Le Pirate (Montémont)/Chapitre XVIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 194-205).

CHAPITRE XVIII.

les nouvelles.


Je viens au grand galop vous trouver ; je vous apporte d’heureuses nouvelles, des joies sans nombre ; des temps d’or, et de superbes prix courants.
Le vieux Pistol.


La fortune, qui semble parfois avoir une conscience, devait quelque dommagement au généreux udaller ; elle s’en acquitta le soir même en envoyant à Burgh-Westra un personnage qui n’était pas moins que le colporteur Bryce Snailsfoot lui-même. Il arriva en grande pompe, monté sur un bidet, et amenant sa balle de marchandises, deux fois plus grosse que de coutume, que portait un autre cheval, conduit par un enfant tête et pieds nus.

Comme Bryce annonçait qu’il était porteur d’importantes nouvelles, il fut introduit dans la salle à manger, où, d’après les coutumes simples d’un âge et d’un pays qui ne connaissaient pas la distinction des rangs, on lui permit de s’asseoir devant un buffet qui fut amplement garni de provisions et de bon vin, tandis que, dans son attentive hospitalité, Magnus défendait qu’on adressât la moindre question au colporteur, avant qu’il eût apaisé sa faim et sa soif. Bryce annonça avec l’air d’importance que se donne un voyageur venu de loin, qu’il était arrivé la veille à Lerwick, après avoir été à Kirkwall, capitale des Orcades, et qu’il aurait gagné Burgh-Westra le même jour, sans une tempête qui l’avait surpris à la hauteur de Fitful-Head.

« Nous n’avons pas eu de vent ici, dit Magnus. — Alors, il y a quelqu’un qui n’est pas resté à dormir, dit le colporteur, et son nom commence par une N ; mais le ciel est au dessus du tout. — Mais, dites-nous les nouvelles des Orcades, Bryce, au lieu de nous entretenir d’une bouffée de vent. — Des nouvelles comme on n’en a pas appris depuis trente ans ; pas depuis le temps de Cromwell. — Est-ce donc une autre révolution ? dit Halcro ; le roi Jacques est-il revenu comme autrefois revint le bon roi Charlot, dites donc ? — Ce sont des nouvelles, répondit le colporteur, qui valent vingt rois et autant de royaumes par dessus le marché ; car, quel bien les révolutions nous firent-elles jamais ?… Aucun, et j’ose dire pourtant que nous en avons eu une douzaine, tant grandes que petite. — Est-il arrivé quelque bâtiment des Indes ? demanda Magnus Troil. — Vous y touchez presque, fowd ; mais ce n’est pas un vaisseau de la compagnie des Indes, c’est un beau navire armé, surchargé de marchandises dont ils se défont si aisément qu’un honnête homme de ma trempe peut donner à tout le pays l’occasion de faire d’excellents marchés comme on n’en fit jamais. Vous verrez si je mens, lorsque j’ouvrirai ma balle, car j’espère que je ne la remporterai pas tout-à-fait aussi lourde que je l’ai apportée. — Oui, oui, dit l’udaller, il faut que vous ayez fait de bons marchés, si vous ne vendez pas cher ; mais quel vaisseau était-ce ? — Je ne saurais dire au juste ; je n’ai parlé qu’au capitaine, qui est un homme discret ; mais il faut que le bâtiment vienne de la Nouvelle-Espagne, car je suis certain qu’il y a des soies, des satins, du tabac, du vin, et il ne manque pas de sucre ; il a encore de bonnes caisses d’or et d’argent en pièces, outre un bon tas de poudre d’or par dessus le marché. — Quelle tournure a ce navire ? » demanda Cleveland, qui semblait prêter beaucoup d’attention.

« C’est un fort bâtiment, répondit le marchand voyageur, gréé en schooner, courant comme un dauphin, dit-on, portant douze canons et percé pour vingt. — Avez-vous entendu nommer le capitaine ? » demanda Cleveland d’une voix moins haute que de coutume.

« Je me suis contenté de l’appeler capitaine, répondit Bryce Snailsfoot, car je me suis fait une règle de ne jamais questionner ceux avec qui les affaires de mon commerce me mettent en relation ; car, il y a plus d’un capitaine, soit dit sans vous offenser, capitaine Cleveland, qui ne se soucie pas de voir son nom accolé à son titre ; et pourvu que nous sachions quels marchés nous faisons, peu nous importe de savoir avec qui nous faisons marché. — Bryce Snailsfoot est un homme prudent, » dit l’udaller en riant ; « il sait qu’un fou peut faire bon nombre de questions auxquelles un sage ne se soucie pas de répondre. — J’ai fait affaire avec bien des honnêtes marchands en ce monde, répliqua Snailsfoot, et je sais qu’il est inutile de dégoiser le nom d’un homme à chaque instant ; mais je parierais que ce commandant est un galant homme, et même un très honnête homme ; car tout son équipage est presque aussi richement habillé que lui-même. Jusqu’aux mousses qui ont des écharpes de soie ! J’ai vu plusieurs dames en porter de pires et se croire des astres. Quant aux boutons d’argent, aux boucles item, et à toutes ces vanités du même genre, c’est à n’en plus finir. — Les imbéciles ! » murmura Cleveland entre ses dents ; et puis il dit à haute voix : « Je suppose qu’ils viennent souvent à terre montrer leur splendeur aux fillettes de Kirkwall ? — Non pas ! le capitaine ne leur laisse pas mettre le pied sur le rivage sans qu’ils soient accompagnés du contre-maître… et le marin est un drôle comme n’en vit jamais tillac de navire… Vous pourriez aussi bien attraper un chat sans ses griffes que lui sans son sabre et une double paire de pistolets à sa ceinture ; tout le monde le craint autant que le capitaine lui-même. — Ce doit être Hawkins ou le diable ! s’écria Cleveland. — Il se peut, capitaine, répliqua le colporteur, qu’il soit l’un ou l’autre ou qu’il tienne des deux ; mais rappelez-vous que c’est vous qui lui avez donné ces noms, et non pas moi. — Mais, capitaine Cleveland, reprit Magnus, c’est peut-être le vaisseau matelot dont vous parliez… — Alors, il faut qu’ils aient eu du bonheur, pour sortir du mauvais pas où je les ai laissés… N’ont-ils pas dit avoir perdu un vaisseau qui les accompagnait, colporteur ? — Ma foi, oui ! répliqua Bryce ; du moins, ils ont parlé d’un bâtiment qui est allé rejoindre Davy Jones à la hauteur de ces îles. — Et leur avez-vous dit ce que vous saviez de son naufrage ? demanda l’udaller. — Et pourquoi diable aurais-je dit une pareille sottise ? répondit le colporteur ; à quoi bon parler de cela ? Quand ils auraient su ce qu’était devenu le vaisseau, ils auraient demandé où était la cargaison… et vous n’auriez pas voulu que j’attirasse un vaisseau armé vers nos côtes, pour tourmenter de pauvres gens à propos de méchants débris que la mer a jetés sur ces rivages ? — Sans compter ce qu’on aurait trouvé dans votre balle, bandit ! » s’écria Magnus Troil, et cette observation produisit un long rire. L’udaller ne put s’empêcher de prendre part lui-même à l’hilarité qui accueillit sa plaisanterie ; mais reprenant aussitôt son sérieux, il ajouta d’un ton beaucoup plus grave que de coutume : « Vous pouvez rire, mes amis : mais c’est une coutume qui déshonore notre pays et lui attire la colère du ciel ; et tant que nous n’apprendrons pas à respecter les droits de ceux que dépouillent les vents et les vagues, nous mériterons d’être opprimés et tyrannisés, comme nous l’avons été et le sommes encore, par la force supérieure des étrangers qui nous font la loi. »

La compagnie baissa la tête à cette réprimande de Magnus. Peut-être beaucoup de convives et des plus huppés étaient-ils accusés par la voix de leur propre conscience ; tous, au moins, sentaient que la soif du pillage, chez leurs gens et leurs inférieurs, n’était pas réprimée avec la rigueur suffisante. Cependant Cleveland répondit gaîment : « Si ces honnêtes marins sont mes compagnons, je réponds pour eux qu’ils ne troubleront pas le pays. À propos des débris de caisses, de hamacs et d’autres brimborions que le Roost peut avoir jetés sur ses côtes, après le naufrage de mon pauvre sloop. Que leur importent que ces bagatelles enrichissent Snailsfoot, le fond de la mer ou le diable ? Ouvrez donc votre balle, Bryce, et montrez votre cargaison à ces dames, peut-être trouverons-nous quelque chose de leur goût.

« Ce ne peut être le vaisseau qui faisait voile avec le sien, » dit à voix basse Brenda à sa sœur ; il aurait montré plus de joie à cette nouvelle. — La chose est certaine pourtant, répondit Minna ; car j’ai vu son œil briller à la pensée de rejoindre les compagnons de ses dangers. — Peut-être son œil brillait-il, » répondit Brenda toujours à voix basse, « à l’idée de quitter les îles Shetland ; il est difficile de deviner la pensée du cœur au regard de l’œil. — N’interprétez pas, du moins, si défavorablement les pensées d’un ami, dit Minna ; et ainsi, en cas d’erreur, Brenda, la faute n’en sera point à vous. »

Pendant ce dialogue, Bryce Snailsfoot travaillait à détacher la courroie de sa balle, qui était en cuir de veau marin et avait bien six bonnes verges de long, artistement entortillée et retenue par toutes sortes de nœuds et de boucles ; il était fréquemment interrompu dans ce travail par l’udaller et les autres qui l’assaillaient de questions à propos du vaisseau étranger.

« Les officiers allaient-ils souvent à terre ? et comment étaient-ils reçus par les gens de Kirkwall ? demanda Magnus Troil. — Admirablement bien, répondit Bryce Snailsfoot ; le capitaine, avec un ou deux de ses officiers, a même assisté par la ville aux danses et autres vanités ; mais on est venu à parler des douanes, des droits du roi, et de pareilles choses ; alors les principaux habitants qui remplissent les fonctions de magistrats ont voulu s’en mêler. Ils ont eu dispute avec le capitaine, qui a refusé de les satisfaire ; et comme ensuite on lui faisait froide mine, il a parlé de faire doubler à son vaisseau le Stromness et le Langhope, car il est exposé aux canons de la batterie de Kirkwall. Mais je pense qu’il restera dans cette ville jusqu’après la foire d’été, malgré tout. — Les habitants des Orcades, dit Magnus Troil, sont toujours empressés de serrer davantage le collier écossais autour de leurs cous. Ce n’est pas assez pour eux de payer le scat et le wattle, qui étaient les seuls impôts payés sous le vieux gouvernement norse, il faut encore qu’ils nous accablent avec leurs douanes et droits du roi ! C’est le rôle d’un honnête homme que de résister à ces exactions. Je l’ai fait toute ma vie, et toute ma vie je le ferai. »

Il y eut une longue et bruyante salve d’applaudissements, parmi les convives qui approuvaient plus volontiers les principes commodes de Magnus au sujet des revenus publics, que la rigueur de ses décisions concernant les débris que la mer envoyait sur les côtes. Ces sentiments étaient naturels chez des insulaires vivant dans une contrée isolée et soumis à des vexations arbitraires. Mais l’inexpérience de Minna l’entraîna bien plus loin que son père, et elle dit tout bas à Brenda, non sans être entendue de Cleveland, que la pusillanimité des Orcadiens n’avait su profiter d’aucune des occasions que leur avaient présentées les derniers événements pour s’affranchir du joug écossais.

« Pourquoi, ajouta-t-elle, n’avons-nous pas, au milieu de si nombreuses révolutions, saisi l’instant favorable pour nous soustraire à une obéissance illégitime, et pour revenir à la protection du Danemarck, pays de nos ancêtres ? Pourquoi hésitons-nous encore à le faire, si ce n’est que les habitants des Orcades ont contracté toutes sortes d’alliances avec nos oppresseurs, qu’ils sont devenus sourds à la voix de l’héroïque sang norse qu’ils tenaient de leurs ancêtres ! »

La dernière partie de ce discours patriotique arriva jusqu’aux oreilles étonnées de notre ami Triptolème, qui, sincèrement dévoué à la succession protestante et à la révolution établie, ne put s’empêcher de s’écrier : « Comme chante le vieux coq le jeune coq apprend à chanter ; je devrais dire la jeune poule… Je vous demande pardon, miss, si j’ai dit quelque chose d’inconvenant dans un genre ou un autre… C’est un heureux pays que celui où le père déclame contre les douanes royales, et la fille contre la couronne du roi ! À mon jugement, cela ne peut finir que par des arbres et du chanvre. — Les arbres sont rares chez nous, dit Magnus ; et quant au chanvre, nous en avons besoin pour nos agrès, et nous ne pouvons le perdre en cravates. — Et quiconque, ajouta le capitaine, prend ombrage de ce que dit cette jeune dame, ferait beaucoup mieux d’employer ses oreilles et sa langue à une autre besogne. — Oui, oui, dit Triptolème ; ce n’est pas la peine de dire des vérités lorsqu’elles sont aussi mal venues auprès des esprits forts que de la luzerne mouillée devant une vache, et dans un pays où les hommes sont prêts à dégainer leurs sabres si une fillette regarde quelqu’un de travers. Mais peut-on demander des manières à des gens qui appellent un soc de charrue un markal ? — Écoutez, maître Yellowley, » dit le capitaine en souriant, « j’espère que mes manières ne sont pas au nombre des abus que vous venez réformer ; tout essai de ce genre pourrait être dangereux. — Aussi bien que difficile, » répondit sèchement Triptolème ; « mais ne craignez pas mes remontrances, capitaine Cleveland : mes travaux concernent les hommes et les choses de la terre, non les hommes et les choses de la mer… vous n’êtes pas de mon élément. — Soyons donc amis, vieil assemble-mottes, dit le capitaine. — Assemble-mottes[1] ! » répliqua l’agriculteur en ruminant sur un souvenir de ses anciennes études, « assemble-mottes, comme assemble-nuages, Νεφελεγερἐτα Ζεὺς grœcum est… Dans quel voyage avez-vous appris cette expression ? — De mon temps, j’ai voyagé aussi bien dans les livres que sur les mers, répondit le capitaine ; mais mes derniers voyages m’ont fait oublier mes anciennes croisières à travers le savoir classique. Mais voyons, Bryce, as-tu enfin débarqué tes marchandises ?… apporte cela ici, qu’on voie s’il y a dans ta cargaison quelque chose qui vaille la peine qu’on le regarde. »

Avec un sourire orgueilleux et malin, le rusé colporteur étala un assortiment de marchandises infiniment supérieures à celles qui remplissaient ordinairement ses balles ; et notamment des étoffes rares et précieuses garnies de franges, et brodées avec tant d’art et d’éclat sur des modèles arabesques, que leur vue aurait ébloui les yeux d’une société beaucoup plus brillante que celle des simples filles de Thulé. Toutes regardaient et admiraient, tandis que mistress Baby Yellowley, levant les mains au ciel, protestait que c’était un péché de jeter les yeux sur de telles puérilités, et un crime pire que le meurtre que d’en demander le prix.

D’autres montrèrent plus de courage, et les prix que demandait le marchand, s’ils n’étaient pas, comme il le prétendait, tout juste un peu plus que rien, et pour ne pas faire un véritable cadeau de ses marchandises, étaient néanmoins si modérés, qu’il fallait évidemment qu’il eût lui-même fait un excellent marché. En conséquence, le prix modique des différents objets amena un débit rapide ; car dans les îles Shetland, comme partout ailleurs, les gens sages achètent plutôt par prudence et par désir de faire un bon marché, que par besoin réel de l’emplète en question. Lady Glowrowrum acheta sept jupes et douze corsages d’après ce seul principe, et d’autres matrones présentes rivalisèrent avec elle dans ce sagace calcul d’économie. L’udaller fit aussi des achats considérables ; mais le chaland principal de tout ce qui pouvait plaire aux dames fut le galant capitaine Cleveland, qui vida tout le magasin du colporteur en choisissant des cadeaux pour chaque dame de la compagnie ; il est bien entendu que Minna et Brenda Troil ne furent pas oubliées.

« J’ai peur, dit Magnus, que ces demoiselles ne doivent regarder tous ces jolis présents comme des souvenirs, et que cette libéralité ne soit un signe certain que nous allons bientôt vous perdre. »

Cette réflexion sembla embarrasser celui à qui elle s’adressait.

« Je sais à peine, » dit-il avec quelque hésitation, « si ce vaisseau est ou n’est pas celui qui faisait route avec nous. Il faudra que je pousse jusqu’à Kirkwal pour m’en assurer, et alors j’espère revenir dans le Dunrossness pour vous dire adieu à tous. — En ce cas, » dit l’udaller après avoir réfléchi un moment, « je pourrai vous accompagner. Je dois aller à la foire de Kirkwall pour régler avec les marchands auxquels j’ai confié mon poisson, et j’ai souvent promis à Minna et à Brenda qu’elles verraient la foire. Peut-être ce navire, qu’il soit à des étrangers ou à vos compagnons, aura-t-il des marchandises qui me conviendront. J’aime presque autant avoir mes magasins encombrés de provisions que remplis de danseurs. Nous nous rendrons aux Orcades dans mon brick, et je puis, si cela vous fait plaisir, vous y offrir un hamac. »

L’offre parut si agréable à Cleveland, qu’après s’être répandu en remercîments, il sembla vouloir prouver sa joie en épuisant les trésors de Snailsfoot pour les répandre sur la compagnie. Une grande bourse d’or passa dans la main du colporteur, avec une facilité et une indifférence de la part de l’ex-possesseur, qui indiquaient ou une prodigalité sans bornes, ou la certitude de posséder des richesses plus vastes et même inépuisables ; Baby dit tout bas à son frère que « s’il pouvait suffire à jeter ainsi l’argent, ce jeune homme avait encore, malgré son naufrage, fait un voyage meilleur que tous les armateurs de Dundee, dont les navires étaient revenus intacts pendant tout une année. »

Mais l’air boudeur qu’elle avait pris pour faire cette remarque s’adoucit considérablement, lorsque Cleveland, dont le but dans cette soirée semblait être d’acheter la bonne opinion de tout le monde, s’approcha d’elle avec un vêtement qui ressemblait assez pour la forme à un plaid écossais, mais tissu d’une laine si douce, qu’on eût dit, au toucher, manier de la soie. « C’était, dit-il, une partie de l’habillement des dames espagnoles appelé mantilla ; comme il devait aller à merveille à la taille de mistress Baby Yellowley, et qu’il convenait fort bien au climat brumeux des îles Shetland, il la priait de le porter en mémoire de lui. » La dame, donnant à son visage une expression de douceur aussi prononcée qu’il était possible, non seulement consentit à recevoir cette marque de galanterie, mais encore permit au galant d’arranger la mantilla sur ses épaules saillantes et décharnées, « où, dit Claude Halcro, elle pouvait aussi bien rester jusqu’à la fin du monde, que si elle était retenue par deux chevilles de chêne. »

Tandis que le capitaine remplissait ce devoir de courtoisie, au grand amusement de la société, et l’on pouvait croire que c’était là sa principale intention, Mordaunt Mertoun faisait emplette d’une petite chaîne d’or, avec le dessein secret de la présenter à Brenda dès que l’occasion s’en offrirait. Le prix fut convenu et l’objet mis de côté. Claude Halcro, de son côté, témoigna quelque désir de posséder une tabatière d’argent de forme ancienne, car il faisait une consommation considérable de tabac ; le barde néanmoins se trouvait rarement avoir le gousset fourni, et de fait, au moyen de sa vie errante, il pouvait sans peine se passer d’argent. Mais Bryce, qui jusque-là n’avait vendu qu’au comptant, protesta que ses minces profits sur des objets si rares et si choisis ne lui permettaient pas de faire crédit à l’acquéreur. Mordaunt devina le sujet de leur conversation à la manière dont ils chuchotaient, tandis que le barde semblait avancer un doigt solliciteur vers la boîte en question, et que le prudent colporteur la retenait entre ses dix doigts, comme s’il eût eu peur que la boîte ne prît des ailes pour s’envoler dans la poche de Claude Halcro. Mordaunt Mertoun, jaloux de faire plaisir à une vieille connaissance, jeta le prix sur la table, et dit qu’il ne permettrait pas à M. Halcro d’acheter cette boîte, attendu qu’il était décidé à lui en faire cadeau.

« Je ne songe pas à vous en imposer, mon jeune ami, dit le poète ; mais la vérité est que cette boîte me rappelle étrangement celle du glorieux John, dans laquelle j’eus l’honneur de prendre une prise au café des Beaux-Esprits, en mémoire de quoi j’ai plus de considération pour le pouce et l’index de ma main droite que pour toute autre partie de mon corps. Seulement vous me permettrez de vous en remettre le prix, quand mon poisson salé d’Urkester aura paru au marché. — Arrangez l’affaire entre vous, » dit le colporteur empochant les espèces de Mordaunt ; « la boîte est achetée et vendue. — Et comment, » s’écria le capitaine Cleveland qui survint tout-à-coup, « osez-vous vendre une deuxième fois ce que vous m’avez déjà vendu ? «

Toute la compagnie fut surprise de cette exclamation qui partit soudain, lorsque Cleveland, après avoir paré mistress Baby, entrevit, non sans une certaine émotion, des objets dont Bryce Snailsfoot venait de disposer. À cette courte et sévère question, le colporteur, n’osant guère contredire un chaland d’une pareille espèce, répondit en balbutiant que « le Seigneur savait qu’il n’aurait pas voulu offenser le capitaine. — Comment, monsieur, s’écria le marin, vous ne voulez pas m’offenser, et vous disposez de ma propriété ! » Puis, avançant la main vers la boîte et la chaîne, il ajouta : « Rendez à ce jeune homme son argent, et apprenez à régler votre course sur le méridien de l’honnêteté. »

Le colporteur, confus et rechignant, tira sa bourse de cuir dans laquelle il avait déjà déposé l’argent de Mordaunt ; mais le jeune homme ne voulut pas consentir à cet arrangement.

« Ces objets, dit-il, ont été achetés et payés par moi… ce sont vos propres paroles, Bryce Snailsfoot, M. Halcro les a entendues ; et je ne souffrirai pas que ni vous ni personne m’enleviez mon bien. — Votre bien, jeune homme ? reprit Cleveland ; c’est le mien… je venais d’en parler à Bryce au moment où je me suis éloigné de cette table. — Je… je… je n’avais pas bien entendu, » dit Bryce, avec un désir manifeste de ne les mécontenter ni l’un ni l’autre.

« Voyons, voyons, dit l’udaller ; on ne se querellera point à propos de semblables vétilles ; il faut nous rendre, sans perdre un instant, au grand magasin (c’est ainsi qu’il avait coutume d’appeler la salle de danse) et nous y rendre tous de bonne humeur : les objets resteront pour cette nuit entre les mains de Bryce, et demain j’en désignerai moi-même le propriétaire. »

Les lois de l’udaller dans sa maison étaient aussi absolues que celles des Mèdes. Les deux jeunes gens se regardèrent à la dérobée d’un air de mécontentement, et s’en allèrent de différents côtés.

Il est rare que le second jour d’une fête soit comparable au premier ; les esprits, aussi bien que les jambes, sont fatigués et incapables de suffire à la gaîté et à l’exercice ; aussi la danse fut-elle beaucoup moins joyeuse à Burgh-Westra que la veille. Il était pourtant une heure après minuit lorsque Magnus Troil, qui voyait avec regret combien le siècle était dégénéré, et souhaitait de pouvoir communiquer aux Hialtlandais modernes un peu de cette vigueur qui animait encore son vieux tronc, se trouva forcé, bien malgré lui, de donner le signal de la retraite générale.

En cet instant même, Halcro, conduisant Mordaunt Mertoun à l’écart, lui dit qu’il lui apportait un message du capitaine Cleveland.

« Un message ! » répliqua Mordaunt, tandis que son cœur battait violemment. « Un cartel, je suppose ? — Un cartel ! répéta Halcro ; entendit-on jamais parler d’un cartel dans nos îles paisibles ? Trouvez-vous que j’aie l’air d’un porteur de cartel ? et à vous encore !… Je ne suis pas de ces fous qui se battent, comme dit le glorieux John ; et ce n’est même pas tout-à-fait un message dont je suis chargé… seulement j’ai à vous dire… je pense que le capitaine Cleveland a fort à cœur de posséder les objets qui vous ont fait envie. — Il ne les aura pas, je vous jure ! répondit Mordaunt Mertoun. — Voyons, écoutez-moi, reprit Halcro ; il semble qu’aux marques et aux armes de ces objets il reconnaisse les avoir autrefois possédés. Or, quand vous me donneriez la boîte comme vous me l’avez promise, je vous avoue franchement que je lui rendrais son bien. »

« Et Brenda pourrait en faire autant, » pensa Mordaunt en lui-même, et il poursuivit aussitôt : « J’ai pris une meilleure résolution, mon ami. Le capitaine Cleveland gardera ces bagatelles dont il fait tant de cas, mais à une seule condition. — Ah ! vous allez tout gâter avec votre condition, dit Halcro ; car, comme le glorieux John le dit, les conditions ne sont que… — Écoutez-moi donc à votre tour… Ma condition est qu’il garde les bijoux en échange du fusil dont il m’a fait cadeau, de façon qu’il n’y ait plus d’obligation entre nous ni d’un côté ni de l’autre. — Je vois où vous voudriez venir… C’est tout comme Sébastien et Dorax[2]. Eh bien ! vous pourrez dire au colporteur de remettre ces objets à Cleveland… je le crois fou pour y tenir tant… et moi j’apprendrai au capitaine la condition nécessaire, autrement l’honnête Bryce pourrait en recevoir deux fois la valeur ; et je pense que sa conscience n’en souffrirait pas. »

Après cet entretien, Halcro alla chercher Cleveland ; et Mordaunt, apercevant Snailsfoot, qui, comme une espèce de personnage privilégié, s’était engagé au milieu de la foule et presque des danses, s’approcha de lui, et le prévint qu’il eût à remettre à Cleveland les objets contestés, dès qu’il en trouverait l’occasion.

« Vous avez raison, monsieur Mordaunt, répondit le colporteur ; vous êtes un garçon prudent et sensé… Une résolution calme chasse la colère… et moi-même j’aurais toujours grand plaisir à vous rendre service, selon mes faibles moyens ; car entre l’udaller de Burgh-Westra et le capitaine Cleveland, un homme est pour ainsi dire entre le diable et la mer profonde ; et d’ailleurs il était probable que l’udaller, en définitive, aurait pris votre parti ; car c’est un homme qui aime la justice. — Dont apparemment vous vous souciez fort peu, maître Snailsfoot, ajouta Mordaunt ; il n’y aurait pas eu la moindre dispute, lorsque le droit était si bien de mon côté, s’il vous avait plu de rendre témoignage à la vérité. — Monsieur Mordaunt, répliqua le colporteur, je dois avouer qu’il y avait pour ainsi dire une couleur, une ombre de justice de votre côté ; mais la justice dont je me mêle est seulement une justice qui concerne mon commerce, comme d’avoir une aune de la longueur voulue, à moins qu’elle ne soit un peu usée, puisqu’elle me sert de canne dans mes longs et pénibles voyages, comme de vendre et d’acheter à juste poids et juste mesure vingt-quatre marcs pour un lispund ; mais ce n’est pas mon métier de rendre justice entre tel et tel homme, ainsi qu’un fowd ou un jurisconsulte de nos anciennes cours. — Personne ne vous demandait de le faire ; il fallait seulement porter témoignage selon votre conscience, » répliqua Mordaunt, qui n’était nullement satisfait ni du rôle que le colporteur avait joué pendant la dispute, ni de l’interprétation qu’il donnait à ses motifs pour céder les bijoux.

Bryce Snailsfoot ne chercha point sa réponse : « Ma conscience, dit-il, monsieur Mordaunt, est aussi tendre que celle de tout homme de mon état, mais elle est quelque peu paresseuse, et ne peut souffrir les gens en colère, ni parler plus haut que d’habitude, quand on est en train de se disputer. Elle a de tout temps la voix faible et basse. — C’est une voix que vous n’êtes pas beaucoup dans l’usage d’écouter — Vous avez sur le cœur une chose qui prouve le contraire, » répliqua Bryce d’un ton résolu.

« Dans le cœur ! » répéta Mordaunt avec colère ; « que voulez-vous dire ? — Je lis sur et non pas dans votre cœur, monsieur Mordaunt. Je suis certain que personne ne pourra voir ce gilet sur votre brave poitrine sans dire que le marchand qui vous a vendu une pareille étoffe quatre dollars a de la justice, de la conscience, et même de l’amitié pour sa pratique par dessus le marché. Vous ne devriez donc pas m’en vouloir, parce que je n’ai pas dépensé le souffle de ma bouche dans une querelle de fous. — Moi, vous en vouloir ! imbécile ! je n’ai pas de querelle avec vous. — Je m’en réjouis, dit le porte-balle ; je ne me querellerai avec personne de plein gré… moins encore avec une vieille pratique ; et si vous suivez mon conseil, vous ne vous querellerez pas avec le capitaine Cleveland ; il est comme ces spadassins, ces bretteurs qui viennent d’arriver à Kirkwall, gens qui s’embarrassent aussi peu d’écorcher un homme que nous de dépecer une baleine… Ils ont pour métier de se battre, et ils gagnent ainsi leur vie. Ils auraient donc l’avantage sur vous qui n’en faites qu’un plaisir, un passe-temps, quand vous n’avez rien de mieux à faire. »

La compagnie était alors presque toute dispersée, et Mordaunt, riant de la prudence du colporteur, lui souhaita le bonsoir, et alla se coucher dans l’appartement qu’Éric Scambester lui avait assigné, car ce digne serviteur remplissait le rôle de maître-d’hôtel comme celui de sommelier. Cet appartement consistait en un petit cabinet dépendant des bâtiments extérieurs, et il avait été meublé d’un hamac de marin.



  1. Il y a ici un jeu de mots intraduisible : clod-compeller signifie assemble- mottes, et cloud-Compeller assemble-nuages.
  2. Personnages d’une tragédie de Dryden, intitulée Don Sébastien.