Le Poète Giosuè Carducci

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Le poète Giosuè Carducci
Maurice Muret

Revue des Deux Mondes tome 40, 1907


LE POÈTE GIOSUÈ CARDUCCI

Dans un temps où la littérature devient de plus en plus internationale, où les auteurs du monde entier sont traduits dans toutes les langues, Giosuè Carducci offre l’exemple exceptionnel d’un grand écrivain dont l’œuvre s’est fort peu répandue à l’étranger. Son nom, à vrai dire, était depuis longtemps célèbre[1]. Tout le monde savait que Giosuè Carducci enseignait à Bologne la littérature italienne. On connaissait son Hymne à Satan ; on n’ignorait pas non plus que ce poète, naguère républicain farouche, s’était converti à la monarchie par admiration, par vénération pour la reine douairière d’Italie, Marguerite de Savoie. Lorsque, au mois de décembre 1906, le prix Nobel pour la poésie fut attribué, après plusieurs années d’hésitation, à Giosuè Carducci, journaux et revues lui consacrèrent des études un peu plus substantielles. La mort du poète, enfin, survenue le 16 février dernier, donna lieu hors d’Italie à toute une série nouvelle d’articles nécrologiques, mais cet événement provoqua en Europe des regrets beaucoup moins sentis et beaucoup moins éloquens que la mort d’Henrik Ibsen, par exemple. L’Italie fit à son enfant des obsèques dignes de son génie, mais les autres nations, insuffisamment renseignées, restèrent plutôt indifférentes au deuil pompeux de nos voisins d’outre-monts.

Hâtons-nous de dire qu’il n’y eut, dans cette indifférence de l’étranger, aucune ingratitude. L’œuvre de Carducci ne pouvait raisonnablement prétendre à la grande célébrité internationale. Giosuè Carducci doit à la poésie le meilleur de sa gloire. Or c’est par le roman, c’est par le théâtre, c’est par la littérature d’idées que se créent les célébrités universelles. Traduite dans une langue étrangère, une œuvre lyrique perd le principal de son charme, a l’instar de ces vins généreux dont l’arôme s’évanouit en passant à travers un filtre. On traduit parfois, par curiosité ou pour l’instruction des lettrés, les poèmes lyriques d’un auteur illustre parvenu à la renommée internationale par le roman ou le théâtre. On a traduit récemment les poésies d’Henrik Ibsen, on traduira quelque jour les Laudi de M. Gabriele d’Annunzio, mais la réputation d’un auteur ne saurait se fonder sur une traduction, si bonne fût-elle, de ses ouvrages en vers. Aussi la splendeur de Giosuè Carducci, poète uniquement lyrique, était-elle et reste-t-elle condamnée à n’être jamais pleinement goûtée de quiconque ignore la langue italienne.

Une autre raison de l’obscurité relative où demeura l’œuvre de Carducci tient à son caractère rigoureusement national. Exception faite d’une série de sonnets consacrés à la Révolution française, c’est l’histoire italienne uniquement qui l’inspira, pendant toute sa vie. L’Italie a traversé de 1821 à 1870 une époque de troubles, de succès politiques mêlés de revers, de vastes espoirs suivis de mornes découragemens qui aboutirent enfin à la reconstitution de l’unité et dont l’ensemble constitue la période du Risorgimento. Un poète, mort cinquante ans exactement avant Carducci, Giacomo Léopardi, avait exprimé les aspirations nationales dans la première phase de cette lutte glorieuse. Giosuè Carducci les a traduites, presque au jour le jour peut-on dire, dans la deuxième phase, la plus heureuse : celle qui devait se terminer par l’entrée des Italiens dans Rome et l’installation de la monarchie au Quirinal. Les péripéties de cet âge héroïque, Carducci les a retracées d’un point de vue assez spécial, mais avec une telle ferveur patriotique qu’il finit par incarner, aux yeux des Italiens de ce temps, non point le sentiment d’un parti, mais l’idée nationale elle-même, si bien qu’en 1891, lorsque le barde mazzinien et garibaldien inclina son front naguère indocile devant la majesté de la reine Marguerite, on salua dans cette conversion le couronnement de son œuvre de poète et de citoyen. Le nom de Carducci avait pris dans les dernières années de sa vie un sens en quelque sorte symbolique. Il représentait les idées désormais inséparables de patrie et d’unité. Après lui avoir tenu longtemps rigueur, les catholiques d’outre-monts avaient généreusement rapporté la sentence naguère prononcée contre le poète révolutionnaire. Lors d’un jubilé professoral de Carducci, le marquis Filippo Crispolti, le plus connu des publicistes catholiques de la péninsule, tint même à honneur de joindre aux hommages spontanés de l’Italie libérale l’hommage réfléchi de l’Italie catholique. Et il loua en termes parfaits tout ce qui, dans l’œuvre de Carducci, pouvait être loué par un esprit religieux. Cette unanimité dans l’admiration et la reconnaissance se retrouva lorsqu’il s’agit de rendre à la dépouille mortelle du poète les honneurs suprêmes. Le 16 février 1907 plongea dans le deuil l’Italie entière. Jour néfaste pour la Nation ! Jour de larmes pour la Poésie ! La scène funèbre décrite dans l’ode barbare Aux sources du Clitumne dut se répéter sur toutes les rives italiques :


Les nymphes allèrent en pleurant se cacher dans les fleuves, rentrèrent dans le sein maternel, ou, poussant de longs cris, se dispersèrent ainsi que des nuages au-dessus des montagnes…


Et la voix mystérieuse qui jadis, tandis que se mouraient le monde romain, ses dieux et ses héros, s’écria au large de la Méditerranée : « Le grand Pan est mort ! » dut exhaler de nouveau sa plainte en ce triste jour où descendait dans la tombe le plus antique, le plus latin, le plus romain des poètes modernes.


I

La poésie lyrique est individuelle par définition. Les grands lyriques ont-ils jamais fait autre chose que d’étaler à la face du monde leurs joies et leurs peines, leurs aspirations et leurs regrets personnels ? Ces sentimens nécessaires sont à peu près absens toutefois des poèmes de Giosuè Carducci. Haïssable ou non, le moi n’apparaît dans son œuvre que par éclairs. Alors que la poésie lyrique de Musset, d’Hugo et de Lamartine fournit un commentaire à leur biographie, alors que maintes pièces, parmi les plus belles qu’ils aient laissées, ne se comprendraient guère si l’on ne savait les circonstances où elles furent écrites, la connaissance de la vie de Giosuè Carducci est à peu près inutile à l’intelligence de son œuvre. Ce n’est point des malheurs de son âme que son vers est fait, mais des malheurs de la patrie.

Sa carrière tient en quelques dates essentielles. Il naquit dans la Maremme toscane, à Val di Castello, où son père était médecin, le 27 juillet 1835. Il étudia la littérature et la philologie à Florence, puis à Pise. Il débuta par des Études de philologie et de critique qui furent remarquées. Obligé de gagner son pain, il entra dans l’enseignement. Il professait au lycée de Pistoie lorsqu’en 1860, Terenzio Mamiani l’appela à Bologne. Sa première leçon à l’université de cette ville remonte au 27 novembre 1860. Il ne devait jamais la quitter.

Peu avant de s’établir à Bologne, il s’était marié. Elvira Menicucci lui donna trois filles et un fils. Giosuè Carducci a connu les tristesses et les joies du père de famille. Les sentimens domestiques ne tiennent d’ailleurs pas beaucoup plus de place dans son œuvre que les sentimens purement personnels. La note familiale et familière, la note intime manque à la lyre du poète italien. Il n’a écrit ni ses Feuilles d’automne, ni l’Art d’être grand-père. On le compare volontiers en Italie à Victor Hugo, mais si ces deux poètes sont comparables pour la puissance des conceptions, la sonorité du verbe, l’impétuosité du souffle, il faut reconnaître à l’auteur français une plus grande variété et une plus grande souplesse d’inspiration. Victor Hugo a laissé des vers lyriques et épiques, des livres d’histoire et de critique, des romans et des drames. Carducci s’est borné à la poésie lyrique, à l’histoire et à la critique littéraires ; mais dans ces domaines, il n’a rien laissé qui ne soit achevé.

Il arrivait à Bologne, précédé d’une solide réputation d’érudit et de poète. Son premier recueil, Juvenilia, formé de pièces de vers écrites entre 1850 et 1860, reflète les tendances du Club des amis pédans, cénacle littéraire dont Giosuè Carducci était l’âme et qui se proposait de réagir contre le romantisme en remettant en honneur les classiques anciens et modernes. Boileau eût dit que railleur des Juvenilia parlait grec et latin dans des vers italiens. L’imitation des anciens paraît, dans ce volume, trop directe, trop soutenue. Trop manifeste aussi l’influence de Foscolo et de Leopardi dont se réclamaient les poètes du groupe. Tant d’emphase fatigue. Il y a de la froideur dans cette poésie lointaine, aux enthousiasmes si rétrospectifs. Assurément, ces symboles païens représentent pour les Italiens quelque chose de plus que pour nous. Les mythes italiques, les divinités romaines font partie intégrante de la tradition littéraire d’outre-monts. Le culte rendu aux dieux de l’Olympe par un poète contemporain n’en est pas moins, quel que soit son pays, un culte d’ « ami pédant. » On ne rencontre guère, dans ce premier volume de Carducci, ces cris du cœur, qui devaient faire par la suite la beauté et la noblesse de ses vers. Sa physionomie se dégage mieux des Levia gravia (1861-1871). Tout en restant profondément classique, la forme y apparaît plus personnelle. Le poète a converti « en sang et nourriture » les écrits des anciens. C’est sur des pensers nouveaux, sur des pensers modernes, qu’il va faire désormais des vers antiques. L’empreinte nationale, l’empreinte politique de la poésie de Carducci est nettement accusée déjà dans Levia gravia. Et c’est elle qui constitue l’unité du recueil suivant : Iambes et épodes (Giambi ed epodi, 1867-1879).

L’invective politique en fait tous les frais. Giosuè Carducci avait une âme de colère et de défi. Sa vie durant, il fut, comme disent les Anglais, « un bon haïsseur. » Dans les Iambes et épodes, il s’en donne à cœur joie de maudire et de détester. On a comparé la frénésie qui l’agite dans ces poèmes à celle qui anime les Iambes d’Auguste Barbier, les Châtimens de Victor Hugo et certains pamphlets en vers dirigés par Henri Heine contre la Prusse « soldatesque et chrétienne. » À ces immortels modèles, les Iambes et épodes ne sont pas inférieurs. Tant de haine était-elle d’ailleurs justifiée ? À cette question, les Italiens répondent naturellement, selon le parti auquel ils se rattachent, par l’affirmative ou la négative. Un fait demeure acquis : Giosuè Carducci exprimait dans ces paroles enflammées les colères, les rancunes, les espoirs d’une fraction considérable de la nation. Non moins que sa fureur civile, on a incriminé sa versatilité politique. Elle est du reste évidente. Carducci lui-même ne s’est jamais défendu d’avoir varié dans ses opinions, dans ses sincérités violentes et successives. Mais le reproche qu’on serait tenté de lui adresser de ce chef s’atténue singulièrement à observer de plus près son évolution, à peser les motifs qui la déterminèrent. Tout critique impartial aboutira fatalement, croyons-nous, à cette conviction, que c’est pour rester fidèle à un idéal national toujours identique que Giosuè Carducci varia dans ses opinions politiques jusqu’à sa conversion à la monarchie.

Un instinct aveugle l’inclinait dès l’enfance vers la forme républicaine. Un de ses jeux favoris consistait, de son propre aveu, à fonder des républiques « où la révolution était la forme permanente de l’Etat. » Adolescent, l’Italie unifiée dont il rêvait était une Italie républicaine ; mais il mettait sagement l’idée unitaire au-dessus de tout. Aussi se rallia-t-il à la monarchie qui, dans les années héroïques 1859, 1860, 1861, travailla avec succès au triomphe de l’idée nationale. On voit Carducci exalter à cette époque la foi de Mazzini, la ruse de Cavour, l’épée de Victor-Emmanuel. Roi guerrier, Victor-Emmanuel bénéficia d’ailleurs des sympathies constantes du poète. Mais à partir de 1861, le vieil esprit républicain reprit chez lui le dessus. Il se reproche alors d’avoir cru à la monarchie. Que signifient les retards, les hésitations de la couronne ? Garibaldi est renié, Mazzini exilé. Rome demeure aux mains du Pape. Les Iambes et épodes traduisent la fureur qu’inspirent au poète ces prétendues « lâchetés. » C’est le mot qui revient sans cesse dans ses vers. « Italie, tu es lâche ! » Est-il nécessaire d’observer qu’on ne saurait voir dans ces imprécations un jugement historique ? En devenant conservatrice, en se recueillant, la jeune monarchie ne témoignait-elle pas au contraire d’un sens politique qui l’honore ? On sait quels événemens décisifs couronnèrent ce temps d’arrêt : à savoir attendre, l’Italie devait finir par tout gagner. Et pourtant, on ne saurait condamner sans appel les impatiences de Giosuè Carducci. Un poète national devait alors parler comme il le fit. Il restait dans son rôle en appartenant à l’opposition, en siégeant parmi les rebelles. En s’écriant au milieu des larmes : « Italie, tu fais banqueroute à ton idéal ! » il empêchait l’Italie de s’endormir, en effet, sur des lauriers à moitié cueillis. Il rappelait au pays qu’une portion seulement de la tâche à accomplir était accomplie.

La prise de Rome en septembre 1870 ne se produisit pas dans les conditions souhaitées par Giosuè Carducci. Et Rome, capitale du royaume d’Italie, ne ramena pas le poète à la royauté italienne. Farouche, presque hargneux, il persiste au cours des années suivantes dans son intransigeance républicaine. Puis, en 1876, Carducci caresse le projet singulier de briguer un mandat législatif. Il se présente à Lugo di Romagna et tient au peuple, quelques jours avant les élections, un discours tout débordant de civisme républicain. Carducci fut élu, mais siégea quelques jours seulement à Montecitorio. Comme on procédait au tirage au sort des députés à éliminer en leur qualité de professeurs, le nom de Carducci sortit de l’urne. Sa bonne étoile, sans doute, avait présidé aux opérations… Le poète reprit le chemin de Bologne et se consola en achevant les Odes barbares.

Les esprits scolastiques et qui aiment à marquer des divisions précises dans la vie et l’œuvre d’un auteur, font ordinairement commencer au moment où nous sommes parvenus une période nouvelle dans l’activité littéraire de Giosuè Carducci. Plus généralement, ils aperçoivent dans les Rime nuove le point de départ de cette deuxième phase. Mais les Mme nuove contiennent des poésies publiées dans l’espace d’un quart de siècle entre 1861 et 1887. En outre, certaines pièces de ce recueil semblent bien plus apparentées de ton à la révolte des Iambes et épodes qu’à la sérénité relative des Odes barbares. N’est-ce pas dans les Rime nuove qu’est intercalé le cycle sanguinaire, la série rouge des sonnets intitulés Ça ira ? Distinguer dans la production poétique de Carducci une période de formation de colère et de révolte, et une autre période plus apaisée (Rime nuove, Odi barbare, Rime e ritmi), constitue en vérité une opération des plus arbitraires[2]. On est mieux fondé à soutenir que, par leur caractère essentiellement (je ne dis pas uniquement) littéraire, les Odes barbares occupent dans l’œuvre de Carducci une place à part. L’ « ami pédant » de son adolescence n’était pas mort dans son cœur : il ne devait jamais mourir entièrement. Carducci avait préludé à la poésie par la philologie. L’élan créateur et la réflexion critique coexistèrent toujours chez lui, aussi étroitement unis que chez Gœthe, par exemple. Entre 1861 et 1867, Carducci avait pris ce qu’il appelait « un bain froid d’érudition. » Tout comme les Juvenilia, les Odes barbares portent cette marque savante et classique. Les Odes barbares sont tout d’abord la noble gageure d’un hellénisant et d’un latiniste de premier ordre. Mais, par un heureux accident, l’érudit professeur qui avait entrepris le tour de force de remettre en honneur la strophe alcaïque et le vers asclépiade se trouvait être aussi un poète de génie. Les Odes barbares doivent à cette rencontre de former un chef-d’œuvre de la poésie italienne. Carducci tentait en ce recueil de faire revivre ses chers anciens non seulement dans leur esprit, mais encore dans leurs rythmes. Recommençant l’épreuve où avaient échoué les auteurs français de la Pléiade, où réussirent depuis des Anglais et des Allemands, il donnait aux mètres gréco-latins droit de cité dans une poésie moderne. Abolissant la rime, il substituait au vers rimé le vers accentué. Une telle innovation devait être une invention ridicule ou une trouvaille sublime. Les trois séries des Odes barbares (1877, 1883, 1887) réalisent cette dernière alternative. Heureux accident, encore une fois, expérience qu’il serait sage de ne point recommencer. Giosuè Carducci a sans doute emporté son secret dans la tombe.

Aux lois harmonieuses du vers antique Giosuè Carducci plie tous les accens de la Muse moderne. L’ode barbare consacrée aux poétiques souvenirs du Clitumne voisine avec certaine pièce contenant la description d’une gare. Naturellement, la corde nationale et patriotique résonne aussi dans les Odes barbares. Carducci n’a célébré nulle part avec plus de majesté la grandeur romaine que dans ces poèmes destinés à remettre en honneur les modes romains. C’est aussi dans les Odes barbares que se trouve la pièce de vers intitulée : « A la reine d’Italie » (Alla regina d’Italia) et ceci nous amène tout naturellement à retracer la conversion du poète à la monarchie.

Au mois de novembre 1878, la reine Marguerite visitait, en compagnie du roi Humbert, Bologne la Rouge, Bologne la Grasse. De bruyantes manifestations loyalistes accueillaient les souverains. La blonde beauté de la reine Marguerite n’était pas moins fêtée que la fière prestance du roi. Par son charme, son intelligence, la reine gagnait tous les cœurs. Si bien que Carducci lui-même se sentit touché. Le 20 novembre 1878, jour anniversaire de la souveraine, paraissait l’ode qui devait faire si grand bruit :


D’où nous es-tu venue ? Quels sont les siècles qui l’ont transmise à nous, si aimable et si belle ? Dans lequel des chants des poètes, où donc, un jour, ô reine, t’ai-je vue ?…

Blonde et resplendissante, dans le diamantin t’ont de ta couronne tu passes, et fier de toi, le peuple aime à le regarder comme une jeune fille qui marche vers l’autel :

L’innocente fillette, avec un sourire mêlé de larmes, le contemple et, tout émue, en te tendant les brus comme à sa grande sœur, elle l’appelle, — ô Marguerite !

Et la strophe alcaïque librement née au sein des fiers tumultes, de l’aile accoutumée à braver la tempête vole vers toi, trois fois tourne autour de ta tête,

Et te dit en chantant : « Salut, ô femme illustre à qui les grâces ceignirent la couronne, et par la bouche de laquelle la charité parle un si doux langage[3]. »


Carducci monarchiste ! Le chantre de Satan devenu le chantre de la reine Marguerite ! La conversion du poète causa une sensation immense dans l’Italie entière. Cet épisode politico-sentimental s’explique d’ailleurs facilement. Rome conquise, la gauche imposant au gouvernement des lois démocratiques, les républicains avaient le droit de conclure une trêve. Combien, parallèlement à Carducci, s’éloignaient peu à peu de l’intransigeance radicale pour se rapprocher du trône ! N’est-ce pas l’histoire de Crispi ? Et puis, Carducci n’avait-il pas toujours tenu en haute estime les vertus de la maison de Savoie ? N’avait-il pas salué en Victor-Emmanuel le type du roi guerrier cher à son cœur ? En s’inclinant devant le fait accompli de la monarchie triomphante, Carducci abdiquait une préférence politique, mais il ne reniait pas un principe sacré, il ne trahissait pas la cause nationale. N’y a-t-il pas enfin, dans le cas de ce poète venant à la royauté parce que la reine était belle une harmonie supérieure propre à lui mériter l’indulgence ? Emu dans le sentiment si vif qu’il avait de la grâce et de la beauté, Carducci renonçait à une parcelle de son idéal politique afin d’obéir à un élan de son cœur d’artiste. Pour lui tenir rigueur d’un mouvement si athénien, il faudrait, en vérité, une austérité toute Spartiate ou une lourdeur d’esprit bien béotienne.

Dédaigneux des outrages que ne lui ménagèrent pas les intransigeans de la doctrine mazzinienne, Carducci persista loyalement dans son loyalisme. En juin 1882, en novembre 1884, en mars 1886, en juillet 1888, il saisit l’occasion d’affirmer à nouveau ses opinions démocratiques, mais monarchiques. En 1890, paraît le poème intitulé Piémont où il élève à la maison de Savoie un monument splendide et où il trace du roi Charles-Albert, « Hamlet triste, » un portrait magnifiquement idéalisé. Enfin, le 4 décembre de celle même année 1890, le roi Humbert accorde au glorieux écrivain devenu, sinon le poète de la cour, du moins le poète de la patrie et de la reine, une suprême récompense : une charge de sénateur pour services rendus à la nation.

Carducci ayant accepté cette distinction, les clameurs redoublèrent dans le camp républicain. Et quelques mois plus tard, éclatait un scandale qui devait laisser dans l’esprit du poète une trace ineffaçable. Carducci ayant promis de servir de parrain à la nouvelle bannière d’un cercle universitaire composé de monarchistes libéraux, ceux des étudians de Bologne qui n’étaient ni monarchistes ni surtout libéraux décidèrent de renverser, pour un jour, les rôles et de donner à leur maître une leçon. Le 11 mars 1891, Carducci, pénétrant dans l’auditoire où il avait accoutumé de faire son cours, trouva la salle envahie par une jeunesse tumultueuse. Aux cris qui l’accueillirent, il comprit et se retira, mais les étudians le poursuivirent, hurlant et sifflant. L’un d’eux s’oublia même jusqu’à frapper le poète. Carducci montra sous les outrages une dignité parfaite. A ceux qui, derrière lui, criaient : Abbasso ! il se contenta de répondre fièrement : « Mon génie m’a élevé très haut. Vos hurlemens ne me feront pas descendre. » Puis il se tut. Une véritable cérémonie lustrale eut lieu d’ailleurs dès le lendemain. Dirigée par le syndic de Bologne, une contre-manifestation se rendit au domicile de Giosuè Carducci, blâma bien haut les incidens de la veille et assura le poète du respect unanime de la population. Le maître se montra touché, mais l’insolente provocation dont il avait été victime laissa dans son âme quelque peu ombrageuse une rancune qui ne devait pas s’éteindre. Il avait été jusqu’alors accueillant envers ses élèves, familier autant que sa nature un peu revêche le lui permettait. Il observa désormais une réserve hautaine. Un poète sicilien avec lequel il eut des démêlés épiques, Mario Rapisardi, a raillé « ses cheveux hérissés et ses épaules carrées. » La chevelure de Carducci se hérissa plus encore et ses épaules défiantes se carrèrent davantage au lendemain des troubles de 1891. Les saillies, les rebuffades, les algarades de Carducci sont célèbres. Il ne faisait pas bon encourir ses épigrammes : « Vous vous êtes annoncé à moi comme futur critique, écrit-il un jour à un correspondant, je vous ai répondu : Mais faites donc ! Par là je ne m’arrogeais pas le droit de vous permettre la critique. Je déclarais que cela m’était parfaitement égal. » Les étrangers et surtout les étrangères, de passage à Bologne, allaient volontiers l’entendre : ainsi naguère, on voyait au Collège de France des touristes anglais assister, un « guide à Paris » entre les mains, au cours d’Ernest Renan. Mais à l’auteur des Odes barbares manquait la sérénité du souriant historiographe de Marc-Aurèle. Carducci détestait ces intrus. Un jour, il cribla positivement des traits les plus mordans deux pauvres femmes, admiratrices sincères, mais indiscrètes, qui s’étaient fourvoyées à son cours. Une autre scène mémorable eut lieu certain après-midi où le poète avisa un de ses élèves en train de lire la Nuova Antologia. Dans sa colère, il jeta à la face du coupable ses livres, ses notes, tout ce qui lui tombait sous la main. Ces menus incidens ne laissent pas d’avoir leur importance. Tel est le poète, telle est sa poésie. Sa muse manque de politesse. Elle se présente le plus souvent sous les traits d’une érynnie courroucée, d’une Némésis armée d’un fouet vengeur. Elle n’est aimable que par accident et cette humeur favorable ne dure guère. Si cette poésie se distingue par sa forme parfaite, son harmonie impeccable, le contenu en est plein d’exagérations, d’anathèmes et de frénésies. Antique par la forme, mais moderne par la sensibilité, par cet état d’irritabilité chronique qui toujours déteste et gronde, tel apparaît Giosuè Carducci[4].


II

Il entra dans la vie littéraire avec une grande colère contre les romantiques. Ce fut sa haine la plus durable. La « scélérate famille des abstinens romantiques » ne lui inspire que mépris et dégoût. Les idées morales de Manzoni, les idées politiques de Gioberti lui paraissent exercer une influence funeste. Romantisme signifie sentimentalisme en morale, mysticisme en philosophie, prédominance de l’Eglise en politique, prolixité, fadeur en matière de littérature-et d’art. L’opinion de Carducci est celle de Gœthe : « J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malsain. » Alors même que le romantisme (si divers dans ses phases successives) collabore à l’œuvre révolutionnaire, Carducci le réprouve et le renie, par incompatibilité d’humeur. George Byron fut anti-chrétien, George Byron mourut pour l’idée hellénique à Missolonghi : cela ne suffit pas à lui concilier les sympathies du poète italien. Châtiant sur les pères les crimes des enfans, Carducci dénonce et condamne en Voltaire un ancêtre du romantisme : « Depuis Voltaire, écrit-il, c’est le règne du nerf sur le muscle. Il faut maintenant que le muscle reprenne sa force. » Sentence bizarre. N’eût-il pas été plus juste d’attribuer à Bousseau le méfait imputé à Voltaire ? Et puis, n’y a-t-il pas, quelque contradiction de la part de Giosuè Carducci, barde chauvin à qui l’on reprocha son « hystérie patriotique, » à proférer l’anathème contre le règne des nerfs ?

Anti-romantique avec emportement, Carducci fut anti-réaliste, anti-naturaliste, anti-vériste avec fureur. Parlant de la littérature contemporaine en Italie, il passa d’ailleurs son temps à se lamenter. À l’en croire, les lettres italiennes mouraient d’anémie dans le ruisseau. Carducci avait un sens critique d’une rare pénétration ; mais il l’exerça rarement au profit de ses contemporains. La production actuelle lui inspirait un mépris intégral et global :


En littérature et en art, déclare-t-il au mois d’août 1873 (Discours A la Ligue pour l’instruction du peuple), l’esprit de notre société va se refroidissant de plus en pins, et notre production devient chaque jour plus intime, plus mesquine, plus insignifiante. Sans doute il ne faut pas attacher aux questions de genre, d’écoles, d’esthétique une extrême importance, mais il faut bien convenir que nous assistons dans ce domaine à un phénomène historique de transformation décadente. Voici que le roman a succédé à l’épopée. Après avoir affecté différentes formes, manifesté diverses tendances, voici qu’à son tour le roman se trouve à la veille de mourir, s’il n’est déjà mort. Le récit, l’esquisse, la nouvelle dramatisée, l’observation expérimentale triomphent. Morte la tragédie, morte la comédie. En leur place, voici le drame d’abord historique, puis social, puis, — comme on dit, — réaliste. Nous sommes devenus incapables d’idéaliser, de représenter dans leur ensemble harmonieux toutes les essences, toutes les conditions, toutes les formes…


Je me refuse à voir dans cette plainte un jugement historique sur l’état des lettres nationales, mais j’y découvre un éloquent témoignage non seulement de la mauvaise humeur chronique du poète italien, mais encore du noble idéal littéraire qui était le sien. Nul n’assigna jamais à la poésie un but plus élevé que Giosuè Carducci, Jérémie attardé du style sublime. Nul ne se débattit dans les « affres du verbe » avec une ferveur plus sincère. Quand il parut, le culte de la forme, traditionnel en Italie, s’était fort relâché. Il eut ce mérite de retremper la langue poétique à sa source, de la rajeunir dans le bain de Jouvence de la tradition gréco-latine. Ainsi firent chez nous, avec moins d’éclat révolutionnaire et dans un esprit moins systématique, André Chénier avant-hier et hier Leconte de Lisle.

La poésie est une vocation. Elle veut des prêtres pleins de conviction et de feu, vigoureux comme des Titans, et qui domptent les mots et les rythmes avec des gestes d’athlètes :


Je hais la poésie d’aujourd’hui. Complaisante, elle abandonne au vulgaire ses flancs sans tressaillement et sous les baisers habituels elle s’étend et s’endort.

A moi la strophe vigilante, aux pieds rythmiques, qui bondit, aux applaudissemens dans les chœurs. Au vol je la cueille par l’aile. Elle se retourne et refuse[5].


Le souffle, l’élan, à eux seuls ne suffisent pas. Au feu sacré de l’inspiration le bon poète doit joindre des qualités de métier sans lesquelles son œuvre restera de qualité inférieure. Pour Carducci, comme pour Théophile Gautier et l’école parnassienne, le poète est un ouvrier avant d’être un prophète :


Le poète est un grand artisan qui, au métier, forma ses muscles d’acier. Fière sa tête, son col robuste ; nu est son buste, son bras est dur et son œil gai[6].


Réaction nécessaire contre le romantisme, retour urgent et utile au classicisme, voilà le programme littéraire de Carducci. Il renoue une tradition. Il tend la main à Léopardi, à Monti et par delà aux auteurs les plus richement, les plus brillamment italiens. Laissons-le manifester lui-même ses préférences littéraires, livrer le secret de son vocabulaire et de son style :


Je hais, dit-il, la langue académique qui prévalut dans beaucoup d’œuvres poétiques des derniers siècles, mais j’aime, j’adore la langue de Dante et de Pétrarque, la langue des poètes populaires du quattrocento, la langue des poètes si élégans du cinquecento, la langue des poètes classiques de l’époque récente] ; j’aime, j’étudie et j’emploie de temps en temps la langue du peuple… Et, je n’ai pas honte non plus d’emprunter ce qui me paraît bon au grec et au latin.


Donc, le classicisme de Carducci est un phénomène littéraire et esthétique d’une importance capitale. Mais il est autre chose encore. Carducci n’est pas moins classique de fond que de forme. Ou plutôt l’habit classique est le vêtement obligé des idées que sa poésie exprime.

C’est par enthousiasme classique que Giosuè Carducci est si résolument anti-chrétien. Son classicisme exalte la vie par opposition au christianisme qui, d’après lui, la méconnaît. Tout comme Nietzsche, auquel il ressemble d’ailleurs si peu, il dit à l’existence « un oui joyeux. » La première déclaration de guerre formelle adressée par le poète au Dieu chrétien se trouve dans l’Hymne à Satan (1865). Des protestations indignées saluèrent cette pièce de vers et, certes, si le poète n’a écrit aucun morceau plus célèbre, il en a écrit beaucoup de plus méritoires. Son goût du paradoxe, le plaisir qu’il éprouve à déplaire, entrent pour quelque chose dans ce poème infernal : « O toi de l’Etre, principe immense, matière et esprit, raison et sens. » Satan, invoqué par Carducci, n’est d’ailleurs pas le Satan de Milton, ni le Méphistophélès de Goethe ; c’est moins encore le Satan de Baudelaire :


O toi le plus savant et le plus beau des anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,


c’est tout simplement l’esprit d’examen, le libre arbitre, la Raison jugée par Carducci incompatible avec la Foi et qu’il exalte aux dépens de celle-ci dans des vers d’une inspiration toute classique. Jéhova est représenté, en effet, tenant le foudre olympien dans la main droite. Ainsi déjà un poète italien du XVe siècle mêlait naïvement les deux traditions et s’écriait, d’ailleurs en toute piété : « O très grand Jupiter pour nous crucifié ! »

Jéhova, le « Jéhova des prêtres, » voilà la divinité que l’Hymne à Satan juge et condamne. Carducci n’était pas antidéiste, mais anti-chrétien, anti-catholique. Le monothéisme et l’ascétisme orientaux se substituant au naturalisme et au panthéisme helléno-romain, voilà le phénomène historique sur lequel il versait des larmes aussi rétrospectives qu’inutiles :


Adieu, divinité sémitique, s’écrie-t-il (Dans une Église gothique), toujours dans tes mystères domine la mort. Inaccessible roi des esprits, tes temples repoussent le soleil. Martyr crucifié, tu crucifies les hommes. Tu remplis l’air de tristesse, mais les cieux resplendissent, les campagnes sourient et les yeux de Lidia sont tout brillans d’amour.


Pour être aussi rebelle que possible à tout mysticisme, Giosuè Carducci n’était d’autre part, — il convient d’y insister, — ni matérialiste, ni athée. Il croyait à un Dieu impersonnel, commencement et fin des choses, et qui ne s’est pas révélé une fois pour toutes à l’humanité dans son enfance, mais qui se montre mieux au contraire chaque jour à l’humanité en progrès. Ses idées religieuses sont assez exactement celles de nos modernes agnostiques. Elles ne sont pas sans ressemblance avec la philosophie d’Ernest Renan. Dieu, catégorie de l’Idéal, n’est pas, mais il devient. Les hommes le créent en devenant meilleurs et plus « scientifiques. » Sévère et souvent injurieux quand il parle des hommes, Carducci, — par une contradiction fréquente, — professe une foi invincible dans les destinées à venir de l’humanité. Il croit au progrès, à la vertu, au devoir, il croit même avec une ferveur toute chrétienne à la noblesse du sacrifice. Son positivisme enfin ne répugne en aucune façon à l’idée d’immortalité :


Que le schah de Perse, écrit-il, ou un critique de Milan meure sans retour, je le crois et je m’en félicite. Mais que G. Mazzini soit mort tout entier, mais que soit mort tout entier Dante Alighieri, je n’en suis pas du tout convaincu. La religion des héros me tient trop profondément à cœur.


Poète par vocation et non point philosophe, Carducci n’a pris du reste aucun souci de grouper ses idées particulières autour d’un principe unique. Sa croyance n’eut rien de dogmatique et ne rentre dans aucun cadre fixe. Epicurien, décemment épicurien (à la façon d’Horace) par défi à l’ascétisme chrétien, il cède aussi par instans à des élans de noble stoïcisme. Enfin les professions de foi panthéistiques ne sont pas rares dans ses vers.

Et puis, il faut bien en convenir, Carducci a énormément « évolué, » pour employer le terme à la mode. Il n’a guère moins « évolué » en religion qu’en politique, et vers la fin de sa vie, tout en restant plus latin que jamais, il avait scellé avec Dieu, avec le Dieu personnel des chrétiens, une paix définitive, une paix romaine. Il demeura en froid jusqu’à la fin avec l’Eglise, et ses obsèques furent purement civiles. Mais sous l’influence, paraît-il, de ses études sur Dante, il s’était rapproché, dès la cinquantaine, de la doctrine chrétienne. C’est exactement en 1888 que percent pour la première fois ces velléités nettement religieuses. Et c’est dans un discours célèbre, prononcé en 1894 dans la république de Saint-Marin, qu’elles se manifestèrent librement : « Dans une bonne république, déclarait Carducci en son exorde, il est encore permis de n’avoir pas honte de Dieu. » La « tyrannie des Eglises » a discrédité l’idée religieuse, mais ni les « abus des prêtres, » ni l’« arrogance des philosophes » ne pourront retrancher Dieu de l’histoire.

Et Carducci, à ses auditeurs stupéfaits, fit voir dans les accidens célèbres de l’histoire universelle une manifestation de la volonté divine. Il montra les grands libérateurs Washington et Mazzini agissant d’après le plan de l’Etre Suprême. Remontant plus haut dans les fastes nationaux, il montra la Providence effrayant en personne, si l’on peut dire, le cheval de Barberousse à Legnano. Il esquissa en un mot au point de vue déiste et italien une façon de Discours sur l’Histoire universelle. Peu auparavant le vieux Crispi avait prononcé une allocution non moins remarquée sur ce thème : Avec Dieu pour la patrie et pour le roi. Celui-là revenait de plus loin encore. Et voici que l’homme d’Etat et le poète finissaient par se rencontrer. Observons d’ailleurs qu’entre Giosuè Carducci, chantre de Satan, et Giosuè Carducci, historiographe de Dieu dans les destinées du monde, il n’y a pas cette contradiction rigoureuse qu’on a trop souvent dénoncée. L’Hymne à Satan est l’œuvre du pamphlétaire anti-catholique, le Discours pour la liberté perpétuelle de Saint-Marin est du philosophe déiste. Là s’exprimait le côté négatif, ici le côté positif de la pensée religieuse du poète. Entre ces deux manifestations du même esprit, il n’y a pas incompatibilité absolue. L’homme est d’ailleurs ainsi fait qu’après avoir douté, parfois avec allégresse, dans ses jeunes années, il éprouve le plus souvent dans la deuxième partie de sa vie le besoin de croire et d’espérer. Carducci a subi la destinée commune, commune aux âmes d’élite et aux cœurs bien placés. Ne se dégage-t-il pas une leçon d’humilité du spectacle de cette pensée se pliant ; à l’âge où elle atteint son plein développement, à une conception plus profondément religieuse de l’univers ? Deo erexit Voltaire, avait écrit le patriarche de Ferney au fronton d’un temple rustique. Giosuè Carducci, doyen des lettres italiennes, a élevé à l’idée divine dans le discours de Saint-Marin un monument plus durable que tous les sanctuaires construits par la main des hommes.


III

Nous avons effleuré déjà la conduite politique de Carducci au cours des événemens qui aboutirent à la reconstitution de la puissance italienne sous l’égide de la maison de Savoie. Mais il est nécessaire d’y revenir. Carducci n’est-il pas avant tout le barde ému de la patrie ? Son œuvre poétique, c’est en vérité l’histoire du Risorgimento considéré à travers un tempérament classique.

D’autres ont été citoyens du monde. Carducci n’a jamais prétendu qu’à la dignité éminente de citoyen romain. Civis romarins sum : ce titre lui parut toujours assez glorieux. Il malmène les Italiens, mais il ne met rien au-dessus de l’Italie. Il voit en elle une très grande personne morale, la plus grande personne morale de tous les temps. Naturellement, c’est l’Italie antique qu’il admire par-dessus tout. C’est elle, la Rome des Quirites, la république civilisatrice par excellence, qui doit montrer la voie à l’Italie nouvelle, alors qu’il s’agit au contraire de répudier l’influence de l’Italie papale, de l’Italie « christianisée, » de l’Italie « sémitisée. » Il appartient à l’Italie nouvelle de restaurer l’ancien idéal romain. Non point que le poète caresse un rêve téméraire de conquêtes impérialistes. La tradition nationale qu’il s’agit de remettre en vigueur, c’est la tradition de Rome initiatrice du droit, foyer de la liberté, champion de la justice : « Tout ce qui au monde est civilisé, dit le poète, grand, auguste, est romain encore. » Son idéal national est un curieux mélange de l’esprit romain traditionnel et de l’esprit révolutionnaire moderne. Il unit dans une synthèse supérieure le respect de l’héritage classique et la foi au progrès, l’amour de la nature et celui du génie humain, le culte du dieu Pan et celui de ces divinités nouvelles qui s’appellent la Vapeur et l’Electricité. Parce qu’il a chanté les vertes solitudes et les souvenirs mythologiques de l’Ombrie, il ne pleurera point sur les chemins de fer qui sillonnent aujourd’hui cette province. Il est partisan du progrès sous toutes ses formes. Du progrès matériel sortira le progrès moral. Mais qu’est-ce donc exactement que le progrès moral ? Il tient pour Carducci en deux mots : justice et liberté. Or, c’est à faire aimer ces principes que les plus illustres héros de Rome antique se sont attachés, alors que le moyen âge italien aurait entraîné, au contraire, une banqueroute passagère de cette formule. Avec beaucoup d’écrivains de sa génération, Carducci tient pour acquise l’infériorité absolue du moyen âge chrétien. Cette époque eut sa dignité, ses vertus, sa grandeur, sa beauté. Carducci y voit un espace ténébreux semé de rares étoiles entre ces deux foyers de lumière : l’antiquité païenne et la Renaissance de l’antiquité.

La tradition classique était toutefois trop enracinée au sol italien pour périr sans retour sous l’influence chrétienne. Les communes italiennes la recueillirent. Elles donnèrent asile à ce qui survivait du droit romain et la société civile se reforma peu à peu sur ces bases immortelles. Où se trouve, demande Carducci, l’idée d’unité italienne avec Rome pour capitale sinon dans la tradition classique seulement ? L’ode pour le Natale di Roma glorifie cet idéal d’une Rome plébéienne et progressiste, expression suprême de la conscience nationale. Evoquant le passé, invoquant l’avenir, le poète y prédit : « ton triomphe, peuple d’Italie, sur l’âge noir, sur l’âge barbare, sur les monstres dont avec une sereine justice tu affranchiras les nations. »

C’est parce que les grands hommes du Risorgimento incarnent pour la plupart cette tradition classique et nationale que Carducci consacre une longue suite de poèmes à leur éloge pindarique. Victor-Emmanuel, Mazzini, Garibaldi, qu’y a-t-il de plus « italiennement classique » que ces figures ? Dans l’Ode à Garibaldi, Carducci montre le dernier des condottieri prenant place après sa mort parmi ses aînés :


Et Dante dit à Virgile : « Jamais nous ne rêvâmes plus noble figure île héros. » Et Tite-Live ajoute avec un sourire : « Mais il appartient à l’histoire politique de l’Italie, ce Ligurien opiniâtre et hardi qui, appuyé sur la justice, regarde vers les hauteurs et rayonne dans l’idéal. »

Héros, héroïque, héroïsme, ces mots reviennent constamment chez Carducci. Sa poésie est animée d’un souffle militaire et chevaleresque ardent. Il voit dans la guerre une fatalité éternelle et dont notre âge n’a pas à rougir. Si épris qu’il soit de liberté et de justice, il répudie l’utopie « humanitaire, » la chimère millénaire chère au cœur des révolutionnaires contemporains. Il a été mêlé de trop près aux luttes du Risorgimento pour jamais admettre que la guerre soit un fléau, condamnable absolument. L’unité italienne s’est faite par les armes. Elle se maintiendra, elle s’achèvera par les armes. Avec ce goût qu’il avait pour la violence, Carducci s’est expliqué là-dessus dans une ode célèbre et qui fit grand bruit. Comme un congrès de la Paix tenait à Rome ses fraternelles assises, le Tyrtée italien protesta en lançant dans le monde une pièce de vers où la guerre était appelée une « fatale et sublime folie. » Ses ennemis ne manquèrent pas de rappeler cette définition indulgente quand il fut question d’attribuer au poète le prix Nobel. Elle faillit lui coûter cette distinction suprême. L’injustice eût été criante. Pour peu qu’on réfléchisse, en effet, on comprendra qu’un Italien de bonne race, un patriote appartenant à la génération de Carducci ne pouvait tenir un autre langage. Entre 1820 et 1870, il était moralement impossible aux Italiens dignes de ce nom de professer le « pacifisme. » La « fatale et sublime folie » avait encore un rôle à jouer.

On voit à tout ce qui précède combien l’inspiration de Giosuè Carducci est jalousement nationale. Une fois, une seule fois, il a délaissé quelque temps l’autel de la patrie italienne pour suivre des dieux étrangers, pour tresser en l’honneur de la Révolution française la guirlande de douze sonnets intitulés : Ça ira. Ce n’est pas l’élan fraternel des débuts de la Révolution, ce n’est pas le serment du Jeu de Paume, ce n’est pas Quatre-vingt-neuf qui remplissent le poète italien d’enthousiasme, c’est 1792, c’est la Terreur, c’est le moment le plus tragique, le plus épique des temps modernes. Nous avons cité un extrait du discours où Carducci, dénonçant la décadence littéraire de notre Age, déplore la disparition de l’épopée. L’occasion était bonne de la restaurer en donnant au Ça ira la forme épique ; mais Carducci s’en est bien gardé ; d’où l’on peut conclure qu’il tient l’épopée pour une forme bel et bien condamnée. Et de fait, la poésie épique suppose un état de la civilisation aujourd’hui dépassé. Une épopée consacrée en 1870 à la Terreur de 1792 eût donné l’impression d’une œuvre morte, d’une pièce de musée, d’une curiosité archéologique. Dans sa haute intelligence Carducci l’a compris, et il a préféré à un genre tombé en désuétude le sonnet, le modeste sonnet. Jugée au point de vue de la forme, sa tentative a réussi. Le sonnet est un moule d’une rare plasticité. Il s’est prêté aux mignardises de Joséphin Soulary comme aux visions grandioses de José Maria de Heredia. Dans leur concision lapidaire, leur âpre et sinistre beauté, les douze sonnets de Ça ira brillent d’un éclat tragique.

C’est au sortir d’une lecture de la Révolution française par Carlyle que Carducci les composa. Sans doute il connaissait aussi Thiers, Louis Blanc et Michelet ; mais la lecture de Carlyle donna l’élan décisif. C’est elle qui força l’inspiration. Comme Carlyle, — et comme Joseph de Maistre, — Carducci voit dans la Révolution française un événement proprement « satanique, » mais le rebelle qu’il est attache à ce terme le sens favorable qui se découvre dans son Hymne à Satan. La Révolution française est pour lui une revanche de la raison, de la liberté, de la justice sur les « tyrannies séculaires » de l’Eglise et de la monarchie. Il a protesté contre les critiques qui dénoncèrent ses sympathies terroristes quelque peu excessives ; il a prétendu s’être borné (ou à peu près) au rôle d historiographe. C’est pur paradoxe ! Ça ira prend énergiquement fait et cause pour la Terreur. Carducci condamne Louis XVI et Marie-Antoinette avec une rigueur inconnue des historiens impartiaux. Le sonnet qui retrace le meurtre de la princesse de Lamballe est une apologie déguisée de ce crime. Louis XVI, enfin, dans la prison où il se recueille en attendant la mort, est montré par le poète italien « demandant pardon au ciel pour la nuit de la Saint-Barthélémy. » Que voilà donc un « état d’Ame » peu historique ! N’y a-t-il pas tout lieu de croire que Louis XVI, à la veille de mourir, était à cent lieues de penser qu’il expiait les méfaits de Charles IX ? C’est l’impitoyable logique jacobine qui établit des rapprochemens de cette sorte.

Il faut tenir compte, dans l’appréciation du Ça ira, de la date où fut publié cet ouvrage. Il parut « pour le 77e anniversaire de la République, » à une époque où la France traversait une nouvelle « année terrible. » Bien que le poète n’y fasse aucune allusion formelle, les événemens de 1870-1871 restent toujours présens à son esprit. À l’opprobre de Sedan s’oppose dans sa pensée la gloire de Valmy, de Valmy qui fait l’objet de son dernier sonnet. Plutôt que Sedan, la Terreur ; plutôt Danton que Napoléon III ; plutôt Robespierre que Bazaine, voilà ce qu’on peut lire entre les lignes du Ça ira[7]. Un critique italien a parlé des « Grâces pétrolières » qui avaient servi de marraines à cette poésie. Et ce propos irrita l’auteur. Le mot n’en était pas moins exact.

Indépendamment du Ça ira consacré à un sujet français, Carducci mentionne fréquemment la France dans ses ouvrages. Quel autre pays a été plus étroitement mêlé aux destinées du Risorgimento ? Carducci n’est pas gallophobe, tant s’en faut ; mais c’est exclusivement à la France rouge que vont ses sympathies. Les Iambes et épodes traînent aux gémonies ce peuple devenu infidèle à l’idéal révolutionnaire d’autrefois. Le poète maudit la France impériale « brigande au service du Pape » (masnadière papale). Dans les vers Pour Édouard Corazzini, il invective plus sauvagement encore la « grande nation » au nom de ceux qui crurent en elle, de ceux « qui avaient grandi à ta libre splendeur, de ceux qui t’avaient aimée, ô France ! » Même note dans le Sacre d’Henri V, où il s’élève contre les tentatives de restauration monarchique en France après la chute de l’Empire. Mais c’est surtout contre Bonaparte et le bonapartisme que le poète romain brandit ses foudres vengeresses.


Maudit sois-tu à travers tous les siècles, dixième soleil du coupable messidor, tu te lèves dans le sang et, froide, tombe la blonde tête de Saint-Just sur le sol ; maudit sois-tu pour tant d’éparses familles humaines qui courbent encore l’échine devant les rois ! Tu suscitas, en France, Bonaparte, tu éteignis dans les cœurs la vertu et la foi !


Carducci était, d’autre part, trop classique et latin pour ne pas apercevoir les liens multiples qui en tout temps, quels que soient les régimes politiques, rattachent l’Italie à la France. Ses passions l’empêchèrent de les découvrir tous, mais il convient d’observer que les menaces de prédominance germanique lui ouvrirent les yeux et qu’il affirma dès lors énergiquement la solidarité franco-italienne :


Le fait est, écrit-il, que l’élément germanique tend naturellement depuis Sadova et Sedan à déborder ses rives. Et pour n’être pas noyée (qui donc) pourrait admettre de se laisser noyer à moins d’avoir une âme de mouton ? La race latine a besoin de se recueillir et de se retremper. Or, comment pourrait-elle se recueillir et se retremper sans le secours de la France dont le rôle historique consiste à servir de trait d’union entre les nations ?


Ce langage a été tenu à une époque où se pouvaient compter sur les doigts les compatriotes de Giosuè Carducci qui pensaient de la sorte. Pour avoir devancé l’opinion publique et de si loin, on jugera avec plus d’indulgence la Carmagnole savante du professeur de Bologne, les douze sonnets de son Ça ira.


IV

Prophète de l’histoire, poète de la politique, Giosuè Carducci n’a fait vibrer qu’à la rencontre et d’un doigt nonchalant les cordes intimes de la lyre traditionnelle. La nature et l’amour qui inspirèrent aux lyriques du XIXe siècle leurs chants les plus beaux, leurs plus « immortels sanglots, » ne font guère que passer dans les vers du grand rénovateur des mètres antiques. Pourtant, il aimait la nature et nous possédons maint témoignage du plaisir qu’il éprouvait à s’y retremper. Quelle intime satisfaction dans la lettre suivante adressée en 1881 à son ami Chiarini !


On ne voit ici que de braves gens, simples et laborieux. Il me semble que je pourrais me refaire parmi ces vieillards honnêtes, francs et actifs, parmi ces jeunes gens, travailleurs robustes et modestes, parmi ces femmes bonnes et sincères et qui parlent si bien, parmi ces enfans qui se promènent tout nus… Que ne donnerais-je pas pour être l’un d’entre eux et pour n’être pas moi ! Si mon infâme grand-père n’avait pas sottement dilapidé tout son avoir, je pouvais être tel : un petit propriétaire, un bon travailleur occupé de ses champs et non point un individu contraint de batailler contre Mario Rapisardi. Hélas !


Ami sincère de la nature, Carducci ne lui en mesure pas moins étroitement la place dans ses vers. Ses descriptions sont d’une extrême sobriété. Les paysages italiens figurent dans ses poèmes sous leur aspect éternel et convenu. Les grandes lignes sont heureusement tracées, mais l’ensemble manque de couleur. Par la distribution et la composition, les toiles de Carducci relèvent uniquement de la formule classique. On songe aux paysages héroïques des maîtres français d’autrefois, on croit voir des jardins à la mode de Versailles. Dans un temps où les auteurs ont poussé si loin la virtuosité picturale, la palette de Carducci, pour élégante qu’elle soit et harmonieuse, semble vraiment un peu pauvre. Dans ses heures les plus émues, il décrit et chante la nature en philosophe panthéiste ou en épicurien raffiné : « Alors que tout se renouvelle autour de nous, l’homme n’a qu’un temps ; cueillons donc le jour qui passe : carpe diem. » Et c’est tout. Mais entre le poète et la beauté des choses nul contact frissonnant, nulle sympathie ardente. Nos modernes lyriques aiment à associer le brin d’herbe et la fleur des champs aux mouvemens de leur âme. Carducci ignorait cette forme de la sensibilité moderne. Peut-être aussi la méprisait-il et s’en défendait-il comme d’une névrose de décadence. Nous avons cité la page où il s’élève contre « la domination des nerfs. » Il continue aussi bien de décrire la nature comme on faisait avant Rousseau. Le beau tableau de l’Ombrie dans les premières strophes de l’ode aux sources du Clitumne est purement, mais un peu froidement classique :


De la montagne couronnée de sombres hêtres qui en murmurant ondoient au souffle du vent, et d’où la brise emporte au loin l’odeur des sauges et des thyms sauvages,

Les troupeaux descendent encore vers loi, dans les soirées humides, ô Clitumne ; le jeune Ombrien baigne dans ton onde l’indocile brebis, tandis que

Du sein de la mère hâlée par le soleil qui, pieds nus, est assise sur le seuil de la chaumière et chante, un enfant à la mamelle vers lui se tourne et, le visage épanoui, lui sourit.

Les hanches couvertes d’une peau de chèvre, comme les faunes antiques, pensif, le père dirige le chariot peint de diverses couleurs et la vigueur des beaux taureaux,

Des beaux taureaux à la large encolure, aux cornes se dressant en croissant sur le front, aux yeux pleins de douceur, au pelage de neige, pareils à ceux qu’aimait le doux Virgile.

Cependant les sombres nuages passent sur l’Apennin. Grande, austère, verdoyante, du haut des montagnes qui graduellement s’abaissent autour d’elle, l’Ombrie observe.

Salut, ô verte Ombrie, et toi, divinité de la source limpide, ô Clitumne ! Je sens la patrie antique frémir dans mon cœur et sur mon front brûlant planer les dieux de l’Italie[8].

Plus effacé, plus impersonnel encore, le rôle joué, par l’amour dans les poèmes de Giosuè Carducci. L’Eternel féminin, du moins à en juger par ses vers, ne semblerait pas avoir tenu dans sa vie une grande place : « Les femmes honnêtes, mêlées à mon existence, a-t-il écrit, m’ont toujours porté malheur. Quand elles ne savent plus quelle douleur me causer ou quel tour me jouer, elles meurent. » La femme n’est guère chez Carducci qu’une « machine » poétique. Elle porte des noms empruntés à l’antiquité : Lydie ou Lalagé, et incarne des sentimens conventionnels. Carducci n’est jamais érotique à la manière d’Anacréon ou de Catulle. Dans ses heures épicuriennes, il ne va même pas jusqu’à tresser en l’honneur de la femme ces couronnes de strophes galantes où se complut son maître Horace. Tout entier à des soins plus nobles, il a négligé, — c’est lui qui l’avoue, — « les vierges dansant au soleil de mai et, sous les chevelures d’or les éclairs des blanches épaules. » Un rayon de poésie féminine, un sourire de grâce tendre manque à la majesté romaine de ces vers. On trouve dans un essai critique de Carducci une page où il dénonce l’abâtardissement qu’entraînerait toujours, à l’en croire, l’introduction de l’élément féminin dans le domaine poétique. « Prédominance du sentiment diffus sur l’affection concentrée, de l’excitabilité Imaginative et pittoresque sur l’imagination plastique, » voilà où tend fatalement l’idéalisation amoureuse de la femme. Et voilà pourquoi Carducci a dédaigné de chanter l’amour… ou presque.

Toute règle, en effet, souffre des exceptions. Certaine pièce de vers célèbre, une des plus belles de Giosuè Carducci, retrace le souvenir idéalisé d’un amour rustique. Dans l’Idylle maremmane résonnent harmonieusement ces deux notes si rares dans l’œuvre du poète patriote : la note agreste et la note amoureuse.

L’héroïne de l’Idylle maremmane est une simple paysanne, la blonde Marie, « Maria bionda. » Elle aima le poète, le poète l’aima. Tous deux étaient jeunes. Tous deux suivirent depuis la route différente où les mena leur destin. Parvenu au milieu du chemin de la vie et au sommet de la gloire, le poète se rappelle cette amourette. Il revoit la blonde Marie, robuste et saine. Un regret l’étreint. Et il s’écrie :


Comme tu étais belle, ô jouvencelle, quand du milieu des longs sillons ondoyans tu émergeais, tenant en mains une couronne de fleurs. Altière et rieuse, ouvrant grands et profonds tes yeux d’azur, brillans d’un feu sauvage sous tes cils pleins de vie… Autour de toi le grand été flamboyait. A travers les verts rameaux du grenadier qui scintillait, tout rouge, le soleil riait. Devant tes pas comme devant ceux d’une déesse, le beau paon étalait sa queue constellée d’yeux, et, te regardant, il émettait un son rauque.


Le poète, attendri, poursuit sa rêverie. Il compare le petit jeune homme joyeux qu’il était au grand homme triste qu’il est devenu. Considérant l’idéal immense qu’il caressait alors et la part médiocre qu’il en a réalisée, il proclame la banqueroute de ses rêves. Il croit comprendre qu’il a manqué sa vie. Le bonheur était là, aux côtés de « Maria bionda. » « Hélas ! s’écrie-t-il, combien froide maintenant mon existence ! Comme elle a passé, obscure et méprisable ! Comme il eût été mieux, blonde Marie, de t’épouser plutôt que de suer derrière le vers infime. » Il est moins décevant, poursuit Carducci, de chasser les bêtes fauves que l’idéal, de se colleter avec les buffles qu’avec la rime.


Oh ! c’est une meilleure gloire aux fils attentifs de narrer les courageux exploits et les chasses fatigantes et les mêlées périlleuses en montrant du doigt au liane du sanglier mort les plaies obliques que de poursuivre à coups de chansons rimées les lâches Italiens et Trissotin.


Ainsi, souvent, au déclin de la vie, les hommes de pensée s’attristent en songeant qu’ils ont dédaigné Lalagé et Lydie pour suivre la science « qui leur avait paru plus belle… » Peut-être y a-t- il aussi quelque artifice dans les regrets de Giosuè Carducci. Il est élégant de la part d’un homme illustre de dénigrer sa gloire et de l’offrir ainsi à voix bien haute pour le plat de lentilles des rustiques amours de « Maria bionda. » Mais pourquoi le poêle, après tout, ne serait-il pas sincère ? Et quel grand spectacle, dans ce cas, la détresse morale de cet homme qui, pour être resté inférieur à son idéal, prononce des malédictions si excessives ! Quelle sensibilité de tels éclats ne font-ils pas deviner ! Et comme on regrette que Giosuè Carducci, tout entier aux douleurs de la patrie, ne se soit pas laissé aller à chanter aussi parfois ses propres souffrances, ses joies et ses espoirs, ses regrets et ses amours, « les vierges dansant au soleil de mai et l’éclair des blanches épaules sous des chevelures d’or ! »


V

Maître incontesté de la poésie italienne, Giosuè Carducci est encore un prosateur de très grand mérite. Certains critiques différencient étroitement ces deux faces de son activité. Il nous a paru plus logique de les confondre. Nous avons essayé de montrer la personnalité de Giosuè Carducci s’exprimant à la fois dans ses poèmes et dans ses essais, dans ses polémiques, dans ses confessions, dans ses lettres.

Le progrès de l’esprit scientifique a renouvelé, au cours du XIXe siècle, les études historiques et littéraires. Ce mouvement, dont l’initiative remonte en partie à l’Allemagne, s’est répercuté en Italie comme partout. Entre autres mérites, il reste à Giosuè Carducci celui d’avoir dénoncé le danger et remonté la pente. Dans ses cours comme dans ses écrits, il a enseigné, puis réalisé un harmonieux équilibre entre la légèreté et l’insuffisance d’autrefois et l’étalage d’érudition où certains Italiens de nos jours ont le mauvais goût de se complaire. Un écrivain ingénieux et pénétrant, Francesco De Sanctis, s’exerçait avec succès, vers le même temps que Carducci, dans la critique littéraire. De Sanctis passait pour le type accompli de ce que les Italiens appellent le « critique esthéticien » et de ce que nous appelons plus simplement le « critique impressionniste. » La critique esthétique aperçoit surtout dans les ouvrages littéraires des documens psychologiques. Sa fonction consiste à remonter des écrits d’un auteur à l’âme de cet auteur. La critique esthétique s’impose, comme on voit, une tâche assez futile. Usée, épuisée par ses adeptes, elle est tombée aujourd’hui en Italie dans un irrémédiable discrédit.

Giosuè Carducci n’y a pas médiocrement contribué. Il partage avec MM. d’Ancona et Bartoli, Zumbini et Graf l’honneur d’avoir élevé la critique littéraire, en Italie, à la dignité d’une discipline rigoureuse. La postérité mentionnera Giosuè Carducci parmi les fondateurs de la critique positive ou historique. Considérant qu’une œuvre littéraire n’exprime pas seulement une âme individuelle, mais aussi certaines conditions sociales et politiques, artistiques, intellectuelles et morales inhérentes à l’époque où elle parut et qui la déterminèrent, la critique positive entreprend l’étude simultanée de ces multiples facteurs. La critique devint avec Carducci une opération moins exclusivement littéraire qu’à l’époque où florissait la méthode de Francesco De Sanctis, mais elle accomplit aussi depuis lors une fonction plus relevée.

De cette critique supérieure, le professeur de Bologne adonné des modèles. Ses discours d’une rare puissance synthétique sur le Développement de la littérature nationale, son livre sur le Giorno de Parini, son introduction à l’édition nouvelle des Rerum italicarum scriptores, ses pages sur Dante, sur Politien, sur Manzoni dureront autant que la prose italienne. Il pratiqua toute sa vie ce qu’il appelait « le bain froid de l’érudition. » Nous avons cru devoir faire des réserves sur sa façon d’interpréter la Révolution française. Il est piquant d’observer que lorsqu’il traite en prose des sujets italiens, Carducci sait imposer silence à ses préférences politiques. D’ailleurs, dans ce domaine encore, il apparaît strictement latin. Il se plaît à la beauté des maîtres qu’il étudie et cherche à la faire apprécier du lecteur. Historien, il reste artiste. Il répudie comme une erreur du goût toute érudition insolente et qui s’étale et qui se pavane. Par ses qualités de mesure et d’harmonie, la richesse et la pureté toscane du vocabulaire, la cadence de la période, la splendeur des images, sa prose n’est pas inférieure à sa poésie.

Elégante et vivante, précise et colorée dans la critique littéraire et l’histoire, cette prose revêt, dans d’autres domaines, d’autres qualités. Homme d’étude et de cabinet, Carducci n’en savait pas moins parler au peuple, à la plèbe, comme il disait en tout respect. Dans ceux de ses discours qui s’adressent à un auditoire populaire, dans sa harangue aux électeurs de Lugo, dans son improvisation sur la mort de Garibaldi, on admire avec quelle souplesse l’orateur se met d’emblée à la portée de son public.

Il y avait chez ce rebelle au tempérament si aristocratique un tribun du peuple que les circonstances ont laissé dans l’ombre. Fort heureusement, du reste. A perdre Carducci, — ne fût-ce que l’espace d’une législature, — la poésie eût trop perdu. Indignation, sarcasme, enthousiasme, le poète-orateur joue de tous ces ressorts avec un sûr instinct. On a reproché à ses discours politiques de n’être point assez fortement pensés, on a tourné en ridicule leur sonorité un peu vide. Mais l’éloge funèbre de Garibaldi n’eût rien gagné à être plus contenu, et tels discours sur des sujets populaires eussent produit un effet moins poignant à être plus solidement documentés et plus sobrement écrits. Dans ses polémiques, — Carducci passa sa vie en disputes, — l’érudit reprend ses droits. On peut tenir le parti de ses adversaires, on peut être avec Rapisardi ou Bonghi contre Carducci : il n’en faut pas moins rendre hommage à la variété de ses argumens, à sa furia dans l’attaque et à son aisance dans la riposte. La prose de Carducci polémiste est autre chose encore que sa prose d’historien et son éloquence d’orateur politique. Comment n’être pas ébloui par les aspects multiples de ce brillant génie et qui doit uniquement à son caractère italien, rien qu’italien, d’avoir été si peu connu en dehors de son pays ?


On aperçoit tout le long de l’histoire italienne deux courans spirituels aux flots distincts, plus ou moins impétueux selon les siècles : le courant classique et le courant chrétien. Manifestes dans l’histoire, ces deux courans, ces deux tendances s’observent aussi dans la littérature. Il y a Dante et il y a Machiavel. Au grand œuvre du Risorgimento l’idéal classique et l’idéal catholique ont tous deux participé. Leopardi et Foscolo incarnent le premier, Manzoni et Pellico le second. Par toutes les libres de son être moral, Carducci appartient à la filiation classique. Il procède de l’antiquité helléno-romaine et de cette Renaissance du XVe siècle, qui fut, au sortir du moyen âge, un retour éperdu au naturalisme païen sur le sol où il tenait encore par mille racines.

Professeur vénéré ayant vu passer sous ses yeux deux générations d’élèves, Carducci a façonné un grand nombre de jeunes esprits, mais il n’était pas dans son caractère de fonder une école poétique. Son influence n’en a pas moins été immense et comparable à celle qu’exerça naguère Alexandre Manzoni dans le camp opposé. Une foule de jeunes Italiens, aujourd’hui parvenus à l’âge mûr et disséminés dans toutes les carrières libérales, ont appris à écrire et à penser sous les auspices du philologue de Bologne. Les étudians ont profité des leçons de l’érudit, les jeunes auteurs se sont inspirés des exemples du poète et du prosateur. A la langue italienne qui s’amollissait, Carducci a rendu la force, il a restauré le culte de la forme qu’il est du devoir de l’Italie de sauvegarder alors qu’il disparaîtrait de la surface de la terre ; à la poésie enfin, ce poète a rendu la dignité civile. Si la vertu intime du christianisme resta pour lui lettre morte (dans la première partie de sa vie, du moins), il a le sentiment large et fier, sinon complet, de la tradition nationale. En vérité, l’Italie doit être fière d’avoir suscité, au moment où elle reprenait sa place parmi les nations, un poète d’une pareille puissance. Aux futures générations italiennes on enseignera à la fois le Risorgimento national dans l’histoire et l’interprétation poétique qu’en a donnée dans ses vers Giosuè Carducci.

Tous les poètes de l’Italie contemporaine lui doivent quelque chose : M. Stecchetti comme M. Marradi, M. Pascoli comme M. d’Annunzio. Ce dernier lui est plus proche parent que tout autre. Aussi bien le poète des Odes barbares a-t-il formellement reconnu dans le poète des Laudi son fils spirituel. Carducci, dit-on, appréciait fort peu dans l’origine le prosateur de Piacere et le poète d’Isotteo e la Chimera. Mais Gabriele d’Annunzio ayant publié sa Canzone a Verdi, le professeur patriote lui adressa par télégramme des félicitations chaleureuses. Des rapports suivis de maître à élève, cordiaux, d’une part, respectueusement admiratifs, de l’autre, s’établirent, à partir de ce jour, entre le poète maremman et le poète abruzzais. Dans le courant de 1901, d’Annunzio vint même faire à Giosuè Carducci une visite en quelque sorte officielle. Sur le seuil, il effeuilla d’un geste gracieux une gerbe de roses. Souriant, le maître vint à la rencontre du disciple et l’embrassa. Un entretien amical s’engagea. Par la suite, de nouvelles entrevues eurent lieu. Et dans la Laus vitæ d’Annunzio a inséré un éloge du maître dont on sait qu’il fut doux au cœur de celui-ci. Arrêtons-nous un instant à cet épisode. Il est significatif. L’auteur de la Fille de Jorio compte, en effet, dans son pays des détracteurs implacables, Il se trouve encore des Italiens pour lui dénier la maîtrise de la, forme, la pureté du style, l’italianità en un mot. L’approbation donnée à Gabriel d’Annunzio par Giosuè Carducci ne fait-elle pas justice de ces griefs ? De quelle autorité évincer des lettres italiennes le disciple consacré par un tel maître ?

A l’heure où descend dans la tombe l’auteur des Odes barbares, fions-nous à l’auteur des Laudi pour proclamer la vitalité de la poésie italienne. A Gabriele d’Annunzio l’étendard classique, cependant qu’au pôle opposé de l’Italie intellectuelle, M. Fogazzaro, héritier de l’autre tradition, continuera de représenter brillamment l’Italie chrétienne et romantique, celle de Silvio Pellico et d’Alessandro Manzoni. Libre à nous, qui pouvons observer en toute sérénité ces énergies rivales, de rendre hommage aux deux tendances dans ce qu’elles produisent l’une et l’autre d’excellent. Aussi bien ne manquerait-il pas quelque chose à la littérature italienne, le jour où l’une des deux Italies disparaîtrait sans laisser de traces ? Si ces deux courans fraternels et adverses divisent le sol national, ne le fécondent-ils pas aussi ? ne le fécondent-ils pas, tout compte fait, plus encore qu’ils ne le divisent ?


MAURICE MURET.


  1. Voyez sur Giosuè Carducci l’étude de Louis Etienne dans la Revue du 1er juin 1874.
  2. Une édition définitive et complète des œuvres de Carducci est en voie de publication à la librairie Nicola Zanichelli, à Bologne. Voici la désignation des volumes parus jusqu’à ce jour : 1. Discorsi letterari e storici ; 2. Primi saggi ; 3. Rozzetti e scherme ; 4. Confessioni e battaglie ; 5. Ceneri e faville. Serie prima (1859-1870) ; 6. Juvenilia e Levia Gravia ; 7. Ceneri e faville. Serie seconda (1871-1876) ; 8. Studi letterari ; 9. Giambi ed epodi e Rime nuove ; 10. Studi saggi e discorsi ; 11. Ceneri e faville. Serie terza (1877-1901) ; 12. Confessioni e battaglie. Sene seconda ; 13. Studi su Giuneppe Parini Il Parini Minore) ; 14. Il Parini tnaggiore ; 15. Studi su Lodovico Ariosto e Torquato Tasso ; 16. Poesia e storia ; 17. Odi barbare. Rime e Ritmi.
  3. Traduction de M. Julien Lugol (Giosuè Carducci : Odes barbares. Paris, 1888, page 84).
  4. Les deux sources principales de la biographie de Carducci sont le volume de souvenirs publiés par cet auteur sous le titre de Confessioni e battaglie et le livre de M. G. Chiarini : Memorie della vita di Giosuè Carducci raccolle da un amico 1903).
  5. Traduction de Jean Dornis (la Poésie italienne contemporaine, Paris, 1898, p. 27).
    Odio l’usata poesia. Concede
    Comoda ni vulgo i flosci fianchi e senza
    Palpiti sotto i consueti amplessi
    Stendesi e dorme.
    A me la strofe vigile, balzante
    Col plauso e il piede ritmico ne’ cori.
    Per l’ala a volo io colgola ; si volge
    Ella e repugna.
  6. Il poeta è un grande artiere
    Che al mestiere
    Fece i muscoli d’acciaio
    Capo ha fier, collo robusto
    Nudo il busto
    Ditro il braccio e l’occhio gaio.
  7. Cf. Studi politici e storici, par D. Zanichelli (Étude sur les poésies politiques de Giosuè Carducci, pp. 481 et suiv.), Bologne, 1893.
  8. Ancor dal monte, che di foschi ou deggia
    frassini ni vento tnormaranti e lunge
    per l’aura adora fresco di silvestri
    salvie e di timi,
    Srendon nel vespero umido, o Clitumno,
    a te le greggi, a te l’umbro fanciullo
    la rituttante pecora ne l’onda
    immerge, montre.
    Vèr, lui dal seno de la madre adusta,
    che calza siede al casolare e conta,
    una poppante volgesi e dal viso
    tondo sorride :
    Pensoso il padre, di caprine pelli
    l’anche ravvollo corne i fauni antichi,
    regge il dipinto plaustro e la forza
    de’ bei giovenchi.
    De’ bei giovenchi dal quadrato petto
    erti su’ l capo le lunate corna,
    dolci negli occhi, nivei, che il mite
    Virgilio amava.
    Oscure intanto funano le nubi
    tu l’Apennino : grande, austera, verde,
    da le montagne digradanti in cerchio
    l’Umbria guarda.
    Salve, Umbria verde, e tu del puro fonte
    nume Clitumno ! Sento in cuor l’antica
    patria e aleggiarmi su l’accesa fronts
    ge’ itali iddii,