théologie, il résumait cette science en rappelant à ses professeurs que labourer la terre et gagner son pain à la fatigue de son corps et à la sueur de son front était le lot réservé à l’homme déchu, et que, pour sa part, il était résolu de remplir de son mieux une tâche si évidemment nécessaire à l’existence, laissant à d’autres de raisonner autant qu’ils voudraient sur les mystères abstraits de la science divine.

Avec des dispositions tellement rétrécies et bornées aux choses de la vie champêtre, on peut douter que les progrès de Triptolème en savoir, et l’usage qu’il devait probablement faire de ses connaissances, dussent combler les espérances ambitieuses de sa tendre mère. À vrai dire, il n’éprouvait aucune répugnance à entrer dans l’église, et cet état convenait assez bien à cette indolence habituelle du corps qui vient parfois à la suite de longues spéculations. Il se proposait, pour parler clairement (et plût à Dieu que lui seul eut formé ce projet !), de cultiver la glèbe six jours de la semaine, et de prêcher le septième avec toute la régularité convenable, après quoi il dînerait avec quelque gros franklin ou laird de campagne, et fumerait une pipe en vidant un broc pour passer la soirée et entamer une conférence secrète sur l’inépuisable sujet de


Quid faciat lœtas segetes[3].


Or ce plan, outre qu’il n’indiquait rien de ce qu’on appelait alors le principal de l’affaire, impliquait nécessairement la possession d’une mense, et la possession d’une mense impliquait assentiment aux doctrines de l’épiscopat et autres monstruosités de l’époque. Il s’agissait de savoir jusqu’à quel point la glèbe, la mense, la dîme, la redevance et l’argent auraient contrebalancé les préjugés de la bonne maman en faveur du presbytérianisme ; mais le zèle de mistress Yellowley ne fut pas mis à une si rude épreuve. Elle mourut avant que son fils eût achevé ses études, laissant son époux aussi inconsolable qu’on devait s’y attendre. Le premier acte d’administration privée du vieux Jasper fut de faire revenir son Triptolème de Saint-André, pour l’aider dans ses travaux domestiques. Et ici on peut supposer que notre jeune homme, appelé à mettre en pratique un art qu’il avait si passionnément étudié en théorie, devait être, pour nous servir d’une expression qu’il eût trouvée de son goût, comme une vache entrant dans un gras pâturage. Hélas ! vains projets ! espérances trompeuses de l’humanité !

Un philosophe rieur, le Démocrite de nos jours, comparait une fois la vie humaine à une table percée d’une infinité de trous qui ont chacun une cheville faite de façon à le remplir exactement ; mais si l’on plaçait les chevilles à la hâte et sans choix, le hasard amenait inévitablement les plus grossières erreurs. « Car combien de fois voyons-nous, » concluait pathétiquement l’orateur, « combien de fois voyons-nous l’homme rond enfoncé dans le trou à trois coins ! » Cette nouvelle explication des fantaisies de la fortune donna des convulsions de rire à tous les membres de l’auditoire, excepté à un gros alderman qui sembla croire que le cas était le sien, et qui prétendit que ce n’était point matière à plaisanter. Pour appliquer ici la comparaison qui est excellente, il est clair que Triptolème était sorti du sac au moins cent ans trop tôt. S’il eût paru sur la scène à notre époque, c’est-à-dire, s’il eût fleuri depuis trente ou quarante années, il n’aurait pas manqué une place de vice-président dans quelque éminente société d’agriculture, et eût fait toute la besogne sous les auspices de quelque noble duc ou lord qui aurait ou n’aurait pas connu la différence qui existe entre un cheval et une charrette. Il n’aurait pu manquer une pareille dignité, car il était excessivement fort sur tous ces détails qui, sans avoir aucune utilité dans la pratique réelle, contribuent beaucoup à constituer le talent d’un connaisseur en tout art, mais surtout en agriculture. Mais, hélas ! Triptolème Yellowley, comme on le sait déjà, était venu au monde un siècle au moins trop tôt. Au lieu de s’asseoir dans un fauteuil, avec un marteau en main et une rasade de Porto devant lui, portant le toast de… « Aux élèves en tout genre ! » son père le planta entre les deux manches d’une charrue, et l’invita à diriger les bœufs dont il aurait de nos jours vanté emphatiquement la beauté, et dont il n’aurait pas aiguillonné, mais découpé les flancs. Le vieux Jasper se plaignait de ce que si personne ne parlait si bien de prairies et de jachères, de froment et de raves, de semences et de récoltes, que son savant fils (qu’il appelait toujours Tolème), « pourtant, et malgré tout, ajoutait le Sénèque, nous n’y gagnons rien… nous n’y gagnons rien. » Ce fut bien pis lorsque Jasper, devenant vieux et débile, fut obligé, comme il arriva au bout de quelques années, de céder graduellement les rênes de l’administration au néophyte académique.

Comme si la nature eût voulu l’éprouver, Triptolème exploitait la ferme la plus difficile et la plus ingrate des Mearns, si bien que toute peine était vaine. C’était un terrain qui produisait tout, sinon ce dont un laboureur a besoin ; car il y avait abondance de chardons, ce qui indique une terre ferme ; et quantité de fougère, ce qui dénote, dit-on, un sol creux ; et puis des orties, qui montrent qu’un champ fut jadis marné ; et puis des sillons très profonds dans les endroits les plus mal choisis, ce qui prouvait que ces terres avaient été autrefois cultivées par les Peghts[4], comme le disait une tradition populaire. Il y avait aussi une multitude de pierres pour tenir le terrain chaud, suivant l’opinion de quelques fermiers, et un nombre infini de sources pour le rafraîchir et lui donner de la sève, selon les théories de certains autres. C’était en vain que, se conformant tour à tour à ces principes, le pauvre Triptolème s’efforçait de tirer parti des capacités supposées du sol. Jamais le beurre qu’on battait dans sa baratte ne venait engraisser son pain plus que celui du pauvre Tusser autrefois, à qui ses Cent recettes de bonne culture, si utiles à d’autres laboureurs de son temps, n’avaient pas rapporté cent sous.

De fait, à l’exception d’un enclos de cent acres, auquel le vieux Jasper avait reconnu de bonne heure la nécessité de borner son travail, il n’y avait pas un coin de terre dans la ferme qui fût bon à autre chose qu’à briser les socs de charrues et à tuer les attelages. Et alors le profit chétif que rapportaient les terres du bonhomme était bientôt totalement absorbé par les dépenses qu’occasionnaient l’exploitation générale de Triptolème et son penchant à faire des essais. « Les bêtes et les valets, » confessait-il avec un soupir, en parlant de ses chevaux et de ses charretiers, « les bêtes et les valets produisent tout, et les bêtes et les valets dévorent tout ! » conclusion qui pourrait se trouver, au bout de l’année, sur le livre de comptes de bien des gentilshommes cultivateurs.

Les affaires de Triptolème eussent été, de nos jours, bientôt amenées à fin. Il se serait procuré un crédit chez un banquier, il eût lancé en circulation ses billets, et mis son faisant-valoir sur un grand pied ; puis il aurait vu ses récoltes et ses meubles confisqués par le shériff. Mais alors un homme ne pouvait pas se ruiner si aisément. Tous les fermiers d’Écosse étaient au même niveau pour la pauvreté, de sorte qu’il était extrêmement difficile à un d’eux d’atteindre une position élevée, d’où une chute aurait mis un homme à même de se casser le cou avec quelque éclat. La plupart des fermiers se trouvaient dans une position où, manquant de tout crédit, ils pouvaient bien approcher davantage de l’indigence, mais sans pouvoir faire banqueroute. En outre, malgré les erreurs des calculs de Triptolème, il faut mettre en ligne de compte, pour balancer les frais auxquels ses tentatives l’entraînaient, toutes les économies que pouvait effectuer sa sœur Barbara. Et, en vérité ses efforts étaient merveilleux. Elle eût réalisé, si la chose était possible, l’idée du savant philosophe qui déclarait que le sommeil était une illusion, l’action de manger une pure habitude, et qui paraissait aux yeux du monde avoir renoncé à ces deux fonctions animales ; on découvrit malheureusement qu’il avait une intrigue avec la cuisinière de la maison, qui l’indemnisait de ses privations en lui donnant ses entrées particulières à l’office, et une place dans son propre lit. Mais aucune de ces fraudes n’était employée par Barbara Yellowley. Elle se levait matin, se couchait tard, et paraissait aux servantes, qui dormaient trop peu et travaillaient trop fort, aussi éveillée que le chat. Quant aux vivres, elle semblait se nourrir d’air, et aurait bien voulu ne donner que ce plat à son monde. Son frère, qui, outre ses habitudes d’indolence, avait l’appétit très vif, désirait de temps à autre goûter une bouchée de viande, ne fût-ce que pour reconnaître si ses moutons engraissaient ; mais la proposition de manger un enfant n’aurait pas effrayé davantage miss Barbara ; et Triptolème, avec son caractère commode et facile, se résignait à la nécessité d’un carême perpétuel, trop heureux quand il pouvait étaler un méchant morceau de beurre sur son gâteau d’avoine, ou se soustraire, vu qu’ils demeuraient sur les bords de l’Eske, à l’obligation de manger du saumon six ou sept jours sur sept, qu’on fût ou non dans la saison.

Mais quoique miss Barbara mît fidèlement en commun toutes les épargnes que son merveilleux talent pour l’économie parvenait à amasser ; quoique le douaire que leur mère avait laissé s’en allât peu à peu, et fût presque tout dépensé à force d’y recourir dans de grandes occasions, le terme approchait enfin où il semblait impossible qu’ils pussent continuer long-temps à lutter contre la mauvaise étoile de Triptolème, comme il le disait lui-même, ou, comme disaient les autres, contre le résultat de ses absurdes spéculations. Heureusement que dans cette crise un dieu, lancé du ciel comme par une machine, vint à son secours. Pour parler clairement, le noble lord qui possédait leur ferme arriva à son château dans le voisinage, avec son carrosse à six chevaux et ses piqueurs en avant, dans tout le luxe du dix-septième siècle.

Ce personnage de qualité était fils du seigneur qui avait amené le vieux Jasper du comté d’York dans ce pays, et avait pourtant bien spéculé pour lui-même au milieu des révolutions de l’époque, car il avait obtenu pour bon nombre d’années l’administration des îles Orcades et Shetland, en paiement d’une certaine rente, avec droit de disposer à son gré de tout ce qui composait le domaine ou le revenu de la couronne dans ces provinces éloignées, sous le titre de lord chambellan. Or Sa Seigneurie se trouvait avoir une idée fort juste en soi, qu’il y avait beaucoup à faire pour rendre cette concession profitable, en perfectionnant la culture des terres de l’État, et comme il connaissait quelque peu notre ami Triptolème, il crut avoir trouvé (la trouvaille n’était pas heureuse) un homme capable de mettre ses projets à exécution. Il lui envoya dire de se présenter à la grande salle du château, et fut tellement édifié de la manière dont notre ami donnait son avis sur le premier objet venu, qu’il ne perdit pas de temps pour s’assurer la coopération d’un agent si estimable.

Les conditions furent réglées au gré de Triptolème, qui avait appris par une expérience de plusieurs années, quoique cette notion fût encore un peu confuse chez lui, que sans déprécier ni mettre un seul instant son mérite en doute, il ferait tout aussi bien de laisser tous les risques et périls à la charge de son patron. Et, à la vérité, les espérances de profit dont il le flattait étaient si considérables, que le lord chambellan repoussa toute idée d’admettre son agent au partage des profits attendus. Toute grossière qu’était encore l’agriculture en Écosse, elle y était pourtant de beaucoup supérieure aux méthodes connues et mises en pratique dans les campagnes de Thulé, et Triptolème Yellowley s’imaginait qu’étant initié dans ces mystères bien plus avant que tous les cultivateurs des Mearns, l’amélioration à laquelle on devait s’attendre augmenterait en proportion de son double savoir ; le lord chambellan empocherait tous les revenus, déduction faite d’un honnête salaire pour son homme d’affaires Yellowley, et de la concession d’une maison et d’une bonne ferme pour nourrir la famille de l’homme d’affaires. La joie saisit le cœur de miss Barbara, en apprenant la tournure heureuse que prenaient leurs affaires qui menaçaient de finir si mal en restant à Cauldacres.

« Si nous ne pouvons, dit-elle, entretenir notre maison quand tout y entrera et qu’il n’en sortira rien, il faudra que nous soyons pires que des infidèles. »

Triptolème fit quelque temps l’homme affairé, caquetant et jasant, buvant et mangeant dans chaque cabaret, pendant qu’il commandait et rassemblait tous les instruments d’agriculture dont pourraient avoir besoin les habitants de ces îles dévouées à l’agriculture, et dont les destins étaient menacés d’un si formidable changement. Ces outils sembleraient bizarres aujourd’hui aux membres d’une société d’agriculture ; mais toute chose est relative, et la pesante charpente à roues, appelée vieille charrue d’Écosse, ne paraîtrait pas plus singulière à un fermier de nos jours, que les corselets et les casques des soldats de Cortès ne sembleraient étranges à nos soldats. Pourtant, ces armures conquirent le Mexique, et indubitablement ces instruments aratoires auront apporté une amélioration merveilleuse dans l’agriculture de Thulé.

Nous n’avons jamais pu découvrir pourquoi Triptolème préféra fixer sa résidence dans les îles Shetland, plutôt que d’habiter les Orcades. Peut-être pensa-t-il que les insulaires du premier archipel étaient les plus dociles de ces deux excellentes tribus, ou peut-être la position de la maison et de la ferme qu’il devait occuper, ferme vraiment passable, lui plaisait-elle davantage que celle où il aurait pu aussi bien aller s’établir à Pomène, nom que l’on donnait à l’île principale des Orcades. Ce fut donc à Harfra, ou à Stourburgh, comme on l’appelait quelquefois à cause des ruines d’un fort picte qui touchait presque à la maison, que s’établit le facteur dans la plénitude de son autorité, bien résolu à honorer de tous ses efforts le nom qu’il portait, à prêcher d’exemple autant que de paroles, à civiliser enfin les Shetlandais, et à perfectionner leurs connaissances fort bornées dans les premiers arts de la vie humaine.



  1. Through go nimbe, mot à mot, passer vite à travers.
  2. Quadrupedante puirem sonitu qualit ungula campum.
  3. Commencement des Géorgiques de Virgile. a. m.
  4. Les Pictes. a. m.