Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 344-352).

CHAPITRE XXXII.

la dispute.


Je lutte comme le vaisseau qu’entraîne la marée qui, faute d’un bon vent, n’a point la force de résister à la force du courant… C’est ainsi que, jurant chaque jour de renoncer à mes vices, l’habitude, une circonstance imprévue, une nouvelle tentation, me rejettent à la mer.. Ô souffle divin, gonfle mes voiles, seconde mon faible navire qui ne peut jamais sans toi gagner le port du salut.
Il est rare de rencontrer deux pareils.


Cleveland, avec son confident Bunce, descendit quelque temps la montagne sans prononcer un mot, jusqu’à ce qu’enfin ce dernier renoua la conversation.

« La blessure de ce jeune drôle vous pèse plus qu’il ne faut sur la conscience, capitaine… J’aurais cru que vous saviez faire davantage et y penser moins. — Pas après une si légère provocation, Jack, répondit Cleveland. Cet enfant m’avait sauvé la vie ; et croyez que je lui avais rendu la pareille, sans quoi nous n’en serions jamais venus à nous battre. J’espère qu’il guérira avec le secours de cette femme qui a certainement une admirable connaissance des simples. — Des simples ! oui, plantes et hommes, capitaine, catégorie dans laquelle il me faudra vous ranger, si vous songez encore à cette affaire. Que vous deveniez fou d’amour pour une fillette, bon ! c’est le cas de plus d’un honnête homme ; mais vous tourmenter la caboche des momeries d’une vieille femme, c’est une trop grande sottise pour qu’on la passe à un ami. Parlez-moi de votre Minna, puisque tel est son nom, autant que vous voudrez ; mais vous n’avez aucun droit de troubler le cerveau de votre fidèle écuyer errant à propos de votre drôlesse de magicienne. Et maintenant que nous voici revenus au milieu des boutiques et des tentes que ces bonnes gens s’occupent à préparer… voyons et cherchons si nous ne pouvons pas trouver un peu de divertissement. Dans la joyeuse Angleterre, en pareille occasion, vous verriez deux ou trois bandes de comédiens ambulants, autant de mangeurs de feu et de sorciers ; autant de ménageries d’animaux sauvages. Mais parmi ces braves gens, il n’y a rien qui ne sente le nécessaire ou l’utile… non, pas même une seule querelle entre mon joyeux compère Polichinelle et Jeanne sa moitié. »

Tandis que Bunce parlait ainsi, Cleveland jeta les yeux sur des habits d’une rare élégance qui, avec d’autres objets, étaient étalés sur le devant d’une boutique dont les ornements et les décors extérieurs étaient beaucoup plus soignés que les autres. Il y avait au dessus une petite enseigne de toile peinte, annonçant la variété des marchandises que le propriétaire de la boutique, Bryce Snailstoot, avait à vendre, et les prix raisonnables auxquels il se proposait de les offrir au public. Pour mieux attirer l’attention des passants, l’enseigne présentait de l’autre côté un dessin emblématique, représentant nos premiers pères revêtus de leur costume végétal avec cette légende :

Les malheureux pêcheurs, par le serpent déçus,
De feuilles aussitôt se couvrirent confus.
Si nos arbres n’ont point ou guère de feuillage,
Nous possédons le lin et la laine en partage ;
Le lin pour nos habits pompeux,
Et la laine pour les draps bleus.
Parure des gens du village.
De Lambmas[1] fillettes, galants,
Vous serez mes premiers chalands.

Tandis que Cleveland lisait ce précieux morceau de vers qui rappelaient à sa mémoire Claude Halcro, qui, poète lauréat de ces îles, et doué d’une verve toujours prête à travailler pour les petits comme pour les grands, devait en être l’auteur, le digne propriétaire de la boutique, apercevant le capitaine, se mit aussitôt et d’une main tremblante à serrer quelques uns des habits qu’il avait seulement exposés, attendu que la foire ne commençait que le lendemain, pour leur faire prendre l’air ou exciter l’admiration des promeneurs.

« Sur ma parole, capitaine, « dit Bunce bas à Cleveland, « il faut que ce drôle vous soit tombé quelque jour sous la patte, qu’il se rappelle la rapacité de vos griffes, et craigne de les sentir une seconde fois. Voyez comme il se dépêche d’emballer ses marchandises, depuis qu’il a vu le bout de votre nez. — Ses marchandises ! » répéta Cleveland en considérant avec plus d’attention les hardes que maniait le colporteur : « par le ciel ! ce sont mes habits que j’avais laissés dans une caisse à Jarlshof, après le naufrage de la Vengeance… Eh bien ! Bryce Snailsfoot, voleur, chien, infâme, qu’est-ce à dire ? ne nous avez-vous pas assez sucés en achetant bon marché et en vendant cher, que vous vous êtes saisi de ma malle et de ma garde-robe ? »

Bryce Snailsfoot, qui probablement n’aurait pas été sans cette allocution fort disposé à voir son ami le capitaine, fut forcé par la vivacité de cette attaque à s’apercevoir de sa présence. Il murmura d’abord à son petit domestique qui, comme nous l’avons déjà remarqué, l’accompagnait toujours : « Cours à l’hôtel-de-ville, mon enfant, et dis aux prévôts et aux baillis d’envoyer sur-le-champ une douzaine de leurs officiers à la foire, car il est probable que nous allons avoir du tapage. »

Après avoir ainsi parlé, et appuyé son ordre d’une bonne tape sur l’épaule de son messager, qui le fit déguerpir de la boutique aussi vite que ses talons pouvaient l’emporter, Bryce Snailsfoot se tourna vers son ancienne connaissance, et avec cette surabondance de mots, cette exagération de politesse qui constituent ce qu’on appelle en Écosse faire des phrases, il s’écria : « Le Seigneur en soit loué ! le digne capitaine Cleveland, dont nous étions tous si en peine, est revenu dissiper nos inquiétudes ; mes yeux ont été plus d’une fois mouillés pour vous (ici Bryce se les essuya), mais je suis charmé de vous voir rendu à vos amis affligés. — Mes amis affligés, infâme ! répéta Cleveland ; je vous donnerai meilleur sujet d’affliction que vous n’en avez jamais eu sur mon compte, si vous ne me dites pas à l’instant même où vous avez pris toutes mes hardes que voilà. — Pris ! » s’écria Bryce en levant les yeux au ciel ; « que les puissances nous soient en aide à présent… le pauvre gentilhomme a perdu la raison dans cette terrible bourrasque ! — Comment donc, insolent coquin ? » reprit Cleveland en caressant la canne qu’il portait ; « croyez-vous que vous allez m’en imposer avec votre impudence ? S’il vous plaît de garder une minute de plus une tête entière sur vos épaules et une épine dorsale sans fracture, dites-moi où diable vous m’avez volé ma garde-robe ? »

Bryce Snailsfoot répondit par une seconde exclamation des mots ; « Volé ! que le ciel me soit en aide ! » mais en même temps, sentant bien que le capitaine allait, sans plus tarder, se mettre à l’ouvrage, il jetait vers la ville des regards inquiets, pour voir si la force armée n’arriverait pas enfin à son secours.

« Je veux une réponse à l’instant, » s’écria le capitaine en levant sa canne, « ou sinon je vous roue de coups, et je jette votre boutique au milieu du chemin. »

Cependant maître John Bunce, qui regardait toute l’affaire comme une excellente plaisanterie, et s’amusait beaucoup de la co1ère de Cleveland, arrêta le bras du capitaine, sans songer le moins du monde à l’empêcher de mettre ensuite ses menaces à exécution, et n’intervenant qu’autant qu’il le fallait pour prolonger une dispute si amusante.

« Voyons, laissez cet honnête homme parler, mon cher, lui dit-il ; il a une aussi bonne figure de fourbe qu’il s’en trouvât jamais sur les épaules d’un bandit, et sa bouche distille ces fleurs de rhétorique à l’aide desquelles on rogne un pouce d’étoffe au chaland. Et puis considérez, je vous prie, que vous exercez tous deux presque le même métier… il mesure ses marchandises à l’aune, vous à l’épée… Je ne souffrirai donc pas que vous le rossiez avant qu’il vous puisse riposter. — Vous êtes un fou ! » dit Cleveland en cherchant à se débarrasser de son ami… « lâchez-moi, car, par le ciel, je veux l’assommer ! — Tenez-le ferme ! s’écria le colporteur ; mon cher, mon digne, mon brave monsieur, tenez-le ferme ! — Dites donc quelque chose pour votre défense, répliqua Bunce : recourez à la boîte aux ruses, l’ami ; parlez enfin, ou, par mon âme, je le lâche contre vous. — Il prétend que j’ai volé ces marchandises, » dit Bryce qui se vit alors serré de si près qu’il fut impossible de n’en pas venir au plaidoyer ; « or, comment les aurais-je volées, quand elles m’appartiennent, par suite d’un honnête et loyal marché ? — Par un marché, infâme vagabond ! s’écria Cleveland ; de qui osâtes-vous acheter mes hardes ? et qui eut l’impudence de les vendre ? — Cette digne ménagère, mistress Swertha, la femme de charge de Jarlshof, qui agissait comme votre exécutrice, répondit le colporteur, et le cœur lui en saignait. — Et je suppose qu’elle avait l’intention de grossir d’autant sa bourse, répliqua le capitaine ; mais comment a-t-elle osé vendre des choses laissées en dépôt chez son maître ? — Comment ? elle a agi pour le mieux, la brave femme, » reprit le colporteur désirant prolonger la discussion jusqu’à l’arrivée du secours ; « et si vous voulez seulement entendre la raison, je suis prêt à vous rendre compte de la caisse et de tout ce qu’elle contient. — Parle donc, et n’aie plus recours à tes damnables évasions ; si tu montres la moindre intention d’être quelque peu honnête une fois dans ta vie, je ne te battrai pas. — Voyez-vous, noble capitaine, » reprit le colporteur… et puis il marmotta à part à lui : « Que la peste soit des jambes boiteuses de Pate Peterson ! ils l’attendent sûrement, ce vilain bancal ! » Puis il reprit à haute voix : « Le pays, voyez-vous, est dans une grande inquiétude… dans une grande inquiétude, ma foi… dans une très grande inquiétude, vraiment… Votre Honneur était perdu… Votre Honneur, qui était aimé des grands et des petits, était perdu à ce qu’on croyait… on ne devait plus entendre parler de vous… vous étiez un homme fini, trépassé, mort, défunt. — Vos côtes vous diront que je suis encore en vie, coquin ! s’écria l’irritable capitaine. — De la patience… vous ne voulez pas laisser parler, dit le colporteur… Et puis il y avait le jeune Mordaunt Mertoun… — Ha ! fit le capitaine, que lui est-il arrivé ? — On ne peut le retrouver, répliqua le porte-balle ; pas un mot, pas un demi-mot… c’est un jeune homme perdu… Il est tombé, à ce qu’on pense, d’un rocher dans la mer… il s’exposait toujours. J’étais en marché avec lui pour des fourrures et des peaux, qu’il me devait en échange de poudre, de plomb et autres articles ; et le voilà qui disparaît, qui s’éclipse… qui s’évanouit d’au milieu de nous, comme la dernière bouffée que tire une vieille femme de sa pipe. — Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les habits du capitaine, mon cher ami ? demanda Bunce. Je vais vous battre moi-même jusqu’à ce que vous arriviez à ce point. — Eh bien, en bien… patience, patience ! » s’écria Bryce en agitant sa main ; « vous aurez toujours bien le temps après. Voilà donc deux personnes qui disparaissent, comme je disais, sans parler de la tristesse qui règne à Burgh-Westra, à cause de la santé de miss Minna… — Ne plaisante pas sur elle, gredin ! » dit Cleveland avec une colère moins bruyante, mais plus concentrée que celle qui l’avait enflammé jusqu’alors ; « car si tu la nommes sans le respect convenable, je te coupe les oreilles, et te les fais manger sur l’heure. — Hé, hé, hé ! » dit le colporteur en affectant de rire : « ce serait une drôle de plaisanterie ! vous êtes en humeur de rire. Mais pour ne rien dire de Burgh-Westra, il y avait un individu à Jarlshof, un vieux M. Mertoun, père de M. Mordaunt, qu’on croyait tenir à la maison aussi solidement qu’elle tient au Sumburgh-Head ; or, vos hardes ne pouvaient pas lui servir, puisqu’il est perdu tout comme le jeune garçon dont je viens de vous parler. Voilà Magnus Troil, je le nomme avec respect, qui monte à cheval ; voilà le plaisant Claude Halcro qui saute dans une barque, lui qui manœuvre le plus mal de tous les Shetlandais, attendu que les vers lui trottent toujours par la tête ; voilà le facteur sur le qui-vive (le facteur écossais, cet homme qui parle toujours de fossés, de rigoles et de pareils travaux sans profit, qui n’aboutiront à rien), le voilà aussi qui se met en campagne ; si bien que vous pourriez dire, d’une certaine façon, qu’une moitié des habitants de Mainland est perdue, et que l’autre court les champs pour la retrouver… les vilains temps ! »

Le capitaine Cleveland avait contenu sa colère, et écouté cette tirade du digne marchand avec impatience, il est vrai, mais non sans un peu d’espérance d’attraper quelque chose qui le concernât lui-même ; mais Bunce commençait à se fâcher à son tour. « Les habits ! s’écria-t-il, les habits ! les habits ! les habits ! » accompagnant chacune de ces exclamations d’un moulinet de sa canne, dont l’habileté consistait à approcher le plus possible des oreilles du colporteur, sans réellement le toucher.

Le colporteur, se rétrécissant à chacune de ces démonstrations, s’écriait : « Holà ! monsieur… bon monsieur… digne monsieur… Quant aux habits… je trouvai la digne dame dans un grand chagrin à cause de son vieux maître, à cause de son jeune maître, et à cause du digne capitaine Cleveland ; à cause de l’affliction de la famille du digne fowd, et à cause de l’inquiétude du digne fowd lui-même au sujet du facteur, et à propos aussi de Claude Halcro ; enfin, pour bien d’autres causes et sujets, nous mêlâmes nos chagrins et nos larmes avec une bouteille, comme porte le texte saint ; nous appelâmes pour nous conseiller le Kauzellaer, un digne homme, qu’on appelle Niel Ronaldson, qui jouit d’une bonne réputation… »

Ici fut fait un nouveau moulinet si serré que la canne frisa l’oreille du colporteur. Il recula, et la vérité, ou ce qu’il voulait que l’on considérât comme tel, sortit enfin de sa bouche sans plus de circonlocutions : ainsi un bouchon, après avoir inutilement frémi et bourdonné, s’élance hors d’une bouteille de bière mousseuse.

« Bref, que diable voulez-vous savoir de plus ?… La femme m’a vendu la caisse d’habits… elle m’appartient, puisque je l’ai achetée, et cela je le soutiendrai à la vie, à la mort. — En d’autres termes, dit Cleveland, cette vieille et avare coquine a eu l’impudence de vendre ce qui ne lui appartenait pas ; et vous, honnête Bryce Snailsfoot, vous avez eu l’effronterie d’en être l’acquéreur. — Mais, cher capitaine, répliqua le consciencieux colporteur, que devaient donc faire deux pauvres gens ? Vous aviez disparu, vous, possesseur de toutes ces nippes ; et M. Mordaunt, qui les avait en dépôt, avait aussi disparu ; et puis ces nippes commençaient à prendre l’humidité ; elles auraient pu se moisir, se pourrir ; alors… — Ainsi cette vieille voleuse les a vendues, et vous les avez achetées, je suppose, seulement pour les empêcher de se gâter ? ajouta Cleveland. — Sans doute ! je vous jure, noble capitaine, que c’était là notre seul motif. — Eh bien ! écoutez-moi donc, impudent fripon, reprit le capitaine. Je ne veux pas salir mes doigts sur vous, ni faire de tapage en ce lieu… — Vous avez de bonnes raisons pour cela, capitaine… ah, ah ! dit le colporteur finement.

« Je vous briserai les os si vous prononcez encore une parole. Prenez-y garde… Je vous offre d’avantageuses conditions… rendez-moi le portefeuille de cuir noir à serrure, la bourse de doublons, quelques habits dont j’ai besoin, et gardez le reste au nom du diable. — Des doublons !… » s’écria le colporteur avec une élévation de voix propre à indiquer le comble de la surprise. « À quel propos me parlez-vous de doublons ? J’ai acheté des justaucorps, et non des doublons… S’il y avait des doublons dans la caisse, sans doute Swertha les aura mis en réserve pour Votre Honneur… L’humidité ne gâte pas l’or, vous savez. — Rends-moi mon portefeuille et tout mon bien, infâme brigand, ou sans ajouter un mot je te brise la tête ! »

Le rusé colporteur, jetant les yeux autour de lui, vit que le secours approchait dans la personne d’environ six officiers ; car différentes querelles avec l’équipage du pirate avaient appris aux magistrats de Kirkwall à augmenter le nombre de leurs agents de police quand il s’agissait de ces étrangers.

« Vous feriez mieux de garder pour vous-même le nom de brigand, honorable capitaine, » reprit le marchand enhardi par l’arrivée de !a force publique ; « car qui sait comment toutes ces belles nippes et toutes ces richesses sont venues entre vos mains ? »

Ces mots furent prononcés d’un ton et d’un air si insolent que le capitaine ne tarda point davantage : saisissant le porte-balle par le collet, il le tira hors de son comptoir temporaire, qui fut, avec toutes les marchandises dont il était couvert, culbuté dans le combat ; et le retenant d’une main, il lui appliqua de sa canne une sévère correction. Cette opération fut faite si soudainement et avec tant d’énergie, que Bryce Snailsfoot, gaillard assez vigoureux pourtant, fut tout-à-fait déconcerté par la vivacité de l’attaque, et fit à peine un effort pour se dégager ; seulement il beugla au secours comme un taureau. Les officiers, qui ne se pressaient guère, arrivèrent enfin ; ils tâchèrent de saisir Cleveland, et, en l’attaquant tous ensemble, l’obligèrent à lâcher le colporteur pour se défendre lui-même contre leur attaque. Il le fit avec infiniment de vigueur, de courage et d’adresse, secondé par son ami Jack Bunce, qui avait vu avec un extrême plaisir le colporteur recevoir les coups, et qui combattait alors vaillamment pour sauver son camarade des conséquences. Mais comme depuis quelque temps la mésintelligence existait entre les habitants de la ville et l’équipage du pirate, les premiers, provoqués par l’insolente conduite des marins, avaient résolu de se porter mutuellement secours et de soutenir la force armée dans les querelles qui s’élèveraient à l’avenir. En cette occasion, tant de spectateurs vinrent prendre parti pour les constables, que Cleveland, après avoir courageusement combattu, fut enfin renversé à terre et fait prisonnier. Son compagnon plus heureux s’était échappé, grâce à la vitesse de ses jambes, dès qu’il avait vu que les honneurs de la journée ne pouvaient être pour eux.

Le cœur fier de Cleveland, qui, dans sa perversité, conservait des sentimens dignes de sa noblesse première, faillit se briser lorsqu’il se vit terrassé dans cette misérable querelle… Entraîné vers la ville comme prisonnier et conduit à travers les rues vers l’hôtel de ville, où les magistrats de la cité s’étaient assemblés en conseil, la probabilité d’un emprisonnement avec toutes ses conséquences se présentait à son esprit, et il maudit mille fois sa sottise de ne s’être pas soumis au brigandage du colporteur, plutôt que de s’exposer à une position si périlleuse.

Mais au moment même où ils arrivèrent à la porte de l’hôtel, qui était situé au milieu de la petite ville, la face des affaires fut soudainement changée par un incident inattendu.

Bunce, qui dans sa retraite précipitée avait voulu secourir son ami autant que lui-même, s’était rendu à la baie où la barque du pirate était alors amarrée, et avait appelé les hommes de l’équipage au secours de Cleveland. Il arriva donc sur le lieu de la scène des lurons déterminés, comme il convenait à leur profession, les traits bronzés par le soleil du tropique, sous lequel ils l’avaient exercée. Ils s’élancèrent au milieu de la foule, l’écartant à coups de bâton ; et se frayant un passage jusqu’à Cleveland, ils l’eurent bientôt arraché aux mains des officiers de police, qui n’étaient nullement préparés à repousser une attaque si furieuse et si soudaine. Les pirates emmenèrent Cleveland en triomphe vers le quai : deux ou trois d’entre eux se retournaient de temps à autre pour faire reculer la populace dont les efforts pour reprendre le prisonnier étaient d’autant moins impétueux que les marins étaient armés de sabres et de pistolets aussi bien que des armes moins meurtrières dont ils avaient seulement fait usage jusqu’à ce moment.

Ils regagnèrent leur barque en sûreté, et y sautèrent avec Cleveland, à qui les circonstances ne semblaient pas offrir d’autre asile ; les vainqueurs se mirent à ramer vers leur vaisseau, en chantant, pour accompagner le bruit des rames, une vieille chanson dont les habitants de Kirkwall purent seulement entendre le premier couplet.


Ainsi le pirate
Au péril éclate :
Drapeau noir, morbleu ;
Abaissez le bleu.

Décharge infernale,
À la proue, au pont,
Aux haubans, au front,
Et même à la cale.


Le chœur sauvage de leurs voix se fit encore entendre longtemps après que les paroles eurent cessé d’être intelligibles… Et ainsi le capitaine Cleveland se trouva rejeté, presque malgré lui, au milieu des terribles compagnons dont il avait si souvent résolu de se séparer.



  1. C’était une ancienne coutume qu’à la foire de Saint-Olla les jeunes gens de la classe commune et des deux sexes se réunissent par couples pendant le temps de la foire ; durant tout ce temps-là on appelait chaque couple frère et sœur de Lambmas. Il est aisé de concevoir que l’excessive familiarité qui provenait de cette coutume était sujette à bien des abus, d’autant plus que, dit-on, aucun scandale ne s’attachait aux indiscrétions qu’elle occasionnait. w. s.